Revue littéraire - L’Auteur du Tableau de Paris

La bibliothèque libre.
Revue littéraire - L’Auteur du Tableau de Paris
Revue des Deux Mondes5e période, tome 16 (p. 444-455).
REVUE LITTÉRAIRE

L’AUTEUR DU « TABLEAU DE PARIS »

« Un Français, voyageant vers le sixième degré, rencontra un professeur qui, suant dans ses fourrures, s’évertuait à traduire un chef-d’œuvre de notre langue. L’habitant de Paris demanda le nom de l’écrivain pour lequel il voyait faire tant d’efforts. « Je ne les regrette point ; c’est pour le plus grand de vos écrivains ; vous devinez pour qui ? — Montesquieu, peut-être ? — Vous n’y êtes pas. — Voltaire ? — Oh ! non. — Racine ? — Ah ! fi ! Vous vous éloignez toujours davantage. Eh bien ! je vois qu’il faut vous le dire : c’est M. Mercier. » L’anecdote, rapportée par l’abbé de Vauxcelles, est-elle authentique ? Elle est du moins fort vraisemblable, les Allemands ayant toujours eu pour « le plus grand de nos écrivains » une admiration que les Français ont toujours refusé de partager. Sébastien Mercier n’a pas jusqu’ici récolté beaucoup de gloire dans son propre pays. Ses contemporains ne se sont guère occupés de lui, devant qu’il fût devenu un personnage politique, député de Seine-et-Oise, jacobin et conventionnel. La postérité ne lui a guère été plus clémente, et, si les anecdotiers pillent à outrance le Tableau de Paris, les historiens de la littérature s’obstinent à passer sous silence le nom de son auteur. L’heure de la réparation aurait-elle sonné pour cet oublié et ce dédaigné ? Après avoir attendu près de cent années un biographe, il vient d’en trouver un, que sans doute la destinée lui tenait en réserve, et qui, à lui tout seul, acquitte la dette de plusieurs autres. Le volume que M. Léon Béclard consacre à Sébastien Mercier, sa vie, son œuvre, son temps compte huit cents pages[1] et il s’arrête à la veille de la Révolution : ce n’est qu’un premier volume ! Cette étude, — si démesurément longue, — a été écrite avec le plus grand soin, dans une forme constamment élégante et agréable, d’un style très surveillé, par un écrivain « honnête homme. » Le biographe de Mercier s’attarde avec complaisance aux entours de son sujet et ne se refuse jamais le plaisir de dire sur les questions variées qu’il rencontre son mot qui d’ailleurs est toujours judicieux et souvent délicat. Il a trop de goût pour avoir essayé de contester que Mercier fut un méchant écrivain et un assez pauvre penseur ; mais il veut qu’il ait eu dans l’histoire de notre littérature le rôle d’un précurseur, et qu’à ce titre, il mérite une sorte d’estime et de gratitude qu’on oublie ordinairement de lui accorder. Nous pouvons le rechercher avec lui, et nous saisissons d’autant plus volontiers cette occasion de parler de Mercier qu’apparemment nous n’en retrouverons pas une autre.

M. Béclard, qui s’est informé de tout ce qui concerne son personnage, n’a pas, à vrai dire, découvert sur sa vie de documens nouveaux. Mais ce que nous en savons suffit amplement à nous faire comprendre l’homme et son œuvre. Le futur peintre de Paris est Parisien de naissance et de famille. C’est un petit bourgeois, né, comme il était juste, sur le quai de l’École, où son père tenait boutique de marchand fourbisseur, A la garde d’or et d’argent. Il est élève de l’Université, et l’un des plus mauvais. Chaque matin, levé à six heures en hiver, le bras trop court pour embrasser ses dictionnaires grec et latin, il traverse le Pont-Neuf pour se rendre au collège des Quatre-Nations : s’il faut l’en croire, les maîtres y étaient aussi ignorans que les écoliers étaient dépravés. Un beau matin, sans l’avoir fait exprès, il se trouva installé dans une chaire : il fut, pendant deux ans, professeur de cinquième à Bordeaux ; on se demande ce qu’il a bien pu y enseigner. En tout cas, l’erreur fut courte, et, le plus tôt qu’il lui fut possible, Mercier s’empressa de revenir à Paris et de prendre rang parmi les gens de lettres dont la condition lui inspirait le plus pur enthousiasme. La réputation qu’il acquit dans le monde spécial des publicistes et des gens de théâtre fut surtout une réputation d’extravagance et il s’attira d’assez abondantes railleries ; car il était de ceux qui recueillent dans l’air les idées à la mode, et, pour se les approprier, les exagèrent. Cela même fait qu’il est pour nous un témoin précieux et un type très significatif des tendances, des manies et des travers de son temps.

Ce qu’il faut d’abord noter, et qui en vaut la peine, puisqu’il s’agit d’un homme qui fait métier d’écrire, c’est qu’il manque, aussi complètement qu’il est possible, de tout sentiment de l’art. Le XVIIIe siècle avait peu à peu laissé se perdre cette notion et ne demandait à la littérature que d’être utile. Mercier a sur ce point des idées de Huron. Il s’indigne de voir loger au Louvre les peintres, c’est-à-dire « les hommes les plus inutiles au monde et qui font payer chèrement un art qui n’intéresse en rien le bonheur, le repos, ni même les jouissances de la société civile. » On vante le siècle d’Auguste, le siècle des Médicis, pour avoir eu des peintres, des sculpteurs, des orateurs, des architectes et des poètes ; on fait honneur au XVIIe siècle de la perfection de son goût et de la pureté de son style : « Ce sont là des niaiseries… Le temps de Louis XIV n’a pas un seul écrivain qu’on puisse méditer, soit en morale, soit en politique ; en général, les prosateurs de ce siècle sont faibles et dépourvus d’idées. » Le plus fameux d’entre eux, Bossuet, n’a point connu la vraie éloquence, celle des choses ; on ne trouve chez lui « qu’un fracas de mots dans une prose incorrecte et prolixe. » Ces opinions et d’autres de même calibre nous donnent à concevoir une juste idée du goût de celui qui les exprime et font comprendre sans difficulté qu’il soit resté dans ses écrits si parfaitement étranger à tout souci de composition et de forme. Un contemporain notait chez lui cette singularité qu’il parlait comme lorsqu’on écrit bien, et écrivait comme lorsqu’on parle mal.

C’est de « philosophie » que le XVIIe siècle avait manqué : Mercier est philosophe. Il avait commencé par l’être à la manière de Jean-Jacques, et par vanter les agrémens de l’état de nature et la bonté de l’homme sauvage. Mais il était trop bon Parisien pour se prendre longtemps au paradoxe du philosophe de Genève. Il en préféra un autre, alors plus généralement répandu : celui de la perfectibilité indéfinie et du progrès continu. Toutefois les partisans les plus déterminés de l’idée chère entre toutes au XVIIIe siècle s’étaient bornés à retracer les progrès déjà accomplis par le genre humain ou à esquisser ceux qu’il restait à accomplir. Mercier va plus loin et il ne craint pas de nous présenter le tableau de l’humanité telle qu’elle sera, lorsque le rêve de la perfection sera devenu une réalité. Il y suffira de six cents ans, ce qui, eu égard à la durée du monde, est une bagatelle. Nous pouvons nous promener avec lui dans la cité idéale de l’An 2440 : les rues y sont grandes, belles et proprement alignées, les allans prennent la droite et les venans prennent la gauche, les cheminées ne tombent plus sur la tête des gens, on voit clair dans les escaliers, etc. Comme il est dans cet ouvrage, ainsi que dans tous ceux de Mercier, traité pêle-mêle des sujets les plus disparates, nous ne pouvons qu’en noter quelques-uns au passage. Bien entendu, la réforme de l’enseignement est chose accomplie, et elle s’est faite dans le sens de la vie moderne : on n’enseigne plus le grec et le latin à de pauvres enfans pour les faire mourir d’ennui ; car, à quoi bon consacrer « dix années de leur vie, les plus belles, les plus précieuses, à leur donner une teinture superficielle de deux langues mortes qu’ils ne parleront jamais ? » Mieux vaut les munir de langues vivantes et de sciences. Le peuple ne connaît plus la misère, depuis que les princes se sont faits « aubergistes » et tiennent table ouverte pour le pauvre monde. Tous les vieux abus ont disparu : la question et les lettres de cachet ne sont plus que de lointains souvenirs ; les impôts sont également répartis, l’agriculture est prospère, le commerce libre, et nous avons enfin abandonné nos colonies ! Quelle extravagance, en effet, de vouloir « porter nos chers compatriotes à deux mille lieues de nous ! Pourquoi nous séparer ainsi de nos frères ? Notre climat vaut bien celui de l’Amérique. Toutes les productions nécessaires y sont communes et de nature excellente. Les colonies étaient à la France ce qu’une maison de campagne était à un particulier : la maison des champs ruinait tôt ou tard celle de la ville. » La tolérance est entrée dans les mœurs, et l’on ne se souvient plus qu’avec horreur des crimes du fanatisme, ainsi que le prouve l’érection d’un monument expiatoire où se trouvent des statues de femmes agenouillées, emblème des nations demandant pardon à l’humanité des plaies cruelles qu’elles lui ont faites pendant tant de siècles. « La France à genoux implore le pardon de la nuit horrible de la Saint-Barthélémy, de la dure révocation de l’Edit de Nantes et de la persécution des sages qui naquirent dans son sein. » Pour prévenir le retour de ces atrocités, on a fermé les églises, ouvert les couvons, et marié les moines avec les religieuses. Le déisme tient lieu de religion et la « première communion » a été remplacée par la « communion des deux infinis, » où le catéchumène est solennellement invité à coller son œil au microscope, puis au télescope, ce « canon moral qui a battu en ruines toutes les superstitions. » Il va sans dire que les citoyens tous vertueux de cet État modèle vivent dans une allégresse perpétuelle et goûtent les joies pures de l’innocence. Comment donc se peut-il que dans cette humanité idyllique un crime vienne encore à se produire ? On aurait peine à l’admettre, si ce n’était qu’il faut un loup dans toute bergerie. Mais, lui-même, le sympathique assassin est digne de notre estime et de notre apitoiement : il réclame le châtiment qui le purifiera de sa faute ; c’est le fusillé par persuasion. Au surplus, la cité future conservera beaucoup des institutions des cités actuelles : il y aura un roi, un jardin du roi, un cabinet du roi, une bibliothèque publique, des académies : seulement l’Académie française sera transférée à Montmartre.

Y a-t-il, dans ce fatras et parmi beaucoup de sottises, des vues neuves, hardies, prophétiques ? On l’a dit, et c’était l’avis de Mercier. Il se vantait d’avoir prévu et annoncé la Révolution française. Il aurait été en politique un précurseur. Rien de moins exact. Non seulement Mercier n’a pas plus que ses contemporains prévu un bouleversement social, mais il l’a déclaré impossible. Son assurance, sur ce point, a été imperturbable, et il y a persévéré jusqu’à la dernière minute. Dans l’édition du Tableau de Paris publiée de 1781 à 1788 il déclare avec autorité qu’ « une émeute qui dégénérerait en sédition est devenue moralement impossible. » Il dit encore : « On ne prévoit pas que d’ici à longtemps, il puisse y avoir des révolutions bien marquantes en Europe. » Apparemment c’est qu’il est plus aisé de prévoir à six cents ans de distance qu’à six mois. Si quelques-unes des prédictions de Mercier se sont trouvées réalisées, c’est tout uniment qu’il a tenu pour accomplies des réformes que tout le monde autour de lui réclamait. L’An 2440 ne témoigne pas d’une perspicacité singulière chez son auteur, mais présente dans une sorte de grossissement caricatural, cette tendance de la philosophie du XVIIIe siècle à refaire la société suivant les données de la raison et à bâtir dans l’abstrait.

Dénué de sens artistique et féru de prédication morale, on devine quelle conception Mercier pourra se faire du théâtre. Le XVIIIe siècle cherchait à créer un genre intermédiaire entre la tragédie et la comédie : le drame. Diderot avait lancé sur le sujet un certain nombre d’idées incohérentes et confuses. Mercier se borne à les réduire en système dans son Essai sur l’art dramatique. Il ne lui suffit pas que le drame soit ennuyeux et vertueux ; il faut qu’il devienne l’école des vertus de l’homme et du citoyen. La pédagogie morale en est le véritable objet. « Ce n’est point sur la valeur plus ou moins grande du génie que le juge et que j’apprécie les auteurs dramatiques, c’est sur la morale qui résulte de leurs pièces. » Pour illustrer cette morale, Mercier dans ses propres ouvrages aura recours aux incidens de l’effet le plus gros et au pathétique le plus noir. Jenneval aime une femme galante ; pour lui plaire, il détourne une lettre de change ; il est sur le point de devenir complice d’un assassinat préparé par la séduisante et odieuse créature. Ne voilà-t-il pas prouvé par un exemple décisif le danger des liaisons coupables ? Et ce drame n’est-il pas bien fait pour montrer à une jeunesse fougueuse et imprudente que le crime est l’enfant du libertinage ? Les personnages de la comédie larmoyante devaient être empruntés à la vie bourgeoise et aux conditions moyennes : Mercier, en manière de défi, fait rouler sur la scène la brouette d’un vinaigrier, ce qui lui vaut de la part de Fréron cette boutade assez spirituelle : « Je conseillerais à M. Mercier de mettre ainsi sur le théâtre tous les corps de métier dont cette capitale abonde et de nous donner, en drames bien relevés et bien pathétiques, le sac du charbonnier, l’auge du maçon, la tasse du Quinze-vingt, le chaudron de la vendeuse de châtaignes, la chaufferette de la marchande de pommes, le tonneau de la ravaudeuse, la flotte du crocheteur, la sellette du décrotteur, etc. » On a maintes fois fait honneur au drame du XVIIIe siècle d’avoir été un premier crayon de notre comédie de mœurs moderne. Mais, à ce point de vue, il n’y a rien dans Mercier qui ne fût déjà dans les écrits de Diderot et dans les pièces de Nivelle de la Chaussée. Il est vrai seulement qu’il est de ceux qui, par le goût de la déclamation et de la sensiblerie, par la recherche des situations extraordinaires et des effets violens, ont contribué à faire verser le théâtre du côté du mélodrame.

Mercier a-t-il été un romantique de la veille ? Son nouveau biographe essaie de l’établir, et c’est assurément une des parties les plus intéressantes de son étude. Mercier lit avec complaisance nos auteurs du XVIe siècle, qui ont à ses yeux le mérite d’avoir été dédaignés par ceux du XVIIe. Il est curieux des littératures étrangères et raffole tout particulièrement du théâtre et de la poésie anglaise. Il pousse jusqu’au fanatisme le culte de Shakspeare. Il s’inspire des Nuits d’Young, et telle rêverie dans un cimetière de campagne, insérée dans l’An 2440, paraît à M. Béclard d’un tour étonnamment moderne. « Sentimens et images exhalent déjà une poésie toute lamartinienne : dans ce morceau de prose oubliée, il semble que les rimes manquent, on se prend à les chercher malgré soi, tant ici une irrésistible association de pensées évoque en notre mémoire étonnée les échos d’une musique bien postérieure, celle que murmurent les strophes du Vallon ou du Soir. Certes, on l’avouera, elle est singulièrement ouverte et compréhensive, l’intelligence que sillonnent de telles lueurs de lointaines divinations. » Ailleurs, c’est une sorte de méditation à propos d’une visite à Notre-Dame de Paris ; et ce morceau précède de vingt ans le Génie du Christianisme, de cinquante le roman de Victor Hugo ! et celui qui l’écrit n’est d’ailleurs ni un croyant, ni un artiste ! Seulement, ce n’est pas par l’effet d’une page isolée, c’est par l’ensemble de son œuvre et par la continuité de son inspiration qu’un écrivain peut agir sur ceux qui viennent après lui. Ni Chateaubriand, ni Lamartine, ni Hugo ne doivent rien à Mercier, et les citations qu’on peut ingénieusement découper dans ses livres attestent tout juste que les germes du romantisme à naître étaient déjà épars dans la littérature en voie de transformation de la fin du XVIIIe siècle. Jusqu’ici, il nous est bien impossible de relever dans l’œuvre de Mercier rien qui ne se trouvât déjà ailleurs. L’esprit d’utopie, l’optimisme philosophique, l’effusion sentimentale, la conception utilitaire du théâtre, l’admiration pour les livres étrangers, il les a reçus de ses contemporains.

Mais, toutes ces élégances d’emprunt une fois écartées, peut-être parviendrons nous à trouver ce qui appartient en propre à notre auteur. Or Mercier, fils de Mercier marchand fourbisseur, ne se contenta pas d’être Parisien : il sut l’être complètement, sans réserve et sans vergogne : ce sera sa marque. Ce natif du quai de l’École a dans les moelles et dans le sang l’amour de sa cité natale. Le cas est fréquent de ces braves gens qui, pour être nés dans un hameau, y avoir passé les premiers temps de leur vie et reçu des choses l’empreinte ineffaçable, sont désormais impuissans à vivre dans un autre coin et souffrent partout ailleurs d’un incurable mal du pays. Le Parisien de race est pareil à ce villageois. Ce n’est pas pour ses splendeurs qu’il aime la ville capitale, et il n’en attend pas les mêmes jouissances qu’y viennent chercher les provinciaux et les étrangers. Il y a pour ceux-ci un Paris brillant, en façade et en représentation ; on l’admire parce qu’il est d’un dessin plus élégant, plus harmonieux que celui d’aucune autre grande ville et qu’il y flotte un air plus subtil. À ce Paris, qu’on lui dispute et où il ne se sent pas entièrement chez lui, le Parisien en préfère un autre plus familier, plus intime et où ne fréquentent que les naturels de l’endroit. Il aime ce Paris-là non pour sa beauté, mais, comme on aime, d’instinct et sans raison, parce que c’est lui. Son air, que d’autres trouvent médiocrement sain, est le seul auquel ses poumons soient adaptés, et ses bruits, qui mettent tant d’oreilles au supplice le bercent délicieusement. « Quand on ne dort pas, il est doux d’entendre de son lit la musique ambulante des rues et les voix humaines qui se répondent. L’agitation de l’âme s’apaise lorsqu’on se sent soulever dans son lit par le passage rapide des voitures qui ébranlent les maisons… » Au moins, voilà un étrange soupir de volupté, et bien des gens s’étonneront qu’on préfère de bonne foi aux harmonies apaisantes de la nature et aux concerts champêtres, le bruit des roues sur le pavé inégal ! C’est que le sentiment exprimé par ces lignes ne peut se comprendre qu’entre initiés, et celui qui les a écrites était à coup sûr marqué du signe auquel se reconnaissent les vocations fortes.

Mercier est badaud. C’est lui qui a dit : « Il ne faut que les fesses d’un singe pour faire courir tout Paris. » On peut lui appliquer ce mot et il en avait vérifié sur lui-même toute l’exactitude. Il a cette curiosité toujours en éveil, ce pouvoir de s’intéresser à toute sorte d’affaires qui lui sont parfaitement étrangères. Qu’un perroquet se pose sur le balcon du voisin, ou qu’un chien ait la patte cassée, il s’arrête : il a du temps et de l’attention en réserve pour ces événemens. Il possède cette heureuse disposition à s’étonner, qui fait que nulle singularité ne le laisse indifférent, qu’aucune nouveauté ne reste pour lui inaperçue. Doué à un rare degré de la faculté de sympathie, il aime les émotions ressenties en commun et se mêle volontiers à la foule. S’il y a quelque part une fête publique, une réception de souverain étranger, une presse, un attroupement, on est sûr de l’y rencontrer. Ce sont toujours les mêmes qui se font écraser : il en est. Il y a pour chaque carrière un don, une qualité première et que rien ne remplace, une vertu spécifique : Mercier a cet instinct qui guide le badaud et fait qu’il se trouve toujours là où il se passe quelque chose.

D’autre part, si la plupart des mérites qui font l’écrivain manquent à Mercier, du moins il sait voir, et, ce qu’il a vu, il sait le décrire. Incapable d’imaginer, d’arranger une scène, de composer un type, il sait reproduire le tableau qu’il a eu réellement devant lui. Les traits caractéristiques, les détails précis l’ont frappé tout de suite et lui sont restés dans les yeux. Tout jeune il a eu la curiosité d’entrer dans le taudis où gîtait, rue des Douze-Portes, au Marais, entre quinze ou vingt chiens, le poète octogénaire Crébillon. « Je vis, écrit-il, une chambre dont les murailles étaient nues ; un grabat, deux tabourets, sept à huit fauteuils déchirés et délabrés composaient tout l’ameublement. J’aperçus, en entrant, une figure féminine, haute de quatre pieds et large de trois, qui s’enfonçait dans un cabinet voisin. Les chiens s’étaient emparés de tous les fauteuils et grognaient de concert. Le vieillard, les jambes et la tête nues, la poitrine découverte, fumait une pipe. Il avait deux grands yeux bleus, des cheveux blancs et rares, une physionomie pleine d’expression. Il fit taire ses chiens, non sans peine, et me fit concéder, le fouet à la main, un des fauteuils. Il ôta sa pipe de sa bouche, comme pour me saluer, la remit et continua à fumer avec une délectation qui se peignait sur sa physionomie fortement caractérisée. » C’est là un spécimen achevé de description réaliste où l’impression reçue est avivée par un grain de malice. Car on a noté que la peinture réaliste confine ordinairement à la caricature : il y a dans l’exacte notation du réel un effet de comique involontaire. Cette aptitude à saisir la ressemblance et à la faire saillir par une pointe de raillerie est essentielle chez Mercier. Il le savait et on peut l’en croire quand il nous assure qu’elle s’est de bonne heure éveillée chez lui et qu’il lui doit l’essor de sa vocation. D’autres ont dans leurs souvenirs d’enfance une émotion profonde, une sensation forte qui les a marqués pour être poètes, conteurs ou peintres. Lui, il y retrouve la silhouette falote du bonhomme Cupis, qui fut son maître à danser et dont il s’amusait à peindre les ridicules. « Lorsqu’il vint pour me donner la première leçon de menuet, il avait soixante ans, j’en avais dix, j’étais aussi haut que lui. Il tira de sa poche un petit violon, dit pochette, m’étendit les bras, me fit plier le jarret ; mais au lieu de m’apprendre à danser, il m’apprit à rire : je ne pouvais regarder les petits yeux de M. Cupis, sa perruque, sa veste qui lui descendait jusqu’aux genoux, son habit de velours ciselé, je ne pouvais entendre ses exhortations burlesques pour faire de moi un danseur, accompagnées de ces soixante années de danse magistrale, sans une dilatation de la rate. Jamais il ne vint à bout de me faire obéir à son aigre violon ; j’étais toujours tenté de lui sauter par-dessus la tête. Le soir, je faisais à mes camarades la description de M. Cupis de pied en cap ; sans lui, je n’aurais pas été descripteur : il développa en moi le germe qui depuis a fait le Tableau de Paris. »

Si on le juge du point de vue de l’art, c’est un pauvre ouvrage que ce Tableau de Paris. Aucun plan, aucun dessein suivi, aucun choix, aucun parti pris volontaire. L’auteur parcourt la vaste étendue de son sujet sans autre guide que le hasard. Ce sont des notes mises bout à bout, dans une confusion, dans un désordre inexprimable. Mercier est bien d’un temps qui a eu la manie de la compilation. Trop souvent aussi le peintre ou le conteur fait place au théoricien, au réformateur, à l’utopiste, au professeur de morale, au rêveur de l’An 2440, au pédagogue du théâtre ennuyeux. Et nous ne pouvons oublier qu’on s’était déjà avisé de peindre les mœurs et la société de Paris. La Bruyère et Montesquieu s’en étaient assez heureusement acquittés, et, si nous évoquons leur souvenir, ce n’est pas pour imposer à l’auteur du Tableau de Paris le désavantage d’une comparaison écrasante : mais le rapprochement est instructif. Comme l’a bien noté M. Béclard, jusqu’alors, c’était la psychologie seule qui avait exercé l’effort des moralistes. Lire dans le cœur des hommes, démêler les mobiles de leurs actions, interpréter les grimaces de leur visage, voilà la tâche qui leur avait semblé digne de leur pénétration. Ils étaient allés droit à ce qui est essentiel, profond, vraiment humain. « La loi même de l’esprit classique le voulait ainsi : dans la tragédie et dans le roman, comme dans les Maximes et Caractères, c’est au moral seul de l’homme qu’il valait la peine de s’attacher. Et, qu’ils fussent imaginaires ou réels, les héros dont on traçait le portrait, c’est la chose du monde dont on se mettait le moins en peine que de les asseoir à table, d’observer la couleur de leur mobilier, d’allumer les lampes qui les éclairaient, de les suivre à la promenade, dans les boutiques des marchands, dans l’étude de leurs notaires, ou bien encore que de décrire par le menu, jusqu’en ses enseignes, ses boues et ses odeurs, la ville qu’ils habitaient. » Cette dernière et cette humble tâche sera celle de Mercier. Elle est au niveau de son talent, et elle marque bien le terme de l’évolution qui s’est faite. Il n’est guère d’époque où l’on ait moins bien connu le cœur humain qu’on ne l’a fait au XVIIIe siècle ; moins on devenait capable d’analyse intérieure, et plus on devait être attiré vers la peinture de l’extérieur ; moins on s’occupait de décrire le mouvement des passions, et plus on avait de loisir pour s’attacher au spectacle passager des modes et peindre le décor de la vie.

C’est le domaine de Mercier ; et ici l’on peut dire que, pour mener à bien son œuvre, il a été servi par ses défauts eux-mêmes. Sa frivolité fait qu’il n’y a pas de détail si mince, si médiocre, si vain, qu’il n’ait pris grand soin de noter. Ajoutez que cet homme de lettres n’est pas un mondain : il n’est guère admis dans ces salons qui forment pour tant d’autres écrivains d’alors leur milieu de prédilection et sur lesquels leurs confidences nous renseignent à satiété. Le spectacle qui lui est familier est celui de la rue : il s’amuse à regarder vivre le menu peuple, revendeuses, marchandes à la toilette, coiffeurs et autres gagne-petit. Il entre dans les échoppes, il se promène dans les lieux publics et s’égare dans les endroits suspects ; ce n’est pas seulement le Palais-Royal qui l’attire, mais une curiosité que nous connaissons bien l’invite à pénétrer dans les bouges. Une nuit, couvert d’une redingote brune, il s’est glissé dans certain cabaret borgne où soupent les mendians. « Sur les dix heures du soir je vis tout à coup entrer tumultueusement dix-neuf pendards, seize créatures et dix enfans qui s’emparèrent de la table, la chargèrent de débris de viande, poissons légumes, morceaux de pain… » Et, du cabinet où il est dissimulé, il note les gestes, les airs, les attitudes de ces gueux, des femmes, des enfans et des chiens. On sait combien nous sommes devenus friands de ce pittoresque extérieur et de ces renseignemens sur les bas-fonds de la société !

Ajoutez que le temps a fait son œuvre, et qu’il prête aux pages de Mercier, même les plus médiocres, un charme qui n’était pas en elles. Ce Paris que Mercier a eu sous les yeux, il l’a peint justement à l’heure où il allait disparaître : le malheur des temps a été la bonne fortune du peintre : celui-ci a eu la chance de fixer une image au moment où elle était près de s’évanouir. De là vient l’attrait qu’ont pour nous ces pages tracées sans art : de là le plaisir que nous trouvons à les relire, et l’espèce de poésie que nous y mettons. Ce livre évoque des ombres. « Une heure à jamais révolue recommence sa course, une des heures brèves de la lointaine année 1788. Nous autres qui venons quelque cent ans après, quel saisissant intérêt ne trouvons-nous point à voir renaître dans la vérité de leurs attitudes, de leurs physionomies, de leurs costumes, ces foules sans nom qui nous ont précédés jadis sur la terre où nous passons à notre tour. Le spectacle de la vie émeut et attache par cela seul qu’elle est la vie et qu’elle finit : pour vaines et plates qu’aient été en elles-mêmes les créatures dont nous apercevons le reflet dans les pages d’un livre oublié, nous allons avidement à elles, elles sont une petite prise que nous avons faite sur le néant, et c’est une furtive évasion de notre pensée hors de sa durée qui nous permet de les atteindre. » On ne saurait mieux rendre l’espèce de curiosité attendrie avec laquelle nous rêvons aujourd’hui à travers ces pages pareilles à autant d’estampes naïves, et dont toute la valeur est celle d’un document fidèle.

On peut mesurer maintenant l’espèce d’importance que conserve l’œuvre de Mercier. On l’a beaucoup mise à contribution. Il y a une certaine manière d’écrire l’histoire d’un temps par ses futilités ; c’est par exemple celle des Goncourt : ils posaient en principe qu’on ne voit pas vivre un temps dont on ne possède pas un menu de dîner et un mètre d’étoffe. Le fait est qu’ils ont tiré des livres de Mercier la substance même de leurs tableaux de la société française au XVIIIe siècle. Mercier, qui a été souvent consulté, a été en outre très imité. Le Tableau de Paris a engendré toute une postérité : on ne compte pas les livres qui ont été écrits sur Paris, sa vie, ses fonctions, ses organes. Il se peut que nous employions aujourd’hui à ce genre d’investigations des méthodes plus précises et plus savantes ; mais, dans ce qu’il a d’essentiel, le procédé est le même : c’est celui de la « littérature documentaire. » Il y a plus, et Mercier n’a pas été sans exercer une certaine influence sur les destinées du roman. La peinture minutieuse du décor est un des élémens que s’est incorporé le roman réaliste et on sait l’abus qui en a été fait sur la fin du siècle dernier. Cette invasion de l’anecdote, du petit fait, du détail de mœurs, du pittoresque extérieur, c’est ce qu’on a justement appelé l’introduction du reportage dans le roman. C’est là aussi bien qu’on trouverait, sans qu’il soit nécessaire de plus s’ingénier, la véritable part qui revient à Mercier, celle qu’on ne saurait lui enlever. Le reporter doit être avant tout un homme agile ; et Mercier nous confie : « J’ai tant couru pour faire le tableau de Paris que je puis dire l’avoir fait avec mes jambes. » Il est badaud par définition, puisque son métier consiste à fournir un aliment sans cesse renouvelé à l’universelle badauderie. On ne lui demande ni un importun souci de l’art, ni une patiente recherche de style ; mais il suffit qu’il ait un certain sentiment du réel, et qu’il attrape en courant les traits curieux d’une physionomie, d’un drame, d’une scène. On n’exige pas davantage qu’il ait sur aucun sujet des idées approfondies et très liées ; mais il faut qu’il soit prêt à parler de toutes choses et qu’aucun incident ne le prenne au dépourvu. Mercier eût été de nos jours un reporter incomparable ; il l’a été, en son temps, dans la mesure des ressources que son époque lui fournissait. Tel a été son rôle, et il n’y a lieu ni de le diminuer ni de le surfaire. Mercier n’a ni prévu la Révolution, ni réformé le théâtre, ni préparé le romantisme ; et la critique littéraire, en refusant de le classer au nombre des écrivains, n’a commis envers lui aucune injustice ; mais les reporters, qui forment aujourd’hui une si importante corporation, feraient preuve d’une coupable ingratitude s’ils se choisissaient un autre patron et oubliaient de rendre à cet ancêtre le juste hommage qui lui est dû.


RENE DOUMIC.

  1. Léon Béclard, Sébastien Mercier, sa vie, son œuvre et son temps, 1 vol. in-8o) H. Champion).