Revue littéraire - La jeunesse de Condé

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Revue littéraire - La jeunesse de Condé
Revue des Deux Mondes3e période, tome 74 (p. 696-706).
REVUE LITTERAIRE

LA JEUNESSE DE CONDE

Histoire des princes de Condé pendant les XVIe et XVIIe siècles, t. III et IV, par M. le duc d’Aumale. Paris, 1886 ; Calmann Lévy.

Qui ne connaît le brillant, l’étincelant et d’ailleurs très dangereux paradoxe que ce triste sire de Paul-Louis Courier s’est complu à développer dans la Conversation chez la comtesse d’Albany ? « Or, voici ce que je veux dire : Dans ce grand art de commander les hommes à la guerre, la science ne vient pas comme cela peu à peu, mais tout à la fois. Dès qu’on s’y met, on sait d’abord tout ce qu’il y a à savoir. Un jeune prince, à dix-huit ans, arrive de la cour en poste, donne une bataille, la gagne, et le voilà grand capitaine pour sa vie, et le plus grand capitaine du monde. — Qui donc, demanda la comtesse, a fait ce que vous dites là ? — Le Grand Condé. — Oh ! celui-là, c’était un génie. — Sans doute. Et Gaston de Foix ? L’histoire est pleine de pareils exemples. Mais ces choses-là ne se voient point dans les autres arts. Un prince, quelque génie qu’il ait reçu du ciel, ne fait point, tout botté, en descendant de cheval, le Stabat de Pergolèse ou la Sainte Famille de Raphaël. » Cette opinion est celle de quelques militaires eux-mêmes sur leur art, et de ceux-là notamment qui, n’ayant pas goût au métier, n’y ont pas plus réussi que Courier. C’est l’opinion de quelques « civils » aussi, que gêne, qu’importune, que fâche le retentissement de la gloire militaire, et qui soutiendraient volontiers, toujours comme le même Courier, que d’avoir découvert un nouveau manuscrit de Longus ou savamment élucidé un passage obscur d’Hérodote, cela vaut Rocroy, Fribourg et Norlingue. Mais ce n’est pas l’opinion de l’illustre auteur de l’Histoire des princes de Condé pendant les XVIe et XVIIe siècles, — et ce n’est pas non plus la nôtre.

A la vérité, il n’y a pas beaucoup d’apparence qu’en écrivant ces deux volumes, presque tout entiers consacrés à la mémoire de celui que l’on continuera longtemps encore, nous l’espérons, d’appeler le Grand Condé, M. le duc d’Aumale ait eu l’esprit très occupé du paradoxe de Courier, ni qu’il se soit aucunement soucié d’en débrouiller l’artifice. M. le duc d’Aumale a fait œuvre d’historien, d’historien habile, d’historien savant, d’historien éloquent ; et rien que d’historien. Mais il n’en a pas moins fait voir qu’un général d’armée ne s’improvise pas, que le génie lui-même ne saurait se passer ni ne se passe effectivement d’une longue, d’une lente préparation, et que le hasard enfin ou la fortune, quoi qu’en aient pu dire de petits philosophes, n’est pas le seul Dieu des batailles. D’autres loueront, ont déjà loué les mérites particuliers de cette Histoire des princes de Condé : — l’évidente et très grande supériorité de ces deux volumes sur les deux précédens, où l’on eût voulu plus d’aisance et de facilité ; l’abondance et le prix des nombreux documens sur lesquels l’historien a fondé son récit ; la brièveté militaire, la clarté, la simplicité du style ; — nous n’en voulons retenir ici que ce qu’ils nous apprennent de nouveau sur la jeunesse et l’éducation de Condé. Beaucoup de renseignemens, en effet, jusqu’à ce jour épars un peu partout dans les Mémoires du temps, et souvent, pour diverses raisons, assez peu dignes de foi, ce livre non-seulement les juge ou les complète, mais encore il les remplace et y substitue définitivement son autorité. Quiconque se méprendra désormais sur Condé, son caractère, la nature de son génie, le détail de ses premières campagnes, c’est qu’il le voudra bien ; M. le duc d’Aumale a tout dit ; et c’est pourquoi nous ne saurions saisir une plus naturelle et plus favorable occasion de revenir au vainqueur de Rocroy.

Lorsque Louis de Bourbon fut né, le 8 septembre 1621, le premier soin de son père, Henri, troisième prince de Condé, fut de soustraire l’enfant à l’influence de Madame la Princesse, la belle, élégante et frivole Charlotte de Montmorency, la dernière passion, comme l’on sait, d’Henri IV, mais non pas la moins bruyante, ni surtout la moins folle. Loin de Paris, en bon air, « en pleine campagne, en face d’un horizon monotone, mais large et bien ouvert, » il établit donc son fils à Mont-rond, sous la tutelle éclairée de demoiselle Luisible et de dame Perpétue Lebègue, femme d’un conseiller au présidial de Bourges. Montrond était une forteresse ou au moins un château fort que Sully avait dû céder au prince de Condé. Le jeune duc d’Anguien n’en sortit qu’une fois, pour la cérémonie de son baptême, qui se fit en grande pompe, le 2 mai 1626, et ne quitta définitivement ce sévère séjour qu’en 1629 pour venir commencer ses études au collège Sainte-Marie de Bourges, dirigé par les jésuites. M. le duc d’Aumale, à ce propos, rappelle, et avec raison, que les jésuites, en ce temps-là, passaient pour de vrais novateurs en matière d’enseignement, et l’étaient. Ennemis nés de la scolastique, et moins curieux d’érudition que d’humanités, ils essayaient alors d’étendre, d’élargir les bases de l’éducation. Le jeune duc d’Anguien, confié aux soins particuliers du père Pelletier, comme précepteur, et d’un M. de La Buffetière qui devait remplir, sans en porter le nom, les fonctions de gouverneur, suivit pendant six ans les cours du collège Sainte-Marie. « En classe, il était séparé des autres élèves par une petite balustrade dorée, » mais il faisait les mêmes exercices, écoutait les mêmes leçons, prenait part aux mêmes compositions, et son temps était dès lors si rigoureusement réglé que sa mère, quand elle venait à Bourges, n’était admise à le voir qu’à des heures déterminées.

Un manuscrit de Chantilly contient tout un recueil de poésies latines du duc d’Anguien, et puisque nos historiens, toutes les fois qu’ils ont à parler d’un homme d’état anglais, ne manquent pas de nous rappeler les vers grecs qu’il faisait à l’université, nous avons bien le droit de louer les vers latins d’un prince du sang de France. Mais ce qui sera pour les curieux d’un intérêt plus vif, et plus considérable aussi pour les historiens, ce sont les quelques lettres latines du jeune prince à son père, que M. le duc d’Aumale a tirées, pour nous les donner, de la collection des archives de Condé. Non pas sans doute qu’il y ait aucun lieu d’admirer la latinité de ce rhétoricien de douze ou quinze ans ; mais ces lettres elles seules suffiraient à prouver la qualité de l’éducation que reçut le jeune duc d’Anguien chez les pères de Bourges, et en même temps à justifier les éloges que Bossuet devait faire un jour de ce génie qui embrassait tout : « l’antique comme le moderne, l’histoire, la philosophie, la théologie la plus sublime et les arts avec les sciences. » Si d’ailleurs on estimait que c’est peut-être voir beaucoup de choses dans quelques lettres latines, il convient d’ajouter qu’au sortir de sa rhétorique le duc d’Anguien consacra deux années entières à l’étude de la philosophie et des mathématiques, telles qu’alors ou les comprenait : logique, éthique, métaphysique, géométrie, trigonométrie et physique. Enfin, une année d’étude de l’histoire et du droit, sous la direction d’un maître qui occupait à Bourges la chaire jadis illustrée par Cujas, compléta cette éducation. Le duc d’Anguien rédigea lui-même un petit traité des substitutions. Ainsi que le fait observer justement l’historien, on eût à peine pris plus de-soins pour former un futur évêque, et pour préparer à l’église une lumière de la théologie. Il est probable seulement qu’en ce cas on eût moins exercé le corps du jeune homme, et que la paume, la danse, l’équitation, la chasse eussent été remplacées par des distractions moins violentes.

La véritable éducation est celle qu’on reçoit de la vie : après l’enfant, il restait à former le prince, compléter « l’honnête homme, » comme on disait alors, et, pour ainsi parler, commencer l’apprentissage du capitaine. Au mois de janvier 1636, le duc d’Anguien ayant terminé ses études, vint à Paris faire au roi « sa première révérence, » n’y passa que quelques jours, et rejoignit son père à Dijon, où se préparait l’invasion de la Franche-Comté. Mais les affaires tournèrent assez mal : l’invasion manquée de la Franche-Comté provoqua celle de la Bourgogne ; la peste ou le typhus y entrèrent à la suite des envahisseurs ; sur les instances de sa mère et celles des ministres, — qui craignaient qu’un parti ennemi ne s’emparât de sa personne, — le duc d’Anguien quitta Dijon pour Avallon, puis pour Auxerre. C’eût donc été une année perdue si, dans l’âge de seize ans qu’avait alors le prince, la vue, le contact du monde, l’approche des gens en place et le voisinage enfin du danger, n’avaient évidemment dû mûrir son caractère. Son ardeur commence à poindre dans ses lettres de cette année : « Je lis avec contantement les actions héroïques de nos Roys dans l’histoire, pendant que vous en faites de très dignes pour la grossir, écrit-il à son père, en me laissant un bel example et une sainte ambition de les imiter et ensuivre, quand l’aage et la capacité m’auront rendu tel que vous me désirés. »

On ne sera sans doute pas étonné que de cette sévère discipline, et la part ayant été si petite aux divertissemens, il fût resté au jeune prince un peu de gaucherie et de timidité. Aussi, lorsqu’en 1637 il revint à Paris pour y suivre les exercices de l’Académie royale pour la jeune noblesse, sa mère, Mme la Princesse, le dispensa-t-elle tout d’abord de la venir voir trop souvent, attendu, disait-elle, « qu’il ne faisait pas d’assez bonne grâce son compliment aux dames. » L’hôtel de Condé rivalisait alors de galanterie, à cette heure du siècle, avec l’hôtel de Rambouillet. Quant à l’Académie royale pour la jeune noblesse, placée sous la protection de Louis XIII, nous pourrions l’appeler de nos jours une école de guerre. On y apprenait l’escrime, l’équitation, mais surtout la géographie, le levé des plans, la fortification. « J’ay commencé à tracer sur le papier des fortifications, » écrivait le jeune prince à son père ; et il ajoutait ce renseignement, qui vaut bien son prix : « J’écris tous les jours sous le père Pelletier, qui me dicte un deuxième entretien de la prudance d’un prince, avec les examples de ceux qui ont estes grans et prudans capitaines, afain que j’apprenne de leur conduite à me randre tel que vous me désirés. » C’est un bel avantage que la qualité, dira plus tard l’auteur des Caractères ; oui bien, mais surtout parce qu’elle met, parce qu’elle mettait alors un prince en passe d’avoir à seize ans l’instruction, la culture, l’expérience même et presque l’acquis d’un homme du commun à vingt-cinq ou trente ans. N’est-il pas permis d’ajouter aussi que la a qualité, » c’est la race, et que, quand un enfant royal naît avec du génie, il faut du moins qu’il tombe en bien mauvaises mains pour que son génie même ne tienne pas de son hérédité quelque chose de plus précoce ? Le mérite chez eux devance l’âge, dit encore La Bruyère ; et ils ne sortent pas pour cela de l’ordinaire, encore moins de la nature, mais au contraire ils y rentrent, puisque les unions dont ils viennent, en maintenant la pureté de la race, ont pour objet précisément de fixer le mérite.

Ainsi préparé au grand rôle que lui destinait l’avenir, le duc d’Anguien fut désigné, dans les premiers jours de 1638, pour exercer, en l’absence de son père, qui cette année-là commandait l’armée de Guyenne, le gouvernement de la Bourgogne. Son apprentissage militaire y devait être cette fois plus effectif qu’en 1636. S’il ne fut encore présent de sa personne à aucune action de guerre de quelque importance, ce qu’il put du moins étudier de près, chargé comme il était de pourvoir aux mouvemens, à « l’entretènement, » aux quartiers d’une armée considérable, ce fut le maniement des troupes, et c tous ces calculs de marches et de subsistances qu’un chef d’armée doit pouvoir résoudre sans efforts, » qui ne sont pas la moindre partie de l’art complexe de la guerre, qui sont parfois la guerre même et toute la guerre, en tant qu’elle consiste à s’assurer, pour un moment donné et sur un point donné, l’avantage et la supériorité de la situation et du nombre. Il ne dut pas tirer un moindre profit du contact et de la conversation de tant d’hommes de guerre, avec lesquels, dans cette capitale d’une province frontière, il se trouva, pendant dix-huit mois, en rapports constans : on cite effectivement parmi eux plusieurs de ses futurs conseillers ou lieutenans. Mais le plus utile exercice qu’il y fit, ce fut peut-être encore celui de la responsabilité. Tenu jusqu’alors en bride, et d’assez court, par un père dont la sollicitude éclairée, mais tyrannique, s’étendait jusqu’aux moindres détails, réglait jusqu’à son linge et jusqu’à sa vaisselle, le duc d’Anguien apprit dans son gouvernement de Bourgogne sinon encore l’art de commander, au moins celui de se décider et de courir les chances de ses résolutions. La préparation allait être complète, quand à tant d’expériences déjà si diverses il aurait joint la seule qui lui manquât encore : celle des champs de bataille.

C’est en 1640, comme « volontaire, » sous les ordres de La Meilleraie, dont les maréchaux de camp, cette année-là, s’appelaient La Ferté, Gesvres, Gassion, que le duc d’Anguien fit ses premières armes, et en quelque sorte sur le terrain même que devait deux ans plus tard illustrer sa première victoire. M. le duc d’Aumale nous a donné les lettres du jeune prince à son père, pendant cette première campagne : elles respirent toute l’ardeur militaire de sa race, mais tempérée par un sang-froid qui fit l’étonnement de l’armée. Rien de « romanesque, » ou « d’héroïque, » et encore moins de « fou ; » rien qui rappelle ici l’emphatique bravoure de Rodrigue ;


Paraissez, Navarrais, Maures et Castillans,
Et tout ce que l’Espagne a nourri de vaillans ;


mais un observateur attentif, qui achève de s’instruire, qui ne laisse rien échapper, et qui garde pour lui le secret de ses observations. Richelieu même en fut frappé : « le prie Mme d’Aiguillon, écrivait-il à sa nièce confidente, le 28 mai 1640, de dire à Mme la Princesse que M. d’Anguien se conduit dans l’armée avec tout le témoignage d’esprit, de jugement et de courage qu’elle sçauroit désirer. » Ce n’est pas sous cet aspect que nous avons accoutumé de voir le grand Condé ; et, en effet, au fond, sous cette apparente froideur se dissimule une violence passionnée dont il donnera plus tard plus d’une preuve, au grand dommage de sa gloire ; mais on dirait qu’au lieu de l’exciter, le voisinage du danger le calme, apaise en quelque sorte les bouillonnemens de sa fougue, et lui donne enfin cette lucidité de coup d’œil qu’au contraire il enlève à tant d’autres. Ce jeune homme de vingt ans est mûr pour le commandement, et, « de la cour » ou d’ailleurs, — car la cour, pour le moment, est sans doute ce qu’il connaît le moins, — on peut l’envoyer « en poste, » ou autrement, à la frontière : ce n’est plus un prince du sang, mais un général d’armée qui y arrivera.

Nous ne commettrons pas l’imprudence de refaire, après M. le duc d’Aumale, un nouveau récit de cette grande journée de Rocroy, n’ayant pour l’oser aucune compétence, et rien n’étant d’ailleurs plus facile à nos lecteurs que de se reporter eux-mêmes a ces belles pages[1]. Mais nous ferons observer, à ce propos, que ce n’est pas tout, comme on le croit, ou comme on a l’air de le croire, que de gagner une bataille, deux batailles, trois batailles ; et encore est-il question de savoir comment le vainqueur les a gagnées. Les victoires, en effet, ne suffisent pas, quoi que l’on en dise, pour faire un capitaine, et, réciproquement, on connaît d’habiles généraux à qui la fortune a toujours disputé la gloire d’en emporter une seule. C’est donc à bon droit que M. le duc d’Aumale, dans son récit de la bataille de Rocroy, s’est visiblement proposé de mettre en lumière la part propre du vainqueur, celle qui continuerait d’être sienne et de lui mériter toute notre admiration quand bien même il eût été vaincu. Notez qu’en fait il s’en fallut de peu, de presque aussi peu qu’à Marengo, cent cinquante ans plus tard. Si le vaillant soldat qui commandait ce jour-là les réserves, Claude de Létouf, baron de Sirot, à un moment critique, en maintenant le centre de l’armée française, n’eût pas permis à Anguien de renouveler en pleine action la face du combat, la victoire si bien commencée s’achevait sans doute en déroute. Mais en serait-il moins vrai pour cela que, dans la préparation de la campagne, comme dans la disposition de la journée, comme dans l’intelligence des ressources du champ de bataille, le jeune général aurait fait preuve de toutes les plus rares qualités d’un commandant en chef ? C’est là le point qu’il faut maintenir, afin que l’on apprenne à ne pas rendre un chef responsable de l’insuffisance ou de la médiocrité des instrumens qui viennent à lui manquer dans la main, mais aussi et surtout à ne pas faire du succès la mesure des jugemens de l’histoire. Battu à Marengo, Bonaparte n’en serait pas moins, et pour cette seule bataille, un autre homme que M. de Mêlas, et Condé, vainqueur à Rocroy, ne doit pas tant à sa victoire qu’à la manière dont il l’a remportée. On le pouvait soupçonner sans doute, et pour notre part nous l’eussions cru volontiers sars preuve ; mais, en décomposant la bataille, en en marquant les différens temps avec une précision unique, et en faisant ressortir enfin comme on ne l’avait pas assez fait avant lui, la valeur des combinaisons, c’est ce que M. le duc d’Aumale aura désormais démontré.

Plus ingrates peut-être à raconter, mais non pas certes moins glorieuses, les campagnes de 1644 et 1645, lui offraient l’occasion de nous montrer dans son héros, jointes à tant de qualités déjà, d’autres qualités encore, moins apparentes, et à coup sûr moins souvent signalées : l’esprit de suite dans les entreprises, une singulière fertilité d’expédiens et une perspicacité politique supérieure. En effet, devant Fribourg comme à Rocroy, et à Norlingue comme devant Fribourg, si l’audace et la témérité même demeurent toujours les traits éminens du génie de Condé, cependant on peut dire que la témérité procède chez lui du calcul et de la réflexion presque autant que de l’illumination soudaine, ou, si l’on veut encore, que l’illumination semble jaillir en lui de la rencontre et comme du choc du calcul avec l’occasion. C’est qu’aussi bien ce que l’on appelle du nom de fougue et d’impétuosité n’est pas toujours en nous ce que l’on croit : un effet naturel du tempérament ; mais quelquefois aussi le résultat d’une réflexion longuement et patiemment mûrie. Et si la fortune, comme dit le proverbe, a souvent, dans l’histoire et ailleurs, favorisé les audacieux, c’est peut-être qu’ils sont au fond moins audacieux qu’ils n’en ont l’air, de sens plus rassis qu’on ne pense, et plus prudens en leur témérité que les timides en leurs hésitations. Le duc d’Anguien m’en paraît un exemple. On l’a souvent mis, depuis Bossuet, en parallèle avec Turenne, et, comme Bossuet lui-même, pour les mieux représenter l’un et l’autre dans l’opposition de leurs qualités et la diversité de leur génie, on a donné trop exclusivement la sagesse, la prudence, le calcul à Turenne, et l’inspiration, la fougue et l’audace à Condé. Mais, pour Condé du moins, cela n’est vrai qu’en gros, si je puis ainsi dire, et seulement par comparaison. En réalité, il ose beaucoup, mais sur le champ de bataille, quand on en est aux mains, et que, faute d’oser, il va perdre la partie ; ou encore quand des considérations politiques supérieures, où le prince du sang se retrouve, lui paraissent demander plus de promptitude que de conseil. Hors ces cas urgens et critiques, parce que le sort de toute une campagne y dépend de la rapidité d’une seule résolution, la prétendue témérité des combinaisons de Condé n’a d’égale que son attention vigilante aux détails qui en doivent assurer le succès. Et Turenne n’est pas plus prévoyant, mais il l’est d’une autre manière, dont nous sommes plus avertis et qu’ainsi nous apprécions mieux ; C’est du moins ce qui me semble résulter de ce beau récit des campagnes de Fribourg et de Norlingue, sur lequel, comme sur celui de la bataille de Rocroy, la connaissance que le lecteur en voudra prendre dans le livre même du duc d’Aumale nous dispense d’insister davantage.

Ici s’arrête, pour le moment, l’Histoire des princes de Condé. On voit que, si jamais vainqueur ne s’improvisa point, c’est assurément le vainqueur de Rocroy. « L’on n’avait point encore vu de prince du sang élevé de cette manière vulgaire, dit son conseiller Le net ; aussi n’en a-t-on point vu qui aient en si peu de temps, et dans une si grande jeunesse, acquis tant de savoir, tant de lumières et tant d’adresse en toute sorte d’exercices. » Il a raison : grâce aux soins ambitieux de son père, l’éducation du jeune duc d’Anguien avait certainement, et de beaucoup dépassé la moyenne de l’éducation que l’on donnait alors à un jeune gentilhomme, à un prince du sang, au roi même ; et lorsque ce général de vingt-deux ans, le 17 avril 1643, vint prendre le commandement de l’armée de Picardie, on peut dire qu’il avait plus d’expérience que son âge. Il avait lui-même fait la guerre, donné des preuves publiques de sa valeur, de son sang-froid, et, indépendamment de l’hérédité militaire qu’il tenait de sa race, toutes ses études avaient été tournées, depuis cinq ou six ans, aux choses de la guerre. Gouverneur intérimaire, pendant près de deux ans, d’une grande province, d’une province frontière, il y avait appris à connaître les hommes, et commencé sous d’excellens maîtres l’apprentissage du commandement. Enfin, de son éducation première, il avait reçu cette culture générale d’esprit, ce goût des lettres et des sciences qu’il ne perdit jamais, cette aptitude universelle à comprendre, cette ouverture d’intelligence qui le distinguent si particulièrement entre les hommes de guerre, et que je ne sache pas que l’on ait revue depuis, si ce n’est dans le seul Frédéric. Aussi l’éclat de ses débuts n’étonna-t-il personne de ceux qui le connaissaient ou qui l’avaient seulement approché ; je ne crois pas qu’il ait étonné son père ; je ne crois pas qu’il eût davantage étonné Richelieu, si Richelieu eût assez vécu ; et il ne doit étonner parmi nous que ceux qui n’auront pas appris dans le livre du duc d’Aumale comment se passent « l’enfance et la jeunesse d’un héros. »

Il convient d’ajouter, pour les épilogueurs, que l’un des privilèges du génie en tout genre, — et non pas le moins assuré, s’il est un des plus extraordinaires, — l’un des signes les plus certains où l’on le puisse reconnaître, est justement de pouvoir anticiper, en quelque sorte, l’expérience, et atteindre du premier coup où le commun des hommes ne se hausse, quand encore il y réussit, qu’à force de patience et de longueur de temps. Courier se moque lorsqu’il nous dit qu’un prince, « quelque génie qu’il ait reçu du ciel, » ne fait point à vingt-deux ans au débotté, le Stabat de Pergolèse ou la Sainte Famille de Raphaël ; puisque enfin ce Raphaël avait à peine l’âge de vingt ans quand il peignit son Sposalizio, par exemple, et que Mozart n’était pas entré dans sa seizième année quand il donnait son premier opéra. Ce sont là pourtant de ces sottises que l’on s’en va répétant parce qu’un homme d’esprit les a dites une fois ; et j’en connais plus d’une, malheureusement, de cette force. Mais, si de grands capitaines ont été précoces, et s’ils ont remporté des victoires au sortir du collège, il ne manque pas aussi de peintres et de musiciens qui n’ont pas attendu d’avoir des cheveux blancs pour nous donner des chefs-d’œuvre. Les exemples en abonderaient, et j’aurais plaisir à les énumérer, s’ils n’étaient dans toutes les mémoires. Le génie lui-même n’improvise rien ; et la nature, pas plus que l’art, « ne fait tout à coup tous ses grands ouvrages ; » mais il a, si je puis ainsi dire, une avance sur le talent, et le propre de cette avance est de suppléer l’expérience, et tout le monde voit bien qu’autrement ce ne serait plus une avance.

Si je crois devoir insister sur ce point, c’est que le paradoxe dont j’essaie de débrouiller l’artifice, plus accepté qu’on ne se l’imagine, n’est pas seulement injurieux aux grands hommes ; il peut encore avoir de graves conséquences. Tous ces noms de fortune, de hasard, de fatalité, s’ils nous servent en effet quelquefois à couvrir notre ignorance, nous servent peut-être plus souvent encore à déguiser les mouvemens d’une basse envie. D’imputer une victoire à la faveur des circonstances, cela ne rabaisse-t-il pas du coup le vainqueur à notre niveau ! Les Napoléon, les Frédéric, les Condé, ont remporté des victoires ! Mais quoi ! nous en eussions fait autant si les dieux l’eussent voulu ; et, quand deux armées en viennent aux mains, puisqu’il faut bien, si l’une d’elles est vaincue, que l’autre soit victorieuse, qu’y a-t-il donc de si digne d’être loué, d’être admiré, d’être célébré dans un simple jeu de la nécessité ? C’est si peu de chose qu’une volonté d’homme ! l’ironie de la fatalité se complaît si visiblement à déjouer nos plus savans calculs ! un vainqueur est si près d’un vaincu ! et, pour tout dire d’un mot, ce que nous appelons pompeusement génie ressemble tant, pour peu qu’on y regarde, à son contraire ! C’est le thème que développait naguère un grand romancier, le comte Tolstoï, dans la Guerre et la Paix ; et je ne sais si ce que ce thème a de consolant et même de flatteur pour la médiocrité n’a pas autant contribué au succès de l’œuvre que tout ce que l’auteur y a mis de talent. C’est le thème qu’avec beaucoup moins de talent, dans son Histoire de Napoléon, développait vers le même temps ce naïf, mais partial d’ailleurs et fanatique Lanfrey. C’est le thème qu’avant eux, dans les derniers volumes de son Histoire de France, avait si complaisamment développé Michelet. Sous la tyrannie des petites causes, c’est tout un que d’avoir ou de n’avoir pas de génie ; un homme en vaut un autre, Koutousof vaut Napoléon ; si la fortune l’eût permis, Villeroy serait un Eugène ; et tout dépend ici-bas d’une conjonction d’effets ou d’une rencontre de hasards. Condé est un grand capitaine pour avoir gagné la bataille de Rocroy, mais si don Francisco de Melo l’eût gagnée, c’est lui qui serait le grand capitaine ; ou encore, s’il était écrit que nous la gagnerions, tout autre l’eût gagnée aussi bien que Condé ; et voilà ce que c’est que la gloire. Où donc lisais-je tout récemment qu’à défaut de Bonaparte, un autre eût aussi bien remporté les victoires d’Austerlitz et d’Iéna ? J’aimerais autant que l’on dit qu’à défaut de Raphaël ou de Michel-Ange, tout autre qu’eux eût aussi bien peint l’Ecole d’Athènes ou le Jugement dernier, puisque les papes, en effet, sur les murs de leur chapelle et de leurs appartemens, voulaient de la peinture.

Mais, au contraire, et fort heureusement pour l’humanité, il n’est pas vrai que tout ce qui arrive dût nécessairement arriver, il n’est pas vrai qu’un homme en vaille un autre, et encore moins vrai qu’il importe peu quel général nous mettons à la tête de nos armées, Anguien ou La Feuillade, et quel homme d’état à la direction de nos affaires, Chamillart ou Richelieu. L’effort individuel a plus de part au gouvernement des choses de ce monde qu’on ne le veut bien dire, et le mérite personnel, comme on l’appelait jadis, n’est pas précisément une quantité négligeable. Ne pourrait-on pas même prétendre que c’est la seulo force ici-bas qui soit capable de contrarier et, au besoin, de rompre l’enchaînement des effets et des causes ? Et nous le savons bien, nous qui, dans la vie réelle et quand nous descendons des hauteurs de l’abstraction, n’allons pas sans doute, entre deux instrumens à choisir, prendre l’un, prendre l’autre, indifféremment et les yeux fermés. Et nous avons bien raison, puisque l’expérience nous prouve que le résultat ne dépend pas moins du choix de l’instrument que des prétendus décrets de la fortune ! Mais où nous le voyons peut-être plus clairement, plus évidemment que nulle part ailleurs, je n’hésite pas à croire que c’est dans l’histoire des grands capitaines. Un Bonaparte, un Frédéric, un Eugène, un Condé de plus ou de moins, toute l’histoire en est changée, la nôtre, celle de nos voisins. Cependant, battus à Rosbach ou vainqueurs à Rocroy, tout n’y a dépendu que de la présence d’un homme dans un camp, de son absence dans l’autre. Et ainsi, nous ne mesurons jamais mieux ce que peut une seule « tête » que dans ces grandes occasions, dont on prétend que le hasard disposerait souverainement. Que d’ailleurs il ne soit donné qu’à quelques-uns de maîtriser la fortune et de fixer la chance, j’y consens volontiers, mais c’est ce petit nombre qui fait, ou qui est l’histoire, et le reste,.. le reste n’a qu’à les demander aux dieux lorsqu’il ne les a pas, s’en servir s’il les a, et ne pas leur disputer, quand il ne les a plus, l’hommage de sa reconnaissance et de son admiration.


Nous ne saurions terminer sans dire qu’en nous attachant au seul Condé, nous sommes loin d’avoir indiqué tout ce que ces deux volumes contiennent de nouveau. Les Pièces justificatives, par exemple, mériteraient elles seules toute une étude, pour leur nombre et pour leur importance. Lettres de Richelieu, lettres de Mazarin, lettres de Condé, lettres de Turenne, il paraît difficile que leur publication en si grande abondance ne modifie pas en effet, sur plus d’un point, les opinions que l’on avait formées sans elles. Je ne parlerais pas des notes si la précision n’en était extrêmement instructive. Mais pas un personnage n’apparaît dans ces deux volumes, surtout un militaire, dont l’historien ne nous donne l’état civil et n’établisse l’identité. C’est dire à tous ceux qui s’occupent de l’histoire du XVIIe siècle ce qu’ils trouveront, dans cette Histoire des princes de Condé, de secours pour leurs propres travaux. Et à ceux qui s’en occupent moins, ce serait dire la confiance qu’ils doivent au récit de l’auteur, — si le récit lui-même et tout seul ne s’imposait assez par sa simplicité, sa clarté, sa limpidité.


F. BRUNETIERE.

  1. Voyez la Revue du 15 avril 1883.