Revue littéraire - L’Amour et ses philosophes

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Revue littéraire - L’Amour et ses philosophes
Revue des Deux Mondes7e période, tome 6 (p. 686-697).
REVUE LITTÉRAIRE

L’AMOUR ET SES PHILOSOPHES[1]

Il n’y a rien de si absurde qu’un philosophe ne l’ait dit ; et ce qu’a dit un philosophe, cent philosophes le répètent : c’est ainsi que se forment les écoles. En général, ce n’est pas dangereux, si les philosophes se tiennent dans la métaphysique, où les bonnes gens ne vont pas. Qu’ils démontrent tant qu’ils voudront la non-existence du monde extérieur, les bonnes gens ne continuent pas moins à vivre parmi les apparences tout de même qu’en pleine réalité. Pareillement, les mathématiciens multiplieront à leur gré les dimensions de l’espace : nos plus gros personnages se borneront à emplir les trois dimensions d’ici-bas.

Les philosophes ne sont redoutables que si, descendant de leur ciel admirablement inaccessible vers nous et nos humbles misères, ils embrouillent de leur idéologie nos crédulités, nos coutumes, nos préjugés et, autant dire, les opinions justes ou opportunes que nous devons à l’usage et à l’expérience de nos prédécesseurs. Certains problèmes, et qui étaient résolus, redeviennent douteux : certains problèmes que notre vie quotidienne suppose résolus depuis longtemps. Or, dites à des amoureux, s’ils vous écoutent, dites-leur qu’il il y a un problème de l’amour et qui n’a point fini d’alarmer les philosophes : ils souriront ; mais ils souriaient déjà. L’humanité a le bon esprit, la charmante sagesse ou l’heureuse étourderie de vivre comme si tous les problèmes étaient résolus. Autrement, et puisqu’il y a un problème de l’amour, elle serait fort désœuvrée ou, à la rigueur, serait morte.

Est-ce à dire que les philosophes n’aient aucune influence ou n’aient d’influence que dans leur petit monde et entre eux ? J’ai vu, au bord d’une mer septentrionale, un village dont toutes les maisons, le long de la route, portaient l’enseigne d’un débit : ce village, extrêmement retiré, où il faut que les habitants échangent leurs divers vins et liqueurs, pratique l’alcoolisme ésotérique, pour ainsi dire. Mais, quand les philosophes publient leurs doctrines, rêveries ou découvertes relatives à l’amour, ils ont des clients de toutes sortes : les amoureux ne les écoulent pas ; les curieux et les polissons les écoutent.

M. René de Planhol s’est amusé à recueillir les principales théories ou utopies de l’amour qui, depuis trois siècles, ont été à la mode. Il étudie, au XVIIe siècle, les Platonisants et les Précieuses, puis les Libertins ; au XVIIIe siècle, les apôtres de la Nature, les disciples de Rousseau, jusqu’à Restif et au « divin marquis ; » au XIXe siècle, des toquades telles que l’Harmonie de Fourier, le Couple-Prêtre d’Enfantin, la Vierge-mère d’Auguste Comte, enfin Senancour et les préludes de l’amour romantique. C’est une histoire de beaucoup d’extravagance.

M. de Planhol l’a traitée avec un sérieux et une gravité remarquables. Il est un moraliste ; et la plupart des doctrines ou opinions qu’il résume ou qu’il présente lui font horreur d’une façon qui est l’honneur de son ouvrage et qui en est le plaisant caractère. D’habitude, les commentateurs s’éprennent des écrivains et des penseurs qu’ils ont choisis pour leur étude. Ils les aimaient déjà et ce fut le motif de leur choix ; à la longue, les défauts de ce qu’on aime ne se voient plus : et puis, l’on s’identifie à ce qu’on aime, de sorte qu’un égoïsme caché favorise une tendresse toute animée de dévouement. M. de Planhol déteste ses penseurs. Il se fâche. Et, par exemple, il vient de relire la Nouvelle Héloïse ; écoutez-le : « Ces fantoches inhumains, cette emphase larmoyante, ces apostrophes à la vertu, à la sensibilité, à la Nature, ces divagations d’une tête malade, tout cela donne la nausée. » Il ne trouve pas moins de « niaiserie » dans un livre de Toussaint, les Mœurs, condamné au feu en 1748 ; après cela, il déterre une Basiliade qu’un régent de collège avait publiée en 1753 : elle lui paraît abominable. Et La Mettrie, Helvétius !… Écoutez-le : « C’est comme une contagion de démence qui emporte la France presque entière. L’emphase, la sensiblerie, la sottise, un optimisme écœurant, tous ces vices dégradent notre langage et notre pensée… La France, comme ivre ou hallucinée, voyait près d’elle un bonheur idyllique, facile à saisir. Lorsqu’on a suivi le cours de cette littérature, on ne s’étonne plus de son terme qui fut la Révolution. Car le réel ne se prête point aux songes. Et les songes déçus, exaspérés, tournent à la Terreur. » Holà ! holà ! M. de Planhol va trop vite. Que de vieux hommes d’État, lassés du pouvoir ou lâchés par lui, accusent la littérature de tous les crimes et la rendent responsable de tous les malheurs arrivés à l’État, c’est bien : ces gens, vaille que vaille, cherchent un alibi ; et, n’ayant pas su gouverner, ils feraient volontiers tomber la faute sur le prochain. S’ils gouvernaient à merveille, la littérature serait, ce qu’elle doit être, un jeu anodin ou l’essai de quelques idées qu’un peuple sain refuse ou accepte selon leur qualité. C’est au bénéfice et pour l’excuse des hommes d’État qu’on exagère l’influence de la littérature et des idées sur les grands événements sociaux et politiques.

Les idées sont actives et la littérature est influente, oui : mais non pas toutes puissantes, ni seules puissantes ; et, en tout cas, elles ne seraient souveraines que dans la fainéantise des gouvernements. Les causes de la Révolution, puis les causes de la Terreur, demandez-les à l’histoire et, comme on dit, à l’histoire générale, non pas à la seule histoire de la littérature, ni à la seule histoire de la pensée telle que la littérature la reflète. Quand vous aurez énuméré les causes, vraies et urgentes, de la Terreur, il vous semblera inutile et presque saugrenu d’ajouter à la liste funeste et opulente la Nouvelle Héloïse, et voire l’idée gracieuse ou absurde que certains rêveurs se sont faite de la nature et de ses droits élémentaires.

Il y a, du reste, parmi les « utopistes de l’amour » que M. de Planhola si attentivement recensés, plusieurs imbéciles et quelques écrivains orduriers. Il a raison de les honnir. Mais on lui dirait, laissez-les !… S’il ne les veut pas laisser le moins du monde, c’est que son étude lui procurait l’occasion de mettre en valeur une opinion, qu’il n’a pas inventée, qu’il a du moins adoptée avec beaucoup de ferveur : que tout le mal vient de Rousseau et autres gens qui se sont avisés de retourner à la nature. Il accorde à Rousseau des précurseurs ; il avoue aussi que les successeurs de Rousseau ont avili parfois ses idées. Mais enfin, la grande folie date de Rousseau ; elle s’épanouit dans le romantisme. Avant lui, tout allait bien ; notre littérature était sage, « si raisonnable, émouvante et railleuse » et qui « même aux chimères de la Nature et du chaste amour imposait son sourire. » Depuis Rousseau, notre littérature est folle et sera terroriste bientôt.

Je ne dis pas qu’il n’y ait, dans cette opinion, prônée à présent comme une doctrine, aucune espèce de vérité, aucune parcelle de vérité. Je serais tenté de le dire, par représailles, quand M. de Planhol écrit, à propos du marquis de Sade : « Si le marquis n’était qu’un fol et un dégénéré, il ne mériterait pas l’attention. Mais il a, dans l’histoire des idées, une singulière importance, pour ce qu’il nous montre le terme où aboutit la philosophie de la Nature. Luxurieux forcené, il la met au service de ses appétits ; et avec une logique imperturbable il tire, des principes que tout son siècle avoue, les conséquences qu’aucun homme avant lui n’a osé proclamer… » Le marquis n’est pas un bon écrivain ; mais quel logicien !… L’on dira que ce prétendu logicien n’est qu’un sophiste malade et qu’il a faussé la philosophie de la nature ? M. de Planhol reconnaît que l’histoire des idées contient beaucoup de telles aventures et que l’on voit très souvent de nobles doctrines ou ingénieuses, au moins honnêtes, se dévergonder en chemin, lorsqu’elles vont d’un penseur à la foule : on aurait tort « d’imputer aux inventeurs l’inintelligence et les contre-sens des disciples. » Assurément ! M. de Planhol ne veut-il pas admettre que la philosophie de la nature soit, dans l’œuvre de l’ignoble marquis, à l’état de caricature infâme ? Il ne l’admet pas du tout : « Le marquis n’a trahi sur aucun point la doctrine de ses maîtres ; et ce sont bien eux, les d’Holbach et les Helvétius, voire les Diderot, qui portent le péché de la sienne ; ils l’ont produite, comme ils ont produit la Terreur. » Voilà comme on argumente, si l’on s’est une fois promis de conclure sans timidité, quoi qu’il en fût des petits faits qui rendent la vérité moins évidente et moins rude. M. de Planhol ne voit-il pas qu’un dogmatisme si impérieux et absolu recommande le scepticisme et le recommande, non seulement aux idéologues badins, mais aux plus zélés et curieux amis de l’exacte vérité ?

L’on démontrerait sans difficulté que le sadisme est le contraire de la philosophie de la nature. Autant vaut constater que ce sont deux choses, l’une un peu déraisonnable sans doute, et l’autre immonde.

Virgile est citadin, quand il songe avec envie à la félicité des laboureurs. La poésie de la campagne, c’est à la ville qu’on l’invente. Et c’est aux époques d’une civilisation terriblement raffinée, que l’on rêve de retourner à la simplicité, à l’ingénuité, à la nature.

Les gens du XVIIe siècle se sont crus les inventeurs de toute politesse. Ils considéraient le précédent siècle comme une espèce de barbarie. Les manières d’autrefois leur semblaient fort laides et, la littérature de la Renaissance, une tentative assez grossière. Ils se vantaient de commencer et de mener à la perfection l’idée d’une vie élégante. Ils n’aimaient point la nature, au sens où prennent ce mot les philosophes de la nature. Et comment l’auraient-ils aimée, quand ils reprochaient à leurs prédécesseurs de ne s’en être point dégagés, quand ils s’efforçaient de substituer à elle un art de vivre ? et ils s’écartaient de la nature à un tel point que, tardivement, une jeune école dut réagir contre l’erreur où l’on était allé : ce fut l’avertissement que donnèrent Molière et Boileau. Certains critiques en ont inféré que Boileau méritait le nom de réaliste : ces étiquettes sont extrêmement trompeuses.

La préciosité enchanta, pendant les deux premiers tiers du Grand siècle, toutes les personnes les plus distinguées. L’Astrée est assez charmante ; ou, si l’on a juré d’être sincère, on avoue qu’on peut lire de temps en temps quelques pages de ce roman très ennuyeux. Les romans qui dérivent de l’Astrée demandent plus de patience et une pénible patience. Ah ! Gomberville n’est pas drôle, ni La Calprenède ! M. de Planhol appelle Polexandre, Cléopâtre et Cythérée des livres, dit-il, « assez amusants, » et, ajoute-t-il, « plus amusants que Monte-Cristo. » Je ne m’amuse guère au vieux Dumas : Gomberville m’assomme, et La Calprenède. Quant à l’hôtel de Rambouillet, je n’y vais pas sans chagrin. Sa Julie enguirlandée est fastidieuse ; puis elle épouse Montausier : alors ce couple d’une pimbêche et d’un puritain devient la complaisance même pour les jolies amies du roi. Une excellente précieuse est Mlle de Scudéry : l’insupportable fille !

M. de Planhol lit comme suit la carte du Tendre : « Trois voies mènent des confins de Nouvelle-Amitié au pays du Tendre, celle d’Inclination, celle d’Estime, celle de Reconnaissance. La rivière d’Inclination va si vite que ses bords ne sont marqués par aucune étape. La route d’Estime passe au contraire par plusieurs villages, Grand esprit, Jolis vers, Billet galant, Grand cœur, Bonté ; et la route de Reconnaissance, par Soumission, Petits soins, Grands services, Sensibilité, Constante amitié. Le pèlerin d’amour doit prendre garde et ne pas dévier de son itinéraire : il risque de s’égarer, par Négligence et Oubli, jusqu’au lac d’Indifférence, ou par Indiscrétion et Méchanceté, jusqu’à la mer d’Inimitié. Enfin, la rivière Inclination se jette dans la Mer dangereuse, au-delà de laquelle on entrevoit des terres inconnues. » Très indulgent aux précieuses, Victor Cousin voulait qu’on prit la carte du Tendre pour un jeu auquel se serait divertie la romancière de Clélie ; M. de Planhol a raison de la prendre au sérieux : Mlle de Scudéry ne badinait pas. La carte du Tendre, qui est une niaiserie morne, est aussi le plan du Grand Cyrus et de Clélie. Les personnages de ces redoutables romans parcourent sans se presser tout le pays du Tendre. « Au long… » Très long !… « de leurs aventures et de leurs histoires, ils devisent de problèmes galants et même en bavardent. Est-il plus doux d’aimer une enjouée, une mélancolique, ou une capricieuse ? Est-il permis d’accepter un second amant, si le premier est mort ? La gloire est-elle l’apanage de l’amour ? Un amant doit-il désobéir à sa maîtresse, si l’honneur l’y incite ? Doit-on mettre de l’esprit dans les lettres d’amour ? Vaut-il mieux être prisonnier de guerre ou prisonnier d’amour ? Les réponses, évidemment, sont toujours conformes aux lois de l’amour pur et de la vertu. » Hélas ! et la vertu est mise à une épreuve où il ne faut pas la mettre : elle ennuie ; on ne saurait la préférer sans héroïsme.

L’idéal de l’amour précieux, tel que l’a élaboré le XVIIe siècle, — mais il n’a point occupé tout le XVIIe siècle ; et ses promoteurs ne sont que des écrivains de second ordre, — cet idéal est d’une sorte qu’il décourage et qu’il afflige les plus fervents admirateurs de cette époque. Lisez dix pages du Grand Cyrus et de Clélie : vous devenez enragé, vous criez qu’on se moque de vous tristement et vous réclamez en effet la chanson du roi Henry. Ou bien, vous trouvez un délicieux plaisir à lire une lettre que le vieux Malherbe adressait à son disciple Racan. Ledit Racan s’était épris de Mme de Thermes et la célébrait sous le nom d’Arténice. Elle ne se laissait pas attendrir ; et le poète s’attristait. Malherbe écrit à ce garçon mélancolique : « Vous aimez une femme qui se moque de vous. Il est malaisé que je n’aye dit devant vous ce que j’ai dit en toutes les bonnes compagnies de la cour, que je ne trouvais que deux belles choses au monde, les femmes et les roses, et deux bons morceaux, les femmes et les melons. Vous pouvez bien penser qu’un homme qui tient ce langage ne trouve pas mauvais que vous soyez amoureux. Il le faut être ou renoncer à ce qu’il y a de deux en la vie ; mais il le faut être en lieu où le temps et la peine sont bien employés. Je ne saurais nier que, lorsque j’étais jeune… ; mais ce n’a jamais été jusques à pouvoir aimer une femme qui ne me rendît la pareille. Quand quelqu’une m’avait donné dans la vue, je m’en allais à elle. Si elle m’attendait, à la bonne heure. Si elle se reculait, je la suivais cinq ou six pas, et quelquefois dix ou douze, selon l’opinion que j’avais de son mérite. Si elle continuait de fuir, quelque mérite qu’elle eût, je la laissais aller. » Il paraît que voilà, si j’en crois M. de Planhol, toute la théorie de l’amour libertin. » C’est possible, en somme. Mais, si l’on vient de lire ou Gomberville ou Scudéry, même l’ingénieux Honoré d’Urfé, l’on aime ce langage un peu vif ; et l’on a honte de s’apercevoir qu’on préfère à la préciosité ce franc libertinage.

D’ailleurs, il est vrai que la plupart des libertins, au Grand siècle, sont des écrivains blâmables : de jolis écrivains quelquefois ; et Desbarreaux est une espèce de grand poète désespéré. Il vaut mieux ne point excuser les libertins. Cependant, si l’on était féru de bienveillance, il suffirait, pour excuser les libertins, de lire avant eux les précieux, qui rendent la vertu désolante.

Considérez les libertins comme des gens que la préciosité importunait : aussitôt, vous prenez leur parti. Et, si les philosophes de la nature n’étaient que des gens à qui la préciosité fait horreur, ils mériteraient l’indulgence ; ils mériteraient l’amitié.

Mais, au temps de Rousseau, les précieux sont morts. Mlle de Scudéry a vécu cent ans, ou peu s’en faut : depuis longtemps, elle était surannée ; sa gloire n’avait point dépassé le dernier tome de Clélie. Non, ce n’est pas la préciosité de cette vieille demoiselle, que Rousseau et les autres philosophes de la nature ont détestée : c’est une préciosité nouvelle et bien différente, une préciosité pourtant.

M. de Planhol a très heureusement réuni un certain nombre de témoignages qui indiquent très bien l’idée qu’on se fit de l’amour dans la première moitié du XVIIIe siècle. Un peintre nommé Autreau donna en 1718 au théâtre italien Port à l’Anglais, une petite comédie où l’on voit une comédienne de Paris, Tontine, informer deux jeunes Italiennes des changements qu’elle a observés autour d’elle : « On a banni ces longs préludes de petits soins, ce sentiment de fidèle pasteur, cette timidité rustique que l’on faisait passer pour respect, enfin toutes les formalités romanesques… » L’une des jeunes Italiennes, Flaminia, demande ce qu’on a mis à la place de ce qu’on a si durement banni : « Des plaisirs solides et de bon sens ! Ceux de l’amour et de la table. On y a joint une conversation libre, familière, enjouée ; on dîne aux flambeaux en des réduits discrets… » Flaminia craint que l’amour n’ait plus toute sa délicatesse. Tontine : « C’est gagner que d’en perdre. La belle perfection pour lui, que d’être délicat et fluet comme il était autrefois ! Il n’avait presque plus de corps. Il a repris chair, il se fortifie tous les jours, l’enjouement lui revient, il ne demande plus qu’à rire… » Flaminia regrette une tendre mélancolie dont l’amour était curieux. Marivaux note également la transformation que signale Tontine : le sentiment n’est plus à la mode ; les libertins ont remplacé les amants. Et, « l’on dit bien encore à une femme, je vous aime ; seulement, c’est une manière de lui dire, je vous désire. » Très compétent, Crébillon fils écrit : « Jamais les femmes n’ont mis moins de grimace dans la société ; jamais l’on n’a moins affecté la vertu… » Un personnage de ce même Crébillon dit que l’on aurait tort de se figurer toutes les femmes pareillement complaisantes : « J’en ai vu qui, après quinze jours de soins rendus, étaient encore indécises et dont le mois tout entier n’achevait pas la défaite. Je conviens que ce sont des exemples rares ; et même, si je ne me trompe, les femmes sévères à ce point-là passent pour être un peu prudes. » Et l’on invente le plaisir de l’inconstance.

Sous le règne du Bien-aimé, c’est le temps de l’amour frivole, le temps de ces poètes et conteurs, Voisenon, Gentil-Bernard, Grécourt, Moncrif, le temps des badinages de Voltaire. « Si la nature ne nous avait faits un peu frivoles, écrit Voltaire, nous serions très malheureux ; c’est parce qu’on est frivole que la plupart des gens ne se pendent pas. Je vous exhorte à jouir, autant que vous pourrez, de la vie qui est peu de chose, sans craindre la mort qui n’est rien. » Voilà, en peu de mots, terriblement gracieux, la doctrine de la futilité.

C’est, dit M. de Planhol, la doctrine des libertins qui, au XVIIee siècle, ont foisonné. Sans doute !

Et, comme je disais que les libertins, au XVIIe siècle, réagissaient contre la préciosité, qu’est-ce donc que cette préciosité nouvelle contre laquelle vont réagir Rousseau et, ses amis, les philosophes de la nature ?

En dépit des apparences, voire en dépit de quelques réalités, la doctrine de l’amour frivole aboutit à une espèce de préciosité. L’amour frivole n’est pas le vrai amour, et est à peine de l’amour. Il y a, dans les volumes de Voisenon, de Gentil-Bernard, de Grécourt et de Moncrif, le plaisir d’amour, non la véritable passion. C’est la passion véritable, que Rousseau a tenté de peindre dans sa Nouvelle Héloïse.

Je ne dis pas qu’il l’ait rendue bien amusante ; et principalement je ne dis pas que son roman ne soit pas démodé.

Est-ce que les sentiments se démodent ? Leur expression surtout se modifie. Et la littérature nous transmet les sentiments revêtus des mots qui, un temps, parurent les plus attrayants. Les sentiments les plus sincères et réduits à leur exacte sincérité ne doivent pas beaucoup changer d’une époque à une autre : mais il n’est rien de plus rare que l’exacte sincérité. Les sentiments élémentaires, en quelque sorte, ne doivent pas se modifier beaucoup, si notre spontanéité la plus naïve les produit : mais la littérature les habille ou bien les déguise.

L’amour est-il un de nos sentiments élémentaires ? La littérature lui ôte son ingénuité ; elle aventure aussi la sincérité de l’amour.

Et l’amour est un sentiment qui veut qu’on n’ose point parler de lui sans pudeur, soit que la timidité le rende farouche, soit qu’en définitive ses plus loyaux aveux risquent d’offenser la simple morale. C’est la même précaution de pensée ou de langage, que les uns nomment pudeur et, les autres, hypocrisie. Cette hypocrisie ou cette pudeur a pour effet de rapetisser l’amour. L’amour précieux n’est pas grand’chose ; et l’amour frivole n’est pas grand’chose. On dira que, l’amour frivole, tel que le recommandent et le racontent les Voisenon, les Gentil-Bernard, les Grécourt et les Moncrif, ce n’est pas la pudeur qui le gêne ! La pudeur, non. L’hypocrisie ? Mais oui ! L’effronterie de ces conteurs et poètes galants, très suffisante pour qu’on la leur reproche, est toute parée d’affiquets.

Rousseau a cru que ses amants de la Nouvelle Héloïse avaient supprimé l’hypocrisie et la préciosité ; il a cru les mènera la nature et à la vérité de l’âme et de son rude compagnon le corps.

En même temps, il a voulu les animer d’un grand respect, — fort éloquent ! — pour la vertu. Il a souhaité de joindre la nature et la vertu. Ce fut son rêve et la raison pour laquelle on vous le traite d’optimiste et, quelquefois, de jobard. Il a imaginé que l’homme était naturellement bon. Ses détracteurs l’ont, à ce propos, injurié comme un criminel ou un fou.

Au précédent siècle, nous avons, en La Rochefoucauld, le tenant de l’avis contraire. La Rochefoucauld ne croit pas à notre bonté naturelle, mais à notre égoïsme et, partant, à notre méchanceté première. Eh bien ! ce fut un fameux scandale, quand parurent les Maximes. Mme de La Fayette écrit à Mme de Sablé : « Ah ! madame, quelle corruption il faut avoir dans l’esprit et dans le cœur pour être capable d’imaginer tout cela ! » Elle dit qu’elle en est « épouvantée. » Mme de Sablé, bonne dame revenue de quelques erreurs, composait aussi des maximes beaucoup moins outrageantes que celles de La Rochefoucauld pour la nature humaine ; Mme de La Fayette demande à les lire, afin d’y calmer ses alarmes : « C’est justement parce qu’elles sont honnêtes et raisonnables, que j’en ai envie, et qu’elles me persuaderont que toutes les personnes de bon sens ne sont pas si persuadées de la corruption générale que l’est M. de La Rochefoucauld. » Je sais bien que Mme de La Fayette revint de son émoi et que l’auteur des Maximes l’eut assez vite rassurée. Mais enfin, l’opinion de La Rochefoucauld fit scandale, en son temps.

C’est à présent l’opinion de Rousseau qui indigne les moralistes. L’humeur des gens varie ainsi ; et leur philosophie est fille de leur impatience ou de leur mansuétude.

Remarquons-le, en passant : la doctrine de La Rochefoucauld, sa doctrine de l’amour-propre ou de l’égoïsme, est l’une de celles qui ont eu le plus d’influence sur la philosophie du XVIIIe siècle. On admit, avec La Rochefoucauld, l’on adopta comme un fait incontestable que l’égoïsme fût l’essence même de notre nature. Et l’on organisa une morale de l’égoïsme tendant aux mêmes préceptes que toute autre morale ; en effet, les moralistes sont en chicanes sur les fondements philosophiques de la morale et se réconcilient du moment qu’il ne s’agit plus que des commandements. Toute la morale utilitaire, au XVIIIe siècle, dérive de La Rochefoucauld. En bonne logique ? En réalité ! Helvétius le dit, ce même auteur du livre De l’esprit qu’on nous présente comme disciple de Rousseau. Il écrit : « La douleur et le plaisir physique sont le principe ignoré de toutes les actions des hommes. » Il insiste et, par le mot physique, transforme à sa manière une pensée que La Rochefoucauld n’eût point démentie, une pensée qu’il tient de La Rochefoucauld, non de Rousseau. Après cela, il examine les plaisirs et assure que le principal plaisir est la volupté : ses conclusions seront voluptueuses. La Rochefoucauld l’aurait blâmé.

Cependant, il se réclame de La Rochefoucauld. L’auteur des Maximes a connu, dit-il, « l’humanité telle qu’elle est. » Or, « il faut prendre les hommes comme ils sont : s’irriter contre les effets de l’amour-propre, c’est se plaindre des giboulées du printemps, des ardeurs de l’été, des pluies de l’automne et des glaces de l’hiver. » La Rochefoucauld blâmerait-il son disciple d’accepter si facilement les vices ou les médiocrités de la nature humaine ? La Rochefoucauld ne prétendait pas les corriger ; il prétendait surtout les bien connaître et manœuvrer sans maladresse parmi les hommes imparfaits. Le disciple compte, lui, transformer en vertus sociales les torts naturels de l’humanité. D’Holbach aussi espère « fonder » sur la nature humaine « la morale universelle ou les devoirs de l’homme. » Dont je crois que La Rochefoucauld n’eût que souri. Mais enfin, si vous pardonnez, à La Rochefoucauld ses disciples, n’accusez pas Rousseau de toutes les bévues que les élèves de Rousseau ont commises. Et, si vous ne voyez pas l’influence de La Rochefoucauld sur Helvétius et d’Holbach, voyez au moins la différence qu’il y a entre Rousseau et des gens tels que le marquis de Sade et les Terroristes.

Le crime de Rousseau est d’avoir cru à la bonté de l’homme. Est-ce un crime ? Je ne crois pas cette opinion juste ; mais elle vaut l’opinion toute opposée. Ni la bonté de l’homme n’est absolue, ni sa méchanceté, probablement. L’on dit que l’opinion de Rousseau contredit à la vérité du christianisme et qu’elle méconnaît le dogme du péché originel. Je ne veux pas me lancer dans une discussion théologique, où du reste j’aurais affaire à des théologiens de rencontre. Cependant, les tenants de la méchanceté radicale m’ont l’air de méconnaître le dogme de la rédemption ; voire ils oublient le sacrement du baptême, qui ne laisse pas l’homme en état de déchéance irrémédiable, si je ne me trompe. Puis, Rousseau étant à l’inverse du christianisme, c’est donc Voltaire, le chrétien ? Vos arrangements d’idées, ou de mots, vous mènent à l’aventure.

L’opinion de Rousseau n’est pas abominable. Elle a pourtant de périlleuses conséquences. La pire conséquence, à mon gré, la voici.

L’on admet généralement que toutes choses ne vont point à merveille, en ce bas monde. Un optimiste anglais a dit, en propres termes : « J’affirme que, présentement, et à toute heure du jour et de la nuit, tous les hommes sont parfaitement heureux. » Ce n’est pas l’opinion générale. Un observateur attentif, exempt de préventions, remarque maints défauts, dans la société humaine, défauts de bonheur, défauts de moralité. Si l’on a voulu consentir que les hommes ne sont pas rigoureusement bons, c’est à leurs torts que l’on impute les défauts de leur société : alors on s’établit moraliste. Mais, si l’on a posé en principe la bonté des hommes, c’est aux institutions qu’il faut qu’on s’en prenne de tous les inconvénients évidents : alors on s’établit réformateur. Je préfère le moraliste au réformateur ; il est plus anodin. La critique des institutions met le trouble dans l’État. Peut-être n’y eut-il jamais d’institutions si mauvaises que le désordre causé par leur changement ne fût infiniment plus mauvais. Le moraliste n’est pas très efficace : le réformateur l’est beaucoup trop.

Pendant la seconde moitié du XVIIIe siècle et pendant le XIXe, à la suite de Rousseau plutôt qu’à son instigation, les réformateurs ont pullulé. Quand ils ont appliqué à la question de l’amour, — à la question de l’amour ! — leur entrain de fameux idéologues, ils ont été merveilleusement ridicules. M. de Planhol a résumé leurs travaux avec autant de soin que de talent. Son tableau de cette folie a de la couleur, de la vivacité, un relief étonnant. Il a dû lire d’horribles choses et ineptes, qui lui faisaient un grand chagrin. Sa lecture ne le décourageait pas et ne l’induisait pas en erreur. Il gardait la sûreté de son jugement, sa clairvoyance et une sévérité judicieuse.

Voici le médecin La Mettrie. Quel animal ! Cet animal se souvient pourtant de Lucrèce ; et il écrit : « Plaisir, maître souverain des hommes et des dieux, devant qui tout disparaît, jusqu’à la raison même, tu sais combien mon cœur t’adore et tous les sacrifices qu’il t’a faits… » Taisez-vous, La Mettrie !… « Ô Nature, ô Amour, puissé-je faire passer dans l’éloge de vos charmes tous les transports avec lesquels je sens vos bienfaits !… » Ce La Mettrie n’est pas un garçon discret. Et je l’appelle un animal, pour la raison que ses recettes de bonheur sont à peu près dégoûtantes : « Ne songe qu’à ton corps. Ce que tu as d’âme ne mérite pas en effet d’en être distingué… » Je passe quelques lignes… « Vautre-toi comme font les porcs et tu seras heureux à leur manière ! » Il paraît que La Mettrie est mort d’avoir mangé tout un pâté de faisan : les porcs ont des ennuis.

De plus drôles bonshommes sont les Fourier, les Cabet, les Enfantin. Fourier, parfois, a l’air d’un auteur gai, sans le vouloir et, par exemple, quand il énumère « soixante-quatre espèces, progressivement distribuées en classes, ordres et genres, » de maris malheureux et de femmes déçues ; ou quand il répartit les femmes qui ne sont pas des épouses en trois dignes corporations, les bacchantes, les bayadères et les faquiresses. Cabet, magistrat révoqué, invente son Icarie et fonde, au Texas, une colonie communiste, où l’amour aussi est communiste : hélas ! ce fut immonde et misérable. Mais l’anecdote la plus cocasse est le procès du père Enfantin : jamais la niaiserie ne se montra si exubérante.

Saint-Évremond se moquait des précieuses, qu’il appelait « jansénistes de l’amour. » Il les raillait de formuler une doctrine de l’amour et disait : « L’amour est aussi peu de la spéculation de l’entendement que de la brutalité de l’appétit. » C’est bien répondre, et d’avance, à une quantité de réformateurs et de législateurs, mal informés ou délurés. Contentons-nous des moralistes : ils ne font de mal aucunement, ni à personne ; et préférons les moins hardis, les bons vieux moralistes qui ne feignent pas d’avoir découvert le pauvre et gentil cœur humain.

André Beaunier.
  1. Les Utopistes de l’amour, par M. René de Planhol (librairie Garnier).