Revue littéraire - Le Racine de Jules Lemaître

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Revue littéraire - Le Racine de Jules Lemaître
Revue des Deux Mondes5e période, tome 46 (p. 447-458).
REVUE LITTÉRAIRE

LE RACINE DE M. JULES LEMAITRE[1]

Ce livre est la réunion des dix leçons qui, cet hiver, ont fait courir tout Paris à la Société des Conférences. Pourquoi M. Jules Lemaître avait-il choisi Racine plutôt qu’un autre sujet ? Il nous en donne ingénument la raison. « C’est, dit-il, qu’il m’a été le plus demandé. « Excellente nouvelle ! Réjouissons-nous, qu’à l’époque où nous sommes, Racine soit très demandé, et non pas par les candidats au baccalauréat, mais par les lettrés, et, comme on eût dit de son temps, par les honnêtes gens. J’y vois une preuve que la sûreté du goût ni le sens de la tradition ne se sont encore perdus et que nos vieux chefs-d’œuvre ont gardé aux yeux d’une élite toute leur jeunesse. Si d’ailleurs c’est à M. Jules Lemaître qu’on a demandé Racine, il n’est pas besoin de se mettre l’esprit à la torture pour en apercevoir les raisons. D’abord on se souvenait des feuilletons consacrés par lui à certaines pièces de Racine, du temps qu’il était, pour le régal de ses lecteurs, critique de théâtre : c’étaient des élémens qu’il suffisait de compléter, de relier et de fondre en une étude d’ensemble. On se souvenait aussi de ce discours, si simplement éloquent et d’une émotion si pénétrante, qu’il prononça naguère dans le vallon de Port-Royal. Et l’on songeait que Racine est parmi nos écrivains un de ceux dont il est le plus difficile de parler. Il y faut un homme nourri aux lettres antiques et qui retrouve en lui les émotions de l’âme chrétienne ; il n’est pas mauvais qu’il ait lui-même la pratique du théâtre, et que son expérience l’ait renseigné sur les questions de métier ; il convient surtout qu’il soit un fin connaisseur des âmes, pour apprécier complètement le plus grand psychologue que nous ayons dans notre littérature. Un tel ensemble de conditions ne se trouve pas très souvent rempli, même par nos plus brillans professeurs. Et c’est bien pourquoi il eût été infiniment regrettable que M. Jules Lemaître ne nous entretint pas de Racine. Ses conférences conservent, en volume, tout leur attrait. Pourtant elles produisent une impression un peu différente. En les écoutant, on était surtout réjoui par l’agrément du tour, par l’élégance de la phrase, par l’esprit, par l’éclat de certains morceaux, les portraits d’originaux, la grande fresque historique sur le règne d’Alexandre, le parallèle des deux inspirations, l’antique et la chrétienne, la méditation sur la destinée d’une Maintenon. En les relisant, on est surtout frappé de voir combien ces études, d’une allure si aisée, sont solides et pleines de choses.

Ce volume, s’ajoutant au Jean-Jacques Rousseau de l’an dernier, précise la physionomie de M. Jules Lemaître comme historien de la littérature. C’est bien le critique des Contemporains et des Impressions de théâtre qui nous revient, mais modifié par tout ce que vingt années de lecture, de réflexion, d’expérience de la vie ont pu lui apporter pour l’élargissement de son esprit. Sans doute il fera encore ici confession de son impressionnisme. « Je me contente d’exprimer des prédilections personnelles et l’on peut me dire que ce n’est plus de la critique ; comme s’il n’y avait pas toujours, au fond et à l’origine de la critique, l’émotion involontaire de notre sensibilité en présence d’une œuvre ! » Mais c’est pour ne pas en avoir le démenti. J’ai toujours pensé qu’aux plus beaux temps de son dilettantisme, M. Jules Lemaître avait beaucoup plus de certitudes qu’il n’en voulait laisser paraître ; c’était plutôt un raffinement de politesse à l’égard de ceux qui auraient été d’un autre avis que le sien. Et aussi, il s’amusait. Il forçait la note, malicieusement, pour mettre en colère notre cher et grand Brunetière. Il se peut en effet qu’on apporte un scrupule de délicatesse à ne pas trop affirmer, quand il s’agit d’écrivains encore vivans ou de la pièce nouvelle que nous venons d’entendre ; mais la même réserve s’impose-t-elle à l’endroit des plus fameux auteurs, que nous apercevons avec le recul du temps, et d’œuvres livrées depuis des siècles aux disputes des hommes ? Non sans doute. Le critique d’une littérature en formation et l’historien de notre tradition littéraire ne doivent pas avoir même attitude. Le fait est que, maintenant, M. Lemaître ne doute plus guère de l’opinion qu’il avance, et n’hésite pas à être de son propre avis. Il sait, de science certaine, que l’apparition de Jean-Jacques dans notre littérature en a dérangé et troublé le cours. Et il est sûr que chez nous personne n’a égalé Jean Racine. Au surplus, sa manière d’étudier les livres n’a pas changé. C’est de Sainte-Beuve qu’il se recommandait dans les quelques lignes de préface mises en tête des Contemporains ; il est resté fidèle au maître vers lequel l’avaient conduit certaines affinités d’esprit et c’est encore à lui qu’on peut le rattacher. Sa méthode est celle de la critique biographique et psychologique : celle qui mêle à l’analyse de l’œuvre l’étude de l’homme.

Elle ne va pas sans inconvéniens. On risque de donner une trop large part à l’élément individuel, et d’assigner à de grands mouvemens de trop petites causes. M. Jules Lemaître n’avait pas toujours évité ce défaut dans son livre sur J.-J. Rousseau. Nous y voyions à merveille Rousseau malade, envieux et fou ; nous n’y voyions pas assez que la société elle-même était malade, et que l’époque était folle, et qu’une aberration générale emporte ceux que Jupiter veut perdre. L’œuvre et l’influence de Rousseau débordent de toutes parts les singularités de complexion de l’individu Rousseau. Cette fois, M. Jules Lemaître n’a pas cédé à la tentation de retrouver dans les détails de la biographie l’origine de chaque ouvrage et de chaque partie d’ouvrage. Il a été mis en garde contre cet excès par la nature même de son sujet, puisque, de toute évidence, le rapport est moins direct chez Racine entre la vie de l’écrivain et son œuvre. Il s’est donc borné à montrer que l’œuvre, si impersonnelle qu’elle puisse être, n’est pas indépendante de l’homme et qu’on découvre entre elle et la vie de l’écrivain une secrète harmonie. Dans cette mesure, et appliqué avec cette réserve, le procédé est au-dessus de toute discussion. Il ne reste qu’à goûter l’infinie souplesse avec laquelle l’auteur passe de la biographie à l’étude critique, de l’exposé des faits à celui des idées.

Trouverait-on quelqu’un aujourd’hui pour prétendre que Racine est un sujet ressassé ? J’espère bien que non. Au dire de M. Jules Lemaître, Racine est de ceux qu’on « découvre » toujours davantage. La preuve en est qu’il nous a tracé de l’homme un portrait vraiment nouveau. on n’avait pas encore conté en ces termes le drame de « cette vie si émouvante ! » Comment est-il arrivé à renouveler cette étude ? Très simplement, en prenant le contre-pied d’une opinion longtemps accréditée et radicalement fausse sur les mœurs au XVIIe siècle. On nous avait donné à croire que le double absolutisme de la royauté et de l’Église avait passé le niveau sur les caractères : l’étiquette de cour, les convenances de salon avaient atténué les reliefs et effacé les empreintes. Quelle erreur ! Tout au rebours M. Jules Lemaître constate qu’» au XVIIe siècle la politesse extérieure recouvre une vie passionnelle extrêmement énergique et souvent une brutalité foncière et pêle-mêle des héroïsmes et d’abominables crimes. » C’est le contraire du paradoxe de Stendhal. Il n’est que de feuilleter les mémoires et les correspondances, sans parler même des rapports de police. C’est déjà le point de vue dont Mme Arvède Barine avait tiré un si merveilleux parti dans ses études sur la Grande Mademoiselle et sur Madame, mère du Régent. M. Jules Lemaître est frappé du grand nombre des esprits libres qu’il rencontre dans notre ancienne société, et de l’abondance des individus originaux, en comparaison de qui les gens d’aujourd’hui semblent affreusement pâles. Et chaque fois qu’il trouve sur son passage un de ces « originaux, » il nous fait le plaisir de nous le présenter. Bien sûr quand il nous parle, avec l’irrévérence que l’on sait, de la « grosse » Sévigné et de son « odieuse » fille, il ne fait que céder à un mouvement de mauvaise humeur ; ou peut-être est-ce un artifice de l’écrivain soucieux de rapprocher les temps : on dirait qu’il sort d’un salon où une dame encombrante et sa péronnelle de fille lui ont agacé les nerfs. Il excelle en effet à nous communiquer cette sorte d’impression directe, à nous suggérer comme actuelles la vision des choses et l’image des gens, à nous faire croire non seulement que c’est arrivé, mais que nous y étions. Ne sentons-nous pas en nous un peu de l’émotion des gens de la Ferté-Milon qui voyaient passer les messieurs de Port-Royal réfugiés dans leur bourgade paisible : « Par les belles soirées de l’été de 1639, les habitans de la ville, assis devant leurs portes, regardaient passer quatre bourgeois fort simplement vêtus qui, revenant de la promenade, marchaient l’un derrière l’autre en disant leur chapelet. Les bonnes gens de la Ferté-Milon se levaient par respect et faisaient grand silence pendant que passaient ces messieurs… » En nous présentant les maîtres du petit Racine, M. Jules Lemaître n’a eu l’occasion de portraiturer aucun des éminens parmi les solitaires, ni Pascal, ni Arnauld, ni Singlin, ni Sacy. Il n’a eu affaire qu’aux comparses ; mais ceux-là mêmes combien ne sont-ils pas accomplis en leur type, l’aimable Nicole, et Lancelot cet humble passionné, et M. Hamon ce bizarre et délicieux bonhomme ! Les amis de Racine, c’est Molière, si tourmenté, si malheureux, c’est La Fontaine, le plus ingénu des bohèmes, c’est Boileau, si grand artiste et si brave homme ! Mais à chaque instant, de tous les coins de cette société qu’on nous donne pour unie et disciplinée et qui est au contraire diverse, mouvante, irrégulière, on voit surgir de ces bons types, depuis le visionnaire Desmarets, jusqu’au fantaisiste de Cézy, gens d’esprit personnel, d’humeur aventureuse, et qui ne ressemblaient à personne, mais qui se ressemblaient à eux-mêmes furieusement.

Bien des causes expliquent cette force d’originalité dans les caractères. La première est sans doute l’habitude de la vie intérieure. Regarder en soi est un bon moyen pour qui veut se maintenir tel qu’il a résolu d’être. Scruter les mobiles de ses actes est encore la seule méthode qu’on ait trouvée pour préserver de toute atteinte sa personnalité. Impossible, autrement, de faire le départ entre ce qui vient de nous et ce qui vient d’ailleurs, entre ce qui chez nous est volontaire et ce qui nous est imposé : et c’est la condition essentielle pour résister aux pressions étrangères, celles de l’opinion, du monde, du pouvoir. Ajoutez que l’attention prêtée par nous à certains traits de notre psychologie a pour effet de les développera l’extrême, et d’achever ce que la nature avait seulement ébauché. Un être dépourvu de vie intérieure n’a que l’apparence d’un être humain. Très importante ensuite pour garantir l’intégrité individuelle, l’existence de grandes collectivités, de puissans organismes. Notre faiblesse a besoin d’être étayée par toute sorte d’appuis : elle les trouvait jadis dans ces grands corps dont chacun avait ses traditions, ses usages, ses droits, ses privilèges, si l’on veut, et, pour tout dire, son âme : Église, Parlement, diplomatie, armée, associations de métiers. A toutes ces « sociétés » faut-il joindre la plus naturelle de toutes, la famille, alors si fortement constituée ? Et n’est-ce pas elle qu’il eût fallu citer d’abord ? Ses cadres offraient à l’individu d’incomparables moyens de défense pour lutter contre toutes les forces de destruction. Il y avait alors une Ville et une Cour ; il y avait une province, et, mieux encore, des provinces. Ne croyons pas d’ailleurs que cette diversité rendit les rapports entre gens d’un même pays plus difficiles que nous ne les voyons aujourd’hui. A pénétrer un peu intimement dans la vie de l’ancienne société, il est impossible de n’y pas remarquer « la douceur, la bonhomie, la cordialité des mœurs bourgeoises à Paris, enfin la multiplicité et la familiarité des relations entre la bourgeoisie et la noblesse, et l’absence totale de morgue, la morgue datant du jour où les rangs ont été légalement confondus. » Que pense de cette révolution le sociologue ? et, du point de vue où il se place, la tendance actuelle à l’uniformité peut-elle être considérée comme un progrès ? c’est une autre affaire et dont nous n’avons pas ici à nous occuper. Mais le moraliste, mais l’artiste se réjouit à discerner dans le monde d’autrefois ces élémens de différence et ces garanties d’originalité.

Cette manière d’apercevoir notre ancienne société et cette attention prêtée aux choses de la psychologie, voilà d’où est venue à M. Jules Lemaître l’intelligence de la vie de Racine et ce qui lui en a révélé la beauté. Car elle peut paraître, cette vie, aisée, facile, heureuse et paisible entre toutes. Racine est élevé par des religieux ; émancipé de leur tutelle, bien accueilli dans les milieux littéraires, présenté à la Cour, il réussit au théâtre dès ses débuts ; merveilleusement doué, il a, parmi beaucoup de dons, celui de plaire ; il est aimé du Roi ; auteur avisé et prudent, il sait prendre sa retraite avant d’avoir reçu son congé, et il finit bourgeoisement, en fonctionnaire ponctuel, bon époux et bon père de famille... Voilà bien l’apparence, mais ceux qui s’y sont tenus se sont lourdement trompés. Sous cette surface unie court le drame intérieur et s’en déroulent les péripéties. Ce qui fait le nœud de ce drame, c’est que Port-Royal, de bonne heure et une fois pour toutes, s’est emparé de Racine. Celui-ci pourra bien, pour un temps, se dégager de l’étreinte, et croire qu’il s’est échappé : il ne s’affranchira pas. Finalement l’esprit de ses premiers maîtres le reprendra et sera le plus fort. « Sans le savoir, Port-Royal poussait l’écolier vers la littérature et la poésie, et vers le théâtre qui en était alors la forme la plus éclatante. Port-Royal poussait Jean Racine à la damnation jusqu’à l’heure où il devait le ressaisir pour le salut ; et il en résultera une vie des plus tourmentées, des plus passionnées, des plus humaines par ses contradictions intérieures. Sa vie même fut certainement, aux yeux de Dieu, la plus belle de ses tragédies. » Avoir tiré entièrement parti de cette idée, que Port-Royal enserre de toutes parts la vie comme l’œuvre de Racine, avoir fait saillira nos yeux la lutte entre l’esprit du siècle et l’esprit du cloître, entre la nature et la grâce, avoir pris les alternatives de cette lutte pour les momens mêmes de la biographie qu’il esquissait, tel est ici le mérite, essentiel et original du peintre.

Ce que Racine doit à l’éducation qu’il a reçue à Port-Royal et combien cette éducation a été décisive pour former son génie, on ne risquera jamais, en le disant, de l’exagérer. Il doit à ses éducateurs d’être au XVIIe siècle celui de tous nos grands écrivains qui a reçu la plus profonde empreinte chrétienne ; et il leur doit pareillement d’être celui qui a reçu la plus forte culture grecque ; or la merveille, c’est la façon dont se sont conciliées chez lui les deux cultures. Il se peut même qu’indirectement il leur soit redevable de cette impressionnabilité si vive et de cette tendance à la rêverie qui n’était pas ordinaire dans un siècle raisonnable. « L’absence d’enfans de son âge, le silence de ce grand cloître dépeuplé et de cette vallée solitaire, tout cela était évidemment fort propre à le jeter dans la rêverie.. Il dut rêver beaucoup, ces trois années-là, le long de l’étang, dans les jardins et dans les bois. Et sa sensibilité, repliée sur soi, secrète, sans confident, dut se faire par là plus profonde et plus délicate. » Cela est, tout au moins, plausible. Ce qui est certain, c’est que Racine, en sortant de Port-Royal, en emporte l’esprit au fond de lui-même. Il est, cet esprit de Port-Royal, dans l’œuvre du poète. Racine est persuadé de la corruption foncière de la nature humaine : c’est bien ce qui donnera à ses analyses tant de profondeur, à ses peintures tant de vérité. En outre, l’artiste chez lui est admirable par sa simplicité, par la sûreté de son goût, ou, pour mieux dire, parce que le premier il fait entrer le « goût » dans la littérature de théâtre. Mais comment oublier ce culte pour la simplicité qu’avaient les « messieurs, » et cette horreur qu’ils nourrissaient contre les vains ornemens, et cette « rhétorique ennemie de la rhétorique » que Pascal avait apprise à leur école ou peut-être qu’il leur avait enseignée ? Notons encore que Racine est de tous les auteurs celui qui a le moins varié dans ses directions, qui a été le plus tôt en possession de son idéal d’art. N’est-ce pas parce que cet idéal était en conformité parfaite avec les enseignemens qu’il avait reçus ? On le retrouve, l’esprit des messieurs de Port-Royal, jusque dans la période de dissipation de leur élève : en aurait-il avec tant de vivacité savouré les joies, si ces joies n’avaient pas été des péchés ? Et c’est lui qui, peu à peu, reprenant le dessus, opérera la conversion de Racine.

Cette conversion, s’il faut en croire l’auteur d’un livre sur la Bérénice de Racine[2], M. Michaut, aurait commencé au lendemain de Bérénice. Le savant professeur était irrité de lire un peu partout que Bérénice est une élégie ; et l’épithète de divine qu’on y accole volontiers ne lui semblait pas une réparation suffisante. Que ce chef-d’œuvre fût tenu pour une œuvre moindre, ou même pour une « faiblesse » dans le théâtre de Racine, cela l’indignait, à juste titre. Il s’est donc mis à l’étude et n’y a pas perdu sa peine, puisqu’il a réussi à établir que la tradition d’après laquelle Henriette d’Angleterre aurait proposé un « sujet de concours » à Corneille et à Racine est une légende. Suivant les apparences, il n’y a eu que rencontre fortuite : le sujet était dans l’air. M. Michaut, poussant son analyse, n’a pas été embarrassé de montrer que Bérénice est un modèle de cette tragédie psychologique inventée par Racine : c’est quelque chose comme le drame racinien sans mélange et à l’état pur. Je crains, après cela, qu’il n’ait exagéré l’importance relative de l’œuvre. Elle marquerait l’instant où Racine, justement parce qu’il a obtenu la suprême satisfaction dans sa lutte contre Corneille et qu’il a réalisé la plénitude de son idéal, se détache de la vanité littéraire. Jusque-là, et l’étude de ses préfaces l’atteste, Racine avait été, au plus mauvais sens du terme, l’homme de lettres, orgueilleux, susceptible, agressif ; désormais tout change : le poète, content d’avoir déployé toute sa maîtrise, renonce à la polémique. Et alors, « ce n’est plus seulement par la chronologie que Bérénice est au centre de son œuvre : elle est encore la pièce centrale, parce que, jusqu’à elle, à chaque fois davantage. Racine a ambitionné le succès et tout fait pour l’obtenir, tandis qu’à partir d’elle, il s’en est, je n’ose dire désintéressé, mais pourtant détaché davantage. Ainsi, loin d’être dans sa vie littéraire une « faiblesse, » il y a des chances pour qu’elle soit ou son œuvre maîtresse ou tout au moins sa tragédie type. » Qui ne sent que ces mots sonnent trop fort et qu’ils sont écrits trop gros ? M. Michaut n’obtiendra pas que nous « ordonnions » toute l’œuvre de Racine autour de Bérénice. Trop est trop. Il reste que dans la décision prise par Racine de renoncer au théâtre, décision préparée de longue main et dont l’échec de Phèdre ne fut que l’occasion, les motifs purement littéraires sont entrés pour la moindre part. Certes sa carrière n’avait pas été sans amertumes, mais il avait eu de telles compensations ! Il avait été très discuté, très combattu ; mais il avait remporté de telles victoires ! Il avait des ennemis, acharnés et perlides ; mais sur quels amis il pouvait compter ! Nous n’arrivons pas à plaindre outre mesure un poète qui a pour lui la faveur du Roi et l’assentiment de Boileau ! Racine était d’épiderme très chatouilleux ; il l’était beaucoup moins sans doute que tant d’autres artistes que nous connaissons et chez qui la vanité dégénère en maladie. On n’en est pas à compter les écrivains qui, après épuisement total, ne lâchent tout de même pas la partie et s’obstinent aux redites ; mais il est à peu près sans exemple qu’aucun se soit condamné au silence, quand il avait encore beaucoup à dire et qu’il était en possession de tous ses moyens d’expression. Or Racine a trente-sept ans ! Et telle est encore eu lui la sève productrice, telle est la puissance de renouvellement, que quatorze ans plus tard, et par accident, il écrivait Athalie. Non, les rivaux et les ennemis de Racine n’auraient pas réussi à le faire taire. C’est le chrétien qui a imposé la retraite à l’homme de lettres ; c’est le janséniste effrayé par l’immoralité foncière du théâtre et de toute espèce de théâtre ; c’est l’élève de Nicole qui n’a pas voulu continuer davantage le métier d’« empoisonneur public non des corps, mais des âmes. »

Je regrette vivement que M. Jules Lemaître ne se soit pas attaché, autant qu’il l’aurait pu, à l’étude des dernières années de la vie de Racine. Ces dernières années, ce n’est pas la fin languissante d’un vieillard, ce sont vingt-deux ans de la vie d’un homme qui est mort à soixante. M. Lemaître s’est contenté ici d’indications justes, mais trop sommaires. Il nous a privés d’un chapitre qu’il eût écrit excellemment. C’est la plus fâcheuse lacune de son livre. Comment n’a-t-il pas été tenté davantage de suivre Racine dans son intérieur de famille et de s’y attarder avec lui ? Il aurait pu tirer un tel parti des lettres de Racine à son fils Jean-Baptiste, pour évoquer devant nous une de ces familles d’autrefois, si différentes des familles d’aujourd’hui !

Cette correspondance d’un père avec son fils commence quand l’enfant à treize ans ; Racine lui écrit déjà comme à un petit homme ; et depuis lors, qu’il soit dans sa maison de la rue des Maçons, au camp de Namur, à la Cour, à Versailles, à Fontainebleau, il ne cessera d’entretenir ce fils « continuellement présent à son esprit. » Un mélange exquis de tendresse et de gravité fait le charme de ces lettres. On dit que les parens d’autrefois avaient un don d’insensibilité qui était bien commode et que nous avons laissé se perdre. N’en croyez rien ! Ils ignoraient nos mièvreries ; mais ils étaient suppliciés des mêmes inquiétudes et des mêmes angoisses que les parens de toujours. Jean-Baptiste étant tombé malade, la suscription d’une lettre que son père lui adresse : A mon cher fils Racine, est assez éloquente. Le souci constant de Racine est de donner à son fils une sérieuse formation d’esprit : il le met en garde contre tout ce qui pourrait le dissiper, et ce sont d’abord les lectures frivoles. On connaît la lettre fameuse où il le gronde de porter envie à une de ses petites amies parce qu’elle a lu plus de comédies et plus de romans. La fin est admirable : « Je remets à vous en parler plus au long et plus familièrement quand je vous reverrai, et vous me ferez plaisir alors de me parler à cœur ouvert là-dessus et de ne vous point cacher de moi. Vous jugez bien que je ne cherche point à vous chagriner et que je n’ai autre dessein que de contribuer à vous rendre l’esprit solide et à vous mettre en état de ne point me faire de déshonneur quand vous viendrez à paraître dans le monde. Je vous assure qu’après mon salut c’est la chose dont je suis le plus occupé. » Ces lignes donnent le ton : l’autorité qui s’accompagne de bonté, le respect qui adoucit la confiance, aucune pédagogie n’a trouvé mieux. Les mille et un détails de ménage, les lettres lues en famille, le bouquet apporté pour la fête, la belle carpe dont on régale M. Despréaux, l’orage dont on fut assailli en se rendant à Auteuil, la promenade à la foire où Louis Racine eut une telle peur de l’éléphant, et les nouvelles qui arrivent du cloître, et les débuts de Jean-Baptiste auprès de M. de Torcy, et ce mariage qu’on faillit lui arranger à son insu, mais dont Mme Racine ne voulut pas, parce que la jeune fille était rousse... quelle mine de renseignemens ! Et quels délicieux tableaux d’intérieur on pouvait faire, rien qu’en rapprochant les traits qui s’offrent à chaque ligne, intimes, touchans, charmans, instructifs !

Pour ce qui est de l’étude même du théâtre de Racine, la partie la plus ingénieuse en est celle où M. Jules Lemaître montre, non pas le romantisme qu’il enferme, — oh ! non, — mais certaines nouveautés que les romantiques auraient dû y apercevoir, s’ils n’avaient eu si furieuse envie de s’en attribuer à eux-mêmes l’invention. Il suffit au critique de pousser un peu le caractère d’Oreste pour en faire le premier des héros à la manière d’Antony. « C’est déjà l’homme fatal qui se croit victime de la société et du sort, marqué pour un malheur spécial, et qui s’enorgueillit de cette prédestination et qui, en même temps, s’en autorise pour se mettre au-dessus des lois. C’est déjà le réfractaire, le révolté aux déclamations frénétiques. » Seulement, tandis que les romantiques l’en admireront, Racine se contente de le plaindre. n le donne pour un malheureux, pour un malade, pour un fou qu’il faut mettre dans l’impossibilité de nuire. Romantique Ériphile, « amoureuse perverse d’Achille pour s’être sentie pressée dans les bras ensanglantés de ce jeune homme et y avoir un instant perdu connaissance... Ériphile qui se croit maudite, comme Hernani et Didier, et d’ailleurs s’en vante, et à cause de cela se croit tous les droits ; orgueilleuse du secret de sa naissance, du mystère de sa destinée, et du don fatal qu’elle possède, à ce qu’elle dit, de répandre le malheur autour d’elle. » Antiochus, qui soupire des vers d’amour si mélancoliques et d’une beauté si pure, a lui-même un peu de l’air d’un lamartinien. — La grande prétention des romantiques, c’était d’avoir les premiers deviné le sens de l’histoire et fait entrer dans la littérature dramatique la couleur locale 1 Et si l’on entend par là le bric-à-brac, les oripeaux et la friperie, cela est vrai. Mais la belle invention, pour en être fier ! On ne saurait trop louer M. Jules Lemaître d’en avoir fait si clairement ressortir la puérilité, et d’avoir si joliment raillé ce qu’il y a d’enfantin dans le drame, non seulement du bon Dumas, mais de Hugo et de Vigny. Il donne, à ce sujet, une formule excellente et qu’il faudra retenir : c’est que la couleur locale de Racine reste surtout intérieure. S’agit-il de Britannicus ? les protagonistes, Agrippine, Néron, personnifient bien ce déséquilibre que l’ivresse de la toute-puissance a pu produire chez les maîtres de l’Empire. S’agit-il de Bajazet ? l’amour de Roxane, charnel et furieux, répond assez bien à l’idée que nous nous faisons de l’amour chez une femme de harem. Racine a eu très nettement la notion de la différence des temps et de l’influence des milieux. Mais il était, plus encore, persuadé que l’âme humaine ne change pas dans son essence : l’art même exige qu’on projette la lumière sur le fond commun des sentimens. — Les romantiques ont augmenté le spectacle, et ç’a été pour eux le moyen de substituer à une émotion d’ordre relevé des exhibitions, ou pénibles ou ridicules ; mais combien y a-t-il dans Phèdre de vers qui suggèrent une attitude, qui évoquent une image ou un tableau ? Pour une fois que Racine s’est amusé à écrire une comédie, il y a, d’instinct, et lui le premier, mis en œuvre les effets de comique qui résultent du jeu des rimes et des acrobaties de la versification. — C’est dire que Racine n’a ignoré aucune des ressources du théâtre, et qu’il a utilisé celles mêmes dont l’emploi lui semblait dangereux, mais dans les limites de l’art et de la vérité, laissant à ceux qui viendraient après lui le soin de les pousser à l’absurde, d’en dégager l’élément malsain et l’âme de folie.

M. Jules Lemaître se place à un point de vue tout différent de celui de Taine. Envisageant les œuvres littéraires comme autant de documens, Taine ne voyait dans la tragédie de Racine qu’un reflet des mœurs du XVIIe siècle. On sait la fameuse phrase : « Si j’avais le plaisir d’être duc et l’honneur d’être millionnaire… » Donc il aurait prié quelques survivans de l’ancienne société de s’habiller comme des courtisans de Louis XIV, et dans un haut salon de panneaux sculptés et de longues glaces un peu verdâtres, il les aurait conviés à causer. « Alors, pour la première fois, je verrais le théâtre de Racine et je penserais enfin l’avoir compris. » M. Jules Lemaître ne le penserait pas. Ce qui fait la grandeur de la tragédie racinienne, c’est qu’elle embrasse d’immenses parties de l’histoire. Là-dessus on relira une très belle page de M. Lemaître. C’est ainsi que, sans appareil d’érudition et sans étalage de controverse, le nouvel historien de Racine a su dégager l’opinion qui a le plus de chances d’être exacte, et nous donner de l’homme et du poète un portrait vivant et ressemblant. Son livre est l’étude la plus pénétrante que nous ayons sur un sujet qui est au centre même de notre littérature Et il faut le remercier d’en avoir parlé, non pas seulement avec tant de finesse, mais avec tant de chaleur de cœur ! Il a eu des trouvailles d’expression pour définir la « fraîcheur d’enchantement » qu’apportait Andromaque ou pour célébrer la « merveille de Phèdre. »

« Faites-nous des Lettres persanes ! » disaient aux auteurs les libraires du XVIIIe siècle, comme si pour faire du Montesquieu il n’y avait qu’à le vouloir. Et nous, c’est à M. Jules Lemaître lui-même, si nous avions chance d’en être écouté, que nous dirions : « Faites-nous des Racine ! Faites-nous des Jean-Jacques Rousseau ! Vous les faites trop bien pour que cela vous ennuie beaucoup, et vous rendez ainsi aux lettres un si grand service ! » Car l’élite est encore nombreuse qui se plaît à voir retracer les grandes époques de notre art classique. Encore ne faut-il la laisser ni se disperser, ni se décourager. Elle a eu naguère de belles fêtes. Il y a quelques années, elle a pu, presque dans la même semaine, lire un Essai de Bourget, un Contemporain de Lemaître, une Vie littéraire d’Anatole France, une étude de Brunetière, de Vogüé, de Faguet. C’était une merveilleuse excitation à penser. Et je doute qu’on puisse, d’ici longtemps, revoir une pareille réunion d’écrivains à idées. Nous n’avons que plus de besoin qu’on écrive encore pour nous de ces études solides et délicates où, comme on eût dit jadis, l’agrément le dispute au savoir. Les livres de M. Jules Lemaître, dans sa nouvelle manière, sont incomparables pour entretenir et aviver cette ferveur littéraire qui est l’honneur de notre meilleure société. C’est pourquoi nous souhaitons que les deux volumes déjà parus, et accueillis avec une faveur unanime, soient le commencement d’une série.


RENE DOUMIC.

  1. Jean Racine, par M. Jules Lemaitre, 1 vol. in-18. Calmann-Lévy.
  2. G. Michaut, la Bérénice de Racine, 1 vol. in-18 (Société française d’imprimerie et de librairie).