Revue littéraire - Le Reportage dans le roman

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Revue littéraire - Le Reportage dans le roman
Revue des Deux Mondes3e période, tome 44 (p. 926-935).
REVUE LITTÉRAIRE

LE REPORTAGE DANS LE ROMAN.

Les Amours d’un interne, par M. Jules Claretie, Paris, 1881 ; Dentu. — Le Mariage de Rosette, par MM. Edmond Texier et Camille Le Senne, Paris, 1881; Calmann-Lévy.

Le mot, assurément, n’est pas de la langue du grand siècle, et Boileau, que je sache, ne l’a nulle part employé; mais depuis quelques années l’usage l’a tellement consacré, — l’usage, dont les académies elles-mêmes, tôt ou tard et bon gré mal gré, subissent l’autorité souveraine, — et puis, il dit si bien ce qu’il veut dire! Être curieux de tout, et pourtant ne s’intéresser à rien, ou peut-être s’intéresser particulièrement à ce qu’il y a de moins intéressant au monde, comme le menu d’un souper de centième, la robe d’une demoiselle, ou les performances d’un cheval de course; — enregistrer au jour le jour, méthodiquement, les incidens les plus banals de ce que l’on est convenu d’appeler la vie parisienne, chiens écrasés, fiacres versés, caissiers en fuite, banquiers ruinés, voleurs arrêtés, assassins découverts, procès gagnés, procès perdus, filles séduites, liaisons rompues, mariages manques, amoureux noyés, asphyxiés ou pendus ; — servir le tout ensemble, avec les noms propres, ou sous des initiales transparentes, ou sous des sobriquets plus révélateurs en quelque sorte que les noms eux-mêmes, agrémenté de spirituelles médisances ou de plaisanteries d’un goût douteux, et parfois relevé, d’une façon tout à fait imprévue, d’un trait de morale pharisaïque; — voilà le reportage, et voilà sous quelle forme il est en passe, traîtreusement, de s’introduire, je ne dirai pas seulement dans le roman, je suis obligé de dire dans la littérature contemporaine. Oui, certainement, le dictionnaire a naturalisé plus d’un mot dont ni la figure n’était plus française, ni le sens mieux déterminé, ni le service enfin plus utile. N’est-ce pas de reportage aujourd’hui que nous vivons ? « La librairie Calmann-Lévy met en vente un nouveau roman de MM. Edmond Texier et Camille Le Senne, intitulé le Mariage de Rosette. L’intrigue, très dramatique, se passe tout entière dans le monde théâtral, fait défiler devant le lecteur des figures connues de tout Paris et sur lesquelles il sera facile de mettre les noms. Cette nouvelle œuvre est appelée à un double succès d’émotion et de curiosité. » Sentez-vous bien toute la provocante habileté des quelques mots que je souligne ? Je suis forcé de convenir que la librairie Calmann-Lévy sait son métier. Voilà connaîtra son public, et voilà rédiger une annonce. Lecteur, si vous êtes curieux du « monde théâtral, » achetez le Mariage de Rosette, — et lisez les Amours d’un interne, si c’est peut-être du « monde médical » que vous êtes plus curieux. Une autre fois, étant de loisir, la Maîtresse vous fera pénétrer dans le « monde commercial, » en attendant que Monsieur le ministre vous fasse pénétrer dans le « monde politique ; » tt vous suivrez dans le « monde galant » la Dame du lac, à moins que vous n’aimiez mieux suivre Prégalas dans les coupe-gorge du « monde de la bourse. »

On le voit par cette seule et rapide énumération de titres : ce n’est pas hasard si nous rapprochons ici les noms de M. Jules Claretie, l’auteur de la Maîtresse et des Amours d’un interne, et de MM. Edmond Texier et Le Senne, les auteurs en collaboration de la Dame du lac et du Mariage de Rosette : ils travaillent tous trois dans la même partie. Leur domaine, c’est l’actualité. Servons-nous du mot que les poètes, ayant licence de tout oser, et puisque aussi bien nous sommes en veine de barbarisme, n’ont pas craint de mettre à la mode : la modernité, c’est leur domaine. Le proverbe a raison de dire qu’on ne ment pas à ses origines. Il y a des romanciers qui sont venus au roman par le théâtre, et dans tout un long récit qu’ils écrivent, n’y eût-il en t )ut qu’une scène, une seule scène de passion, elle sera dramatique, et coupée selon les lois du théâtre. Il y en a d’autres qui sont venus au roman par la poésie : ceux-là, leurs descriptions les trahissent, et pour consciencieusement qu’ils s’appliquent à la peinture de l’exacte réalité, je ne sais quoi de douloureux et d’ému perce toujours qui les fait reconnaître poètes. Il y en a d’autres encore, — et c’est le cas de nos auteurs, — qui sont venus au roman par le journalisme, et cela se sent justement à cette préoccupation qu’ils ont de construire leurs romans sur les choses du jour et d’imaginer, si je puis ainsi dire, dans la direction de l’attention publique.

Ils commencent par faire une espèce d’enquête générale sur l’état de l’opinion. Quel est l’événement parisien de l’année dernière dont le retentissement dure encore ou dont on puisse espérer à tant le moins de réveiller aisément l’écho ? De quelle intrigue pourrait-il bien former le nœud? et quel enchaînement de faits divers, ou quelle heureuse combinaison des menus scandales du boulevard et du bois pourrait bien grossir l’aventure jusqu’aux proportions d’un volume? C’est évidemment la première question que se posent les auteurs du Mariage de Rosette et de la Dame du lac. Il s’agit d’abord pour MM. Le Senne et Texier de rendre à « tout Paris, » comme dit la librairie Calmann-Lévy, ce que tout Paris leur a prêté ; — le tout Paris des journaux, c’est-à-dire des courses et des premières représentations. Ils démarquent alors l’événement et dénaturent l’intrigue, ils dépaysent les principaux personnages et griment les simples comparses; — on voit passer dans leurs récits des rois imaginaires et des princes fantastiques, — puis ils opèrent des mélanges, ils confondent, ils brouillent, ils combinent, et déguisant tout cela sous l’enveloppe d’un style extraordinairement précieux dans sa négligence, ils nous offrent des œuvres si parisiennes qu’elles cessent d’être humaines, si spéciales que pour les lire il faudrait avoir sous la main la collection des faits divers de l’an dernier, si fragiles enfin, qu’une fois ôtées les parties à! actualité qui les soutiennent huit jours, elles croulent et s’évanouissent tout entières. MM. Le Senne et Texier n’ont pas tenu les promesses de leurs premiers romans. Nous ne le constatons pas sans un regret bien sincère. L’élégante histoire de Cendrillon et le récit bizarre, hardi, mais curieux, qu’ils avaient intitulé: ''les Idées du docteur Simpson nous avaient fait espérer beaucoup mieux que la Dame du lac, mieux que Monsieur Candaule et mieux que le Mariage de Rosette.

M. Jules Claretie ne s’y prend pas tout à fait de la même manière. Il reste cependant, aussi lui, comme MM. Le Senne et Texier, un journaliste dans le roman. Curieux de toute sorte de choses, d’histoire et de fiction, de science et d’art, de politique et de poésie, l’œil et l’oreille toujours au guet, servi d’ailleurs, trop bien servi, par une facilité merveilleuse, que j’appelle merveilleuse pour ne la nommer pas regrettable, M. Jules Claretie semble se borner depuis quelques années à vider, pour ainsi dire, périodiquement, des carnets de reporter dans le cadre d’une intrigue romanesque. Si quelques circonstances ont tourné l’attention vers les gens de théâtre, M. Claretie, qui connaît les gens de théâtre, qui les a vus de près, qui les suit depuis longtemps, lui-même auteur et critique dramatique, d’écrire aussitôt et de publier le Troisième dessous. Mais voici qu’une question scientifique s’élève ou plutôt reparaît, après avoir été pendant longues années reléguée du commun accord des physiologistes et des médecins dans le vaste domaine de l’inconnu, du douteux, et de l’inaccessible : M. Claretie tout aussitôt de courir à la Salpêtrière, de consulter les uns, de faire causer les autres, de prendre force cotes, et quand il croit être au courant de la question, de nous offrir les Amours d’un interne. Notez bien le point. Ce n’est pas une histoire à conter qui le hante, ce ne sont pas des figures entrevues ou rencontrées qui l’obsèdent jusqu’à ce qu’il les ait fixées dans une action dramatique ou dans une intrigue de roman, ce n’est pas enfin un certain état d’âme ou de conscience dont il éprouverait le besoin de retrouver les antécédens ou de déterminer les conséquences psychologiques. Non ! ce sont des informations qu’il a prises, en sa qualité de journaliste à qui rien de parisien ne doit demeurer étranger, et que le moment est venu de mettre en œuvre, parce qu’elles se présentent comme autant de réponses à des préoccupations actuelles de l’opinion publique, « On trouvera, nous dit-il dans la courte Préface qu’il a mise à ce dernier roman, étudiée dans ce volume — et pour la première fois par un romancier, — une des formes les plus étranges de la grande maladie du siècle. » Qu’est-ce à dire? vous l’entendez bien. Il n’est bruit, dans toute une province du monde savant, que des expériences d’un illustre professeur : M. Claretie saisit l’occasion et la saisit avidement; et plutôt que de ne pas utiliser toutes ses notes, il se condamnera de gaîté de cœur à nous raconter les étranges amours de l’étudiant en médecine Finet avec Lolo la cataleptique.

C’est ici que la question devient intéressante.

En effet, les auteurs du Mariage de Rosette et l’auteur des Amours d’un interne semblent avoir de quoi répondre, et répondre victorieusement. Oui, diront-ils, nous prenons des notes, autant de notes que nous pouvons prendre, et nous copions la réalité, nous la calquons, d’aussi près que nous puissions la calquer, que voulez-vous davantage? Au surplus, bien loin d’avoir aucun parti-pris de voir les choses en mal et de les peindre en laid, remarquez au contraire que nous faisons effort pour « dégager de la réalité littérale ce souffle de rêve qui est comme la brise de ce monde. » Que prétendez-vous donc que l’on fasse? et que faut-il pour vous contenter? Si par hasard nous construisons en dehors et au-dessus de la réalité présente, dans le monde idéal du rêve et de la poésie, vous nous accusez de combiner l’imaginaire avec le fantastique, mais voici que nous essayons d’être vraisemblables, d’être vrais, d’être réels; de ne rien peindre que nous n’ayons vu de nos yeux, de ne rien dire que nous n’ayons entendu de nos oreilles, de ne rien inventer que vous ne puissiez confronter avec son original, et vous nous ferez un grief de l’exactitude même de nos informations, vous retournerez contre nous les scrupules de notre conscience d’artiste, et vous crierez au reportage ! Mais où donc enfin voulez-vous que l’on prenne la matière, l’étoffe, la substance d’une littérature, sinon dans la vie contemporaine elle-même? Sans doute ce ne sont pas des Manfred et des Lara que vous nous demandez, des Han d’Islande et des Quasimodo! Il n’y en a plus, si tant est qu’il y en ait jamais eu. Que reste-i-il, par conséquent, que d’imiter la vie quotidienne? Et la vie quotidienne, où est-elle, sinon dans nos journaux, journaux du soir et journaux du matin, dans l’anecdote qui défrayait hier les conversations de la ville et du théâtre, dans le procès qui remplira demain trois et quatre colonnes de la feuille la plus grave aussi bien que de la plus boulevardière, dans la multiplicité de ces indiscrétions enfin, de toute sorte, qui deux fois le jour viennent déconcerter les sages de ce monde et leur apprendre qu’ils essaieraient vainement de dérober à la curiosité publique le nom de leur tailleur et l’adresse de leur bottier? et nous, romanciers, auteurs dramatiques, poètes même, cette vie quotidienne, plus fidèlement nous l’imiterons dans son infinie diversité, ne voulez-vous pas convenir que plus nous aurons le but approché?

Mais je dis précisément que vous ne l’imitez pas dans sa diversité. Nous avons ici même plusieurs fois touché ce point, que nous nous proposons quelque jour de mettre en pleine lumière. Le champ d’observation où la plupart de nos romanciers se renferment est trop restreint, c’est un effet de la centralisation littéraire, et leur observation, en général, ne va pas assez profondément, mais se joue comme à la surface des choses; c’est un effet de la rapidité de la production. Ce que j’appelle faire du reportage dans le roman, expliquons-nous donc bien nettement, ce n’est pas emprunter à la chronique d’hier un fait divers dont on a besoin pour le développement d’un caractère ou la construction d’une intrigue: mais c’est suivre la mode changeante et capricieuse dans la curiosité successive dont on la voit s’éprendre aujourd’hui pour les questions économiques et demain pour les questions médicales, aujourd’hui pour les demoiselles qui jettent du vitriol au visage de leurs amans infidèles et demain pour les fils de famille qui tomberont dans les lacets d’une fille d’expérience. Ce n’est pas s’approprier l’actualité par droit de conquête et parce que l’on en aura besoin pour ses sujets : mais c’est subordonner le choix de ses sujets aux brusques variations de l’opinion publique et recevoir des faits la loi qu’on doit leur imposer. C’est s’attacher à ce qu’il y a de superficiel dans le spectacle de la vie courante, et, chose bizarre, sous prétexte d’exactitude entière dans l’observation, c’est précisément n’apercevoir dans les choses que ce qu’elles ont de moins réel.

On ne fait pas attention que c’est toujours par là, par ce qu’elles contiennent d’actuel et de moderne à leur heure, que les œuvres d’imagination vieillissent et périssent. Je ne veux pas élever la discussion trop haut et je me contenterai de modestes exemples. Dites-moi donc par où les romans de Mlle de Scudéri, par exemple, et les romans de Crébillon fils ont péri? Précisément par ce qu’ils contiennent de conforme ou, comme on disait alors, d’analogue aux mœurs de leur temps. Si vous ôtez du Grand Cyrus et de Clélie ce qu’ils contiennent de galant, de romanesque et d’héroïque à la façon du XVIIe siècle, il n’en reste plus rien, et si vous dépouillez les Égaremens du cœur et de l’esprit de ce qu’ils contiennent d’ingénieux, de libre et de galant à la façon du XVIIIe siècle, vous avez emporté le fond avec la forme, la substance avec l’enveloppe, et la moelle avec l’écorce. Mais, au contraire, pourquoi la Princesse de Clèves et pourquoi Manon Lescaut dureront-elles autant que la langue française? pourquoi Valentine et pourquoi Eugénie Grandet? des œuvres cependant bien diverses, et je ne crains pas d’ajouter, d’une qualité de style singulièrement inégale? Justement parce qu’elles ne sont datées, en dépit de la chronologie, ni Manon Lescaut de 1731, ni Valentine de 1833 ; parce que les indications de temps et de milieu, le costume et le mobilier, le décor et le langage du jour, n’y sont que ce qu’ils devraient toujours être, des accessoires ; parce que ce sont des œuvres enfin composées par le dedans, et non pas fabriquées laborieusement par le dehors. Autre point, qu’il importe encore de tâcher d’éclaircir.

Ce que l’on ne peut pas en effet disputer au réalisme, naturalisme, impressionnisme, ou de quelque autre nom qu’on l’appelle, c’est qu’il n’y a de ressource, de salut et de sécurité pour l’artiste et pour l’ait que dans l’exacte imitation de la nature. Là est le secret de la force, et là, — ne craignons pas de le dire, — la justification, la légitimité du mouvement qui ramène en ce moment même tous nos écrivains des sommets nuageux du romantisme d’autrefois au plat pays de la réalité. D’où vient donc le malentendu? et pourquoi, si je lis la Maîtresse, de M. Jules Claretie, ferai-je à l’auteur un grief de ce que j’ai l’air de louer quand je parle de Flaubert et de Madame Bovary, — mais non pas, à la vérité, de Bouvard et Pécuchet? Pareillement, ce que j’ai plaisir à louer dans le Nabab ou dans les Rois en exil, comment se fait-il qu’à mon grand regret je croie devoir le reprendre dans la Dame du lac ou dans le Mariage de Rosette? La réponse est bien simple. Il me serait facile d’opposer en termes généraux la supériorité de l’exécution, dont je suis parfois tenté de croire qu’elle pourrait bien être le tout de l’art, mais il est tout loisible de pousser plus avant, et nous ne sommes pas au terme de l’analyse. Il est rigoureusement vrai que M. Alphonse Daudet a mis en œuvre des élémens ou des matériaux du même genre que ceux dont MM. Le Senne et Texier font emploi ; mais dans le Nabab et dans les Rois en exil, l’idée du roman et la connaissance des types était antérieure à la recherche, à l’accumulation, au choix des matériaux : les auteurs de la Dame du lac et du Mariage de Rosette, au contraire, avaient déjà tous leurs matériaux assemblés et comme sous la main qu’ils attendaient encore qu’une occasion se présentât de les utiliser. En d’autres termes, ils avaient évidemment décidé que la Dame du lac, roman parisien, serait suivie d’un autre roman parisien, mais ils ne savaient pas ce que serait ce roman, et ils attendaient qu’un événement parisien à intervenir leur en fournît le sujet, quel qu’il fut et pût être. C’est encore ainsi que la Vive curiosité de M. Claretie s’étant un jour portée sur « ces névroses bizarres qui produisent les affolées du monde ou du théâtre, et les déséquilibrées du foyer ou de la place publique, » il avait commencé d’observer, d’étudier, de prendre des notes, bien résolu par avance à mettre dans un roman dont la forme demeurait tout entière à trouver, les internes, les filles de service et les pensionnaires de la Salpêtrière. Mais, au rebours, et j’affirmerais sans hésitation que Flaubert, quoiqu’un peu médecin, avait observé madame Bovary longtemps avant que de se douter seulement qu’elle fût hystérique, et longtemps avant que de songer à faire un roman de l’histoire de la femme du praticien d’Yonville.

Tout est là, dans le sens et dans la direction du mouvement. Il s’agit de savoir si la conception fondamentale de l’œuvre est antérieure à la recherche des moyens d’exécution, ou si les moyens d’exécution au contraire sont acquis, étiquetés et classés antérieurement à la conception de l’œuvre. La question est d’examiner si l’œuvre se soutient d’elle-même ou par la poussée d’une armature extérieure. Et ne croyez pas que ce soit peu de chose. Vous diriez aussi bien qu’il importe peu si le savant entré dans son laboratoire, préparant ses combinaisons ou commençant ses dissections, cherche quelque chose ou ne cherche rien. Mais, de même qu’en science, il ne sert à rien ou presque rien de constater des faits si quelque idée directrice ne préside à cette constatation, de même en art, il ne sert à rien d’accumuler des études et de copier d’après nature si quelque intention délibérée ne gouverne le choix lui-même de ces études et ne dirige la main qui copie.

Mettez d’ailleurs à votre chapeau l’étiquette qu’il vous plaira d’y mettre. Soyez naturaliste ou ne le soyez pas. Le mot importait tout à l’heure : il importe beaucoup moins maintenant. La qualité de votre observation dépendra bien moins de la patience ou de la précision avec laquelle vous prendrez des notes que de la justesse de coup d’œil et du bonheur de main avec lequel vous choisirez les notes qui seules peuvent servir à votre dessein. Il est probable qu’alors vous ne serez pas exposé, comme dans le Mariage de Rosette, à me présenter, sous le nom de Samuel David, à la page 213, le même personnage qui s’appelait Abraham David, à la page 97. Et vous ne courrez pas la chance, comme dans les Amours d’un interne, de nous raconter à la page 324 l’histoire des « hystériques demeurées pétrifiées, tombées en catalepsie, changées en statues au premier son des cymbales, » et l’histoire des « cymbales d’une musique jetant brusquement en catalepsie toute une file d’hystériques, » à la page 456. Évidemment ces légères inadvertances tiennent à ce que, pour M. Jules Claretie les faits, comme pour MM. Le Senne et Texier, les personnages, ont une valeur propre, une valeur individuelle, une valeur indépendante enfin de l’action à laquelle ils prennent part ou du tableau dans lequel ils figurent. Le fait de ces cataleptiques, brusquement changées en statues, voilà ce qui paraît curieux à M. Claretie. Peu importe d’ailleurs qu’il vienne en son temps ou qu’il soit amené sans raison suffisante. Est-il intéressant à connaître ? et le connaissez-vous ou si c’est M. Jules Claretie qui vous le fait connaître ? Voilà toute la question. Pareillement, dans le roman de MM. Le Senne et Texier, comment vous semble-t-il que soit enlevé ce rapide croquis d’Abraham ou de Samuel David ? Encore ici, reconnaissez-vous l’homme ou ne le reconnaissez-vous pas ? Si non, les auteurs sont en faute, et les voilà prêts, je n’en doute pas, à s’accuser de la meilleure grâce ; mais si oui, que demandez-vous davantage ? et le but n’est-il pas atteint ? C’est qu’ils font du roman, si vous le voulez et si vraiment vous tenez à ce mot, mais ils font du reportage et du journalisme d’abord.

Je disais tout à l’heure qu’ils n’avaient pas d’idée de roman antérieure au choix de leurs personnages, à la construction de leur intrigue, à l’accumulation de leurs matériaux. Je me trompais et cependant j’avais raison. Ils ont une ferme intention et un propos délibéré : c’est de donner au public ce que le public demande et de le servir selon son goût. Que si d’ailleurs ils se méprennent sur ce goût du public, il n’importe, et c’est ici, bien entendu, de ce qu’ils veulent faire, non de ce qu’ils font, que nous parlons. Il n’est pas de journaliste non plus qui ne soit exposé tous les jours à se méprendre sur la manière dont le public accueillera le premier Paris ou l’article de fond qu’il vient d’écrire. Mais, incontestablement, c’est sur l’état de l’opinion et sur le mouvement de la curiosité qu’il règle lui-même ou qu’il croit régler son article, et son premier souci, c’est de donner une forme, une figure, une voix à ce que pense, comme lui, toute une catégorie de lecteurs. Ainsi des romanciers qui font du reportage dans le roman. Il est possible qu’ils voient juste, il est possible qu’ils sachent observer, il est possible qu’ils sachent rendre, mais ils ont la main et l’œil ainsi faits qu’ils ne rendront, et n’observeront, et même ne verront que ce qu’ils croient particulièrement propre à piquer la curiosité du public auquel ils s’adressent. Ils écrivent pour être lus, — et, quoi qu’en disent les hommes à principes, c’est le cas de tous ceux qui écrivent, — mais j’estime qu’ils songent bien moins à se satisfaire eux-mêmes qu’à satisfaire un certain public. Ils sont comme à la piste de la vérité d’aujourd’hui, médiocrement soucieux, à ce qu’il semble, de savoir si la vérité d’hier était la même et si celle d’aujourd’hui ne sera pas l’erreur de demain. Et nous pouvons dire que tous les sujets, indistinctement, leur sont bons, parce qu’en effet il n’en est pas un dans le cadre de qui, par avance, il ne soient sûrs, avec un peu d’habileté, de pouvoir introduire tout l’arriéré de leurs observations et tout le stock, en quelque manière, de leurs notes accumulées.

Or, et c’est un point encore d’une grande importance, il n’y a rien, je crois, qui contribue, plus sûrement que cette disposition d’esprit, à rétrécir de plus en plus le champ de l’observation. Et comment pourrait-il en aller autrement? Ce public à la curiosité de qui le romancier se fait comme une spécialité de donner les satisfactions qu’elle exige, il se compose bientôt d’un très petit nombre d’initiés pris pour représentans de l’opinion tout entière. Je pose une seule question. Je demande à MM. Le Senne et Texier quelle espèce d’intérêt ils croient que le public de Guingamp, par exemple, ou de Quimper-Corentin puisse prendre à la lecture du Mariage de Rosette, et je demande à M. Jules Claretie ce que pourront bien entendre aux Amours d’un interne les honnêtes bourgeoises de Brignoles et de Draguignan ? A quoi veulent-ils que s’attache, dans un roman qui se passe tout entier dans «le monde théâtral, » un public qui ne connaît rien de ce monde? A quoi, dans un roman dont l’action se circonscrit au périmètre de la Salpêtrière, un public à qui les noms d’hystérie, d’hypnotisme et de catalepsie sont aussi profondément inconnus que les affections ou maladies qu’ils représentent ? Eh bien! diront-ils, c’est pour leur faire connaître cet inconnu, précisément, que nous écrivons les Amours d’un interne ou le Mariage de Rosette, Erreur! répondrai-je à mon tour. Vous confondez deux choses qui diffèrent et qui diffèrent profondément. Actualité n’est pas réalité. Je sais bien là-dessus que pour un journaliste la France entière, comme jadis elle était contenue pour un courtisan du grand roi dans les antichambres de Versailles, est aujourd’hui contenue dans quelques quartiers de Paris, Mais je voudrais précisément que l’observation du romancier passât quelquefois la barrière, s’étendît par-delà les fortifications, ou même ne dédaignât pas de visiter parfois la province. Faut-il le dire en quatre mots? On fait aujourd’hui trop de pièces pour le public des premières et trop de romans pour les lecteurs de Paris, et encore d’un certain Paris.

L’humanité cependant est plus large. Et si curieuses que puissent être les déformations que les caractères comme les tempéramens subissent en s’accommodant à de certains milieux, très artificiels et factices, comme l’atmosphère surchauffée de nos salons et de nos théâtres, je soutiens qu’à mesure qu’on les étudie de plus près et que l’on s’y renferme comme tel spécialiste dans son oculistique ou tel autre dans telle autre petite province de la science médicale, on perd le sens des ensembles et l’habitude même de la véritable observation. C’est un homme précieux qu’un habile oculiste, quand il s’agit de se faire opérer de la cataracte : mais d’ailleurs ce n’est pas lui que j’interrogerai si je veux me faire une idée de l’histoire naturelle générale. On raconte à ce propos qu’un jour un illustre professeur vantait, et vantait sans mesure, un travail qu’il avait eu récemment l’occasion de lire, ou peut-être qu’il avait été chargé d’examiner. C’était la monographie d’un mollusque, si vous voulez, ou d’un poisson, si vous l’aimez mieux. Oui, mais, fit observer quelqu’un tout à coup, si pourtant ce mollusque ou ce poisson n’existait pas, que resterait-il bien du travail que vous vantez? et quelle espèce d’intérêt nous présenterait-il ? On ne saurait mieux dire. Et la question revient plus souvent qu’on ne croit en matière d’art comme de science. Il ne suffit pas d’avoir vu, d’avoir observé, mais il faut encore que quelque chose de général, — voilà pour la science, — et quelque chose d’universellement humain, — voilà pour l’art, — soit comme engagé dans votre observation même. Autrement, si votre roman ou si votre mémoire scientifique dépend et dépend tout entier de l’existence éphémère des singularités qu’il constate et des personnages qu’il met en jeu, ni l’un ni l’autre n’est fait, il reste à faire, et c’est tout naturellement qu’il deviendra le bien du premier qui s’en emparera. Mais si je suivais plus loin cette indication, ce serait la théorie de l’invention littéraire qu’il faudrait examiner, et ce n’en est pas aujourd’hui le temps. Bornons-nous à signaler le danger et résumons-le d’un mot qui ramène, je ne veux pas dire cette discussion, mais ce programme de discussion, à son point de départ : l’observation devient moins large à mesure qu’elle devient plus exacte, plus précise, plus microscopique et, par conséquent, à mesure, s’éloigne davantage de la nature même et de la vérité.

Ajoutons en terminant que toutes nos objections tombent et se réduisent à rien si les romanciers ne se proposent d’autre succès que le succès du jour et l’oubli du lendemain. S’ils n’ont d’ambition en 1881 que de satisfaire les caprices de 1881 et qu’ils se soucient médiocrement du jugement qu’on pourra porter de leur œuvre en 1882, c’est leur affaire, nous n’avons rien à dire, et c’est comme si nous n’avions rien dit. Mais si nous avions pu supposer un seul instant que l’ambition littéraire des auteurs du Mariage de Rosette ou de l’auteur des Amours d’un interne se réduisît à si peu de chose, nous n’aurions assurément soufflé mot ni de l’un ni des autres. Si nous avons cru devoir en parler à nos lecteurs, c’est que leurs derniers romans soulevaient une question littéraire intéressante, — sur l’emploi de l’actualité dans le roman, — mais c’est aussi, c’est surtout que nous croyons et que nous espérons qu’ils pourraient les uns et les autres faire usage de leur talent pour donner tort à notre critique même. M. Claretie possède une incontestable et très remarquable habileté de facture, quoiqu’il ne travaille pas, si je puis dire, assez serré; MM. Le Senne et Texier ne sont ni des observateurs médiocres, ni des analystes inhabiles ; je ne pense pas me tromper en les louant d’une certaine indépendance de plume qui donne parfois l’illusion de la libre satire : voudront-ils donc se condamner au reportage à perpétuité?


F. BRUNETIERE.