Revue littéraire - La Statue de Baudelaire

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Revue littéraire - La Statue de Baudelaire
Revue des Deux Mondes3e période, tome 113 (p. 212-224).



REVUE LITTÉRAIRE




LA STATUE DE BAUDELAIRE.






À qui se fier, je vous le demande, ô compagnons de la vie nouvelle, et sur qui compterons-nous désormais, si M. Paul Desjardins lui-même fait défaut à la cause du « devoir présent ? » Lorsque j’ai lu quelque part qu’il était question d’élever un buste, ou une statue tout entière, — là-haut, devers l’Élysée-Montmartre ou du côté du Moulin-Rouge, — à Charles Baudelaire, je n’ai rien dit, et j’attendais, comme tout le monde, la généreuse protestation de M. Desjardins. Il me semblait qu’en effet il nous en devait une, ou même deux, en sa double qualité d’ouvrier du « devoir présent, » et de professeur de rhétorique. Comme professeur de rhétorique, il ne se peut pas, me disais-je, qu’une Charogne, ou le Voyage à Cythère n’offensent ou ne révoltent la délicatesse de son goût. Mais, comme ouvrier du « devoir présent, » quelle sera donc cette « littérature infâme, » qu’il avait pris l’engagement de combattre, si ce n’est celle à laquelle appartiennent une Martyre ou les Femmes damnées ? Cependant, il a gardé jusqu’ici le silence, et j’en cherche vainement les raisons. Est-ce que peut-être il se réserve pour le jour de l’inauguration ? ou n’a-t-il jamais lu Baudelaire ? ou attend-il à intervenir que l’on ait proposé de dresser sur la place publique, dans une attitude analogue à leurs œuvres, la statue de Restif de La Bretonne, ou celle de Casanova ?

Mais, en ce cas, qu’il nous pardonne alors d’être moins ambitieux, ou moins dégoûtés que lui ! Assurément, il l’eût mieux dit lui-même, — avec plus de pleurs dans la voix, et je ne sais quoi de plus navré, de plus abandonné, de plus démissionnaire dans toute sa personne, — mais enfin, si ce serait un scandale, ou plutôt une espèce d’obscénité, que de voir un Baudelaire en bronze, du haut de son piédestal, continuer de mystifier les collégiens, il faut bien que quelqu’un le dise. Où les apôtres hésitent, il se pourrait qu’après tout un modeste « littérateur » réussît. Et, en vérité, nous ne croirions pas avoir fait une besogne inutile si nous avions détourné de souscrire, au « monument » de Baudelaire, un seul de ses admirateurs.

Pour cela, nous nous garderons bien de disputer au poète son talent, non plus qu’aux Fleurs du mal leur place, et leur part d’influence, depuis une trentaine d’années, dans le mouvement de la littérature. La place est grande ; l’influence a été, n’est encore, de nos jours même, que trop considérable ; et de plus illustres que Baudelaire, de mieux doués, de plus simples surtout et de plus sains, n’en ont certainement pas exercé de semblable.

Il a dû beaucoup à ses prédécesseurs : Gautier, Vigny, Sainte-Beuve. Supposé qu’il existe une poésie de l’hôpital ou du mauvais lieu, pathologique, pour ainsi dire, vicieuse et profondément gangrenée, c’est, en effet, Sainte-Beuve qui l’avait jadis imaginée le premier, qui s’y était même hypocritement essayé dans son Joseph Delorme ; et Baudelaire, plus franc ou plus cynique, n’a fait que la réaliser. D’un autre côté, quand il louait lui-même Théophile Gautier « d’avoir exprimé sans fatigue, sans effort, toutes les attitudes, tous les regards, toutes les couleurs qu’adopte la nature, ainsi que le sens intime contenu dans tous les objets qui s’offrent à la contemplation de l’œil humain, » ou encore, et principalement, « d’avoir ajouté des forces à la poésie française, d’en avoir agrandi le répertoire et augmenté le dictionnaire, sans jamais manquer aux règles les plus sévères de sa langue, » s’il ne parlait peut-être pas très bien, le disciple se mirait dans l’éloge qu’il décernait à son maître. Et foncièrement pessimiste, il n’avait pas attendu pour s’inspirer de Vigny, tout en le dégradant, qu’une main pieuse eût réuni les Destinées en volume, mais il avait déjà transposé dans sa langue réaliste ce qu’il y a d’horreur ou d’effroi de la nature dans la Maison du berger, par exemple, ou de haine de Dieu dans le Christ au mont des Oliviers. Mais, de tous ces élémens contradictoires et en apparence ennemis, dont les affinités entre eux, très secrètes, si elles sont très réelles, avaient comme échappé jusqu’alors à la poésie ou à la critique même, combinés dans ses vers, mêlés ensemble, fondus en un, Baudelaire n’a pas moins dégagé quelque chose d’absolument original, et les Fleurs du mal, — on peut m’en croire, si je l’avoue, — n’en composent pas moins un livre unique dans la littérature française.

Là est le secret de son influence, comme aussi de l’intérêt qu’il faut bien que l’on prenne à son œuvre. L’œuvre fait un anneau de la chaîne des temps. C’est ce que l’on ne pourrait pas dire des Odes funambulesques de Théodore de Banville, des Fossiles de Louis Bouilhet, ou des poésies décidément trop vantées de Mme Ackermann. Mais l’influence dure encore, et, pour la retrouver partout, il ne faut que jeter un coup d’œil sur la littérature contemporaine.

C’est ainsi que Baudelaire a certainement « ajouté des forces à la poésie française ; » il en a, selon son expression, « agrandi le répertoire ; » et, par exemple, s’il n’a pas inventé la poésie des odeurs, il a su du moins lui donner une place et une importance toute nouvelle, — une importance légitime et une place durable, — dans l’art encore alors tout musical, plastique, ou pittoresque des Lamartine, des Hugo, des Gautier :


En ouvrant un coffret venu de l’Orient,
Dont la serrure grince, et rechigne en criant ;

Ou, dans une maison déserte, quelque armoire
Pleine de l’acre odeur des temps, poudreuse et noire ;
Parfois on trouve un vieux flacon qui se souvient,
D’où jaillit toute vive une âme qui revient.

Mille pensers dormaient, chrysalides funèbres,
Frémissant doucement dans les lourdes ténèbres.
Qui dégagent leur aile et prennent leur essor,
Teintés d’azur, glacés de rose, lamés d’or.

Voilà le souvenir enivrant qui voltige
Dans l’air troublé ; les yeux se ferment ; le Vertige
Saisit l’âme vaincue, et la pousse à deux mains
Vers un gouffre obscurci de miasmes humains…


Si la forme, si la facture de ces vers n’a rien de très original, ou si peut-être encore, cette poésie de la sensation n’était pas absolument nouvelle aux environs de 1858, cependant on ne l’avait pas demandée jusqu’alors au plus suggestif peut-être, mais le plus « animal » aussi de tous nos sens : j’entends le seul dont les plaisirs n’aient jamais en soi rien d’intellectuel, le plus grossier par conséquent, et, pour cette raison peut-être, le seul dont aucun poète, avant Baudelaire, ne se fût avisé de se faire un art, une « manière, » ou un procédé, de noter les impressions. Il était d’ailleurs naturel, ou plutôt inévitable que la poésie, que le roman même fissent du procédé d’autant plus d’emploi qu’ils se matérialiseraient davantage ; et c’est effectivement ce qui est arrivé. Les « symphonies » d’odeurs où se complaisait naguère M. Zola, celles qui « chantent » quelquefois encore dans les romans de M. Huysmans, ou dans les vers de M. Paul Verlaine, tout cela, c’est du « baudelairisme ; » et, possible que depuis lors on en ait abusé jusqu’à la ridiculiser, mais ce n’en est pas moins là l’une de ses trouvailles ou de ses « notes » originales.


Comme d’autres esprits voguent sur la musique,
Celui de Baudelaire nage sur les parfums.

Ajoutons que, par cela même qu’il est le moins « spirituel » de tous, l’odorat est le sens dont les impressions s’échangent le plus aisément avec celles des autres. Disons mieux encore : il les sollicite ou il les provoque ; et tandis que les couleurs ou les formes limitent, pour ainsi parler, la liberté du rêve, en en dessinant les contours avec quelque précision, les odeurs au contraire l’émancipent, la favorisent, et l’exaltent. C’est ce que Baudelaire a mieux su que personne, et c’est ce qu’il a si bien exprimé dans le sonnet célèbre intitulé Correspondances :


Comme de longs échos, qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.


Lisez encore la Vie antérieure, Parfum exotique, ou les vers adressés à une Malabaraise. Quelque évident, et facile à imiter qu’il soit, le procédé est cependant légitime. Pas d’impression qui ne puisse, de sa langue originelle, se transposer en une autre, et le tout est d’en trouver l’exacte équivalence.


Il est des parfums frais comme des chairs d’enfans,
Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,
— Et d’autres corrompus, riches et triomphans,

Ayant l’expansion des choses infinies
Comme l’ambre, le musc, le benjoin et l’encens.
Qui chantent les transports de l’esprit et des sens.


Il y a bien dans ces vers quelque chose de légèrement ridicule, mais aussi de profondément sensuel, et en tout cas d’assez original. Le symbolisme contemporain nous est venu de là. D’autres élémens, sans doute, s’y sont joints, dont l’origine est plus intellectuelle, et, depuis Baudelaire, l’art s’est encore compliqué d’intentions ou de prétentions nouvelles. Mais c’est bien là le point de départ, et les Fleurs du mal, à défaut d’autre mérite ou d’autre intérêt littéraire, auraient celui de l’avoir indiqué »


La nature est un temple où de vivans piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles,
L’homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers.


Veut-on achever de s’en convaincre ? et veut-on, comme qui dirait, avec une preuve « expérimentale » de l’influence de Baudelaire, une explication aussi du prestige qu’il continue d’exercer ? Que l’on prenne donc la pièce intitulée les Phares, et du premier vers de chacune des stances, que l’on retranche le premier mot : il semblera que ce soit le désordre, l’incohérence, ou la folie mêmes.

. . . . Fleuve d’oubli, jardin de la paresse,
Oreiller de chair fraîche où l’on ne peut aimer,
Mais où la vie afflue et s’agite sans cesse
Comme l’air dans le ciel, et la mer dans la mer.

. . . . Miroir profond et sombre
Où des anges charmans, avec un doux souris
Tout chargé de mystère, apparaissent à l’ombre
Des glaciers et des pins qui ferment leur pays.

. . . . Triste hôpital, tout rempli de murmures,
Et d’un grand crucifix décoré seulement,
Où la prière en pleurs s’exhale des ordures,
Et d’un rayon d’hiver traversé brusquement.


En vérité, ne diriez-vous pas de quelque sonnet de M. Mallarmé ? Mais maintenant rétablissez l’intégrité du texte, et lisez :


Rubens, fleuve d’oubli, jardin de la paresse…
Léonard de Vinci, miroir profond et sombre…
Rembrandt, triste hôpital tout rempli de murmures…


Vous pourrez bien, encore ici, discuter la juste équivalence de ces transpositions ; et, si vous êtes « du monde, » vous pourrez bien vous égayer de cette comparaison de Rembrandt avec « un triste hôpital, » ou de Rubens avec « un oreiller de chair fraîche, » mais vous n’en méconnaîtrez pas au moins la singularité, — ni surtout l’étroite ressemblance avec la définition que nos symbolistes donneraient volontiers de leur art. La poésie n’est point du tout pour eux l’art « d’exprimer » ou « d’idéaliser » l’objet ; et encore bien moins de le « généraliser, » ou même d’en dégager la signification secrète. Non ; mais elle est l’art de sentir à l’occasion de l’objet, et comme de s’abandonner aux suggestions qu’il provoque, jusqu’à ce qu’ayant pris elles-mêmes quelque chose de l’inconsistance du rêve, elles se traduisent à leur tour par des sensations qui en imitent le caractère flottant, irréel et bizarre. Baudelaire fut un maître en cet art ; et puisque nos symbolistes n’ont rien encore produit qui réalise pleinement leur conception de la poésie, les Fleurs du mal, après trente ans passés, en demeurent le chef-d’œuvre.

Que faut-il encore que je loue en Charles Baudelaire ? la profondeur ou la sincérité de son pessimisme ? Très volontiers, s’il ne nous avait pas lui-même avertis qu’en « parfait comédien » il avait dû « façonner son esprit à tous les sophismes comme à toutes les corruptions ; » et j’aime les comédiens au théâtre, mais je m’en défie à la ville. La générosité de son intention satirique ? Ce serait là-bas, dans sa tombe, lui prêter vraiment trop à rire ; et seul au monde, je crois, ce vieux paradoxe ambulant de Barbey d’Aurevilly s’est avisé de voir dans les Fleurs du mal une manifestation de « la justice de Dieu ! » Ou bien encore, parlerai-je de la facture de son vers et de la trame de son style ? Théophile Gautier, — dans la Notice qu’on peut lire en tête de l’édition la plus répandue des Fleurs du mal, — a tout dit à ce sujet, et en d’autres temps, j’en aurais peut-être à en rabattre, mais je n’y saurais rien ajouter. C’est donc assez si l’on a vu que, bien loin de vouloir diminuer la réputation littéraire de Charles Baudelaire, nous la défendrions au besoin, ou même nous l’exagérerions. Mais ce n’est pas là le point, et il est temps après cela d’en venir à la vraie question, qui est de savoir si nous devons lui élever une statue.

Car enfin, si grand qu’il puisse être, ou si rare, — je veux dire si singulier, — le talent, le génie même n’a rien en soi de plus respectable que la beauté, par exemple, ou que la force ; et tout dépend de l’usage qu’on en fait. Qui donc a dit que le péché, dont Baudelaire aimait tant à parler, « ne consiste point à user de choses mauvaises, » puisque la Nature ou Dieu n’en ont point fait de telles, « mais à mal user des bonnes ? » Comme on peut appliquer la force aux plus criminels emplois, et faire servir la beauté même aux pires besognes, on peut, semblablement, faire de son talent un fâcheux ou coupable usage ; et cela s’est vu plus d’une fois dans l’histoire ; et cela se voit malheureusement tous les jours. Tout le monde le sait, personne n’en doute. Cependant nous parlons, nous raisonnons, nous agissons comme si nous ne le savions pas. Pour ne rien dire ici de ceux qui corrompent systématiquement la morale, nous ne demandons à ceux qui dénaturent, qui dégradent, qui déshonorent la notion même de l’art, que de le faire avec art ; et en réduisant à ce seul point les exigences de notre critique, nous croyons faire preuve d’indépendance, de liberté, de largeur d’esprit. Mais la vérité vraie, c’est que, si nous pouvons, si nous devons pardonner quelque chose à la sottise ou à la médiocrité, — quoique d’ailleurs elles fissent mieux de ne pas écrire, — ni le talent ni le génie n’ont de droits qui ne leur imposent des devoirs, auxquels, quand ils manquent, il importe qu’on les rappelle. Puisqu’il n’y a pas de livre, même de vers, qui ne soit un acte en quelque manière, il ne nous est pas permis de ne pas envelopper la considération de ses conséquences dans le jugement que nous en portons. Reconnaître, ou même admirer le talent, et l’approuver, sont deux choses ; lui élever des statues en est une troisième encore ; — et voilà pourquoi je proteste contre le projet d’élever une statue à l’auteur des Fleurs du mal.

Je sais ce que diront là-dessus les sceptiques, et j’entends d’ici les bons plaisans. Que de bruit pour un morceau de marbre ! et s’il plaît à quelques jeunes gens d’en consacrer tout un bloc à la mémoire de Charles Baudelaire, non-seulement c’est leur affaire, mais n’y a-t-il pas quelque chose d’outrageusement prudhommesque à vouloir les en dissuader ? Qu’est-ce que prouve une statue ? Combien d’imbéciles, depuis quelques années, n’a-t-on pas, ici taillés en pierre, et là, coulés en bronze ! Quel mal cela fait-il ? Du haut d’une fontaine, sur la place publique du chef-lieu de son arrondissement, si cet ancien ministre ne présidait pas aux commérages des ménagères, en seraient-elles par hasard moins bavardes, ou l’eau de la fontaine plus limpide ? Mais du fond d’un massif de verdure, si ce bohème de lettres ne mêlait pas sa face de marbre aux entretiens du militaire avec la nourrice, la verdure en serait-elle plus fraîche ou la nourrice moins tendre ? Puisque rien ne change rien à rien, qu’on laisse donc aller les choses.


Le vrai feu d’artifice est d’être magnanime…


Pareillement, la vraie statue est d’avoir inscrit son nom avec son œuvre dans l’histoire de la littérature ou de l’art. La cérémonie banale de l’inauguration d’un buste, qui n’enlèvera pas sans doute un lecteur aux Fleurs du mal, ne leur en attirera pas non plus qui n’en fissent depuis longtemps leurs délices. Après comme avant la statue, Baudelaire sera tout ce qu’il était. Ou plutôt, avec le goût que les hommes, en général, ont pour la contradiction, qui répondra que ce n’est pas nous, en l’attaquant, dont la maladresse lui suscitera des sympathies inattendues ? On voudra voir ; on le trouvera moins « noir » que nous ne le représentons ; et si trente-cinq années écoulées sont peut-être un long espace de temps, tout ce que nous aurons ainsi fait, ce sera d’avoir comme ranimé une popularité qui commençait à s’user.

Nous, cependant, à notre tour, ce qui nous paraîtrait presque plus prudhommesque encore que de protester contre la statue de Baudedelaire, ce serait de répondre à ce bel argument. Car, s’il a quelque valeur, on prouverait tout aussi bien que rien ne sert à rien,


Qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse,


et qu’importe même la liqueur ? Aussi, pour ne pas trop étendre et dénaturer la question, suffira-t-il de faire observer qu’une statue qu’on élève est toujours, dans l’intention de ceux qui l’élèvent, un hommage et un exemple. C’est une opinion qu’on affirme ; c’est une conviction qu’on étale; c’est quelquefois une victoire qu’on proclame ; c’est toujours un modèle qu’on propose. Homme politique ou soldat, poète ou philosophe, on souscrit, si je puis ainsi dire, à l’idée qu’un homme a représentée dans l’histoire. Celui-ci, c’est la « tolérance » et celui-là, c’est le « patriotisme. » Quelques reproches que l’on puisse d’ailleurs adresser à leur mémoire, ou quelque illusion que l’on se fasse trop souvent sur eux, on reconnaît et on déclare qu’en somme, et tout considéré, ils ont, comme on disait jadis, bien mérité de leur patrie ou de l’humanité. Si l’on ne le croyait pas, on soulèverait contre soi l’opinion. Mais qui ne voit qu’en même temps on conseille de les imiter ? que, du haut de leur piédestal, ils invitent l’enfance ou la jeunesse à faire ce qu’ils ont fait ? qu’ils se dressent là, sur nos places publiques, en objet d’émulation à ceux qui viendront après eux ? Et qui refusera d’en convenir, à moins qu’ayant vécu je ne sais dans quelle indifférence ou dans quel éloignement orgueilleux de ses semblables, il ignore le pouvoir de l’opinion, la contagion de l’exemple, et l’autorité de l’éducation ?

Baudelaire est-il de ceux que l’on puisse proposer en exemple ? Je ne parle ici, comme on l’entend bien, ni de l’homme, ni de sa vie privée, — que je ne connais point, que je ne veux pas connaître, — mais uniquement du poète et de son œuvre. Je n’examine même pas, je l’ai dit, s’il fut toujours ou habituellement sincère, et, dans ses plaintes ou dans ses blasphèmes, s’il ne s’est pas glissé parfois, avec beaucoup de rhétorique, une intention de mystifier son monde. Mystifier le monde, il se peut qu’après tout ce soit une façon d’être sincère, si c’en est une de lui témoigner son mépris ; et d’ailleurs le poète ou l’écrivain sont toujours assez sincères pour nous, dès qu’ils ont réussi à nous faire éprouver les sentimens qu’ils expriment. On pourrait ajouter qu’en matière d’art ou de littérature, il est bien peu de mystificateurs qui ne finissent par être leur propre dupe. — Et d’autres encore, s’ils le veulent, reprocheront à l’auteur des Fleurs du mal ce qu’ils appellent, non sans quelque raison, son immoralité. Mais nous, nous lui reprochons quelque chose d’autre, et en un certain sens, de plus grave, et c’est d’avoir volontairement corrompu la notion même de l’art.

S’il a, en effet, « ajouté quelques forces » à la poésie, nous lui devons aussi quelques tours de main, si je puis ainsi dire, dont le moins fâcheux n’est pas celui qui consiste à salir ou à souiller presque tout ce que l’on touche. Une Charogne en est un éloquent exemple :


Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride
D’où sortaient de noirs bataillons
De larves, qui coulaient comme un épais liquide
Le long de ces vivans haillons.

Tout cela descendait, montait comme une vague,
Ou s’élançait en pétillant.
On eût dit que le corps enflé d’un souffle vague
Vivait en se multipliant.
..................
Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,
À cette horrible infection,
Étoile de mes yeux, soleil de ma nature,
Vous, mon ange et ma passion.


Rien n’est plus simple, on le voit, ni ne s’imite à moins de frais. On prend le thème le plus banal, et, — pour rien, pour le plaisir, pour l’honneur, sans aucune intention de morale ni de satire, — on le « renouvelle » en le développant au moyen de métaphores ou de comparaisons tirées de tout ce que l’homme, depuis six mille ans, s’efforce d’écarter de sa vue. Lisez encore un Voyage à Cythère ou l’Hymne à la Beauté.

Il est vrai qu’en revanche, on peut essayer d’idéaliser tout ce que le vice a de plus répugnant, comme dans les Femmes damnées, ou tout ce que, comme dans une Martyre, le crime a de plus dégoûtant.


Dans une chambre tiède où, comme en une serre.
          L’air est dangereux et fatal,
Où des bouquets mourans dans leurs cercueils de verre
          Exhalent leur soupir final.

Un cadavre sans tête épanche, comme un fleuve,
          Sur l’oreiller désaltéré,
Un sang rouge et vivant…


Mais d’idéaliser le vice, ou de faire un peu plus que matérialiser l’idéal, cela ne se compense pas ; cela s’ajoute ; et le résultat le plus clair en est d’avoir introduit dans notre poésie française une constante préoccupation de l’ignominie. La mettre aujourd’hui dans le choix des sujets et demain dans la manière de les traiter, c’est toute une part du baudelairisme, et j’entends bien qu’il faut le constater, mais de l’admirer, c’est une autre affaire, et de le glorifier, c’est ce qui serait monstrueux. Il faut passer à l’art toutes les libertés, excepté celle d’employer ses moyens à se détruire lui-même.

C’est cependant à quoi Baudelaire s’est efforcé d’une autre manière encore, en affectant, comme théoricien, de ne voir dans l’art que l’artificiel ; et, par ce mot, nous dit Gautier dans sa Notice, « il entendait une création d’où la nature est complètement absente. » Nous pouvons ajouter que, s’il ne la justifiait pas, il défendait du moins, par des argumens très subtils, cette préférence qu’il s’était donnée pour la bizarrerie ; et personne peut-être, de notre temps, n’a mieux plaidé la cause de l’art pour l’art ou celle de la décadence. La place nous manque aujourd’hui pour les discuter à notre tour. Mais, en tout cas, ce que Baudelaire n’a pas établi, c’est que la décadence ne fût pas le commencement de la décomposition finale ; et quant à la théorie de l’art pour l’art, il n’a pas triomphé de la contradiction qu’elle implique, si l’art, sous toutes les formes, est une création de l’homme. Le séparer de l’homme et de la vie, que dis-je ! lui donner pour objet de les « dénaturer, » c’est donc tout simplement lui enlever sa raison d’être, puisqu’en le coupant de ses communications nécessaires, c’est tarir pour lui la source même de son renouvellement.

Quel intérêt pourrions-nous prendre à des vers comme ceux-ci :


Non d’astres, mais de colonnades,
Les étangs dormans s’entouraient.
Où de gigantesques naïades,
Comme des femmes se miraient…


Des nappes d’eau s’épanchaient, bleues,
Entre des quais roses et verts,
Pendant des millions de lieues,
Vers les confins de l’univers.


Pensée, sentiment, sensation même, tout y manque ; ce ne sont que des formes vides ; et la seule impression qu’on en garde est celle d’un vain cliquetis de mots.

N’est-ce pas aussi bien où il faut que l’art aboutisse, quand on commence par poser en principe qu’il doit se suffire à lui-même ? Si l’on ne saurait évidemment lui donner « la Science » ou « la Morale » pour but, on ne peut pas sans doute lui proposer davantage « la Désillusion » ou « l’Immoralité » pour objet. Mais en vain voudrait-on le consacrer à la réalisation de ce qu’on appelle emphatiquement « la Beauté pure, » et il faut toujours bien que cette beauté soit prise elle-même de la nature et de l’humanité. Baudelaire, égaré par ce mépris transcendant du vulgaire qui a perdu tant d’artistes et tant d’écrivains, a voulu que l’art devînt proprement un grimoire, que de rares initiés seraient seuls capables de lire, et d’ailleurs dont les caractères cabalistiques ne cacheraient ni n’exprimeraient rien. Il n’y a réussi qu’à moitié pour sa part, et certainement nous n’aurions pas, après trente ans, à reparler des Fleurs du mal, si, par malheur pour sa réputation, elles étaient conformes à ses théories. Mais sont-ce bien ces théories que nous voulons que l’on glorifie ? sous quel prétexte ? à quel titre ? comme prétentieusement paradoxales, ou comme insolemment aristocratiques ? n’ont-elles pas fait assez de mal ? et quel bien en est-il résulté ?

L’une des pires conséquences qu’elles puissent entraîner, c’est, en isolant l’art, d’isoler aussi l’artiste, d’en faire pour lui-même une idole, et comme de l’enfermer dans le sanctuaire de son moi. Non-seulement alors il n’est plus question que de lui dans son œuvre, — de ses chagrins et de ses joies, de ses amours et de ses rêves, — mais, pour se développer dans le sens de ses aptitudes, il n’y a plus rien qu’il respecte ou qu’il épargne, s’il n’y a plus rien qu’il ne se subordonne, ce qui est, pour le dire en passant, la vraie définition de l’immoralité. Se faire soi-même le centre des choses, au point de vue philosophique, l’illusion est aussi puérile que de voir dans l’homme « le roi de la création, » ou dans la terre ce que les anciens appelaient « le nombril du monde ; » mais, au point de vue purement humain, c’est la glorification de l’égoïsme, et par suite la négation même de la solidarité. Dans l’œuvre de Baudelaire, les derniers liens qui rattachaient encore le lyrisme romantique à l’humanité sont rompus, et le monstrueux orgueil du poète n’est fait que de son mépris pour ses semblables.


Tous ceux qu’il veut aimer l’observent avec crainte,
Ou bien, s’enhardissant de sa tranquillité,
Cherchent à qui saura lui tirer une plainte,
Et font sur lui l’essai de leur férocité.

Dans le pain et le vin destinés à sa bouche,
Ils mêlent de la cendre avec d’impurs crachats,
Avec hypocrisie ils jettent ce qu’il touche,
Et s’accusent d’avoir mis leurs pieds dans ses pas…


Indépendamment du procédé que nous avons indiqué plus haut, et dont on saisira facilement l’application dans ces vers, il n’y a là de personnel ou d’un peu nouveau que l’accent de haine ou de colère, la satisfaction d’être soi-même, et la fausse conscience de sa supériorité. N’y a-t-il pas aussi la promesse et comme l’engagement de continuer, selon l’expression de Baudelaire lui-même, à cultiver « son hystérie avec jouissance et avec terreur » pour se faire, en quelque manière, de sa maladie même, entretenue soigneusement, une originalité comme pathologique ? Sainte-Beuve, jadis, en son Joseph Delorme, avait trouvé, comme on le sait, intéressant d’être phtisique, et peut-être se rappelle-t-on le portrait qu’il traçait de sa muse :


Elle file, elle coud, et garde à la maison
Un père aveugle, et vieux, et privé de raison.
Si, pour chasser de lui la terreur délirante,
Elle chante parfois, une toux déchirante
La prend dans sa chanson, pousse en sifflant un cri.
Et lance les graviers de son poumon meurtri.


Baudelaire eût pu peindre la sienne sous des traits analogues, mais avec cette différence qu’au lieu d’en faire une malade comme on n’en voit que trop, il en eût fait une comme on en voit moins, affligée ou ornée de quelque affection rare, elle-même définie par des accidens, par des déformations, par des colorations plus rares encore, et capable au besoin de trouver des raisons de s’admirer dans l’énormité de sa propre hideur. Étrange conception de l’art, véritablement inhumaine, dont on ne saurait dire s’il y entre plus de mépris de la souffrance des autres, ou plus d’amour et d’orgueil de soi ; qui conduit l’artiste ou le poète non-seulement à s’isoler de ses semblables, mais à s’opposer lui tout seul à eux tous ; et que la gravité de ses conséquences condamnerait encore de fausseté, s’il n’y suffisait pas du paradoxe de son principe ! Mais c’est assez d’un Baudelaire ! Si nous ne pouvons pas effacer son œuvre de l’histoire de la littérature, ne la glorifions pas en lui dressant des statues ! N’émancipons pas de l’espèce de honte qu’ils éprouvent à l’admirer d’honnêtes, de bons jeunes gens, qui, dans quelques années, quand la vie leur aura donné ce qui leur manque encore d’expérience, jugeront sans doute les Fleurs du mal à leur véritable valeur ! Et, sous prétexte qu’il confondait volontiers, lui, Baudelaire, l’horrible ou l’ignoble avec le beau, ne prenons pas, nous, la surprise de l’étonnement pour l’enthousiasme de l’admiration.

Après cela, discuterons-nous le talent de l’artiste ? Et parlerons-nous du prosaïsme fréquent de son vers, de l’impropriété de sa langue, de l’obscurité de la pensée ? Nous n’aurions qu’à choisir :


Je plongerai ma tête amoureuse d’ivresse
Dans ce noir océan où l’autre est enfermé,
Et mon esprit subtil, que le roulis caresse,
Saura vous retrouver, ô féconde paresse,
Infinis bercemens du loisir embaumé…


Ou encore :


Je t’adore à l’égal de la voûte nocturne,
Ô vase de tristesse, ô grande taciturne,
Et t’aime d’autant plus, belle, que tu me fuis,
Et que tu me parais, ornemens de mes nuits.
Plus ironiquement accumuler les lieues,
Qui séparent mes bras des immensités bleues.


Mais nous avons promis de n’en rien dire, et, encore une fois, bien loin de vouloir diminuer le talent de Baudelaire, il nous importe aujourd’hui qu’il en ait eu beaucoup. Plus en effet on lui en reconnaîtra, plus il sera coupable d’en avoir fait un détestable usage. C’est le seul point sur lequel je voudrais voir enfin ses admirateurs s’expliquer, et nous dire s’ils croient que, d’avoir corrompu la notion même de l’art, ce soit un honneur à mériter des statues.

Que si d’ailleurs on s’étonnait de nous voir attribuer tant d’importance à un hommage aussi banal que celui qui consiste à tailler en marbre l’image approximative d’un Baudelaire, nous avons déjà répondu, mais il ne sera pas inutile d’ajouter quelques mots encore. Tout au rebours des dilettantes et des sceptiques, — dont ici le dilettantisme s’accommode merveilleusement avec les intérêts de leur tranquillité, — nous croyons que rien au monde n’est ce qu’ils nomment indifférent, et que, comme tout a sa raison d’être, tout aussi a ses conséquences. Quand on aura donc plus ou moins spirituellement plaisanté quelques héros douteux ou quelques cérémonies ridicules, — et, en vérité, ce genre de plaisanterie, qui n’a rien aujourd’hui de bien neuf, n’a rien non plus de bien difficile, — il ne restera pas moins qu’étant une forme du respect de ceux qui ne sont plus, un perpétuel témoignage de la continuité de la patrie, et une manière de placer l’objet de la vie en dehors et au-dessus d’elle-même, l’usage d’élever des statues fera toujours une partie de l’éducation publique. Il en fera surtout partie dans une société démocratique, où il n’est pas seulement bon, mais nécessaire que l’urgente préoccupation des intérêts matériels soit, comme à tout instant, contrepesée par quelque ambition plus noble ; et dont le principe actif est de favoriser ou de provoquer, à tous les degrés de la hiérarchie sociale, l’effort du mérite personnel. De dire là-dessus qu’il n’importe pas qu’on propose un Baudelaire ou un Restif en exemple à la jeunesse, c’est comme si l’on disait qu’il n’importe pas qu’on apprenne à lire dans les Liaisons dangereuses ou dans les Amours du chevalier de Faublas. Mais, comme font quelques-uns, de s’éclater de rire au seul nom de l’amour de la gloire, c’est se moquer du monde, puisque nous voyons que l’on a toujours grand soin de signer en toutes lettres les railleries que l’on fait de l’ambition des autres ; c’est méconnaître, entre tous les mobiles qui depuis quatre ou cinq cents ans ont dégagé « l’homme moderne » de l’homme du moyen âge, le plus puissant peut-être ; et enfin, dans le temps surtout où nous sommes, c’est essayer, pour autant qu’on le peut, de limiter l’activité de l’esprit à ses emplois les plus bas. En vérité, je ne vois pas les avantages qu’on en attend, si d’ailleurs je conçois le plaisir inintelligent qu’on y trouve.

Élevons donc des statues sur nos places publiques, mais choisissons ceux à qui nous les élevons. Puisqu’un grand homme est toujours petit par quelques-uns de ses côtés, n’y regardons pas de trop près, et souffrons que l’éclat d’un grand service rendu à la patrie ou à l’humanité nous cache quelquefois les erreurs de ceux à qui nous le devons ; mais n’admettons pas cependant,


Qu’un pourceau secouru pèse un monde égorgé,


ni que nous devions l’immortalité du bronze à ceux qui nous ont fait du mal, parce qu’ils nous en ont fait beaucoup. Ne proposons pas non plus en exemple la débauche et l’immoralité. C’est ce que l’on ferait, j’ai tâché de le montrer, en élevant une statue à Charles Baudelaire. Et je le répète en terminant, si je n’avais réussi à détourner d’y souscrire qu’un seul de ses admirateurs, je me tiendrais encore pour satisfait.


F. Brunetière.xxxxxxxx