Revue littéraire - Le Retour à la Poésie intime et familière

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Revue littéraire - Le Retour à la Poésie intime et familière
Revue des Deux Mondes5e période, tome 34 (p. 923-934).
REVUE LITTÉRAIRE

LE RETOUR A LA POÉSIE INTIME ET FAMILIÈRE

L’année a été bonne pour les poètes : on s’est beaucoup occupé d’eux ; on les a comblés d’éloges, on leur a tressé des couronnes, on leur a décerné des prix, et non seulement les prix déjà connus, mais d’autres encore, inédits et qu’on a fondés exprès pour eux. Car depuis qu’on a découvert qu’il est immoral de distribuer les prix aux enfans, nous les prodiguons à l’âge viril. Jamais on n’avait institué tant de prix, si divers, si considérables par leur importance et par celle des lauréats qui en bénéficient. Que n’a-t-on pas dit, depuis toujours, à la honte du prix de Rome, et n’était-il pas le vrai coupable, si nos peintres se montraient parfois dépourvus d’originalité ? Voici que, depuis cette année, les poètes aussi ont leur « prix de Rome. » Loin de nous l’idée de critiquer cette inoffensive ou charmante nouveauté ! Si le prix de Rome ne crée par les génies poétiques, il ne les empêchera pas de naître. Le titulaire de ce prix ne se croira pas un émule de Lamartine ou de Hugo ; ou plutôt, il songera qu’il débute comme ces grands ancêtres, qui travaillèrent d’abord pour mériter les suffrages de l’Académie de Mâcon ou des Jeux floraux de Toulouse : il aura conscience d’être un bon élève, le meilleur élève en poésie parmi les jeunes hommes de son âge, le plus fort de sa classe en vers français.

Au surplus les poètes ne sauraient être trop encouragés. Leur œuvre arrive difficilement au public, même à ce public restreint, à cette élite de lettrés qu’ils souhaitent d’atteindre. Et pourtant elle est utile, alors même qu’elle n’ajoute pas au patrimoine de notre littérature quelques-unes de ces « sublimes beautés » dont, aussi bien, la rencontre est rare. Elle empêche de se briser la chaîne d’une tradition. Elle entretient chez le lecteur le goût des pensées nobles et des sentimens délicats, la poésie ne se prêtant guère à l’expression de ce qui est vulgaire ou médiocre. Surtout elle sert à « défendre et illustrer » la langue ; elle nous rappelle sans cesse ces principes de l’art d’écrire : le respect de la forme, le choix des mots, le sens du rythme et de l’harmonie. Il arrive assez fréquemment qu’il y ait comme une éclipse dans le rayonnement poétique : on dit que les temps sont passés, que la poésie est morte ; elle, cependant, ne meurt que pour renaître. Dans ces dernières années, il faut avouer que la production poétique avait été assez décevante. Mais c’est qu’il y a une lutte entre les genres littéraires comme entre les espèces vivantes, et chacun d’eux à son tour témoigne de sa vitalité. Certes, nous ne manquions jusqu’ici ni de romanciers, ni d’écrivains de théâtre : voici que nous assistons à toute une éclosion de poésie. Les jeunes poètes sont une pléiade. Nous ne les nommerons pas tous ; nous ne leur donnerons pas de places, et ceux que nous aurons omis, ce ne sera pas signe que nous les dédaignions ; mais nous ne rédigeons pas un palmarès. Et, puisque le meilleur moyen de louer les poètes est de citer leurs vers, nous aurons soin de mettre sous les yeux du lecteur le plus grand nombre possible des pièces qui nous ont charmé, tandis que, par ces chaudes journées d’été, nous feuilletions les écrits de ces jeunes hommes au langage harmonieux.

Il y a une quinzaine d’années, on ne pouvait, sans une juste appréhension, ouvrir un livre de vers nouveaux. On savait d’avance à quelle torture on s’exposait : celle d’assister aux vains efforts de littérateurs, impuissans à débrouiller leur propre pensée. Symbolistes, décadentistes, vers-libristes n’ont à se plaindre de personne, sauf d’eux-mêmes. Si une certaine presse ne leur a pas ménagé l’ironie, c’est qu’ils avaient grand soin de la provoquer. Quant à la critique, elle s’est efforcée de venir à leur secours, de les aider à voir clair dans leurs brouillards, et de formuler pour eux leurs vagues aspirations. Nulle part la théorie symboliste n’a été plus fortement exposée qu’ici même, et nous pouvons bien le dire puisque c’était à une époque où nous n’y écrivions pas. Les poètes d’alors dogmatisaient volontiers ; ceux d’aujourd’hui se méfient des théories. Ils ne lancent pas de manifestes, ils ne rédigent pas de programmes, ils affectent de ne mettre en tête de leurs livres pas même un bout de préface. Ils ne forment ni écoles, ni groupes, et ils n’ont, pour se reconnaître entre eux et se désigner à l’attention publique, aucun vocable à terminaison savante ou pédantesque. J’espère qu’ils ont quand même des idées sur leur art, et qu’ils ne méconnaissent ni l’utilité des discussions théoriques ni le prix de l’effort conscient et réfléchi ; mais ils se souviennent d’un temps où leurs aînés annonçaient chaque matin qu’ils auraient du génie le lendemain. Cela les a rendus plus réservés et moins prodigues de promesses. Ils tâchent de nous donner des œuvres, telles quelles, en nous laissant le soin d’épiloguer sur elles. Ce qui apparaît tout de suite dans ces œuvres, c’est la netteté du dessein qu’ont eu leurs auteurs de rompre avec l’esthétique de leurs devanciers. Vous y chercheriez vainement l’ombre d’un symbole. Est-ce un bien, est-ce un mal ? Il nous suffit de constater que les poètes ont renoncé au système de l’ « allusion, » c’est-à-dire de l’expression indirecte, et qu’ils se soucient au contraire d’exprimer chaque nuance de leur sensibilité de la façon la plus directe, et, s’il est possible, la plus adéquate. Au vague où se complaisaient les poètes musiciens, ils préfèrent une forme moins imprécise, moins indécise, et ils ne souhaitent rien tant que de saisir au passage quelque image colorée, éclatante, splendide. Je sais, dit l’un d’eux, M. Emile Despax,


Que les beaux vers, honneur du langage français,
Sont vifs comme le chant aigu de la cigale,
Chauds comme le velours des roses du Bengale,
Frais comme un caillou blanc dans la source qui luit,
Et purs comme le chœur des astres de la nuit[1]...


Cela signifie sans doute que les vers doivent être aisés à comprendre, justement cadencés et revêtus de belles images. Ils ont totalement renoncé au vers libre, du moins à celui dont la liberté n’était réglée que par le caprice du poète. Quelquefois encore il arrive que leur prosodie s’affole et qu’on rencontre quelques séries de vers qui échappent à toute mesure ; ils sont comme isolés et perdus dans un ensemble de vers fidèles à la coupe traditionnelle, qui est la coupe classique, peu à peu modifiée par les romantiques et les parnassiens. Tout juste est-on parvenu à libérer le vers de certaines contraintes inutiles, et de quelques interdictions arbitraires. C’est à quoi se réduit tout ce que la nouvelle génération des poètes doit à la précédente. D’ailleurs elle prend le contre-pied de toutes ses tendances.

Le plus grand défaut de la poésie d’antan, c’était d’être nuageuse au point de s’évanouir dans on ne sait quelle brume sans forme et sans nom. Il lui fallait reprendre corps. Une première tentative fut faite pour lui rendre cette substance qui lui manquait et sans laquelle toute vie devenait impossible. Ce fut l’œuvre d’une sorte de néo-parnassianisme où s’illustrèrent M. Henri de Régnier et le regretté Albert Samain. Mais la poésie parnassienne n’avait pas résidé tout entière dans l’œuvre impersonnelle des Leconte de Liste ou des Heredia ; de bonne heure M. Sully Prudhomme, M. Coppée y avaient fait entrer l’expression de ce qu’il y a de plus intime dans la sensibilité. C’est de ceux-ci que procède, en tenant compte d’autres influences, la génération actuelle. Dans un recueil de beaux vers, publié il y a quelques années déjà par M. André Dumas, Paysages, la note de tendresse inquiète, l’effusion d’une sympathie qui communie avec toute la nature et toute l’humanité fait songer au poète des Solitudes. Et le poète des Intimités ou des Croquis parisiens peut, comme le maître au disciple, tendre la main à l’auteur de la Belle Matinée, M. Gauthier-Ferrières[2]. Comme eux, le poète d’aujourd’hui croit qu’il peut trouver en lui-même le sujet de ses vers, et il estime que toute émotion provoquée par la vie, tout reflet des choses sur son âme peut servir de thème à ses variations :


Poète, sois sincère ; écris ainsi qu’on aime,
Sans fard et dédaignant la vanité des mots ;
Regarde le soleil frémir sur les rameaux.
Et mêle à l’infini du monde ton poème.

Les ciels de ton pays, les eaux et les bois verts.
Et ton amour qui rit ou qui souffre, peut-être ;
L’oiseau qui vient poser son vol à ta fenêtre,
Que tout cela frissonne et rêve dans tes vers.

Et sans quêter la gloire ou chercher le génie,
Selon le rythme simple et divers de ta vie,
Par les soirs bleus de l’une et de sérénité,
Parle de ton bonheur, en toute humilité,
Et de ta peine avec des phrases innocentes
Qui pleurent comme l’onde aux sources bruissante
Et qui chantent aussi, comme on entend chanter
Les sauterelles d’or dans les brises d’été...


Ces conseils, M. Léon Bocquet, l’auteur des Cygnes noirs[3], affirme qu’il les tient de M. Francis Jammes et les déclare excellens. En fait, cet art poétique est aussi ancien que la poésie lyrique elle-même. L’auteur des Lettres de Dupuis et Cotonet définissait déjà le romantisme par le genre intime. Seulement les romantiques ne consentaient qu’à exprimer des sentimens exceptionnels ou rares, et c’était dans cette direction déjà que Sainte-Beuve orientait ou faisait dévier la poésie intime. Aussi, pour définir le courant de poésie qui se dessine aujourd’hui, faut-il au mot « intime » ajouter, pour le préciser, celui de « familière. » Car c’est des sentimens les plus communs et c’est du spectacle de la vie quotidienne que les jeunes écrivains essaient de dégager toute leur poésie.

Ce retour à une poésie intime et familière, M. Fernand Gregh a été, avec M. Charles Guérin et M. André Rivoire, un des premiers à en donner le signal. De là vint le succès de son volume de début, la Maison de l’enfance, où l’on goûta tout ensemble la fraîcheur du sentiment et la clarté de l’expression. Depuis lors, son talent n’a cessé de se développer, et, d’un recueil à l’autre, sa personnalité s’est modifiée, comme il convient à mesure que l’horizon s’étend et qu’on découvre de plus haut le sens de la vie. Comme les très jeunes gens, le poète avait commencé par se plaindre et par désespérer, et nous avait fait le confident de ses souffrances. Puis il s’était aperçu que ces lamentations sont étrangement vaines, et, s’éprenant de l’action, il avait célébré la Beauté de vivre. Il y a dans les Clartés humaines un généreux enthousiasme. Mais c’est dans son dernier recueil l’Or des minutes[4], que le poète a mis vraiment toute son âme. Il l’exprime au gré du moment, au fil de l’heure. Peu importe l’occasion ou le prétexte : un paysage aperçu, un ciel de mars, un soir d’avril, une nuit d’été, une langueur d’automne. C’est une note très pénétrante de tendresse et de sagesse, de mélancolie résignée ou de bonheur calme, qui s’élargit en sympathie humaine et en gravité religieuse. Certes le poète sent profondément en lui ce qu’il y a d’incomplet dans toutes les joies humaines : et, quoiqu’il ait obtenu de la vie, il mesure toute la distance qui le sépare de l’idéal toujours rêvé et toujours inaccessible :


Un chagrin pleure au fond de ma joie incertaine
Comme un enfant captif dans sa chambre lointaine.
Quel chagrin ? Ah ! celui qu’on ne peut consoler,
Le chagrin d’un cœur vide impossible à combler
L’ennui perpétuel d’une âme inassouvie !...
Rien ne pourra remplir cette âme avide et triste...

Toute la gloire et tout l’amour sont superflus :
Et, comme un grand feu mort qui brusquement rougeoie,
Son désir renaîtra des cendres de sa joie !


Cela même fait la noblesse d’un esprit, d’être toujours en quête de satisfactions plus hautes. Mais d’ailleurs faut-il se révolter contre ce qui est la loi ? A quoi bon ces anathèmes qu’on sait inutiles ? Et le secret n’est-il pas de goûter, dans la mesure où il nous est accordé, un bonheur dont s’illuminent tout au moins quelques heures ou quelques minutes exquises ? L’égoïste ou l’enfant malade s’isole en lui : l’homme se soucie de prendre sa place dans l’ordre éternel, de collaborer pour sa part humble à l’univers. Dans les mouvemens de son âme il retrouve ceux de toute l’âme humaine, comme en présence d’une soirée radieuse il songe à des soirs innombrables, où il ne vivait pas, où il ne vivra plus. L’immensité de l’espace et du temps se révèle à la créature. chétive et éphémère ; et c’est pourquoi la pensée du poète s’élève jusqu’au maître, ordonnateur de l’apparence universelle, et son livre s’achève par un hymne au Dieu inconnu.

La pièce la plus considérable du livre de M. Gregh est celle qu’il intitule Les Ancêtres. C’est une sorte de vision de Légende des siècles. Le poète imagine que, dans une plaine immense et surnaturelle, il aperçoit groupés des milliers d’hommes et de femmes. A mesure que ses yeux se fixent sur cette foule énorme et parviennent à en démêler la confusion, il reconnaît que tous ces êtres échelonnés à l’infini forment la série de tous ceux qui l’ont précédé dans sa race et qui forment la chaîne multiple et complexe de ses ascendans :


Tous ces morts amenés dans ce champ, tous ces êtres
Réunis devant moi, c’étaient tous mes ancêtres,
Toute la successive et faible humanité
Qui m’a de couple en couple à mon tour enfanté...
Chaîne ample dont le bout se perd dans le mystère,
Qui m’a légué ma vie et mon âme et mon nom
Et dont je fus hier le suprême chaînon.


C’est de leur pensée à tous, c’est de tous leurs rêves, de tous leurs efforts qu’est faite la pensée de celui qui vit un jour sur cette terre où chacun est l’héritier de tous ceux qui, l’ont précédé. Ainsi, il leur doit à tous un peu de ce qu’il est, et sa piété remonte à l’infini ; tandis que lui-même se sent déjà responsable envers tous ceux dont l’âme devra, au lointain de l’avenir, quelque chose à son âme.

Le même thème se trouve développé, — par une de ces analogies où on reconnaît qu’une idée est dans l’air, — dans une pièce du volume de M. Louis Mercier : le Poème de la Maison, intitulée Eux[5]. Les ancêtres, « eux, » il les imagine groupés, non pas dans une plaine apocalyptique, mais tout uniment dans la maison villageoise où ils se sont succédé. C’étaient d’obscurs artisans, de ceux qui n’ont pas d’histoire : ils sont nés, ils sont morts, et c’est tout leur destin. Leurs pas ont évidé le bois du seuil, leurs doigts ont usé le fer de la clef et le manche de » outils : rien autre ne témoigne de leur passage dans la maison familiale. Mais leur âme continue de vivre et c’est elle qui inspire au poète né de leur sang de dire des émotions qui étaient en eux, — et, plus profond, au plus obscur d’eux-mêmes, — et qu’ils ont ressenties sans savoir les exprimer ;


 Mon âme paysanne est fille de la vôtre.
Si j’ai pu quelquefois exprimer mieux qu’un autre
L’émouvante beauté du rustique labeur ;
Si pour dire ce vieux et candide poème
Il me vient des accens qui me troublent moi-même,
Tant je les sens frémir de tendresse et d’ardeur,

C’est à vous mes aïeux que j’en dois rendre grâce.
Car mon œuvre est la fleur de votre esprit vivace ;
Le souffle de mes morts y revient palpiter.
Et, sans doute, ce sont les lointaines pensées
Silencieusement dans leur être amassées
Dont mon âme déborde et qui la font chanter.


Ce fils de paysans et qui a vécu à la campagne, s’est donc bien gardé d’aller chercher ailleurs les sources d’une poésie qu’il avait dans le sang : il s’est efforcé uniquement de rendre le charme intime et puissant de ces choses qui lui étaient familières, dont il s’était vu toujours entouré, dont il portait en lui le goût atavique.

Ce que dit M. Louis Mercier, c’est « la maison, » où se sont succédé les générations, où les derniers venus trouvent un asile et un abri, la maison maternelle, image concrète et toujours présente de la famille. Elle laisse, au matin, partir ceux qui vont travailler dans la campagne prochaine, et, tout le jour, elle ne cesse de les apercevoir ; elle les rappelle et les recueille, le soir, heureuse de sentir tous les siens réunis sous la garde de ses murailles. Elle est vraiment un être vivant : elle surveille, elle protège, elle garde, elle se sonnent, elle regrette. Elle souffre des assauts du vent et des tourmentes de la neige : elle souffre davantage des absences et des deuils. L’âge et le chagrin ont passé sur elle : de là vient ce charme émouvant et sacré qui est en elle et qui nous fait découvrir à son visage on ne sait quoi d’humain. Ce qu’il dit, le bon poète, c’est la terre et c’est le labeur auguste de ceux qui peinent, afin de lui arracher notre subsistance. Comme ceux qui ont grandi à la campagne et qui sont tout près du sol, il connaît ce que nous autres citadins nous ignorerons toujours : cette espèce de communion avec toute la nature, l’attente des saisons, l’angoisse de l’hiver, l’espoir que l’approche du printemps fait renaître dans les cœurs comme elle fait monter la sève dans les arbres. Il sait le mois de l’herbe et le temps des moissons, l’obscure poussée du grain qui germe et deviendra l’épi de blé, la chanson du vent et les litanies du feu bienfaisant. Il admire les travailleurs des champs pour leur effort continu et pour leur patience féconde ; et, dans sa reconnaissance, il leur associe ces compagnons de leurs épreuves quotidiennes, les animaux. Entre eux et les humains n’y a-t-il pas, en même temps que la camaraderie du travail,


Cette fraternité tragique de la mort ?


Ce qui donne à cette poésie vaillante et saine un caractère de véritable grandeur, c’est qu’elle baigne dans le passé, et c’est que l’image s’y reflète de ce qui ne change pas. Le geste du semeur s’élargit jusqu’aux lointains d’une antiquité millénaire. La mort a passé sur ces choses et ces gens de la campagne. Le lit des nouveaux époux est fait d’un noyer planté par un ancêtre ; autour de l’âtre se sont groupés ceux de la maison qui ne sont plus ; le même sol qu’ils ont labouré jadis, abrite maintenant leur éternel repos.

Le premier recueil de M. Louis Mercier : Voix de la Terre et du Temps avait déjà frappé l’attention par ses qualités de franchise et de simplicité robuste, et par cet art de dire avec intensité des choses profondément senties. On rencontre ici maint tableau d’un réalisme sobre, et qui donne, sans qu’on puisse s’y tromper, l’impression de la scène vue :


La table, un jour d’été. Les gens de la maison.
Le père, les grands fils, les lâcherons à gage
Qu’on garde tout le temps que dure la moisson
S’acquittent de manger comme on fait d’un ouvrage.

La femme, ainsi chez nous l’usage ancien le veut,
Esclave des travaux humbles et véritables,
Demeure près de l’âtre et veille sur le feu,
Laissant les hommes seuls prendre place à la table.

Ils mangent sans rien dire et sans penser à rien.
Les cuillers à leurs doigts tintent sur les écuelles,
Une guêpe bourdonne à la vitre ; le chien
Rôde avec le désir du pain dans les prunelles.

La porte est grande ouverte et laisse voir les champs,
Le pays et le ciel et le soleil immense.
Tout se tait, hors, parfois, au fond des blés, le chant
D’une caille annonçant la saison d’abondance.


Mais ce qui mérite surtout d’être remarqué chez M. Louis Mercier, plus encore que la carrure d’un vers solide et plein, c’est l’ampleur de la composition. Chacune des pièces du recueil forme une sorte de poème où le rythme varie avec les divers momens du drame. Prenons pour exemple celle qui est intitulée : la Porte. Voici d’abord les heures du jour où la porte s’ouvre pour accueillir ceux qui viennent, les mendians comme les travailleurs et les bêtes comme les gens ; puis c’est le soir où la porte se ferme sur ceux qu’elle va garantir de toutes les embûches de la nuit ; peu à peu le poète subit l’inquiétude de l’ombre, l’angoisse des ténèbres ; il lui semble deviner le fantôme de la mort qui rôde, et, en des strophes inquiètes, il supplie la porte d’écarter l’ennemie ; mais déjà l’obscurité s’éclaircit, l’aube dissipe les terreurs avec les ombres, et la vie renaît avec l’activité matinale. C’est là le mouvement propre à la poésie lyrique, celui qui traduit les progrès de l’émotion dans l’âme du poète. En un temps où les meilleurs ont l’haleine si courte, il est intéressant de noter chez un écrivain en vers cette largeur de souffle.

M. Louis Mercier décrit la maison et toutes les parties de la maison : la porte, les fenêtres, la cave, le grenier, et la cheminée, la table, le lit, l’horloge, etc. M. Abel Bonnard, auteur des Familiers[6], nous décrit toute la basse-cour, tout le poulailler, toute la volière. Nous trouverons donc, dans cet immense « bestiaire, » le chien et le chat, le coq et la poule, le lapin et le cochon, l’oie et la dinde, et les colombes, et les hirondelles, et les pigeons, et bien d’autres aussi. Car si M. Bonnard n’oublie ni l’aigle, ni l’alouette, ni le corbeau, il accueille pareillement dans sa ménagerie et le puceron, et le moustique, et l’araignée, et le grillon, la limace, le rat et la punaise, et il nous dira le « propos des ménagères contre les mites. » Encore, et si variée qu’elle soit, la collection n’est-elle pas complète. Il reste beaucoup à faire à M. Bonnard, s’il veut mettre en vers toute l’histoire naturelle. Il n’en sera aucunement embarrassé. Cette fois, ce ne sont guère que six mille alexandrins qu’il nous donne, pour son coup d’essai et sans qu’on y devine nul effort : ils ont échappé, sans douleur, à sa veine fertile. Ils ont valu à M. Bonnard l’honneur d’être le premier à remporter le « prix de Rome des poètes, » et nul n’a prétendu que cette récompense fût imméritée ; au contraire, ç’a été un concert unanime de louanges pour célébrer la verve intarissable de cet exubérant rhétoricien.

Les bêtes, dans le livre de M. Bonnard, prennent la parole : cela n’est pas pour nous surprendre, car nous nous souvenons tous « du temps que les bêtes parlaient. » Elles nous font les honneurs, et plus souvent la satire d’elles-mêmes : ce sont des bêtes observatrices et psychologues, analystes, critiques, ironistes. Elles se connaissent elles-mêmes, et elles aiment à se faire connaître. Elles n’ont pas de fausse honte et ne craignent pas de se mettre en scène : « Nous sommes les pinsons… Nous sommes les oiseaux… » Ces bêtes-là ont assisté à des revues de fin d’année et elles en ont retenu les procédés. Bavardes, ce qui est difficile pour elles c’est uniquement de s’interrompre et de se taire. Interpellés par les matelots, les dauphins leur répondent : ils leur répondent en deux cents vers et font mentir effrontément le vieux proverbe qui disait : « muet comme un poisson. » Mais le fait est que les coqs, lorsqu’ils veulent saluer le matin, ne peuvent s’en tirer à moins de cinq cents vers. Spirituels et moqueurs, ces animaux familiers aiment fort à se moquer de l’homme, ou encore à se railler les uns les autres. Le gibier sait bien qu’il finira par être pris ; mais il se venge en songeant à la mine que font tant de chasseurs qui reviennent bredouille. Le poulet sait bien qu’on va lui tordre le cou, et cela ne lui fait pas de plaisir ; mais il se console en songeant au bon tour qu’il joue à son bourreau, rien que parce qu’il est maigre. Les mouches s’égaient aux dépens de celui qu’elles assaillent et qui est obligé de les subir, car elles sont trop ! La dinde plaisante l’oie qui plaisante la dinde. Le plus souvent elles se raillent elles-mêmes et se donnent la comédie de leurs propres travers, de leurs ridicules, de leur vanité, de leur paresse ou de leur sottise. Le chat se fait son procès, en dénonçant sa nonchalance, ses airs dédaigneux, son égoïsme et sa perfidie ; le geai avoue l’envie dont il sèche en face du paon ; le cochon étale son cynisme et son goût de l’ordure…

Le procédé est connu, et M. Bonnard ne le donne pas pour nouveau. La Fontaine ne l’avait pas inventé, non plus que les auteurs du Roman du Renard, qui l’avaient emprunté aux fabulistes des temps anciens et de tous les temps. Il consiste à noter l’air et l’attitude des animaux et à leur prêter les sentimens qui, dans le monde des hommes, correspondent à cet air et accompagnent cette attitude. La poule que nous voyons inquiète, affairée, nous dira :


Vois-tu comme ma tête est petite ? J’épie.
Je ne sais plus pourquoi je suis ici tapie.
J’escalade le bois sec, j’écoute un moment,
Puis au haut des fagots je danse brusquement.
Je n’ai pas de cervelle et je n’ai qu’une huppe.
Tout m’inquiète et c’est tout et rien qui m’occupe ;
Je replie un instant la patte au bord du pré,
Et mon œil rond a l’air d’un guetteur effaré.
J’hésite, je reviens, je pars, lèvent me touche.
Je cours ; j’ai toujours l’air de poursuivre une mouche.


Donc elle personnifiera l’écervelée et la petite folle. La tortue va dans sa lenteur fameuse et la grive dans sa perpétuelle ivresse. Ce monde des bêtes est si pareil au monde des hommes qu’on y trouve les mêmes institutions, qu’on y respecte la même hiérarchie sociale. Le faucon est un baron de l’azur, le coq un héraut, le chat un juge, le merle un augure, et le scarabée un ermite. Les choses elles-mêmes ont part à cet universel humanisme : le soleil est un ogre, le nuage un capitan, le feu un seigneur, les tisons sont fourrés comme des maréchaux.

M. Bonnard ne se lasse pas de continuer, de prolonger, et de répéter ce jeu. Nous ne lui reprocherons, pour notre part, ni sa déconcertante fécondité, ni la monotonie de ses effets. Nous aimons mieux le féliciter d’être si vraiment jeune, de mettre dans ses vers, à défaut d’un goût très pur, tant de gaieté, de gentillesse et d’espièglerie. Il a ce don de l’image qui fait le poète :


La lampe, l’île d’or qu’enclôt la mer du rêve...
Iles, tentations charmantes des navires...
Les étoiles par qui l’été profond s’augmente
Sortent de l’onde, ainsi qu’une moisson clémente, etc.


Le difficile dans cette œuvre touffue et prolixe est de choisir et c’est, au surplus, ce à quoi M. Bonnard n’a pas réussi. Il se corrigera, avec le temps ; et ses défauts sont de ceux dont il n’est pas impossible de se débarrasser. Il apprendra à se restreindre et à se discipliner. Il appliquera à des entreprises qui en seront plus dignes les qualités d’observation malicieuse, d’imagination facile, et d’heureuse invention verbale dont il semble si vraiment doué.

M. Bonnard connaît-il la campagne, pour y être né et y avoir passé son adolescence toute récente encore ? La justesse de sa vision le ferait croire, si l’espièglerie de sa traduction ne nous en faisait douter. Mais sûrement M. Auguste Dupouy est Breton, et son livre Partances est tout plein de souvenirs de la mer et des récifs, et des quais et des flottilles de là-bas[7]. M. Georges Druilhet est Lorrain et veut faire passer dans ses Haltes sereines[8] toute sa province avec l’aspect du pays comme avec l’humeur dg la race. D’autres encore, qui sont de précieux rimeurs, trouveraient ici leur place. Mais je ne puis qu’indiquer une tendance générale, des aspirations éparses à travers beaucoup d’œuvres charmantes. Eux tous, ces poètes, leur pente les porte à se souvenir de la terre et de la maison natale. Ils en aiment les impressions profondes et douces. Ils veulent continuer à travers les épreuves de la vie changeante et décevante le rêve qu’ils y ont commencé. Ils ignorent volontairement la fièvre, la brutalité, les haines qui rendent notre société si hostile à ceux dont l’âme est simple et le cœur est tendre. Étrangers à ce goût du changement, à cette fantasmagorie de nouveauté qui nous lance éperdus à la poursuite d’édens chimériques, ils se réfugient dans le passé, ils recherchent ce qui, depuis le lointain des temps, s’est maintenu jusqu’à nous toujours pareil. Leur idéal est un idéal de sagesse et de modestie ; et leur rêve, qu’il s’encadre dans un décor de ville ou de campagne, est un rêve d’intimité, de vie grave et recueillie. La poésie a plus d’un objet ; elle peut se prêter aux tentatives les plus différentes : elle peut dire les grandes aspirations de l’âme humaine, ou célébrer l’orage de ses passions ; elle peut refléter les changemens des époques ou exprimer l’éternité des idées. Nos poètes, non pas timides mais prudens, se sont interdit pour un temps les ambitions trop hautes ; ils trouvent qu’il est doux d’entendre et de compter chacun des battemens de son cœur, ils sont d’avis qu’un charme réside dans tout ce qui est simple et régulier, qu’il y a, dans tout ce que ramène l’habitude et que la tradition consacre, une vertu secrète, et ils s’estiment heureux de cueillir cette poésie qui fleurit à portée de la main.


RENE DOUMIC.

  1. M. Emile Despax, La maison des Glycines, 1 vol. (Lemerre).
  2. Gauthier-Ferrières, La Belle Matinée, 1 vol. (Lemerre).
  3. Léon Bocquet, Les Cygnes noirs, 1 vol. (Mercure de France).
  4. Fernand Gregh, La Maison de l’enfance ; — La Beauté de vivre ; — Les Clartés humaines ; — L’Or des Minutes ; 4 vol. in-18 (Fasquelle).
  5. Louis Mercier, Les Voix de la Terre et du Temps ; — Le Poème de la Maison, 2 vol., in-18 (Calmann-Lévy).
  6. Abel Bonnard, Les Familiers, 1 vol. in-18 (Lecène et Oudin).
  7. Auguste Dupouy, Partances, 1 vol. in-18 (Lemerre).
  8. Georges Druilhet, Les Haltes sereines, 1 vol. in-18 (Lemerre).