Revue littéraire - Le Sentiment de la solitude dans la poésie moderne

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Revue littéraire - Le Sentiment de la solitude dans la poésie moderne
Revue des Deux Mondes5e période, tome 21 (p. 446-457).
REVUE LITTÉRAIRE

LE SENTIMENT DE LA SOLITUDE
DANS LA POÉSIE MODERNE

Ni Ronsard, ni Montaigne, ni Racine, ni La Fontaine, ni d’ailleurs aucun de nos écrivains classiques ne nous a confié qu’il se fût trouvé isolé dans le monde et dans la vie. D’où une telle idée serait-elle venue à l’homme d’autrefois ? Le lien d’une solide tradition le rattache dans le passé à tous les hommes qui l’ont précédé, dont il porte l’âme en lui et dont il prolonge l’existence, en sorte que l’humanité tout entière peut être comparée à un même homme qui vivrait sans cesse. Dans le présent, il fait partie d’une société dont la hiérarchie n’est pas une création artificielle, mais a été lentement élaborée par la force des choses et par le temps. Il y a sa place à tenir, son rôle à jouer, ses devoirs à remplir ; et le rang qu’il y occupe détermine en lui certaines façons de sentir et de penser. Si préoccupé qu’il puisse être par le point de vue personnel, il lui est impossible d’oublier que son intérêt particulier se confond avec celui de l’ensemble ; si jaloux qu’il soit de l’indépendance de son esprit, il n’ignore pourtant pas qu’au-dessus des caprices de sa fantaisie, il y a une règle qui est celle de la raison et que chaque esprit vaut autant qu’il sait s’y conformer. Les principes d’une morale qui est la même pour tous, les dogmes d’une religion qui ne veut pas d’infidèles, tout contribue à fortifier en lui la notion de la communion humaine. De là cette impression de santé, de force tranquille, de vigueur sereine que donnent, à quelques exceptions près, toutes les œuvres de notre littérature classique. Ouvrez, au contraire, un livre de notre XIXe siècle. Vous vous apercevrez aussitôt que cet équilibre est dérangé. Poètes ou prosateurs, faiseurs de vers, de romans, de pièces de théâtre, tous lyriques d’ailleurs, ils ne cessent de répéter qu’ils sont seuls sur la terre, et de s’en plaindre. Ce sentiment de la solitude morale est donc un des traits qui apparaissent pour la première fois au déclin du classicisme, c’est un de ceux qui caractérisent la littérature moderne, c’est un des « frissons nouveaux » qui ont remué l’âme contemporaine.

Telle est la remarque dont s’est inspiré l’auteur d’une ingénieuse étude sur le Sentiment de la solitude morale chez les Romantiques et les Parnassiens[1], M. René Canat. Il a pensé très justement qu’en analysant ce sentiment, en le suivant à travers cent années de littérature, en notant au passage les formes qu’il a prises et les effets qu’il a produits, on aurait chance de faire mieux comprendre la suite de cette littérature et d’en éclairer quelques points obscurs. Son livre mérite d’être lu. Il soulève plus d’une objection et n’est certes pas sans, défauts. On y voudrait moins de confusion, une composition qui mît davantage chaque chose à son plan, une subtilité moins maniérée. Mais c’est une lecture qui n’ennuie pas un instant. L’auteur est visiblement soucieux de ne pas redire ce que tout le monde avait dit avant lui ; cela ne suffit pas toujours à nous faire trouver du nouveau, mais cela peut y aider. Par exemple, on a coutume de reprocher à Sainte-Beuve qu’il s’est trompé ou qu’il a obligeamment trompé ses amis du Cénacle en leur désignant André Chénier pour un de leurs ancêtres ; M. Canat tient que, si Chénier n’était sûrement pas un romantique au sens où on pouvait prendre ce mot en 1830, néanmoins, par un souci de l’art tout nouveau à la fin du XVIIIe siècle, il annonçait l’école nouvelle et méritait d’être adopté par elle. Flaubert s’est acharné contre Musset et l’a traité en ennemi personnel ; donc M. Canat, s’amuse à énumérer les paradoxes, boutades et puérilités où se rencontrent et s’entendent comme deux frères le dandy et l’ennemi des Bouvard et des Pécuchet. Les historiens de la poésie au XIXe siècle négligent généralement l’œuvre de Laprade ; aussi M. Canat revendique-t-il pour ce poète philosophe, épris de beauté calme et sereine, une part d’action dans le mouvement poétique du milieu du siècle. Il venge ce méconnu des injustices de la critique de ces dernières années. « On ne parle presque jamais de Laprade : il paraît presque étouffé entre Vigny et Leconte de Liste. Je lui ai fait sur deux ou trois points une place importante, qu’il me semble mériter. Si Leconte de Liste doit quelque chose à Vigny, il doit encore plus à Laprade. » Comme il arrive toujours en pareil cas, M. Canat dépasse la mesure : il est emporté par son zèle. Toutefois, ce mouvement de réhabilitation en faveur d’un écrivain trop oublié est intéressant à noter. Il avait été commencé par M. Edmond Biré, qui a consacré à Victor de Laprade, sa vie et ses œuvres[2] un livre savamment documenté. Les temps redeviennent meilleurs pour le pur écrivain de Psyché et de la Mort d’un Chêne.

Enfin, c’est un lieu commun d’opposer à la sécheresse et à la pauvreté de la poésie du XVIIIe siècle finissant le soudain éclat de la révolution romantique, puis de mettre la poésie parnassienne en contraste avec la poésie romantique ; M. Canat s’efforcera donc de montrer qu’où l’on cherche à voir une opposition entre des formes différentes de notre littérature, il y a bien plutôt continuité entre des momens successifs de la pensée et de la sensibilité françaises. C’est ici l’idée-mère du livre, et je me plais à la signaler, parce qu’elle porte témoignage de la méthode qui aujourd’hui prévaut dans l’histoire littéraire. Il n’y a pas très longtemps encore, on s’efforçait de diviser cette histoire, comme aussi bien l’histoire générale, en périodes aussi tranchées qu’il était possible, et de définir nettement les caractères par lesquels elles s’opposaient. À cette conception, qui avait le tort de figer dans une espèce d’immobilité pour un certain nombre d’années le travail de l’esprit, on a substitué la notion de transformations incessantes et insensibles, qui est plus en accord avec ce que nous savons des lois générales de la vie : ç’a été l’une des conséquences de l’idée d’évolution appliquée à la critique littéraire. Dans la préface du premier volume, récemment paru, de son Histoire de la littérature française classique[3], M. Brunetière écrit : « Je crois, et je persiste à croire depuis vingt-cinq ans, que, de toutes les hypothèses qui peuvent communiquer à une histoire de la littérature quelque chose de l’allure, du mouvement et du caractère successif d’une histoire digne de ce nom, il n’y en a ni de plus naturelle que l’hypothèse évolutive, ni de plus conforme à la réalité des faits, ni de plus abondante, chemin faisant, en conséquences qui la vérifient. » C’est bien ici d’une de ces conséquences qu’il s’agit : et le fait est que cette idée de la continuité, devenue familière à la critique enseignante aussi bien qu’à la critique érudite, en les pénétrant, les a renouvelées. M. Canat ne manque pas de s’y conformer : « Dans le passage d’une époque littéraire à une autre, écrira-t-il, ce qu’il faut voir et marquer, ce sont les transitions insensibles et les nuances. Il n’y a pas de révolutions littéraires, mais d’insensibles transformations. » Et encore : « Une erreur trop commune veut que les romantiques aient été des poètes inspirés et les parnassiens des ciseleurs de rythmes ou de rimes. En réalité, sur ce point comme sur beaucoup d’autres, le Parnasse représente l’épanouissement du romantisme. » Saisir le passage du XVIIIe siècle philosophique au romantisme, relier le Parnasse au romantisme, voilà justement à quoi lui servira cette étude du sentiment de la solitude morale dans la poésie.

C’est bien, en effet, en plein XVIIIe siècle que nous voyons naître ce sentiment, jusqu’alors si parfaitement inconnu de nos écrivains bien portans. Il est déjà contenu dans l’individualisme de Rousseau ; et, à vrai dire, étudier les effets de l’isolement, ce n’est autre chose qu’étudier sous une de ses formes l’individualisme moderne. Tandis que, avant lui, les écrivains s’étaient efforcés de mettre en lumière les traits par lesquels chaque homme ressemble à tous les autres, Rousseau met son orgueil à ne ressembler à personne. Ce qui jusqu’alors eût paru le signe d’une anomalie inquiétante, d’une fâcheuse bizarrerie, et d’une faiblesse, devient à ses yeux un signe de supériorité. « Je ne suis fait comme aucun de ceux que j’ai vus. » C’est pour prendre mieux conscience de ces singularités et pour les révéler au public qu’il écrit ses Confessions. Seul de son espèce, il se pose, dans un contraste farouche, en face de la société : il s’oppose à elle, et il se préfère. Aussi bien c’est par Rousseau qu’a été donné l’ébranlement décisif à la sensibilité moderne ; son influence est partout reconnaissable dans les multiples manifestations du romantisme, et c’est parce que tout le monde l’y a signalée, qu’il est inutile d’insister sur ce point qui est un point acquis.

Du même coup, l’objet de la littérature se trouve changé. Car l’idée de la différence essentielle des êtres est en absolue contradiction avec celle sur laquelle on avait fait reposer jusqu’alors la littérature aussi bien que la morale. Montaigne était d’avis que « chacun porte en soi la forme de l’humaine condition. « C’est pourquoi, si nous voulons connaître les autres et savoir ce qui se passe en eux, nous avons un bon moyen, qui est de regarder en nous. De là ce travail d’analyse, mené non pas dans une intention de curiosité égoïste, mais en vue d’acquérir la connaissance la plus générale qui se puisse des choses de la nature humaine. De là cette vaste enquête sur les caractères, les mœurs, les passions. De là toute cette littérature d’étude intérieure et d’observation de la société, qui constitue sans doute le répertoire le plus complet de documens sur l’homme. Nul ne doute alors qu’il ne puisse légitimement étendre à tous ses semblables les observations qu’il a faites sur lui-même, et, en se souvenant de sa propre expérience, remonter jusqu’aux mobiles dont il n’aperçoit autour de lui que les effets. Au XVIIIe siècle, peu à peu se perd cette curiosité morale ; tous les genres littéraires qui en avaient vécu : maximes, caractères, tragédies, éloquence de la chaire, dépérissent ou disparaissent. Peu d’époques ont été aussi étrangères au souci de la vie intérieure. On perd le chemin des âmes. Aussi voit-on naître l’idée contraire à celle de l’universalité des sentimens et de la conformité des natures : on aperçoit poindre le soupçon que peut-être les âmes sont entre elles sans communication, impénétrables l’une à l’autre, destinées à vivre comme des étrangères et à mourir sans s’être connues. C’est déjà ce dont s’inquiète dans son ennui Mme du Deffand. Elle s’est sentie seule au milieu d’une fête qu’elle a donnée et sa rêverie s’est prolongée en une méditation désolée. « J’admirais hier au soir la nombreuse compagnie qui était chez moi ; hommes et femmes me paraissaient des machines à ressort qui allaient, venaient, parlaient, riaient sans penser, sans réfléchir, sans sentir... Je pensais que je n’avais parfaitement bien connu personne, que je n’en avais pas été connue non plus, et que peut-être je ne me connaissais pas moi-même. » C’est la même plainte que Musset fera entendre en des termes presque pareils. « Dans l’intérieur de toutes ces machines isolées, quels replis, quels compartimens secrets ! C’est tout un monde que chacun porte en lui, un monde ignoré qui nait et qui meurt en silence. Quelles solitudes que tous ces corps humains ! » Et c’est elle encore que M. Sully Prudhomme exprimera dans l’une de ses plus pénétrantes Solitudes, par le symbole de la Voie lactée :


Aux étoiles j’ai dit un soir :
« Vous ne paraissez pas heureuses... »
Elles m’ont dit : « Nous sommes seules,
Chacune de nous est très loin
Des sœurs dont tu la crois voisine :
Sa clarté caressante et fine
Dans sa patrie est sans témoin »...
Je leur ai dit : « Je vous comprends,
Car vous ressemblez à des âmes :
Ainsi que vous, chacune luit
Loin des sœurs qui semblent près d’elle,
Et la solitaire immortelle
Brûle en silence dans la nuit. »


Ainsi, d’un bout à l’autre du siècle, on s’est ingénié à traduire en cent manières cette idée si déconcertante, l’une de celles qui répugnent le plus à notre nature, et qu’il nous est presque impossible de regarder en face. Car, s’il était vrai que tout échange et tout contact intime entre les âmes n’est qu’un leurre, c’est cela qui rendrait la vie intolérable. Malheur à celui qui est seul ! On ne peut songer sans effroi que ce cri de l’Écriture pourrait être le mot de notre destinée.

C’est pourquoi, chez tous ceux qui l’expriment, ce sentiment de la solitude ne va jamais sans une tristesse poignante. Il est à la base de cette mélancolie qui va s’emparer des âmes et qui est la teinte même de la sensibilité moderne. On a beaucoup disserté sur les origines de ce qu’on a appelé, d’un terme d’ailleurs assez impropre : le mal du siècle. Et, comme elles sont très complexes, aucune des explications qu’on en a données n’est tout à fait inexacte et aucune ne suffit à en rendre compte. On y a vu la rançon d’une grande transformation sociale, la dépression qui suit une crise violente, la détresse à laquelle la ruine des anciennes croyances a laissé les âmes en proie, le contre-coup des émotions trop fortes et de l’ébranlement nerveux produit par les événemens extraordinaires de la Révolution et de l’Empire. Ces causes peuvent avoir, à leur date, leur réalité. Mais le fait est que le mal du siècle est antérieur aux convulsions dans lesquelles le siècle allait naître. Et ce n’est pas en France seulement qu’il a sévi ; mais l’Allemagne de Werther l’avait connu. Pour le dire en passant, il ne semble pas que M. Canat ait fait au souvenir de Werther et à son influence une place assez considérable. La vogue en France de ce roman de passion fut considérable[4]. C’est bien le héros de Goethe qui est l’ancêtre direct des René et des Obermann. Et, jusqu’en 1820, c’est à la nuance de la mélancolie werthérienne que sera assortie la rêverie française. Or, lui aussi, Werther nous offre le spectacle d’une âme en détresse et qui ne peut pas s’adapter aux conditions de la vie. — Individualisme, idée de l’imperméabilité des âmes, mélancolie, autant de traits hérités du XVIIIe siècle par le XIXe. Et, en ce sens, il est exact de dire que le romantisme est l’aboutissement du mouvement commencé cinquante années plus tôt.

Ce sentiment de la solitude se combinant avec l’infatuation de l’homme de lettres va donner naissance à cet orgueil insensé qui est probablement le trait principal auquel on reconnaît l’écrivain romantique. On ne peut reprocher à l’écrivain du XVIIe siècle d’avoir conçu une trop haute opinion de son rôle dans la société : il pense que la littérature, au théâtre comme ailleurs, a pour objet de divertir les honnêtes gens ; et il ne lui viendrait pas à l’esprit de croire qu’un assembleur de rimes ou un peintre de caractères puisse tenir rang du premier personnage de l’État : qu’on eût exprimé une telle opinion devant lui, il en aurait aussitôt senti le ridicule. Cette modestie était-elle exagérée, et prouvait-elle tout bonnement que la dignité de l’homme de lettres ne faisait que de naître ? Toujours est-il que les philosophes du XVIIIe siècle ne s’en accommodent plus et que, s’ils font trop souvent bon marché de leur dignité, ils ne se dissimulent pas leur importance. Ils se vantent d’être les rois de l’opinion, et on leur fera honneur d’avoir ruiné l’ancien régime. Après la chute de Napoléon, on se souvient que deux écrivains ont seuls tenu tête à l’homme de guerre : Mme de Staël et Chateaubriand. Or, Mme de Staël, pour qui la gloire n’est que le deuil éclatant du bonheur, n’a cessé, dans toute son œuvre, de peindre les souffrances de la femme supérieure, qui est, à n’en pas douter, celle qui s’occupe de belles-lettres. Et Chateaubriand fait dire par René : « Je recherchai surtout dans mes voyages ces hommes divins qui chantent les dieux sur la lyre. Ces chantres sont de race divine. » Toutes les influences qui devaient agir sur le romantisme naissant concoururent également à élaborer cette idée que le poète était un envoyé du ciel parmi les hommes. « La Renaissance grecque de la fin du XVIIIe siècle avait réveillé la gloire d’Homère, le divin aveugle, immortalisé par Chénier ; la Grande-Bretagne, en mettant à la mode le mystérieux d’Ossian, imposa l’admiration de tous ces bardes écossais qui savaient les secrets des nuages, des tombeaux, des brouillards et des dieux. La Bible, si goûtée des romantiques, ne fut pas non plus étrangère à cet esprit. On s’habitua à rapprocher le poète du prophète. L’inspiration prophétique ressemblait si bien à l’enthousiasme lyrique, que le poète passa, lui aussi, pour le confident et l’interprète de Dieu. » Le fait est que Lamartine se considère non comme un écrivain de métier, mais comme un chantre inspiré. Victor Hugo sera le « songeur, » en communication directe avec Dieu : le poète aura, d’après lui, la mission de conduire les hommes et de faire, sur les grands chemins de l’humanité, « fonctions de flambeau. » Lorsqu’ils interviendront dans les affaires publiques, l’un et l’autre se croiront naturellement désignés pour ce rôle de pasteur des peuples qui fut jadis celui de l’aède antique. Et d’autres, qui ne sont ni Lamartine ni Victor Hugo, auront, à défaut de leur génie, la suffisance qui en tient lieu. Une idée se répandra, qu’on retrouve sous des formes différentes pendant tout le XIXe siècle chez quiconque a tenu une plume, et chez le dernier des feuilletonistes comme chez les maréchaux de la littérature : c’est que le seul métier d’écrire confère une noblesse et que l’homme de lettres est un être d’exception et d’élite.

Désormais l’opposition est nettement établie entre le poète et la foule, la distinction est faite entre l’artiste et le bourgeois. À vrai dire, la catégorie des bourgeois comprend tous ceux qui, fussent-ils peuple ou fussent-ils gentilshommes, ne font pas de vers ou de drames romantiques. Il faudra à toute force accuser la différence et la rendre sensible aux yeux, fût-ce par les excentricités du costume ; de là toute la mascarade des accoutremens vers 1830 et le goût prolongé pour le genre bohème. Il est clair d’ailleurs que les mêmes règles ne pourront valoir pour ce monstre qu’est l’homme de génie et pour le troupeau des hommes sans gloire. Le poète étouffe dans le réseau de conventions qu’on révère sous le nom de l’institution sociale. Il est en lutte contre la société. Et, une influence nouvelle, celle de Byron, s’étant substituée à celle de Goethe, c’est sur le modèle du héros byronien, révolté et sarcastique, qu’il composera ses types d’humanité : bandit, jeune premier fatal et bâtard sublime. Le romantisme est par essence anti-social. D’ailleurs, de toutes les conventions en vigueur dans la société, les plus gênantes sont à coup sûr celles de la morale. Et, de Rousseau à Nietzsche, ç’a toujours été la prétention du « surhomme » de se débarrasser des obligations qui sont bonnes pour le peuple. C’est en s’élevant au-dessus de la morale qu’il se prouve à lui-même sa propre élévation. La supériorité du romantique s’achève par son immoralité.

Dédaigner, railler, anathématiser les gens, tout cela est parfait ; à condition toutefois qu’on n’ait pas besoin d’eux. Libre à vous d’écarter la foule ! si vous pouvez vous en passer. Mais le romantique ne peut se passer de la foule et pour une raison toute simple, c’est qu’il est écrivain. Il en a besoin de deux manières. D’abord parce qu’il faut vivre, et que par suite d’un changement auquel il doit toute son indépendance morale, l’homme de lettres a pris l’habitude de vivre du travail de sa plume. Or la société n’est pas encore persuadée que l’existence d’un bon poète lui soit plus nécessaire que celle d’un bon joueur de quilles : elle ne s’est pas encore avisée de faire des rentes aux jeunes gens qui ont bon espoir d’avoir quelque jour du génie futur ; c’est son crime et c’est ainsi qu’elle est responsable du suicide de Chatterton. Ensuite, et d’une façon plus relevée, le poète a besoin de la foule parce que c’est bien à elle qu’il adresse ses chants et qu’il ne saurait se résigner à être la voix qui clame dans le désert. Les poètes et quelques romanciers ont coutume de s’en défendre. Ils font profession de n’écrire que pour eux seuls, pour leur contentement et leur satisfaction personnelle. On ne demanderait pas mieux que de les en croire ; mais, ce qui étonne alors, c’est qu’ils publient leurs livres : tant qu’ils les feront imprimer à plus d’un exemplaire, il faut qu’ils renoncent à nous convaincre de leur détachement. C’est La Bruyère qui avait raison : « On n’écrit que pour être entendu. » Et ce désir d’éveiller la sympathie des hommes est apparemment ce qui donne au travail de l’écrivain sa valeur morale. Mais ce qui est nouveau en art déconcerte les habitudes de la foule ; les grandes idées passent par-dessus les têtes les meilleures ; le poète, même s’il est admiré, reste incompris. C’est la tristesse de Moïse, aussi grave et profonde que les déclamations de Chatterton seront vaines. On le voit, si haut qu’n soit monté dans son orgueil, le romantique n’a pu échapper à la tristesse ; cet orgueil est un orgueil souffrant : la solitude morale sera pour le poète romantique cause d’une intime torture.

Que devient chez les Parnassiens ce sentiment de la solitude ? ‘ Va-t-il disparaître ? Notons que pour M. Canat, d’une école à l’autre, l’individualisme subsiste aussi intense. C’est par là même que d’après lui, l’école parnassienne peut être la continuation de l’école romantique. Et c’est un des points essentiels de son argumentation. « Une opinion généralement admise est la suivante : le romantisme lyrique c’est l’individualisme ; la solitude morale du poète romantique est la rançon de son individualisme. Au contraire, le Parnasse c’est l’art impersonnel ; c’est par conséquent le recul de l’individualisme, et, si l’artiste parnassien n’est plus isolé, c’est que la condamnation de la personnalité lui a fait renouer l’intimité avec la foule que le romantisme avait brisée. Je voudrais montrer que cette opinion est fausse et qu’elle repose sur une confusion. Dire que les Parnassiens ont refréné le moi ne signifie rien. Ils l’ont refréné dans leurs œuvres, non dans leurs âmes. Leurs âmes restent effrénément individualistes, plus que les âmes romantiques. » Quand M. Canat aurait d’ailleurs fait cette démonstration, et prouvé que le passage du mode romantique au mode parnassien n’est pas la substitution d’une poésie impersonnelle à une poésie personnelle, il n’aurait réussi qu’à embrouiller les choses. Car il ne suffit pas de montrer comment les écoles se continuent, il faut montrer en outre comment, en se continuant, elles se modifient. Et l’un des agens du progrès, ou du changement, en littérature consiste justement dans le désir où sont les nouveaux venus de faire autrement que leurs prédécesseurs. Les romantiques ont pris en tout le contre-pied des classiques ; et ils s’en sont vantés. Les parnassiens ont répudié une bonne part de l’esthétique du Cénacle ; et ils ne s’en sont pas cachés. Aussi bien M. Canat ne se fait pas faute de noter lui-même comment le parnassien, renonçant à la gesticulation romantique, répudie les procédés vulgaires d’exhibition de sa personne, et comment sous l’influence de la science, de la philosophie positive, de l’histoire, il donne à son œuvre un caractère tout nouveau, qui est précisément celui de l’impersonnalité. Tout ce que l’on peut soutenir c’est que chez les poètes du Parnasse, comme chez les romanciers réalistes ou naturalistes, il est resté beaucoup de vestiges du romantisme. Mais je crois que cela avait été déjà dit.

Tout en restant individualistes, ou plutôt parce que leur individualisme se serait exagéré et exaspéré, les parnassiens auraient cessé de souffrir de la solitude morale. Leur orgueil fut l’orgueil sauveur. « Si, avant 1800, l’isolement ne fut guère la misère de l’homme supérieur, c’est qu’alors l’individualisme n’était pas assez fort. Après 1850, il était devenu trop fort pour que la solitude romantique continuât à troubler les âmes d’artistes. Les Parnassiens n’ont plus besoin de la société, ils ne la regardent même pas, ils ne lui ressemblent pas. Ils n’ont plus besoin d’elle. » Distinction spécieuse, mais d’ailleurs insuffisamment justifiée. Car c’est toujours chez Leconte de Lisle qu’on va chercher l’image la plus parfaite du poète d’après 1850. Et le pessimisme stoïcien de Vigny lui-même semble résigné en comparaison de l’âpre nihilisme de l’auteur de Midi !

Le fait est que dans la nouvelle école a persisté la souffrance de l’isolement. Isolement plus complet, car c’est la doctrine de l’art pour l’art qui met entre la foule et le poète la plus infranchissable barrière. Quand il exprime ses tristesses ou ses joies, ses colères, ses rancunes, les déceptions de son amour propre ou de son amour, le poète se rapproche de la foule, en exprimant des émotions qui lui sont communes avec elle. Mais, confiné dans son rêve d’art, il s’y enferme comme dans une prison, ou, si l’on veut, dans une tour d’ivoire : le sentiment de l’art, c’est bien là ce qui établit la ligne de démarcation entre les artistes et les autres. « Malheur aux productions de l’art dont toute la beauté n’est que pour les artistes ! Voilà une des plus grandes sottises qu’on ait pu dire ; elle est de d’Alembert. » Cette phrase des Goncourt exprime bien ce que l’art est devenu pour eux : une conversation entre initiés, un langage inintelligible au reste des hommes. Isolement plus douloureux, car c’est maintenant en présence du néant que le poète va se trouver. -Le poète romantique n’avait eu horreur que de la réalité actuelle et de l’humanité présente. Mais il s’était bercé d’harmonies délicieuses. Il avait conversé avec Dieu, soit qu’il adressât son hymne au Dieu personnel des religions, soit qu’il retrouvât Dieu répandu à tous les degrés dans la nature ; il s’était adressé à la Nature comme à une personne, et tantôt il l’avait remerciée d’être une consolatrice, tantôt il avait maudit son indifférence ou sa cruauté ; il avait ressuscité, pour en faire un cadre à sa fantaisie, le décor des époques disparues et s’était plu par mépris des hommes d’aujourd’hui à revivre parmi les hommes d’autrefois. Mais à la lumière des sciences, le parnassien voit se dissiper les apparences et toute réalité lui échapper. Les dieux auxquels les hommes ont successivement envoyé leur prière ne sont que les formes dont leur imagination a revêtu leur désir ou leur rêve du divin ; la nature. n’est qu’un système d’illusions, et c’est en nous que résident les couleurs dont nous croyons qu’elle nous enchante ; les civilisations mortes font comme un immense cimetière où nous pouvons déjà discerner la place marquée pour les éphémères que nous sommes. Mais quoi ! Ce moi lui-même, dernière réalité à laquelle nous voudrions nous rattacher, ce moi orgueilleux qui s’oppose lui seul au monde tout entier, n’est lui-même que le cadre irréel où se succèdent des sensations qui meurent à l’instant où nous en prenons conscience.

Telles sont quelques-unes des formes qu’a revêtues le sentiment de la solitude morale et il n’est que juste de reconnaître que la poésie moderne lui doit un peu du frémissement qui lui est particulier. Il a inspiré quelques-uns des plus admirables cris de la poésie romantique : il s’est inscrit dans quelques-uns des vers les plus magnifiques de la poésie parnassienne. On lui doit, pour une partie, la mélancolie lamartinienne, le prophétisme de Hugo, le pessimisme de Vigny, le désespoir de Leconte de Lisle, la tristesse de tels de nos contemporains. Toutefois après en avoir suivi le développement à travers l’étude souvent pénétrante qui vient de nous en être donnée, on aperçoit aisément tout ce qu’il y avait en lui de maladif. Il a mis son empreinte sur tout le siècle, comme le romantisme lui-même, et qui donc définissait le romantisme : une maladie ? Ç’a été le défaut des romantiques et des parnassiens d’avoir voulu se placer en dehors de l’humanité commune, et, si quelques-uns ont fait effort pour y échapper, je pense que ce goût de la solitude aura trouvé sa dernière expression dans cette poésie décadente qui, il y a quelques années, pour se mieux abriter contre la foule, s’enveloppait d’une obscurité impénétrable. Les temps qui viennent seront-ils meilleurs pour les poètes ? Dans une société démocratique, l’artiste se sentira-t-il moins isolé qu’il ne l’a été dans une société bourgeoise ? C’est affaire à lui. C’est lui qui doit aller, sinon à la foule, du moins au public, et rétablir l’accord entre l’art et la vie. Si l’on en croit les programmes ébauchés par les plus jeunes des théoriciens, c’est en ce sens que commencerait à se dessiner un mouvement. Il faut le souhaiter. Aussi bien, tant que l’humanité continuera de vivre, c’est-à-dire de souffrir, le poète aura mieux à faire que de s’affliger de sa propre solitude, et il en verra aisément se dissiper le mirage ; car, puisqu’il traduit dans la forme impérissable de l’art une plainte où se mêlent des voix venues de tous les coins de la terre et de toute la durée des temps, le poète n’est-il pas bien plutôt celui qui communie avec tous les hommes et donne à son chant le son de ce qui est éternel ?


RENE DOUMIC.

  1. René Canat, le Sentiment de la solitude morale chez les Romantiques et les Parnassiens, 1 vol. in-8o. Hachette.
  2. Edmond Biré, Victor de Laprade, 1 vol. in-8o ; Perrin.
  3. F. Brunetière, Histoire de la littérature française classique (Premier fascicule). 1 vol. in-8 ; Delagrave.
  4. Cf. Baldensperger, Gœthe en France, 1 vol. in-8 (Hachette). Ce livre, très soigneusement informé et auquel nous ne reprocherions que l’excès de minutie et une certaine sécheresse dans l’érudition, retrace l’histoire de la réputation de Gœthe en France. L’intérêt principal de cette utile « étude de littérature comparée » est de mettre en lumière la loi d’après laquelle une littérature entre en communication avec l’œuvre d’un écrivain étranger. Nous avons découvert chacun des aspects de l’œuvre de Gœthe, à mesure que nous y trouvions un reflet de nos propres aspirations. Pour les Français d’avant 1830, Gœthe est uniquement l’auteur de Werther. Au lendemain de 1830, notre romantisme tourne son effort vers le théâtre, et Gœthe devient pour nous l’auteur de Faust. Les esprits se tournent chez nous vers les sciences et la philosophie de la nature : et ce qu’on admire en France, c’est que Gœthe ait joint à l’imagination du poète le goût des recherches scientifiques. Au temps du Parnasse, ce qu’on loue en Gœthe, c’est l’impassibilité, l’indifférentisme du grand Olympien. A l’époque du dilettantisme, on admire en lui l’intelligence compréhensive et l’aptitude à jouir de toutes les idées. Il devient le maître des égotistes, sans d’ailleurs que ceux-ci semblent se douter de ce qui fait la réelle noblesse de son attitude. « La vraie grandeur du moi de Gœthe, dit très bien M. Baldensperger, est dans l’idée de culture et non simplement d’intellectualité épicurienne. Une marche progressive vers une plus noble existence, voilà, plutôt que la sérénité de l’universelle compréhension ou que l’assiduité d’une constante recherche, la leçon morale qu’on peut tirer de la vie de Goethe. »