Revue littéraire - La Poésie de l'amour

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Revue littéraire - La Poésie de l'amour
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 19 (p. 671-682).
REVUE LITTÉRAIRE

LA POÉSIE DE L’AMOUR[1]

Les poètes sont les plus heureux des écrivains : ils n’ont qu’à aimer. Tandis que d’autres vont à la bibliothèque ou observent la réalité, si mêlée, ils se promènent dans le bois de Bagneux. Au moment d’écrire, ils interrogent leur plaisir ou leur mélancolie, qui est encore un plaisir, et le plus délicat. Toute la besogne de la préparation, pour eux, est charmante ; si charmante que, parfois, [après un volume, ils s’attardent à en préparer un autre qui jamais ne paraîtra. On dit alors que le poète est mort jeune, et que l’homme lui survit ; mais non : le poète travaille, sans hâte aucune d’en finir. Amour et poésie vont ensemble, et baguenaudent. Il est rare qu’un poète de l’amour continue à donner des livres : je le comprends !

Mais, il y a quelque vingt ans, long espace d’une vie humaine, M. André Rivoire composait déjà des poèmes d’amour ; et il vient de publier son cinquième recueil : fidélité littéraire et persévérance du cœur. Durant ces vingt ans, la politique, la sociologie et la science multipliaient leurs tumultes ; les événemens sollicitaient les opinions ; maints problèmes de toutes sortes changeaient d’aspect ; les esprits les plus loyaux ne voyaient plus comme précédemment l’idéologie et la réalité ; les consciences subissaient de poignantes tribulations : M. André Rivoire composait des poèmes d’amour. Et l’on eût dit qu’il ne sût pas qu’autour de lui les querelles allaient leur train. De ravissans poèmes d’amour !… Si l’on examine l’œuvre de ses contemporains, et l’œuvre la plus étroitement consacrée à la pure littérature, on y découvre cependant les traces de l’histoire environnante, l’influence des faits et des doctrines, le signe de l’époque. M. André Rivoire s’est-il aperçu de son époque ? Le « songe de l’amour » l’en préservait. M. Gustave Lanson lui reprochera de ne pas « remplir toute la fonction du poète ; » car ce critique veut que les poètes chantent « tout ce qui exalte et enfièvre l’humanité d’aujourd’hui : » ce critique semble un peu las de la littérature. Je n’en suis pas du tout las, quant à moi ; et, si j’avoue qu’une œuvre puissamment marquée du temps qui l’a vu produire tient de là même un intérêt très vif, une dignité imposante, il me plaît aussi qu’un poète préfère à tout divertissement sa poésie, la croie éternelle et refuse de la mener par les chemins de la futile contingence.

Durant ces vingt ans, la poésie française, comme toute chose française, était bouleversée. Il y eut des poètes qui inventèrent de négliger la rime, l’ancienne mesure des hémistiches et enfin toutes les règles jusqu’alors incontestées : auprès de ces novateurs, les romantiques, avec leurs audaces de rejets et enjambemens, sont des conservateurs timides. Ils inventèrent, dans ce désordre, une harmonie qu’on n’avait pas encore entendue et que, du reste, plusieurs personnes continuèrent de ne pas entendre. Ils imaginèrent, en outre, de vouer la poésie à la plus belle expression des idées et à la peinture des symboles. Pour démontrer qu’ils n’avaient pas tort, ils eurent quelques grands poètes. On put croire qu’une nouvelle poésie était née, qu’elle florirait abondamment et serait la poésie de l’avenir. A peine eût-on pu le croire, les poètes, — sauf un petit nombre de féaux et, parmi eux, l’un de leurs maîtres accomplis, M. Francis Vielé-Griffin, — retournèrent à l’ancienne poésie, très sages, dociles comme des révolutionnaires émérites. La tentative symboliste ne fut pourtant pas inutile à l’honneur de notre littérature : on lui doit des poèmes admirables ou exquis ; et, quoi qu’on veuille dire de ses défauts ou inconvéniens, elle réagissait contre la niaiserie réaliste ; elle a ouvert de larges horizons. Il serait facile de démontrer que, si même sa réussite fut incomplète, elle a très heureusement modifié notre littérature à un moment difficile et que ses bienfaits ne sont pas perdus. Mais, tout d’abord, quel trouble elle apporta I M. André Rivoire a bien l’air de ne s’en être pas douté. On ne connaît de lui que des vers réguliers.

En 1895, publiant son premier volume, Les Vierges, il demanda une préface au poète Sully Prudhomme. Cela pouvait déjà passer pour une manifestation réactionnaire, Sully Prudhomme étant, à cette date, l’ennemi déclaré des novateurs. Les Réflexions sur l’art des vers avaient paru en 1892 : une « étude sur les fondemens physiologiques de la versification » motivait une « critique des tentatives de la réformer » et une sévère admonestation des imprudens et sacrilèges. Le poète des Vaines tendresses menait, contre les ennemis des règles sacro-saintes, une campagne ardente et rude. Il se révélait bon polémiste et, pour n’être pas induit, de concessions en concessions, à renoncer sa foi doctrinale, il refusait tout. Voire, ce rêveur si doux ne craignait pas d’être dur ; et, au service d’une cause chérie, ce poète de la Justice était injuste avec un bel entrain. Je me figure qu’il en souffrit un peu ; je ne l’affirme pas. Il était dans la lutte ; et il n’épargnait rien ni personne. Ainsi, M. André Rivoire, qui se présentait sous le patronage de Sully Prudhomme, ne se rangeait-il pas dans l’armée de défense ? Et n’ai-je pas eu tort de dire que les révolutionnaires ne l’avaient seulement pas ému ?… En vérité, non ; et il ne se rangeait dans aucune armée. Sully Prudhomme l’a compris. Certes, il félicite le poète des Vierges d’avoir peint « des états d’âme extrêmement nuancés avec les ressources traditionnelles de la versification ; » il ajoute : « Je vous en sais beaucoup de gré ; vous m’avez affermi dans la confiance qu’elle suffit à tous les besoins du cœur. » Puis : « Il vous arrive cependant, mais rarement, d’user de césures anormales. Je vous prierai de me dire vous-même les quelques vers où vous prenez ces licences, et de m’enseigner à ne plus confondre de tels vers avec de la prose harmonieuse. » De la prose harmonieuse, — eh bien ! si les symbolistes inventaient, si tout au moins les symbolistes écrivaient une prose harmonieuse, ils méritaient encore de l’estime ou de l’indulgence : — Sully Prudhomme ne leur pardonnait pas de créer, entre les vers et la prose, même harmonieuse, une confusion. Il tenait à la séparation nette et absolue de ces deux modes du langage et signait de son glorieux nom les apophtegmes de Monsieur Jourdain. Mais il pardonne à M. André Rivoire : « Je n’insiste pas (dit-il) sur ces exceptions, où je vois plutôt des tentatives que des révoltes. » Il pardonne : et, dans son pardon même, il renouvelle sa réprimande. Il loue, avec beaucoup de raison, le poète des Vierges ; mais il ne l’enrôle pas comme son lieutenant.

Les petites irrégularités auxquelles Sully Prudhomme fait allusion, les voici. De temps à autre, M. André Rivoire déplace, en effet, la césure. Il ne coupe pas en deux parties égales son alexandrin.

On dirait la rumeur de lointaines armures,
Qui fait rêver d’un Chevalier mélancolique…


Ce dernier vers est composé de quatre et de huit pieds ; la césure est après le quatrième. Accoutumés à des alexandrins que la césure coupe en deux parties égales, nous sommes peut-être un peu dérangés par ce rythme nouveau. Le sommes-nous vraiment ? et les romantiques ne nous ont-ils pas dès longtemps préparés à une telle scansion ? Puis remarquons-le : un alexandrin de quatre et huit pieds n’est pas scandaleux ; comment le serait-il plus que le décasyllabe des poètes classiques, divisé, non pas en deux hémistiches de cinq pieds, mais en deux parties inégales, l’une de quatre et l’autre de six pieds ?

Il y a aussi, dans les Vierges, des vers (peu nombreux) tels que ceux-ci :


Son visage a la grâce frêle d’un pastel…
Les mains jointes, comme les saintes d’un missel…
Viendra rompre, d’une plainte lointaine et douce…


Il est probable que ces deux derniers vers étaient ceux qui choquaient le plus douloureusement Sully Prudhomme. La syllabe sixième, après laquelle un partisan de la versification classique attend la césure, est une syllabe muette, une syllabe qui ne compte que grâce à la consonne initiale du mot suivant ; et si, par l’habitude de placer ici la césure, la voix s’arrête un instant, laisse attendre le mot suivant, la syllabe ne compte pas, la syllabe sur laquelle la voix voudrait s’appuyer pour y trouver son repos. Les deux derniers vers, nous n’avons pas la ressource de les scander par quatre et six : comme la sixième, la quatrième syllabe est une muette. Et ce n’est pas de chance ! Non, Sully Prudhomme n’exagère pas, quand il note que voilà des césures anormales. J’irais plus loin et dirais qu’à proprement parler ces vers sont dénués de véritable césure. Ces deux vers, — et le précédent, où le second hémistiche part, contre l’usage, sur une syllabe à la fois finale et muette, — si nous les lisons à la manière classique, sont bel et bien des vers faux. Il y a une autre manière de les lire : il faut éluder la césure, allonger certaines syllabes, en abréger d’autres, les grouper habilement et, toutes, les chanter un peu. L’on obtient une harmonie savante et agréable. Je crois que Sully Prudhomme se trompe, en n’admettant qu’une seule harmonie ou qu’un seul rythme des vers. Mais, — et j’insisterais volontiers sur ce point, — je suis tout à fait du même avis que Sully Pruhomme, s’il blâme le mélange hasardeux des vers classiques et des vers que j’appelle, pour abréger, nouveaux. Dans un poème écrit en vers classiques, la soudaineté d’un vers nouveau déconcerte. Elle semble et, presque toujours, elle est une négligence. Un poète ingénieux comme M. André Rivoire s’en tire très joliment ; c’est une négligence tout de même. Après une ample série de vers classiques, l’oreille ne s’attend pas à un brusque changement de méthode : elle est déçue, elle est blessée. Il faut que le poète ait choisi d’abord entre le vers nouveau et le vers classique. Or, depuis qu’abandonnant le vers authentiquement libre des symbolistes, on est retourné à la versification régulière, les poètes ont une fâcheuse tendance à introduire dans la versification régulière quelques-unes des libertés qui faisaient un ensemble cohérent et qui, les unes ou les autres, détachées d’un tel ensemble, ne sont plus que des commodités éventuelles. Sully Prudhomme, lui, refusait toute la poétique du vers libre. Pour la refuser absolument, il méconnaissait de beaux poèmes. Ce fut l’inconvénient de son attitude ; mais il se sauvait par la netteté de sa doctrine et il n’embrouillait rien. La plupart des poèmes qui voient le jour ces temps-ci brouillent deux esthétiques. On prétend éconduire le vers libre des symbolistes et l’on réclame en faveur d’un vers « libéré. » Or, un vers libéré est libre, ou n’est qu’un vieil esclave et qui prend des licences. Pourquoi ne veut-on pas accorder que les écrivains ont à leur disposition la prose, la poésie régulière et puis une autre poésie ?

Les menues irrégularités que Sully Prudhomme signalait à l’auteur des Vierges sont, comme il le disait, très rares dans ce poème ; et elles y sont des fautes légères, de plus en plus rares dans l’œuvre de M. André Rivoire. Ni pour la forme poétique, ni pour l’esthétique générale et pour la pensée, les symbolistes n’ont eu aucune influence appréciable sur ce poète, pas plus que les événemens contemporains et les idées environnantes. Il admirait Sully Prudhomme, et sans doute pour les Solitudes et les Vaines tendresses plus que pour les Réflexions sur l’art des vers : il lui a dédié son prélude. L’harmonie et le rythme des vers réguliers l’enchantait et il n’éprouvait pas le besoin d’émanciper le vers : il s’est contenté de l’instrument, du reste subtil et fort, que lui offrait la poésie traditionnelle. Et la querelle des esthéticiens ne l’a pas intéressé le moins du monde ni touché de nulle incertitude. Il n’adoptait pas les nouveautés ; il ne protestait pas contre elles : et, quatre siècles de poésie française lui battant la mesure, il chantait son amour.

Je ne sais si jamais poète fut, et avec tant de simplicité, si indocile et indifférent même à toute influence. D’autre part, il suffit d’avoir lu quelques pages de lui pour ne douter point de sa vive sensibilité. Ainsi, son immunité le caractérise ; elle est volontaire et elle a toutes les grâces d’une aubaine. Hugo lui-même, qui imposa si formidablement son génie, accueillit, durant le très long cours de sa destinée, et les opinions et les idées qui survenaient, et plusieurs inventions poétiques : on a remarqué, dans son œuvre immense, l’impression qu’il avait reçue de Baudelaire, et des Parnassiens, et de Paul Verlaine, et des tout premiers Décadens peut-être. A l’écart des vacarmes, des engouemens et des modes, satisfait d’une musique délicate et ne souhaitant pas d’éveiller tous les échos autour de lui, M. André Rivoire a de très bonne heure choisi sa poésie préférée ; il lui a prodigué les soins les plus constans et peu à peu il l’a menée à sa perfection.

Il y a, dans l’un de ses recueils, un poème où il vante la joie des âmes frivoles qui s’éparpillent légèrement et qui n’ont pas leur rêve pour seul et perpétuel compagnon ; puis il plaint sa captivité :


Je n’ai pas vécu de journée
Depuis mon enfance, jamais,
Sans l’avoir humblement donnée
Toute à la femme que j’aimais.

Je n’ai vu le monde qu’à peine ;
J’ai vécu, — tristesse ou bonheur, —
Toute ma part de vie humaine
Sans pouvoir sortir de mon cœur.

J’ai dédaigné les paysages,
Les bois, les fleuves et les ciels.
Je n’ai connu que les visages
Et les yeux confidentiels.


Pouvait-il mieux et plus intimement expliquer son aventure littéraire ? et, l’indifférence que je lui attribuais, la justifier ? L’isolement où il se confinait risquait de lui être périlleux : que de trésors il faut posséder pour éconduire tous les dons et les complaisances des heures ! Mais, on le voit, cet isolement est celui de l’amour ; et cet isolement convenait au poète qui ne voulait pas d’autre poésie que celle de l’amour. Le reste ne lui est de rien, et pas même les paysages, pas même la nature, amie des poètes, généralement, et une étrangère pour lui. Que lui importent les bois, les fleuves et les ciels ? A plus forte raison, que lui importent les doctrines des penseurs et les bisbilles de tous les esthéticiens ?

La nature lui est une étrangère, oui, à moins que ne s’y promène la bien-aimée, et que le même doux soir ne tombe sur le tranquille paysage et sur le visage d’elle, et à moins que le même frisson ne touche à la fois, dans la fraîcheur du crépuscule, les feuilles et les cœurs. Alors, s’il n’est pas laissé seul avec la nature, elle lui devient le temple de l’idole, temple tout parfumé de l’encens qu’il brûle en l’honneur de l’idole et temple voluptueux de la présence de l’idole. Comme pour le poète de la Maison du Berger, la nature se transforme ainsi et se transfigure :


La terre est le tapis de tes beaux pieds d’enfant.


Mais, philosophe, qui a lu Chamfort et devine Schopenhauer, Vigny possède un système de la nature et une théorie de l’amour. L’idée modifie le sentiment ; elle lui donne plus de grandeur, une beauté plus pathétique. M. André Rivoire, qui ne veut rien ajouter à l’amour et au sentiment de l’amour, ne diminue-t-il pas de cette façon la valeur, et même sentimentale, de son poème ? Je le crois. Cependant il y a, dans ce refus de mêler à l’amour aucun souci d’une autre sorte, fût-ce l’idée métaphysique de l’amour, un charme délicieux. Il préserve l’amour d’une atteinte quelconque, et fût-ce la plus chaste, celle d’une idée ; avec l’amour, il s’enferme : et l’enchantement est pareil à celui de Viviane.

Ce poète de l’amour ne ressemble pas à don Juan. Ses conquêtes ne sont pas une joie d’orgueil. Il a vécu « pour les seules ivresses d’un crédule désir. » Il n’a point cherché, avec une sorte de furie industrieuse, la perle de son cœur ; il avoue qu’il a trop souvent adoré « celles que ses caresses ne devaient pas choisir. » n n’est pas cruel ; et ses victimes, s’il les plaint, c’est qu’il les aime encore : il veillait à leur bonheur ; elles n’ont enfin dédaigné que sa constance. Il n’a pas de rancune contre elles ; et, sur « le chemin de l’oubli, » puni d’avance, il leur pardonne. Un tel amour n’est pas une passion désordonnée, farouche, une passion secouée de sanglots et qui s’exhale en cris retentissans. On ne voit pas que la jalousie le tourmente. On ne le voit ni affolé, ni martyrisé. Cet amoureux ne ressemble pas à don Juan, ni à Tristan non plus, et ni à Des Grieux. Une femme ne l’a pas un jour séduit tellement que nulle femme désormais ne compte pour lui. Et il n’apparaît pas comme un débauché. Son amour ne l’avilit pas. S’il a changé d’objet, du moins donnait-il « chaque fois tout son cœur. » Un tel amour, nous l’appellerons la tendresse, ou l’amour de la tendresse.

La tendresse n’est point emportée ; elle n’est ni exubérante ni bruyante : elle ne déchaîne pas un grand lyrisme. Dans la poésie de M. André Rivoire, il n’y a pas de ces mouvemens d’une éloquence tempétueuse qui sont comme des ouragans de mots à l’unisson des orages du cœur. Il n’y a pas non plus beaucoup de ces images luxueuses qui sont comme le costume que met le sentiment pour aller dehors et comme sa parure de cérémonie. Cette poésie intime ne sort pas de chez elle et n’a pas besoin de ces élégances. Elle a une élégance ; elle a même une coquetterie : élégance discrète et coquetterie toute réservée au tête-à-tête. Elle ne commet pas l’erreur et l’imprudence d’être négligée ; elle est jolie et mise joliment à la maison : telle, une gentille femme.

Les poètes de l’amour, et quelques-uns de ceux qui nous émeuvent le plus, ont un jeu : l’ironie. Ce n’est pas la moquerie ; c’est un sourire parmi des larmes : à peine un sourire, et parmi des larmes allégées. Ce n’est pas la vengeance ; et pourtant c’est une petite représaille, atténuée de politesse indulgente. On a tort de confondre l’ironie avec la méchanceté, car elle a souvent pitié d’un être, ou deux ; et, le reproche, elle le tourne au badinage, afin d’épargner et l’auteur du méfait et sa dupe, maintenant avertie, la dupe qui se plaint et qui voudrait se consoler. L’ironie peut être, dans la tendresse, une précaution de sagesse et d’amitié. Lisons le Songe de l’amour et, là, le fin poème de l’Approche :


Tu dois venir ; j’attends ; je sais que tu viendras…


Elle viendra, mais en retard et, pour venir, ayant beaucoup menti :


Tu laisseras pensivement glisser ton front
Sur mon épaule, avec un grand besoin d’entendre,
Même sans amour vrai, quelque chose de tendre.
Tu me diras des mots qui te consoleront.


Plus adorable que tous les autres, le dernier vers. Puis, dans le Chemin de l’oubli, après les déconvenues, ce vers :


Je me croyais l’espoir, j’étais le souvenir.


La bien-aimée, il la divinisait. Elle n’était qu’une pauvre femme ; et il la croyait endormie et la croyait la Belle au bois dormant :


Mais c’est en vain que je t’apporte
L’espoir d’un suprême printemps :
La Belle au bois dormant est morte,
Elle avait dormi trop longtemps.

Cette ironie gracieuse, attentive à n’offenser ni une âme, ni une autre âme, ni le secret de la ferveur qui les anime ou les anima, c’est toute la sévérité que le poète se permet à l’égard des bien-aimées, futiles déjà, ou bientôt. Encore cette ironie ne se montre-t-elle presque jamais. Le sentiment qui, avec l’amour, domine, en ces poèmes consacrés aux femmes et à leur complaisance, est déférant et courtois. Ce respect, qui est accordé aux oublieuses même et aux perfides, évoque la poésie du temps où les poètes amoureux divinisaient les femmes et ainsi ornaient précieusement la littérature et la société. A lire les tendres poèmes de M. André Rivoire, on s’attend qu’il aime ces époques et leurs légendes. Il en a, témoigné dans les « imageries » de Berthe aux grands pieds, où passent, fantômes vivans, les « reines au corps mignon, » la reine Blanchefleur, et l’autre, « fleur de Hongrie ou de Bohême, » chaste et fidèle, promise au lit du roi Pépin, et une sainte. Le poème des Vierges est une adoration de la pureté, mais de la pureté féminine, si chère au cœur viril. Sully Prudhomme complimenta le poète, pour tant (disait-il) de piété. Il le louait de maintenir une distance telle entre « l’idole et le croyant. » Il concluait de là que M. André Rivoire était né « chez un peuple où les fiançailles ne sont pas entrées dans les mœurs et où, préliminaires abrégés d’un engagement téméraire, à la fois tardif et précipité, elles n’accomplissent pas leur naturel bienfait. » Je ne sais pas comment Sully Prudhomme aurait voulu organiser le rite des fiançailles. Il était un élégiaque et un mathématicien ; de sorte qu’en souvenir d’un amour malheureux, peut-être élabora-t-il un plan de réforme pour le prélude des amours. Mais la parfaite réussite des amours supprimerait la poésie élégiaque. Sans les fiançailles manquées de Sully Prudhomme, il nous manquerait le chef-d’œuvre exquis des Vaines tendresses. Il dut à sa déception la gloire. Et l’on est touché de sentir qu’en 1895 encore il eût préféré à la gloire le bonheur. Dans cette préface des Vierges, il conjecture que M. André Rivoire a connu les « secrètes déchéances » et le supplice des « alliances éphémères ; » il admet que M. André Rivoire, souffrant ainsi et par des femmes imparfaites, se soit plu, de très loin, au « charme des fronts purs » et ait imaginé les vierges merveilleusement immaculées.

De cette façon détournée, le poème des Vierges est un poème d’amour, et disons, un beau poème, un peu froid, beau par sa froideur même. En le publiant, le poète annonçait deux autres volumes, les Femmes et les Aïeules. Il avait conçu cette trilogie, où l’honnête existence des femmes entrait tout entière. U n’a.pas écrit les Femmes et les Aïeules. Pourquoi ? Il a écrit le Songe de l’Amour. Il venait aussi de donner le poème légendaire de Berthe aux grands pieds : et, délaissant une poésie où l’on cache le sentiment sous des emblèmes et où l’on fait allusion seulement à son émoi, il cédait aux attraits plus vifs de la poésie personnelle, et des aveux et des épanchemens. Il renonçait alors à se dissimuler ; et il renonçait à la diversion des récits où l’on donne le change à soi-même ; il renonçait à sortir aucunement de la geôle voluptueuse qui enfermait son rêve et lui, tous deux…


Et mon rêve frileux ne quitte plus la chambre.


Le songe de l’amour, et non l’amour : il y a, dans la nuance des mots, une intention jolie. Substituer à l’amour le songe de l’amour, c’est la volonté d’une sorte de frissonnante pudeur, qui habille de quelque mystère le sentiment et lui confère une grâce décente. Les silences ajoutent aux paroles de pénétrantes significations…


Je ne demande rien ; je sens qu’elle a compris
Tout l’aveu qu’en mon cœur si tristement je porte ;
Elle sait que ma main tremble à toucher sa porte,
Comme tremble mon âme aux choses que j’écris.


Ce sont des vers tremblans d’une timidité qui, au surplus, a des éveils de bel entrain. Ce sont des vers tremblans de véritable amour ; et la timidité est à l’égard de la bien-aimée : elle est aussi, de la part de l’amant, la crainte de l’amour, le scrupule d’une imprudence, une excuse adressée au songe, si l’on est sur le point de quitter pour la réalité le doux songe, comme fait le poète de l’amour.

Il a quitté le songe ; et le voici sur le Chemin de l’oubli. Le premier poème était, en quelque sorte, avant l’amour ; celui-ci est après l’amour. Et, l’amour, qu’en a-t-il fait ? l’a-t-il perdu ?… L’amour est déjà dans ses pressentimens et il est encore dans son souvenir ; car le souvenir traîne sur le chemin de l’oubli. Mais le poète qui a choisi, pour ses poèmes, le thème des pressentimens et le thème du souvenir indique, de ce fait, son goût d’un clair-obscur où apparaissent les lueurs de l’aube et où le soir prolonge les lumières mourantes du jour. S’il a vécu le violent après-midi, l’on doit comprendre, à sa manière de l’éluder, qu’il en redoute le dur éclat. Cette délicatesse a beaucoup d’agrément, cette délicatesse qui est une modestie du cœur.

Le pressentiment et l’oubli, la première et puis la dernière étape d’un amour, dissemblables, ont aussi leur analogie, quand l’amoureux a, plus d’une fois, attendu son bonheur et l’a vu s’anéantir. Les chronologies se confondent. L’attente d’un deuxième amour ensevelit l’amour précédent ; et, ainsi, l’oubli continue dans l’espoir. Les peintres les plus attentifs à noter fortement l’aspect des heures incertaines peignent des matins qui ont l’air de soirs ; et ils peignent des soirs si roses qu’on les prendrait pour des matins. Dans la nature, également, l’on hésiterait, sans le conseil de la nuit reposante ou de la fatigante journée, à distinguer les deux crépuscules.

Enfin, voici le poème de la journée, entre les deux crépuscules, le poème de l’amour. C’est le plus récent recueil de M. André Rivoire. Il s’appelle le Plaisir des jours. Plaisir menacé, comme nous l’enseigne le Chemin de l’oubli. Mais, sous la menace même, l’amour est content. Ne voit-il pas la menace ? Il refuse de l’apercevoir. En outre, le temps est passé des crédulités les plus dangereuses. Le cœur, qui a été dupe, ne l’est pas éternellement. Se croit-il, à présent, si sûr de son expérience ? On dira que le cœur n’a pas d’expérience et, pour chaque nouvel amour, offre sa candeur facile à décevoir. On le dira ; d’autres le diront : le cœur épris le niera. Si, malins, nous connaissons la menace, la sécurité de l’amour en est plus émouvante.

La jolie chose, que d’avoir déplacé, dans la série logique des épisodes, le principal épisode, l’amour triomphant !

Triomphant, c’est trop dire. Il ne triomphe pas : le vacarme avertirait le destin. Plus discret que jamais, plus économe de sa joie ou du bruit que sa joie ferait, le poète élève la voix le moins qu’il peut : on l’entend parce que sa joie est forte ; mais il ne chante pas à tue-tête.

Ce n’est ni l’unique amour ni l’amour premier : c’est le meilleur amour, si bon que toute la précédente erreur, n’est-ce pas ? le préparait. Et le plaisir des jours, si le poète n’avait pas soin de ne pas tenter le mauvais sort, il faudrait l’appeler le bonheur. Le poète n’a point osé : il y a, dans l’idée du bonheur, une condition de durée, avec laquelle on n’a pas la folie de s’engager. Le plaisir des jours est un bonheur sans arrogance, auquel suffit l’heure après l’heure.


Mon bonheur, comme chaque jour,
Je retrouve d’un cœur paisible
Ta douce présence invisible,
Mon cher bonheur, mon cher amour !


Chaque jour ! Et, à chaque fois, c’est comme une surprise. Voilà, en peu de mots, la sagesse de ce bonheur qui a la précaution de ne souhaiter que plaisir. Cependant, et à toute minute, la fiction va se défaire, et l’artifice ingénieux se dévoiler, et le mensonge se trahir, le mensonge de n’appeler que plaisir le bonheur évident. Mais il vaut mieux n’espérer guère et attraper les chances l’une après l’autre. Si la bien-aimée est jalouse, le poète l’avertira, très doucement, si doucement qu’elle sourira :


Je songe quelquefois que j’aurais pu t’aimer
La première, toi seule !…


Ce n’est pas elle, et c’est lui que soudain frôle cette pensée ; la jalousie qu’elle aurait eue, c’est-un remords qu’il lui offre comme un hommage…


Et rien qu’à te nommer,
Je sens mon cœur saisi qui brusquement frissonne.
Je ne me souviens plus de rien ni de personne,
Jusque dans le passé, je suis à toi… Voilà…


Ils sourient l’un et l’autre…


Je t’aime. J’étais né seulement pour cela.
Qu’importent les mots vains que j’ai pu dire à d’autres ?
Je n’ai compris leur sens que depuis qu’ils sont nôtres.
Ne le regrette pas, ce temps qui s’est enfui :
Mon cœur, alors, était moins jeune qu’aujourd’hui
Toi-même, je t’aurais peut-être méconnue…


Ils sourient l’un et l’autre, avec un peu d’inquiétude, avec cette inquiétude qui fait qu’imaginant un péril dehors, vous demeurez plus volontiers dans votre illusion d’une retraite protégée.

Pour traduire tant d’impressions ténues et qui vont de la plus douloureuse mélancolie à la plus chaude allégresse, M. André Rivoire, — Sully Prudhomme l’en félicitait, — ne recourt pas à d’autres artifices qu’à ceux de la plus simple poésie. Après vingt ans, Sully Prudhomme le féliciterait encore. Il est resté fidèle, et de plus en plus fidèle, à un usage ancien dont il prouve l’éternelle jeunesse. Les harmonies qu’ont inventées les novateurs, il ne les utilise pas. Même il emploie peu de musique, au service de sa pensée. Il lui faut être plus habile, dans le travail exact et minutieux des mots, non de leur son, de leur rythme plutôt, et surtout de leur qualité significative. Travail diligent et subtil, consacré au seul amour !


ANDRE BEAUNIER.

  1. Le plaisir des jours, par André Rivoire. Du même auteur, les Vierges (1895) ; Berthe aux grands pieds (1899) ; Le Songe de l’amour (1900) ; Le Chemin de l’oubli (1904), — Lemerre, éditeur.