Revue littéraire - Le code civil et le théâtre

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Revue littéraire - Le code civil et le théâtre
Revue des Deux Mondes3e période, tome 84 (p. 214-225).
REVUE LITTERAIRE

LE CODE CIVIL ET LE THEATRE.

Le Code civil et le Théâtre contemporain, par M. Félix Moreau, agrégé à la faculté de droit d’Aix. Paris, 1887 ; Larose et Forcel.


On a fait des brochures sur la Langue et sur la Science du droit dans les comédies de Molière, et, à peine ai-je besoin de le dire, on y prouvait que Molière, éminent sans doute comme auteur dramatique, ne le fut guère moins comme jurisconsulte et comme praticien. Encouragé par cet exemple, un jeune agrégé de la faculté de droit d’Aix, M. Félix Moreau, qui s’excuse modestement de n’avoir encore « qu’une douzaine d’années d’études juridiques, » vient d’écrire, lui, tout un volume, de près de trois cents pages, sur l’Ignorance de la loi dans le théâtre de M. Dumas fils. A la vérité, ce n’est pas le titre de son livre, et, en le précisant, nous le paraphrasons, mais c’en est bien l’esprit et c’en est le fidèle résumé. « J’ai voulu rechercher, nous dit-il, quel emploi M. Dumas a fait de nos Codes, ou plus exactement de notre Code civil, et s’il n’a pas commis d’erreurs juridiques. » Voilà la préface et le dessein de M. Moreau ; et voici ses conclusions : « J’ai montré que M. Alexandre Dumas n’a que les apparences d’un jurisconsulte,.. que l’austère science du droit ne se laisse pas conquérir d’emblée par les intelligences les plus brillantes,.. et que l’on ne peut accorder aucun crédit à un législateur dont la passion va jusqu’à modifier et altérer les textes de la loi pour les besoins de sa critique. » Les trois premiers chapitres du livre de M. Moreau en sont peut-être les meilleurs et les plus amusans. Il y étudie, non sans : esprit ni malice : dans le style de M. Dumas ; les « plaisanteries et les métaphores » tirées de la langue du droit ; dans le dialogue de ses comédies ; les « allusions à la loi ; » et dans ses intrigues enfin, « les choses et les personnes du monde juridique ; » On n’en a pas fait plus ni même autant pour Molière ; on ne ferait pas mieux pour un ancien, pour Plaute ou pour Aristophane. Parmi les personnes du monde juridique, il semble donc que M. Dumas ait fait un grand emploi des notaires, emploi neuf, au surplus, et flatteur pour la corporation ; un emploi qui vengerait les notaires, s’ils en avaient besoin, des mauvaises plaisanteries de l’ancien répertoire. Incarnation vivante de la loi, graves, impassibles, inflexibles comme elle, les notaires de M. Dumas s’étonnent d’eux-mêmes ; quand par hasard ils se dérident ou qu’ils s’attendrissent. « Un ancien notaire et les larmes, ça a l’air de ne pas aller ensemble, » dit Canlagnac dans la Femme de Claude. Dépositaires, non-seulement des fortunes, mais aussi des secrets des familles, hommes d’expérience et de bon conseil, « méthodiques » et « prosaïques, » plus boutonnés qu’un diplomate, et plus discrets qu’un confesseur, on comprend aisément que les notaires de M. Dumas, appelés, consultés et crus en toute occasion, fassent toujours dans son théâtre des personnages considérables, et même quelquefois ceux qui tiennent, si l’on peut ainsi dire, les ficelles des autres. Les plus achevés en ce genre sont le notaire Galanson, dans la Princesse George, et, dans le Fils naturel, Aristide Fressard. Mais le rôle que M. Dumas préfère encore pour eux, c’est celui de raisonneur ou de moraliste. Le notaire est décidément le Cléante ou l’Ariste de son répertoire ; et il arrive bien, dans quelques pièces, comme dans la Princesse de Bagdad, que l’avoué le remplace, ou le professeur du Collège de France, comme dans l’Étrangère ; mais ce n’est plus la même chose ; et ces titres, évidemment, n’inspirent point à M. Dumas le même respect ou la même confiance. Quant aux avocats dans le théâtre de M. Dumas, presque en toute occasion, ils ne sont guère « envisagés, nous dit M. Moreau, que comme faisant métier de dire des choses désagréables à la partie adverse, » ou de rendre à la société les fripons qu’une méprise de la justice nous avait momentanément enlevés. Plaisanteries « un peu vieillottes, » imputations banales et quasi calomnieuses, qu’il n’eût tenu qu’à M. Félix Moreau de réduire à néant. Les avocats, tout le monde la sait, ne font pas métier « de dire des choses désagréables » à la partie adverse ; ils en font seulement quelquefois marchandise.

De la présence de tant d’avoués et de tant de notaires dans les comédies de M. Dumas, de tous ces habits noirs et de toutes ces cravates ; blanches, il « appert, » comme on dit en style de palais, que M. Dumas aime à mettre au théâtre les questions où se trouvent communément mêlés ces officiers ministériels ; et c’est ce que confirme l’examen du détail de son style. Pour avoir employé correctement quelques termes de droit, — dans Pourceaugnac ou dans le Malade imaginaire, par exemple, — si l’on a donc pu prétendre que Molière devait être avocat, c’est au moins un Cujas ou un Pothier parmi nous, c’est un Demolombe ou un Toullier, que l’auteur du Demi-Monde, vu l’abondance des métaphores, des comparaisons, et des images qu’il tire du vocabulaire de la procédure et de la jurisprudence. M. Félix Moreau s’est complu à en rassembler dans son livre de nombreux exemples, et nous y renvoyons. L’un des plus curieux est sans doute ce passage de la Préface de la Femme de Claude, où M. Dumas interprète à sa façon, qui n’est point celle de M. Renan, la parabole de la femme adultère. « On déclare que Jésus a pardonné à la femme adultère, ce qui est absolument faux… Ce n’est pas un pardon, ce n’est même pas un acquittement, ce n’est qu’une ordonnance de non-lieu, motivée par l’incompétence du tribunal, qui s’était cru en droit de juger et de condamner cette femme. » Il est vrai qu’ici, à en croire du moins M. Félix Moreau, cette apparente précision de termes ne dissimulerait qu’aux seuls yeux des profanes une grande ignorance des usages de l’instruction et de la procédure criminelles. Mais il ne s’agit pour le moment que de l’obsession, de la monomanie, de la hantise juridique, — je me sers des mots de M. Moreau, — dont M. Dumas serait victime. Et quoique ce soient de gros mots, ou de grands mots, il faut bien accorder que M. Dumas en tient. De certaines de ses pages, il se dégage comme « une vague odeur de papier timbré ; » cela sent l’étude ou le greffe ; et dans quelque deux ou trois cents ans de nous, si les commentateurs en tirent cette conséquence que M. Dumas avait, aussi lui, fait son droit, comme Molière, ils se tromperont, mais non pas s’ils supposent que certaines questions de droit ont de tout temps et vivement intéressé l’auteur du Fils naturel et de la Femme de Claude.

C’est précisément là ce qui choque M. Moreau, avec « ses douze années d’études juridiques. » — « Je ne sais, dit-il, tout au début de son livre, s’il y eut, s’il y aura jamais époque mieux pourvue que la nôtre en critiques ès lois et fabricans en législation, ne tenant les uns et les autres leur mandat que d’eux-mêmes. » Et cela lui déplaît, que sans en avoir seulement sollicité la licence, on critique, on enseigne, que l’on prêche ou que l’on patrocine, mais encore bien plus, si l’on croit avoir découvert dans le Code civil une disposition fâcheuse, que l’on prenne sur soi de la dénoncer et d’en proposer le remède, puisque, en effet, plusieurs sortes d’hommes sont diplômés, qualifiés et même appointés pour cela. Oh ! sans doute, il distingue, ou du moins il s’en donne l’air. Critique impartial, et même libéral, il n’en a pas aux sujets ordinaires ou favoris de M. Dumas, mais à ses « erreurs juridiques » seulement, et il essaie de nous prouver qu’elles seraient en effet de la dernière conséquence. C’est à cette science ou demi-science, puisée a dans la lecture superficielle d’un Code bon garçon, » qu’il fait ou qu’il voudrait bien avoir l’air de faire uniquement le procès. Et il n*e reproche pas enfin le « manque de titres » à M. Dumas, mais le « manque de connaissances, » et cette présomption commune que, puisque nul en France n’est censé ignorer la loi, c’est exactement comme si tout le monde la connaissait. Mais, au fond et en réalité, sous toutes ces précautions, et au travers de tous ces déguisemens, c’est à M. Dumas lui-même, c’est au théâtre contemporain qu’il s’en prend, c’est à leur prétention de traiter au grand jour des sujets qui ne se traiteraient convenablement et utilement, d’après lui, que dans les cabinets des jurisconsultes ou dans les amphithéâtres des professeurs de droit. « Nos auteurs dramatiques semblent s’être proposé un but plus pratique, donné une mission plus sociale que l’analyse des caractères et la peinture des passions, qui, jusqu’à nos jours, avaient fait à peu près tous les frais du théâtre. » Voilà le vrai point du débat, et j’ajoute : voilà le véritable intérêt du livre de M. Félix Moreau. C’est la question de la thèse au théâtre, ou plus généralement dans l’art, qu’il nous invite à examiner de nouveau. En montrant que M. Dumas « avait rarement emprunté au Code, sans en dénaturer, sciemment ou inconsciemment, les dispositions, » il a voulu montrer qu’il n’appartenait pas à l’auteur dramatique de discuter les questions de droit. Et, ne demandant lui-même au théâtre que « les plus agréables émotions et les plus vives jouissances de l’esprit, » M. Félix Moreau, semblable à beaucoup de professeurs en ce point, n’est pas content, le soir, quand il ouvre le Théâtre complet de M. Dumas, d’y retrouver la matière de sa leçon du matin.

N’est-ce pas le moment de se souvenir qu’il y a tantôt une quinzaine d’années, l’honorable M. Cuvillier-Fleury, dans le Journal des Débats, et à propos de la Femme de Claude, avait fait déjà le même procès ou suscité la même querelle à M. Alexandre Dumas ? « A-t-il droit au crédit dans l’ordre philosophique ? demandait-il, aussi lui, comme M. Félix Moreau ; le crédit du prédicateur public, du législateur à mandat, du magistrat sur son siège, de tous ceux, en un mot, qui ont reçu de la Société mission de l’édifier, de régler sa vie et d’apprécier ses actes ? » et, lui aussi, il concluait que non. Mais il était trop facile à M. Dumas de répondre que ni les Voltaire ni les Rousseau non plus n’avaient reçu mission d’écrire le Contrat social ou le Dictionnaire philosophique ; et qu’ils l’ont écrit tout de même ; et que les prédicateurs publics, les législateurs à mandat, les magistrats sur leur siège en avaient été renversés, et leur Société avec eux. Et, en effet, la vérité, c’est que nous avons tous reçu « mandat » ou « mission, » comme l’on voudra, nous tous qui tenons une plume, de nous en servir pour écrire, à nos risques et périls, ce qui nous paraît utile, juste et bon. S’il plaît à l’auteur dramatique ou au romancier d’agiter des questions « juridiques » ou « sociales, » ils en ont aussi bien le droit qu’un procureur-général celui d’écrire des romans ou des drames. A moins cependant que l’on ne déclare que l’opinion de M. Dumas sur les hommes et les choses de son temps ne saurait valoir, a priori, celle d’un père dominicain ou d’un député, voire d’un sénateur. Peut-être était-ce bien l’idée de M. Cuvillier-Fleury ; c’est celle aussi malheureusement de beaucoup d’honnêtes gens en France, qui ne regardent guère à la valeur des choses que l’on leur dit, mais à la qualité, ou plutôt à l’estampille de celui qui les dit. Je crains un peu pour lui que ce ne Boit celle aussi de M. Félix Moreau.

Je ne doute pas, en effet, qu’en demandant au théâtre « les plus agréables émotions et les plus vives jouissances de l’esprit, » M. Félix Moreau ne croie lui faire encore beaucoup d’honneur. Mais s’est-il aperçu qu’en lui refusant le droit de poser seulement certaines questions, il demandait au théâtre en général, et à M. Dumas particulièrement, pour le mieux amuser, lui, Félix Moreau, de se bien garder de le faire penser ? Car de quelles « émotions » parle-t-il ? et quelles sont ces « jouissances d’esprit ? » celles du mélodrame ou celles du vaudeville ? les « émotions » que M. Dennery nous procure ? ou les « jouissances d’esprit » que nous devons à M. Valabrègue ? Mais en littérature, comme en droit, j’ose l’assurer à M. Moreau, la parole n’est qu’un baladinage quand elle ne sert pas à l’expression de la pensée ; et la pensée, au théâtre comme dans le roman, c’est une certaine conception de la vie, de l’homme et de la société, qui implique nécessairement l’obligation d’y avoir réfléchi. Sans la pensée, il n’y a pas de poésie, si « plastique » soit-elle, qui vaille un marbre pour parler aux yeux, pas de description qui vaille un paysage, pas de cadence ou d’harmonie qui procure à l’oreille les sensations de la musique, et généralement, sans la pensée, il n’y a pas d’art dont les effets sensibles ou sensuels ne soient supérieurs à ceux de la parole, les jouissances plus vives, et les émotions plus intenses. Les théoriciens de l’art pour l’art, en notre temps, ne l’ont-ils pas trop oublié ? et, au-dessous d’eux, cette foule confuse, dans laquelle je suis fâché de ranger M. Moreau, qui ne demande à l’écrivain que de la divertir ou de la délasser de ses occupations importantes et graves, comme de faire de la politique ou d’approfondir les Pandectes ! Le théâtre les aide à digérer ; et, quand ils n’ont rien de mieux ni de plus urgent à faire, qu’il pleut et qu’ils n’ont pas de visites à rendre, pas de lettres à écrire ou de procès à solliciter, ils ouvrent volontiers un roman. Mais au contraire, et non-seulement dans l’histoire ou dans la critique, cela va sans dire, mais dans la poésie même peut-être, mais. dans le roman, et surtout au théâtre, je ne connais pas d’écrivain vraiment digne de ce nom qui ne se soit plus ou moins proposé de « prouver a quelque chose, et qui n’ait soutenu, par conséquent, avec une fortune plus ou moins heureuse, ce que l’on appelle une « thèse. » Laissez de côté la tragédie, si vous le voulez, quoique sans doute. l’auteur d’Horace, et celui de Mahomet, et celui de Ruy Blas, — que je nomme ici sans les comparer et surtout sans les égaler, — aient voulu plus d’une fois démontrer, eux aussi, quelque chose. Et si l’auteur d’Andromaque et de Britannicus a l’air d’abord de faire exception, c’est que l’aventure tragique, empruntée à l’histoire, et forte, si l’on peut ainsi dire, d’être effectivement arrivée, enveloppe en soi, comme l’histoire même, sa moralité, son conseil, et son enseignement. Mais l’École des femmes est une thèse, mais Tartufe est une thèse, mais le Misanthrope est une thèse, mais les Femmes savantes sont une thèse, et, à moins de trouver Molière plus grand dans l’Amour médecin ou dans monsieur de Pourceaugnac, il faut bien convenir qu’il n’a pas nui à sa gloire d’avoir discuté sur la scène la délicate question de l’éducation des filles ou celle plus délicate encore des dangers de la dévotion. Mieux que cela : de ces intrigues, si adroitement conduites, mais si négligemment nouées, et plus négligemment dénouées, par des « moyens de comédie » s’il en fut ; de ce style, dont on a pu faire et dont on a fait depuis Boileau jusqu’à nos jours tant et de si justes critiques, on pourrait presque prétendre que la thèse est le support même, et que, moins amusantes que celles de Scarron, moins bien écrites que celles de Regnard, c’est la thèse ou la pensée qui mettent si haut au-dessus des leurs les grandes comédies de Molière.

Car inversement, voyez ce même Regnard, ou, de nos jours, voyez Scribe. En vers, et dans le goût classique, on n’a pas mieux écrit que Regnard, on n’a pas en plus d’esprit, ni plus d’aisance, plus d’agilité ni de belle humeur ; et, qui a mieux connu « le théâtre » que Scribe ? C’est un honneur que M. Dumas lui-même n’a pas revendiqué sur l’auteur du Verre d’eau ou d’Adrienne Lecouvreur pour celui de la Tour de Nesle, — dont on sait s’il défend filialement la mémoire. Faute cependant d’avoir soutenu des thèses, c’est-à-dire, en bon français, d’avoir en des idées, ou de les avoir montrées ; faute d’avoir agité des questions ; et, contens de nous faire rire, faute d’avoir essayé de nous faire penser, comptez ce qui survit aujourd’hui du premier, et voyez en quelle petite estime les gens même de théâtre tiennent déjà le second. S’il ne suffit sans doute pas d’introduire une thèse dans une comédie pour que la comédie soit bonne, je ne crois pas, d’autre part, que l’on trouvât une seule grande comédie qui ne contienne au moins une thèse. Et comment, à vrai dire, la comédie pourrait-elle aller autrement à son but, en admettant qu’il fût, non pas même de corriger, mais seulement de peindre les mœurs ? si les mœurs ne sont en effet que la perpétuelle et changeante accommodation de la faiblesse humaine aux nécessités de la vie sociale et aux prescriptions de la morale théorique ? c’est-à-dire l’occasion, ou la matière même, de tous les cas de conscience et de tous les conflits juridiques.

Ce qui était vrai déjà du temps de Molière l’est bien plus encore de nos jours ; et nous ne sommes pas devenus plus sérieux, mais plus curieux, et pour cause, de beaucoup de questions dont nos pères ne se souciaient guère. Nous n’admettons pas encore que le théâtre soit une école, une tribune, ou une chaire. Si nous n’avons que des notions vagues sur les droits du conjoint survivant ou sur la réserve de l’enfant naturel, nous ne louons pas, pour nous en éclaircir, un fauteuil d’orchestre. Et, au théâtre comme dans le roman, nous voulons toujours que la leçon ne se sépare pas du divertissement. Il n’est pas moins certain que, si les romanciers et les auteurs dramatiques ont pu jadis demeurer étrangers à tout ce qui n’était pas leur art, ils ne le peuvent plus désormais, et que leur art même s’en est corrompu, ou altéré, si l’on veut, mais aussi élargi d’autant. Cette belle indifférence dont on a tant loué le malheureux Flaubert est d’un sot, en trois lettres, et nous ne la permettons plus qu’aux artistes dont nous savons bien que tout le talent se réduit à enfiler des mots. Nous aimons que l’on nous irrite, et au besoin que l’on nous exaspère, en nous inquiétant sur les opinions que nous croyons avoir : nous nous sentons vivre en effet alors d’une vie moins égoïste que la vie quotidienne. Nous demandons encore que l’on fasse pour nous, qui n’en avons pas le loisir, cette espèce d’enquête sociale dont nous éprouvons l’intérêt et l’utilité tous les jours, s’il est vrai, comme on l’a dit, qu’il n’y ait rien de plus important pour l’homme que de connaître l’homme. Nous voulons enfin qu’en nous divertissant, ou quelquefois en nous attristant, l’art achève et complète en nous l’éducation commencée par l’expérience et par la vie. Et c’est une autre manière d’aimer ou de comprendre l’art, c’en est une pourtant ; et c’est un autre art, plus utilitaire, en un certain sens, et moins pur, moins élevé comme tel, mais c’est toujours de l’art ; et plus nous irons, plus on peut croire que si l’art de l’auteur dramatique et du romancier continue de se modifier, ce sera dans ce sens.

Que pensera-t-on alors du théâtre de M. Dumas ? de l’Étrangère et de la Femme de Claude ? ou de l’Ami des femmes et du Fils naturel ? Peut-être le contraire de ce que l’on en pense aujourd’hui, quand on en loue, je ne dis pas plus que de raison, mais non pas sans quelque perfidie, les rares qualités dramatiques ; — pour en attaquer d’autant plus vivement l’esprit et les tendances. Assurément, M. Dumas est un « auteur dramatique » et un « homme de théâtre. » Il l’a prouvé de plusieurs manières : en rendant dramatiques des sujets qui ne l’étaient pas avant lui, comme son Fils naturel ou comme sa Question d’argent ; et surtout en nous donnant ce qui nous manquait depuis si longtemps : un théâtre émancipé de l’imitation des modèles, un théâtre tout neuf et complètement original, dans la forme comme dans le fond, un théâtre où tout est invention, innovation, création, les sujets d’abord et les moyens ensuite. Mais, quand les parties de métier, dans ce théâtre, seraient supérieures encore à ce qu’elles y sont, le mérite éminent de M. Dumas, et sa plus durable originalité, ce sera toujours, comme il le dit lui-même, « d’avoir rendu par le théâtre plus que la peinture des mœurs, des caractères, des ridicules et des passions. » Même s’il vient un temps où l’on ne jouera plus que deux ou trois de ses comédies, on le louera encore de ne pas s’être borné au rôle d’amuseur public, et, puisqu’il avait quelque chose à dire, de l’avoir dit. En le lisant, on admirera qu’ayant mis tant de questions à la scène, il ait trouvé si souvent le moyen de les traduire en action, de les faire débattre entre tant de personnages si vivans et si contemporains. Mais ce que sûrement on lui reprochera le moins, ce sera de n’avoir pas toujours donné « son sens exact à maint article du Code ; » et ce qu’on ne lui reprochera pas du tout, ce sera d’avoir attiré l’attention publique sur ce qu’il croyait lire dans la loi de fâcheux, d’inhumain et d’inique.

Parce qu’ils tiennent un bout de certaines questions, les jurisconsultes s’imaginent assez volontiers qu’elles leur appartiennent tout entières ; et ils parlent couramment de a leur science, » comme fait de la sienne un physiologiste ou un astronome. Il y a toutefois une différence, et elle n’est pas petite. Si j’ignore les élémens mêmes de l’astronomie ou de la physiologie, c’est avec raison que l’on me dénie le droit d’en parler, attendu qu’après tout, ni mon état, ni ma fortune ou ma sécurité, ni mon honneur ne dépendent de connaître la théorie de la circulation, et bien moins encore, je pense, de la conjonction de Vénus avec le Soleil. Mais si je me trompe sur la matière du droit, on me le prouve, en fait, chèrement ou durement ; il y va de tous mes intérêts, voilà pour la pratique ; et, en théorie, conséquemment, tout ce que l’on peut faire, c’est de me montrer mon erreur, et de ruiner du même coup ma critique, mais non pas simplement et dédaigneusement me renvoyer à l’école.

Formalistes qu’ils sont, par étude et par profession, on ne saurait trop rappeler aux jurisconsultes que les formes n’existent pas en elles-mêmes ni pour elles-mêmes, mais seulement, et à la manière des cérémonies ou des observances du culte, comme conservatoires du fond. « Comment prendre au sérieux les doléances de M. Dumas sur la condition des enfans naturels, s’écrient-ils très éloquemment, après avoir constaté qu’il ne sait pas ce qu’il faut entendre par des alimens, qu’il ignore les règles de la recherche de la maternité, enfin qu’il applique aux enfans naturels des textes qui s’occupent expressément des enfans incestueux ou adultérins ! » Mais quelles vétilles ! « grands jurisconsultes ! et de quel intérêt sont-elles à la question capitale, à la seule que M. Dumas ait jamais discutée, qui est de savoir, oui ou non, s’il y a lieu d’inscrire dans nos lois la recherche de la paternité ? Voilà le motif et la raison des « doléances » de M. Dumas sur la condition des enfans naturels. Il lui paraît inique, et en tout cas fâcheux, que l’enfant soit châtié d’une faute qui n’a jamais été la sienne. Qu’importe à cela qu’il se trompe sur un détail, et même qu’il confonde l’enfant de l’inceste ou de l’adultère avec celui du hasard ou de la séduction ? Par-delà la question juridique, dont ses contradicteurs s’occupent seule, il y a une question sociale, et il y a une question d’humanité. Dans la question d’humanité, tout le monde peut-être est plus compétent qu’un vieux juge ou qu’un jurisconsulte. Sur la question sociale, on ne saurait répondre à M. Dumas qu’en montrant, si l’on le peut, que la recherche de la paternité, pour un intérêt social qu’elle garantirait peut-être, en compromettrait plusieurs autres et de plus graves. Mais pour la question juridique, je ne doute pas qu’il l’abandonnât de grand cœur aux cavillations des jurisconsultes : elle n’a pas d’importance à ses yeux, et elle n’en a guère davantage aux yeux de ceux qui croient avec lui que les lois positives ou même les coutumes sont ou doivent être censées avoir l’équité naturelle pour base, pour mesure, et pour justification.

Ou plutôt, si ; elle a son importance, mais cette importance est autre, et d’une autre nature que ne le croient peut-être les jurisconsultes. Puisque nous les voyons disputer entre eux de leur science, elle est donc moins sûre, moins faite, moins réelle qu’ils ne le disent, elle est donc plus conjecturale, plus incertaine, ou plus verbale, elle est surtout plus arbitraire. « Les bévues de M. Dumas, nous dit en effet M. Moreau, dans sa Conclusion, seraient, si les jurisconsultes se vengeaient, la vengeance, — non pas de l’auteur obscur de ces pages qui ne compte guère que douze années d’études juridiques, — mais des maîtres de la science du droit, qui, après une vie tout entière consacrée à ce labeur sans fin, après une carrière marquée par tous les succès et couronnée par tous les lauriers, constatent modestement leur ignorance, et n’osent qu’à peine et à regret formuler des critiques, proposer des réformes, que d’autres proposent et formulent avec la belle ardeur de l’ignorance qui ose tout, parce qu’elle ne sait rien. » Quoi ! vraiment, nous en serions la ! Le Code, ce monument auquel on n’oserait toucher que d’une main pieuse et tremblante, les dédales en seraient si tortueux que, pour apprendre seulement à ne s’y pas égarer, ce serait trop peu qu’une « vie tout entière ! » Ces textes de loi, — qui pénètrent et qui enveloppent la vie tout entière, qui régissent l’organisation de la famille et de la propriété, la matière du mariage et celle de la filiation, qui déterminent la forme et qui sont le lien de la société civile, qui font eux seuls toute la validité des contrats et des obligations, qui nous saisissent à la naissance, et qui même à la mort ne nous lâchent pas encore tout à fait, — ils seraient si obscurs, ou plutôt si douteux, que les « intelligences les plus brillantes, » sans une longue initiation, n’en sauraient d’elles-mêmes entendre le sens et pénétrer la profondeur cachée ! Tant pis alors pour le Code, et tant pis pour la loi ! Car ce serait avouer que ce qui nous importe le plus nous est le plus difficile à comprendre, et par suite nous doit demeurer le plus étranger. Ce serait donner raison à tous ceux qui se plaignent qu’au lieu que les jurisconsultes aient été inventés pour interpréter les lois, ce sont les lois qu’il semble que l’on ait inventées pour « ouvrir une carrière » à l’esprit subtil et contentieux de nos jurisconsultes. Ce serait enfin nous rendre, si jamais nous l’avions abdiqué ou perdu, le droit d’y vouloir voir clair, et, du milieu de cette végétation parasite qui les enlace et qui les étouffe, le droit de dégager, chacun pour notre part, la justice et l’humanité.

Je sais ce que l’on peut répondre, qu’il en est du droit comme de la morale même, que les prescriptions n’en ont pu tout prévoir et régler par avance, que la jurisprudence, ayant une même origine, a le même fondement que la casuistique. Oui, la réalité, féconde en combinaisons imprévues, crée tous les jours, pour ainsi dire, de nouvelles espèces, auxquelles il faut bien, si l’on ne veut laisser l’arbitraire s’introduire dans la loi, que l’on applique, en les combinant eux-mêmes d’une manière nouvelle et adroite, les principes anciens. Je sais également que, si la loi morale n’est pas toujours très claire, à plus forte raison le doit-on avouer de la loi positive. Comme il y a d’ailleurs des devoirs mêmes qui se combattent, et dont on se demande lequel des deux doit l’emporter sur l’autre, il y a des lois aussi qui se rencontrent, il y a des textes qui se heurtent, il y a des dispositions qui s’opposent et qui se contredisent. Dans une société un peu civilisée, où les relations se compliquent à mesure qu’elles s’étendent, et où les intérêts ne se superposent pas, mais s’entre-croisent, la science du jurisconsulte est donc aussi nécessaire que l’est celle du casuiste aux âmes délicates, qui voudraient concilier des obligations également impératives, quoique d’ailleurs contradictoires. Mais, comme il y a toujours quelques principes de morale dont la casuistique, sous peine de mériter tout le mal que l’on en a dit, doit avoir le plus grand soin de ne pas obscurcir la naturelle et simple clarté, de même il faut qu’il y ait quelques principes d’équité qui subsistent, universels et inébranlables, sous tous les raffinemens de la jurisprudence. On peut admettre, à la rigueur, que les jurisconsultes soient les seuls compétens, en matière de contrats ou d’obligations, de commodat et d’antichrèse ; on ne peut pas admettre que la matière du mariage ou celle de la filiation échappe à l’intelligence d’un homme de bonne volonté. Là est le point. Avant d’appartenir à l’austère science du droit, il y a des questions qui relèvent de tous ceux qui y ont intérêt, comme avant de dépendre de Sanchez ou d’Escobar, il y a des cas de conscience, au moins depuis Pascal, qu’un honnête homme a tout ce qu’il faut de lumières pour examiner et résoudre.

Est-ce peut-être pour cette raison que toutes les réformes, ou presque toutes, si l’on ne peut pas dire précisément qu’elles se soient faites contre les jurisconsultes, se sont faites ou se font tous les jours en dépit et comme en dehors d’eux ? Institués pour conserver le dépôt de la tradition et pour maintenir à la loi ce caractère d’immutabilité « sans lequel la loi ne serait pas tout à fait loi, » ils ont rarement osé critiquer les textes dont ils sont les respectueux et dévots interprètes. Mais si les lois ne sont pas parfaites, ne descendant plus aujourd’hui du ciel, il faut bien que ces écrivains, dont ils récusent l’incompétence, prennent quelquefois sur eux d’en demander la réforme ou l’amélioration. Les exemples fameux qu’on en pourrait citer, M. Moreau les connaît mieux que nous. Il en est un pourtant qu’il nous permettra de lui rappeler parmi les plus mémorables, et dont les jurisconsultes ne sauraient trop méditer la leçon.

En 1780, après Voltaire et après Rousseau, sous le règne humain de Louis XVI, et à dix ans de la révolution, un conseiller au grand conseil, qui s’appelait Muyart de Vouglans, publiait sur les Lois criminelles de France dans leur ordre naturel, un long et remarquable traité, dans lequel, contre les philosophes de son temps, et particulièrement contre l’auteur du Traité des délits et des peines, il défendait, soutenait, et justifiait toute la barbarie de l’ancien droit. Dirai-je que M. Félix Moreau contre M. Dumas m’a fait quelquefois songer à Muyart de Vouglans contre Beccaria ? Lui aussi, comme l’agrégé de la faculté d’Aix, il reprochait à Beccaria son ignorance du droit, le conseiller au grand conseil ! Que l’on osât attaquer la confiscation et la torture, il s’en étonnait, ou plutôt il s’en indignait comme d’une déclamation sacrilège, et, triomphalement, il montrait au publiciste italien la torture et la confiscation également approuvées des plus savans criminalistes et des meilleurs auteurs. « On pourrait écarter d’un seul mot tout ce que dit l’auteur sur ce sujet de la torture, disait-il, en observant qu’il ne fait que répéter ce qui a été dit par plusieurs autres auteurs qui se sont déchaînés comme lui contre cet usage, sans avoir pu empêcher qu’il ne se soit perpétué jusqu’à nos jours. » Il daignait toutefois entrer en discussion, il apprenait à cet ignorant l’utilité de la torture, il en énumérait les nombreux avantages, et il finissait par ce trait inoubliable, qu’à défaut de tout autre c’était encore assez pour « justifier » la torture de « l’intérêt particulier qu’y avait l’accusé lui-même. » Je le demande à M. Moreau : si nous n’avions eu, pour améliorer la matière de l’instruction criminelle, que des Muyart de Vouglans, oserait-il m’assurer que la torture n’existerait pas encore ? Mais, d’autre part. qui ne voit que ce conseiller n’aurait jamais songé seulement à en « justifier l’utilité, » si quelques auteurs « ne s’étaient déchaînés contre cet usage ? » et qui ne saura gré à ces publicistes ignorans et incompétens de l’y avoir obligé ? Quand « l’omniscience présomptueuse » de nos auteurs dramatiques ne ferait ainsi qu’inquiéter nos jurisconsultes sur la solidité de leurs positions, ce serait bien quelque chose, et dont il faudrait avoir déjà quelque reconnaissance. Mais elle fait mieux encore que cela, en reprenant à sa manière, qui est quelquefois la bonne, quelques-unes de ces mêmes questions qu’ils ne savent, eux, traiter qu’avec leur méthode et leur esprit juridique. Elle les renouvelle, en effet, en remontant, à travers les commentaires et par-delà les traditions, jusqu’à l’origine même et à la source du droit ; et puisqu’il lui est arrivé de rendre à l’humanité quelques services, — d’une autre nature, à la vérité, mais non pas moins utiles que ceux des jurisconsultes, — on peut espérer qu’elle en rendra d’autres encore.


F. BRUNETIÈRE.