Revue littéraire - Le vertueux Laclos

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Revue littéraire - Le vertueux Laclos
Revue des Deux Mondes5e période, tome 25 (p. 445-456).
REVUE LITTÉRAIRE

LE VERTUEUX LACLOS

On veut qu’un auteur ressemble à son œuvre et qu’il peigne ses héros d’après lui-même. Il faut que Rabelais soit un joyeux buveur, que Shakspeare souffre de la mélancolie d’Hamlet, et Molière de l’hypocondrie d’Alceste. Ç’a été de tout temps la principale source des erreurs qui encombrent la biographie des écrivains. On comprend au surplus comment s’opère cette confusion dans l’esprit du public. Mais il y a mieux. Il arrive que la première dupe ou la première victime de cette illusion soit celui-là même qui avait le plus de moyens d’être en garde contre elle ; je veux dire : l’auteur. Il se prend à sa littérature. Il s’imagine qu’il porte en lui l’âme de ses personnages, il se met en devoir d’en jouer le rôle : il s’expose ainsi à toutes sortes de mésaventures. Heureux si, après une série de déceptions, guéri de son erreur et désabusé par la vie, il lui reste le temps et le moyen de revenir à sa véritable nature et de reprendre possession de soi ! C’est un « cas » de ce genre que nous offre la destinée de Laclos, telle qu’elle nous apparaît d’après des publications récentes.

On connaissait imparfaitement l’auteur des Liaisons dangereuses. Les contemporains parlent assez souvent de lui ; mais c’est depuis qu’il est devenu célèbre et ce n’est donc jamais sans prévention. Il entre tout d’un coup dans l’histoire des lettres, le jour où il publie ce livre qui, pour être un livre de début, n’était pas un livre de jeunesse, et qui devait rester un livre unique. Puis il disparaît, perdu dans d’obscures intrigues. On le jugeait sur sa réputation, c’est-à-dire sur la réputation que son livre lui avait faite ; or elle est détestable. On tenait que le père de Valmont devait être un assez triste sire, de mœurs mauvaises, d’âme corrompue, d’esprit sec et méchant. Il parait qu’il n’en était rien, et qu’il faut sur ce point modifier sensiblement l’opinion reçue. Cela ressort en premier lieu de la correspondance de Laclos. M. Louis de Chauvigny nous donne les Lettres[1] que Laclos écrivit à sa femme et à ses enfans, de la prison de Picpus, puis des armées du Rhin et d’Italie. Ce sont des lettres aussi dépourvues qu’il est possible de mérite et même de prétention littéraire ; mais cette absence de tout artifice en fait aussi bien la valeur. Laclos s’y montre tel qu’il est : tendre époux, bon père de famille, homme sensible, modeste, sans ambition. En même temps, M. Emile Dard consacre un livre très abondamment documenté au Général Choderlos de Laclos[2]. Cette profusion de renseignemens dont on réjouit notre curiosité va nous permettre de mieux connaître l’homme, et par cela même de mesurer plus sûrement le caractère et la portée de son livre.

A vrai dire, la partie de la vie de Laclos sur laquelle il nous serait le plus précieux d’être renseignés est aussi celle dont on ne nous apprend rien. Car Laclos ne nous intéresse qu’en tant qu’il a été l’auteur des Liaisons dangereuses, et c’est là qu’il faut tout rapporter. Nous aimerions à savoir comment il a été amené à écrire son livre, quelle expérience il avait faite de la vie, quelles sociétés il avait fréquentées, quels modèles avaient posé devant lui. Sur tous ces points nous sommes réduits à des conjectures. Tout ce que nous savons se réduit aux détails les plus insignifians. Laclos appartient à une famille de petite noblesse ; il est de bonne heure entré au service ; il a gagné le grade de capitaine d’artillerie ; il a longtemps tenu garnison en province, notamment à Grenoble. Il est estimé de ses chefs, bien noté : on ne lui connaît pas d’aventures ; il passe pour un officier de bonne conduite, de mœurs rangées. On le sait d’ailleurs épris de littérature, tournant agréablement les vers badins, se mêlant volontiers aux conversations de salon. Ce militaire, ce provincial parvenu à la quarantaine sans avoir jamais fait parler de lui, comment prévoir qu’il fût à la veille de faire scandale dans une société qui pourtant ne se piquait pas de pruderie ? Cette espèce d’éclosion spontanée reste aussi peu expliquée que par le passé, et c’est toujours un spectacle assez surprenant que de voir un auteur se révéler tout à coup par une œuvre d’éclat, que rien n’annonçait et qui sera sans lendemain.

Il ne faudrait pas non plus, dans l’entraînement de la réhabilitation, nous demander un trop grand effort. Nous voulons bien que Laclos ait été un époux modèle et un père de famille exemplaire, mais non pas qu’il ait été un des grands maîtres de la connaissance du cœur humain. « Qu’est-ce que Choderlos de Laclos ? Un conteur érotique, déclarent ceux qui ne l’ont pas lu… » J’en demande pardon à M. Emile Dard ; mais c’est précisément quand on vient de lire ou de relire les Liaisons dangereuses qu’il est difficile de ne pas partager cette opinion. Deux volumes qui ont pour sujet même le récit des exploits d’un débauché et d’une dévergondée, travaillant de leur état, ont tous les droits à figurer dans ce genre spécial de littérature. Je sais bien que Laclos a mis en tête de son ouvrage une belle préface destinée à en faire ressortir le caractère de moralité ; mais c’est l’usage et personne n’en est dupe, n’est vrai aussi qu’en Italie Laclos rencontra un brave homme d’évêque dont l’opinion fut que les Liaisons dangereuses sont un ouvrage très moral et très bon à faire lire, particulièrement aux jeunes femmes ; mais si Laclos rapporte ce témoignage, c’est qu’apparemment lui-même en avait trouvé la fantaisie savoureuse. C’est faire assez d’honneur aux Liaisons dangereuses, que d’y voir un des chefs-d’œuvre de la littérature libertine du XVIIIe siècle.

Laclos nous donne son livre pour une peinture des mœurs du temps : « J’ai vu les mœurs de mon siècle et j’ai écrit ce livre. » Si exceptionnelles que soient ces mœurs qu’il a décrites, c’est bien, en effet le mérite de son livre que d’avoir l’air et la marque d’un temps. Laclos a réussi à créer deux types de blasés « fin de XVIIIe siècle ; » et par là son livre conservera une place dans l’histoire des mœurs. Il a montré de quoi est faite l’âme d’un roué, et il en a très finement analysé la misère morale. Ce que poursuit Valmont, à travers sa carrière d’homme à bonnes fortunes et de séducteur professionnel, ce n’est ni l’amour, ni même le plaisir. L’expérience précoce et l’abus ont eu vite fait de le blaser sur les satisfactions des sens : il reste celles de l’amour-propre et de la vanité. Il est aisé de voir que ce sont les seules auxquelles Valmont soit encore accessible. Qu’il vienne à se prendre au piège qu’il tendait à la jolie prude, à la tendre dévote, la présidente de Tourvel, et qu’il en tombe amoureux à son insu : il suffira d’une raillerie pour faire évanouir cet amour. « Oui, vicomte, vous aimiez beaucoup Mme de Tourvel ; mais parce que je m’amusais à vous en faire honte, vous l’avez bravement sacrifiée. Vous en auriez sacrifié mille, plutôt que de souffrir une plaisanterie. Où nous conduit pourtant la vanité ! » Elle conduira Valmont aux pires scélératesses et aux crimes les plus bas. Car il faut, pour raviver sa sensibilité émoussée, des amusemens exceptionnels et des sensations rares. « Je ne sais pourquoi, il n’y a plus que les choses bizarres qui me plaisent. » L’unique plaisir sur lequel il ne soit pas encore blasé est celui de la méchanceté. C’est parce qu’elle est une conquête difficile que Valmont poursuit Mme de Tourvel ; mais c’est aussi parce qu’il sait que la chute d’une dévote s’accompagne de luttes cruelles, de souffrances et de remords. Et s’il consent à séduire Cécile Volanges, c’est parce qu’il se représente à l’avance tout ce que la séduction d’une jeune fille entraine de désastres : le déshonneur d’une fille, le deuil d’une mère, le désespoir d’un fiancé. Car le spectacle du mal est sans doute une jouissance ; mais elle s’avive d’autant, alors qu’on est l’auteur de ce mal… Au surplus, tous ces traits nous avaient été déjà montrés. Et la raison n’en serait-elle pas que l’âme d’un libertin ressemble beaucoup à celle d’un autre libertin ? Toujours est-il que nous connaissions déjà, pour l’avoir vu sous les traits de Don Juan, le « grand seigneur méchant homme. »

Aussi peut-être serait-il juste de dire que le personnage de Mme de Merteuil est plus original, plus poussé encore et d’un relief plus saisissant. C’est elle qui est l’héroïne du livre ; Valmont n’est qu’un jouet entre ses mains. Ce qu’il y a chez elle de plus atroce, c’est la lucidité avec laquelle elle se connaît, s’observe, s’analyse, et c’est le cynisme avec lequel elle fait les honneurs de sa propre perversité. Elle n’est pas une femme à sentiment, une romanesque, une exaltée : c’est une calculatrice. Si la vanité est le trait dominant chez Valmont, on peut dire que l’hypocrisie est la marque du caractère de Mme de Merteuil, et que son plus grand plaisir est celui de la duplicité. Elle a fait, de bonne heure, une longue et patiente étude de la dissimulation. « Ressentais-je quelque chagrin, je m’étudiais à prendre l’air de la sérénité, même celui de la joie ; j’ai porté le zèle jusqu’à me causer des douleurs volontaires, pour chercher pendant ce temps l’expression du plaisir ;… je n’avais à moi que ma pensée et je m’indignais qu’on pût me la ravir ou me la surprendre contre ma volonté. » Ce travail qu’elle accomplit sur elle-même, a fait d’elle une observatrice pénétrante ; on dirait d’un La Rochefoucauld en jupons. C’est elle qui découvre les secrets mobiles des actions et sait faire lever l’amour-propre, l’intérêt, l’égoïsme, de toutes les retraites où ils se cachent. Cela lui donne dans la comédie mondaine une incontestable supériorité. Et elle s’en amuse. Ce qui l’intéresse c’est de jouer un rôle et de tromper, d’être prise pour confidente par celle dont elle est la pire ennemie, et pour conseillère par l’enfant qu’elle travaille à perdre. « À mon réveil je trouvai deux billets, un de la mère et un de la fille ; et je ne pus m’empêcher de rire en trouvant dans tous deux littéralement cette même phrase : C’est de vous seule que j’attends quelque consolation. N’est-il pas plaisant, en effet, de consoler pour et contre, et d’être le seul agent de deux intérêts directement contraires ? » Elle trouve, dans ces manèges de l’intrigue, la seule distraction qui convienne à sa nature compliquée. Du jour où elle désespère de former en Cécile Volanges une intrigante à sa ressemblance, elle s’en désintéresse. « Tandis que nous nous occuperions à former cette petite fille pour l’intrigue, nous n’en ferions qu’une femme facile. Or je ne connais rien de si plat que cette facilité de bêtise qui se rend sans savoir ni comment ni pourquoi. » L’intrigue est en effet un remède tel quel contre l’ennui. Et voilà bien la plaie qui ronge ces existences de désœuvrés, le mal secret d’une Merteuil aussi bien que d’un Valmont. « Je m’ennuie à périr ! » Ce soupir qui lui échappe, comme il faisait à tant de ses contemporaines, n’est pas une excuse à sa perversité ; mais il nous révèle son intime détresse.

En créant ces deux types, Laclos s’est référé aux plus purs procédés de l’art classique, qui consistent à accumuler sur une seule tête les traits empruntés à divers individus. Il a voulu que ses personnages fussent largement représentatifs, et que toute une catégorie d’individus pût se reconnaître en eux. De même il s’est efforcé que son livre fût une sorte de répertoire complet, de manuel et de bréviaire du libertinage. « J’occupe mon loisir à composer une espèce de catéchisme de débauche à l’usage de mon écolière, » dit quelque part Valmont. Il y a dans les Liaisons dangereuses un certain air dogmatique, un ton professoral, qui est aussi bien ce qui achève de les rendre tout à fait déplaisantes. L’auteur prodigue les maximes, vérités générales et sentences d’une sorte de philosophie de mauvais Heu. Au surplus on devine qu’il ne peut avoir des hommes et des femmes qu’une opinion détestable. Il ne leur marchande pas l’expression de son mépris. « Voilà bien les hommes ! tous également scélérats dans leurs projets, ce qu’ils mettent de faiblesse dans l’exécution, ils l’appellent probité. » On extrairait du livre de Laclos un grand nombre de ces maximes à la Chamfort.

Les Liaisons dangereuses eurent un grand succès. Ce fut le livre à la mode. Il y avait assez de talent jour justifier cet engouement. L’art de la dissection morale y était poussé fort loin. On a reproché au XVIIIe siècle de n’avoir pas de psychologie ; cela n’est qu’en partie exact : il a porté à la perfection une certaine psychologie, celle du libertin. Laclos excelle dans le portrait. Celui par exemple de la « petite Volanges. » « Elle est vraiment délicieuse. Cela n’a ni caractère, ni principes ; jugez combien sa société sera douce et facile. Je ne crois pas qu’elle brille jamais par le sentiment ; mais tout annonce en elle les sensations les plus vives. Sans esprit et sans finesse, elle a pourtant une certaine fausseté naturelle… qui réussira d’autant mieux que sa figure offre l’image de la candeur et de l’ingénuité… » N’est-ce pas là peinte avec la plume l’Ingénuité rouée que Greuze peignait avec son pinceau ? Et cette ironie ne fait-elle pas songer à certaines pages de Mme du Deffand ? D’autres fois Laclos enlève le portrait en quelques touches. Il a une précision de trait, une sécheresse élégante de style qui le rangent parmi les bons écrivains.

D’autre part, et quand on ferme le livre, on ne peut s’empêcher de constater que l’impression qu’il laisse est aussi trouble qu’elle est pénible. Il s’y mêle bien des élémens, parmi lesquels un incontestable ennui. Car ce retour d’épisodes sensiblement analogues et de préoccupations désespérément semblables, est d’une lassante monotonie. C’est toujours la même chose. Valmont en fait la remarque ; « Dépêchez-vous et parlons d’autre chose. D’autre chose ! je me trompe ; c’est toujours de la même ; toujours des femmes à voir ou à perdre et souvent tous les deux. » Je passe sur ce qu’il y a de répugnant dans le sujet et dans le genre d’intérêt qu’il évêque. Mais que vaut au surplus cette « psychologie » tant vantée de l’auteur ? Le fait est qu’elle nous échappe, car nous ne pouvons pas même nous faire une idée de ce que peut être l’état d’esprit d’un jeune homme qui séduit une jeune fille afin de la « dépraver. » Nous nous demandons si on n’aurait pas entassé les « horreurs » et les « noirceurs » dans ce roman mondain, comme ailleurs on entasse les crimes et les trahisons dans le mélodrame.

Ce mélange de valeur littéraire et d’immoralité provocante explique que le succès ait été surtout un succès de scandale. Et tout de suite la confusion se fit : on assimila l’auteur à ses personnages. On pensa que tant de noirceurs ne pouvaient être sorties que d’une âme très noire. Laclos fut pour tout le monde « l’auteur infernal des Liaisons dangereuses », un homme auprès de qui on ne se sentait pas en sûreté. Quelques maîtresses de maison consignèrent à leur porte ce conteur de vilaines histoires ; ce n’est pas moi qui leur en ferai reproche. Dès qu’apparaissait « ce grand homme jaune vêtu de noir, » on croyait voir le redoutable persécuteur de Mme de Tourvel. Une fois pour toutes il fut admis que Laclos était un personnage louche, inquiétant, chez qui de grandes facultés avaient été gâtées par de grands vices. Ce n’est pas seulement son ennemie intime Mme de Genlis qui parle de lui en ces termes, ce sont à peu près tous les contemporains. « C’était, dit Mme Roland, un homme plein d’esprit, que la nature avait fait pour les grandes combinaisons et dont les vices ont consacré toutes les facultés à l’intrigue. » Apparemment il ne méritait ni cette indignité, ni cet excès d’honneur. Mais le préjugé est si enraciné que je ne sais s’il n’a pas influé sur le dernier biographe lui-même de Laclos, et s’il ne circule pas à travers les pages de l’étude destinée à montrer combien Laclos différait de l’image « diabolique » que fît concevoir de lui son roman.

Si encore Laclos eût réagi contre cette fausse interprétation de son caractère ! Mais le moyen de rester indifférent à son propre succès ! Comment n’être pas influencé par une opinion qui a le prestige de l’unanimité ? On arrive toujours et plus ou moins à penser de soi ce qu’en pensent les gens. Laclos se prit tout de bon pour un roué. Il se crut les ressources d’un génie ténébreux : il s’était fait peur à lui-même. Désormais il se mit à rêver d’une carrière d’aventures ; et comme il était trop foncièrement honnête, et d’ailleurs un peu âgé, pour courir les aventures de l’amour, il se jeta dans celles de la politique. Il entra comme secrétaire des commandemens au Palais-Royal. « L’ambition de Laclos, dit Talleyrand, son esprit, sa mauvaise réputation, l’avaient fait regarder par M. le Duc d’Orléans comme un homme à toute main qu’il était bon d’avoir avec soi dans des circonstances orageuses. » Bientôt il va devenir l’âme du parti d’Orléans ; il sera l’inspirateur des pamphlets contre la Cour, l’initiateur des menées tortueuses, le distributeur des largesses du prince. Il accompagnera celui-ci à Londres. Mais, pour avoir imaginé les roueries d’un Valmont, on n’est pas nécessairement un subtil diplomate et un avisé conspirateur. Le résultat de cette habile politique sera d’avoir aidé le Duc d’Orléans à devenir un objet de mépris pour la France royaliste, un jouet pour la Révolution dont il sera bientôt la victime.

D’orléaniste, Laclos se fait révolutionnaire. Il paraît fréquemment à la tribune des Jacobins ; c’est lui qui publie le Journal des amis de la Constitution. « Sous sa direction Vasselin, Ducancel, Lépidor fils rédigeaient de lourds et pédantesques articles de doctrine sur les crimes de lèse-nation et la responsabilité des fonctionnaires, sur la théorie des peines et des récompenses légales, le renouvellement de la législature, la garde nationale, l’esprit public. Laclos surveillait la publication de la correspondance des sociétés affiliées de province, habilement triée et résumée par Feydel. Cette correspondance se composait presque entièrement de dénonciations nominatives et motivées contre les ministres, les prêtres réfractaires, les moines, les officiers royalistes, les municipalités suspectes. Un tel journal, écrit Michelet, était une véritable dictature de délation[3]. » Un moment, on envoya Laclos surveiller Luckner, et ce n’est pas sa faute si la partie ne fut pas perdue à Valmy. D’ailleurs bientôt devenu suspect, il fut incarcéré à la prison de Picpus. Il n’avait jamais été au premier rang parmi les acteurs de la Révolution ; ni comme orateur, ni comme journaliste, ni comme militaire il n’avait joué de rôle essentiel. Il n’avait servi ni un homme, ni une idée ; il obtenait, pour prix de son activité brouillonne, la prison avec menace de mort : il payait cher le moment d’ivresse qui l’avait abusé sur ses talens réels. Mais la prison eut sur lui un effet salutaire : elle le dégrisa. Désormais Laclos dit un adieu définitif à Valmont : il redevient le Laclos d’avant la gloire. C’est ainsi que nous le montrent les Lettres inédites qu’il nous reste à étudier, et dont il n’est pas une ligne qui ne soit un démenti donné par Laclos lui-même à son personnage d’emprunt.

Ce roué est le plus tendre, le plus fidèle, le plus amoureux, le plus reconnaissant des maris. Ce petit-maître est le père de famille le plus attentif, et le plus ému. « Je fais souvent cette remarque que jamais je ne rencontre un petit enfant suivant sa mère que je n’éprouve une assez forte et encore plus douce émotion. » Ses lettres sont toutes remplies de détails de ménage ; et à coup sûr rien n’est plus intéressant pour une bonne épouse dont le mari est en voyage, en expédition, ou même en prison ; mais aussi rien n’est plus bourgeois. Le sec auteur des Liaisons dangereuses apprécie par-dessus tout le sentiment. C’est par le sentiment que lui-même espère valoir quelque chose, et c’est la sensibilité qu’il prie Mme Laclos de développer surtout chez leur fille. « Le plus grand service que tu puisses lui rendre, à mon sens, c’est d’arroser sa jeune âme de ton expansive sensibilité. C’est par l’esprit qu’on brille, mais c’est par le sentiment qu’on aime et qu’on est aimée ; l’un ne procure qu’un peu de vaine gloire, l’autre nous rend susceptibles du seul véritable bonheur dont nous puissions jouir dans ce court trajet qu’on nomme la vie ; quelle que soit sa durée, on n’a vécu que par les affections qu’on a inspirées ou ressenties… Quant à moi, quel que soit l’avenir, j’aurai toujours fourni une carrière complète, puisque j’aurai su t’aimer et me faire aimer de toi. » Ce pathos sentimental reparaît maintes fois dans la prose épistolaire de Laclos ; et il faut avouer que celui-ci était meilleur écrivain quand il tenait des propos moins édifians. Ce moraliste désenchanté croit au bien et à la vertu. Non seulement il est d’avis qu’il faut faire son devoir, toujours et quand même, mais il estime que c’est encore le meilleur moyen de parvenir. « Tu reconnaîtras avec le temps, dit-il à son fils, que rien n’est plus utile que ce qui est honnête, et qu’en analysant bien une mauvaise action, on y trouve toujours plus de bêtise que de méchanceté. » Non seulement il aime la vertu pour elle-même, mais encore il tient qu’elle est toujours récompensée. « En effet l’homme de bien conserve toute sa sérénité dans le malheur, tandis que le méchant y est sans aucune consolation, tandis même que le méchant qui prospère est déchiré par ses remords. » Ce sont des vérités de morale en action : Chamfort a cédé la place à Berquin.

Ce misanthrope est un optimiste. Il a traversé le drame révolutionnaire, il en a vu de près les acteurs, et il continue d’attendre dans un avenir prochain la réalisation de l’idylle universelle. Les orages de la Révolution ne l’ont, assure-t-il, ni dégoûté de sa théorie, ni ébranlé sur les heureux résultats qu’il en prévoit pour la France, et, à la longue, pour l’humanité entière. Il présage toujours pour demain l’ère de paix et de bonheur ouverte par la Révolution et il tâche de convaincre Mme Laclos qui se montre incrédule : « Sois bien assurée que les esprits bornés qui sont entrés dans l’ornière de la haine de la Révolution, ne redoutent rien tant que l’époque où ils en ressentiront les bienfaits, où tout autour d’eux disposera du bonheur public et même du leur en particulier. » Il est vrai qu’il a pour garant de la félicité du monde le génie de Bonaparte.

Car ce jacobin véhément est un bonapartiste enragé. Ce n’est pas lui qui flétrira du nom de crime l’acte du 18 brumaire : il en fait dater le salut de toute la France. Son admiration est sans bornes pour celui qu’il appelle « son héros, » « notre héros, » le héros « de la France, de l’Europe et du monde entier. » Il tremble en apprenant que Bonaparte a failli être victime d’un attentat, et il s’offre à le défendre au prix de ses jours. Est-il possible qu’on ait failli le perdre ? « Il vaudrait cent fois mieux mourir que d’éprouver un tel malheur. » Bonaparte doit être à jamais « l’amour de tous les Français et le sujet de l’admiration de tout le monde » ; car il prépare à la France « la plus brillante époque de l’histoire de tous les siècles. » C’est là un témoignage entre cent autres de l’entrain avec lequel les plus farouches révolutionnaires de la veille acclamaient celui qui, sous leurs yeux et à son profit, confisquait la Révolution.

Enfin Laclos a-t-il jamais été ambitieux ? Sa vie est-elle, comme le prétend son dernier biographe, le « roman d’un ambitieux ? » J’avoue qu’il m’est difficile d’accepter cette formule, et qu’à aucune époque de la vie de Laclos je n’aperçois cet âpre désir de parvenir ; au surplus l’ambition est une passion dont on n’a pas coutume de guérir, et l’unique rêve dont témoignent toutes les lettres de Laclos est celui d’une existence étroite, à l’abri des orages. Il vante les agrémens et les plaisirs de « l’obscure médiocrité. » Il constate que sous le nouveau gouvernement il n’est guère plus « en faveur » que sous l’ancien, et par exemple, qu’il n’a pas été inscrit sur la liste de notabilité. Il s’ensuit qu’il ne pourra être ni ministre, ni conseiller d’État, ni sénateur conservateur, ni tribun, ni membre du Corps législatif, etc. Il s’en console aisément. Tout ce qu’il souhaite, c’est de pouvoir faire vivre sa femme avec quelque bien-être et donner à ses enfans une éducation convenable. Pourquoi ne serait-il pas ministre plénipotentiaire auprès de quelque petit prince ? « Une place quelconque de retraite que personne ne vous envie est tout ce que je désire. » Tel est ce rêve d’un grand ambitieux : faire une fin de petit rentier.

Il ne put le réaliser. Bonaparte qui s’entendait à tirer parti des hommes, avait tout de suite utilisé les talens de cet artilleur et fait de lui un général. Hélas ! Laclos vieilli n’était plus d’humeur à jouir de cette brillante fortune. Il souffrait de rhumatismes, s’enrhumait sur les grandes routes, et des hémorroïdes le gênaient pour monter à cheval. Il s’obstinait, se réduisait à monter des chevaux paisibles : à la première occasion il perdait les étriers.

Il fit campagne en Italie ; mais il avait aussi peu que possible l’âme romantique. On ne trouve dans ses lettres aucune trace de l’enthousiasme qu’allaient susciter la nature, les sites, le ciel italiens chez les écrivains de la nouvelle génération. Laclos se contente de noter qu’il traverse de « fort beaux pays ; » d’ailleurs il reste parfaitement insensible à leur charme. Il se plaint en revanche que les auberges soient détestables, les villes petites et vilaines, les routes mauvaises. L’opéra bouffe l’assomme, les dames italiennes, par la facilité tout instinctive de leurs mœurs, répugnent à sa délicatesse de Français d’ancien régime. Il ne trouve en Italie de tout à fait remarquables que les puces ; « mais elles sont là sur leur terrain, attendu que tous ces beaux et grands palais ne sont guère balayés que deux ou trois fois par an. » Il ne souhaite que le retour. Mme de Staël, en face de la baie de Naples, soupirait après son ruisseau de la rue du Bac. Laclos, sur la route de Tarente, se fait apporter un plan de Paris, pour y chercher la rue du Faubourg-Poissonnière.

Au cours de cette expédition d’Italie avait eu lieu une de ces rencontres que l’histoire anecdotique des lettres aime à enregistrer. A Milan, le sous-lieutenant Henri Beyle, âgé de dix-huit ans, fut présenté au général Laclos « dans la loge de l’État-major à la Scala. » La conversation s’engagea entre le jeune homme et le vieillard. Beyle « fit sa cour à Laclos à cause des Liaisons dangereuses, » et Laclos apprenant qu’il était de Grenoble, « s’attendrit. » Les anciens aimaient à imaginer des scènes qui mettaient en présence les maîtres de l’art et leurs jeunes disciples, afin de montrer que la tradition se continuait ininterrompue. Je ne jurerais pas que ce soir-là, dans la loge de l’État-major de la Scala, le hasard eût réuni « deux des plus grands observateurs de l’âme française ; » mais, à coup sûr, Stendhal doit beaucoup à Laclos, et de Valmont à Julien Sorel, la filiation est certaine.

Laclos mourut sans avoir revu les siens, dont il n’avait même pu assurer le sort. Ce fut la fin mélancolique d’une destinée manquée. « Honnête et sensible, il s’agitait parmi les fripons et les débauchés. Après avoir été primé par les grands seigneurs, il eut encore l’humiliation de se voir écarter par les grands révolutionnaires et mourut loin de son foyer, sans argent, sans amis et sans gloire. » Peut-on dire qu’un tel jugement auquel s’arrête le plus récent et le plus favorable de ses biographes soit, à vrai dire, une réparation ? Quoi qu’on fasse, on n’empêchera pas que Laclos ne conserve un renom suspect. Mais, grâce à ces dernières publications, sa figure est sortie de l’ombre. Elle cesse d’être énigmatique. On aperçoit assez aisément les diverses influences sous lesquelles elle s’est modifiée. Choderlos de Laclos a commencé par être un officier qui, pour tromper l’ennui de la vie de garnison, fréquente des compagnies élégantes, « la fine fleur de l’aristocratie grenobloise, et, par manière de divertissement, s’essaie à la littérature. Un succès imprévu bouleverse sa destinée et lui fait adopter pour quelque temps une personnalité d’emprunt. Désigné par sa fâcheuse réputation au choix du Duc d’Orléans, il se mêle aux intrigues de la politique, et celles-ci le conduisent, par une pente insensible, en plein mouvement révolutionnaire. Aux Jacobins il se met au ton de ses nouveaux amis, et fait en conscience son métier de délateur, jusqu’à ce que, par un juste retour, le délateur devienne un suspect. Échappé à la mort, il n’aspire plus qu’à la retraite, au calme sous l’autorité d’un maître tout-puissant. C’est dire que Laclos a subi avec docilité les divers courans qui se sont succédé en France pendant un court espace de temps. Il a pris tour à tour l’empreinte de chaque milieu qu’il a traversé. Dans le fond, c’était un bon homme un peu sot.

Cela même nous permet d’apprécier à sa juste valeur un livre qui n’est certes pas sans talent, mais dont le mérite a été surfait. Faut-il voir dans les Liaisons dangereuses une œuvre de colère, un de ces pamphlets qui ont précédé et amené la Révolution ? Laclos n’a pas manqué de nous y inviter ; mais ce sont de ces interprétations qu’il est aisé de donner après coup. Rien n’indique que Laclos ait été si violemment enragé contre la société de son temps ; et on peut affirmer que les Liaisons dangereuses étaient plus propres à pervertir qu’à corriger le lecteur. Faut-il y voir une œuvre de psychologie profonde, dans laquelle un auteur misanthrope a fait le procès à la nature humaine elle-même ? Mais les Lettres de Laclos nous révèlent en lui un optimiste sentimental. L’air et l’esprit de son livre, il les a pris dans les conversations et dans la littérature du jour. Les aventures qui en font le sujet sont de celles dont on s’entretient volontiers entre hommes, et même entre militaires. Laclos les a encadrées dans le tableau des mœurs du moment, ornées des théories de la philosophie qui avait cours. Le roman libertin est de tous les temps ; il est, suivant l’état lui-même de la société, plus brutal ou plus élégant, plus descriptif ou plus analytique : il ne fait, en aucun temps, un très grand honneur à l’esprit humain. Les Liaisons dangereuses sont, en 1782, le type du roman mondain où un provincial vertueux s’est appliqué, non sans succès, à faire œuvre hardie et bien parisienne.


RENE DOUMIC.

  1. Lettres inédites de Choderlos de Laclos, publiées par M. Louis de Chauvigny, 1 vol. (in-8°). Librairie du Mercure de France. — Laclos, les Liaisons dangereuses, 1 vol., ibid.
  2. Le général Choderlos de Laclos, auteur des Liaisons dangereuses, d’après des documens inédits par M. Emile Dard. 1 vol. in-8o, Perrin.
  3. Emile Dard. Le général Laclos, 266.