Revue littéraire - Les Métaphores de Victor Hugo

La bibliothèque libre.
Revue littéraire - Les Métaphores de Victor Hugo
Revue des Deux Mondes3e période, tome 85 (p. 693-705).
REVUE LITTERAIRE

LES METAPHORES DE VICTOR HUGO.

Dictionnaire des métaphores de Victor Hugo, par M. Georges Duval, avec une préface de M. François Coppée, de l’Académie française. Paris, 1888; A. Piaget.

En vérité, les poètes ne devraient jamais écrire de Préfaces, non pas même pour leurs propres livres, encore bien moins pour ceux des autres; et les romanciers seraient sages de ne pas s’essayer à la critique : ils n’y sont ni dans leur rôle, ni sur leur terrain, ni dans leur élément. C’est la réflexion que nous faisions en feuilletant le Dictionnaire des métaphores de Victor Hugo, par M. Georges Duval, mais surtout en lisant la préface qu’y a mise M. François Coppée. Car, l’idée de ce Dictionnaire était heureuse, et le titre en est excellent. Si Victor Hugo a en effet agi sur son siècle, — Et, à notre avis, beaucoup plus profondément que l’on n’a l’air quelquefois de le croire, — ce n’est pas sans doute par l’action, en dépit de sa politique, de son Histoire d’un crime et de ses Châtimens; ce n’est pas non plus par ses idées, qui sont rares, de peu de portée, de peu de nouveauté, rarement siennes d’ailleurs; c’est par sa rhétorique, et, de toutes les parties du rhéteur, il n’en a pas eu de plus brillante ou de plus extraordinaire, de plus unique, si je puis ainsi dire, dans l’histoire entière de notre littérature, que l’abondance, que l’ampleur et, généralement, que la beauté de ses métaphores. C’est donc bien dans ses métaphores qu’il faut l’étudier; M. Georges Duval a raison; et c’est bien là, dans sa rhétorique, avec l’explication de ses œuvres, qu’il faut chercher l’origine même des idées et jusqu’aux motifs ou aux mobiles des actes publics d’Hugo. M. François Coppée, de son côté, n’a pas moins eu raison de rappeler à quelques jeunes gens, puisqu’ils paraissent l’ignorer, le prix de cette rhétorique, et qu’elle n’est point assurément l’âme ni le tout de la poésie, mais enfin qu’elle en est l’une des conditions. « Parmi tous les poètes de l’humanité, nous dit-il, Victor Hugo est celui qui a inventé le plus d’images, les mieux suivies, les plus frappantes, les plus magnifiques; » et « la poésie vit d’images, » M. Coppée a eu également raison de protester contre le dédain que les « symbolistes » et les « décadens » affectent volontiers, sans l’avoir peut-être jamais lu, pour le poète des Contemplations et de la Légende des siècles. La mémoire de Victor Hugo paie en ce moment pour les adulations excessives et les flagorneries démesurées auxquelles je me suis imaginé quelquefois qu’en mourant il avait voulu se soustraire. Mais, aujourd’hui, ne serait-il pas temps, demande M. Coppée, de prendre pour Hugo les sentimens de la postérité? Nous le croyons comme lui et avec lui. Et M. Coppée a eu raison enfin de dire tout cela, comme aussi de recommander « à tous les assembleurs de rimes » le Dictionnaire de M. Duval, puisqu’il le croit capable, en dissipant les idées fausses que l’on se ferait encore d’Hugo, de rétablir la vraie, et de nous apprendre à voir en lui l’un des plus grands poètes qui aient égalé notre langue à elle-même, dans un genre où nous ne pouvions citer, il n’y a pas encore un siècle, que les noms de Lefranc de Pompignan et de Jean-Baptiste Rousseau.

Mais je ne dis pas, avec M. Coppée : « le plus grand lyrique de tous les siècles ; » et c’est le premier reproche que j’ose faire à cette courte Préface de mettre ainsi sous les pieds d’Hugo tous les siècles et tous les poètes, a Le plus grand lyrique de tous les siècles ! » vraiment, qu’en savons-nous? et qu’est-ce qu’en sait M. Coppée? Encore nous autres, critiques naïfs, dont M. Coppée semble croire que l’occupation habituelle est « d’éplucher les queues des lions pour y chercher des puces, » — et il ne nous manque habituellement pour cela que les lions, — si nous disions d’Hugo qu’il est « le plus grand lyrique de tous les siècles, » aurions-nous d’abord, selon nos forces, parcouru tous les siècles, et tâché de nous faire sur tous les grands lyriques une opinion raisonnée. Si nous donnions a Hugo une préférence marquée sur Lamartine, par exemple, ou sur Goethe, ou sur Byron, ou sur Dante ou sur Pindare, sur Ézéchiel ou sur Isaïe, nous saurions, ou nous croirions savoir, et nous dirions pourquoi. Mais il est plus commode, évidemment, de dire, et surtout plus vite fait, qu’Hugo est le a plus grand lyrique de tous les siècles ; » et voilà, quand on l’a dit, qui ne souffre plus de contradiction. Nous nous demandons seulement, avec un peu d’inquiétude, si, venant à écrire demain quelque Préface pour un Dictionnaire des rimes de Lamartine, M. Coppée ne ferait pas de Lamartine, à son tour, « le plus grand lyrique » aussi «de tous les siècles? » Ce qu’il y a d’ailleurs en ceci de plus amusant, c’est qu’en faisant, lui, de Victor Hugo, le plus grand lyrique de tous les siècles, et en le préférant conséquemment à Lamartine, M. Coppée n’admet pas que nous préférions, nous, ni personne, les Méditations aux Contemplations, et Lamartine à Victor Hugo. C’est une preuve, à ses jeux, de peu de largeur d’esprit. « Comme si Mozart, dit-il, gênait Beethoven, ou comme si Raphaël empiétait sur la gloire de Michel-Ange! » Que ne s’est-il donc fait à lui-même ce beau raisonnement! Et quand veut-il avoir raison ? Est-ce quand il nous défend de préférer Lamartine à Hugo, ou quand il préfère, et qu’il veut nous faire, avec lui, préférer Hugo à Lamartine? Mais comme si tous, tant que nous sommes, nous ne passions pas notre temps à exprimer nos préférences, ou comme si, quand nous écrivons, nous avions d’autre ambition que de les faire partager aux autres ! Seulement, au lieu de les proposer ou de les imposer comme leurs, ce que font les poètes et les romanciers, l’objet de la critique est de les faire accepter comme bonnes, c’est-à-dire comme conformes à quelque chose de plus général, de moins changeant, et de plus libéral que son propre goût. La critique ne consiste pas à formuler des jugemens, ainsi que M. Coppée le semble croire, mais à les motiver, ce qui est tout autre chose ; et quand elle préfère Lamartine à Hugo, elle a ses raisons peut-être, auxquelles on pourrait essayer de répondre, et non pas se contenter de dire qu’on les préfère tous deux, Hugo et Lamartine, Lamartine et Hugo, pour avouer aussitôt que Hugo est cependant plus grand que Lamartine. Mais, je consens uniquement qu’il soit plus extraordinaire.

On ne s’en douterait pas, à lire le Dictionnaire de M. Georges Duval. Sans être tout à fait complet, auquel cas un semblable Dictionnaire devrait contenir l’œuvre presque entière de Victor Hugo par ordre alphabétique, n’eût-il pas pu d’abord être moins incomplet? j’ai voulu relire, la plume en main, quelques-unes des pièces où M. Duval avait puisé, — Fonction du poète, Tristesse d’Olympio, Booz endormi, — Et il m’a semblé qu’il avait omis d’y relever quelques-unes des métaphores les plus caractéristiques de la vision d’Hugo. C’est ainsi que je n’ai trouvé celle-ci :


Loin de vous ces chats populaires
Qui seront tigres quelque jour;


ni à Chat ni à Tigre. C’est encore ainsi qu’aux mots de Couteau, d’Essaim, de Masque, j’ai vainement cherché la strophe célèbre:


Toutes nos passions s’éloignent avec l’âge,
L’une emportant son masque et l’autre son couteau.
Comme un essaim chantant d’histrions en voyage,
Dont le groupe décroit derrière le coteau.

C’est ainsi que je n’ai trouvé enfin, ni à Fange, ni à Enfer, ni à Forge, les trois vers de Booz endormi :


Il était, quoique riche, à la justice enclin,
Il n’avait pas de fange en l’eau de son moulin,
Il n’avait pas d’enfer dans le feu de sa forge.


Il serait superflu de multiplier les exemples, quoique des vers d’Hugo soient toujours bons et beaux à relire. Le reproche, aussi bien, n’est pas grave ; et quand les omissions seraient encore plus nombreuses, il n’y aura rien de plus facile à M. Georges Duval que de les réparer — Dans une nouvelle édition de son Dictionnaire.

Nous pourrons peut-être alors tirer des conséquences ou des inductions. Non pas sans doute que nous ayons une grande confiance dans les applications de la statistique à la littérature : on prouve tout avec des chiffres, et même parfois la vérité, quand on sait la manière de s’y prendre. Si cependant il y a quelques objets dont le poète lui-même tire plus souvent ou plus volontiers ses métaphores ou ses comparaisons, s’il y en a quelques-uns qui semblent s’attirer ou s’appeler l’un l’autre dans ses vers, il sera permis de les compter ; et, de la fréquence de certaines images, on pourra peut-être conclure à la nature elle-même de son imagination.

Pour cette raison, il m’a semblé curieux, dans le Dictionnaire de M. Duval, de noter les quelques mots dont il a relevé, au courant de la plume, le plus d’emplois métaphoriques. L’Oiseau, à lui seul, sans indication d’espèce ni de genre, ne lui a pas donné moins de trente-neuf exemples ; la Mouche, le Papillon, l’Abeille, l’Aile en ont fourni trente-six autres, soit, au total, soixante-quinze métaphores tirées des choses qui volent, aériennes, légères, et fugitives. Les choses qui rampent, le Chien, le Serpent, l’Hydre, en ont donné trente-deux.


L’horizon semble un rêve éblouissant, où nage
L’écaille de la mer, la plume du nuage.
Car l’océan est hydre, et le nuage oiseau.


Il est singulier et remarquable, comme dans cet exemple, de voir Hugo réintégrer les mots dans leur plus ancienne acception étymologique, et, dans le siècle de l’histoire et de la science, recréer sans y penser, par la seule nature de sa vision, également confuse et puissante, les mythes oubliés dont toute une part du langage est autrefois issue. Les choses sombres ou répugnantes ont encore fourni de nombreux exemples au livre de M. Duval. J’y trouve sept fois l’Ombre ; et quatre fois seulement le Ver, mais il m’en revient un exemple que M. Duval ne donne point :


… le remords implacable
S’est fait ver du sépulcre et leur ronge le cœur ;

et combien d’autres en eût-il pu tirer, s’il l’eût voulu, de la seule Épopée du Ver? Le Haillon, que je trouve neuf fois dans le Dictionnaire, peut servir à marquer le passage des choses sombres à celles qui brillent. On sait en effet que, chez Victor Hugo, le haillon est souvent splendide :


Et jusque dans les champs étincelait le rire.
Haillon d’or que la joie en bondissant déchire.


Enfin l’Oeil, l’Étoile, la Fleur et le Flambeau ne reviennent pas, à eux seuls, moins de cinquante-quatre fois dans le Dictionnaire de M. Duval. Ils y reviendraient bien davantage encore, si l’on comptait les échanges de politesses qu’ils font entre eux :


Ses grands yeux noirs brillaient sous la double mantille;
Telle une double étoile au front des nuits scintille
Sous les plis d’un nuage obscur;


ou, réciproquement :


L’étoile qui s’éteint et brille
Comme un œil prêt à s’assoupir.


Que si, d’ailleurs, quelques-unes de ces métaphores ne paraissaient pas très neuves, ou si même elles déconcertaient l’idée que l’on essayait tout à l’heure de nous donner de Victor Hugo, il faudrait faire attention de quels recueils elles sont extraites, et se souvenir que le vrai Victor Hugo n’est pas dans les Orientales, ni même dans les Feuilles d’automne ou dans les Rayons et les Ombres, mais dans les Contemplations et dans la Légende des siècles. A quoi j’ajouterais qu’il y a toujours eu dans toutes ses œuvres un fonds non-seulement de banalité, mais de vulgarité. Et il est bien possible que ce soit en lui ce qui offense la dédaigneuse délicatesse des « symbolistes » et des « décadens, » mais aussi c’est sa force et le secret de sa popularité. Peuple lui-même, Hugo n’a jamais eu peur ni dégoût du lieu-commun, jamais de la métaphore triviale ou de la comparaison dégradante. Mais aussi, c’est de lui qu’il est vrai de dire, ou de personne, que ses défauts sont l’envers de ses qualités; qu’en ne «choisissant» pas, il a reculé les bornes de la poésie; qu’en refusant de soumettre son imagination aux lois de la raison, si l’on voit, dans son œuvre, de quelles chutes, on y voit aussi de quels élans l’imagination toute seule est capable; et qu’une part au moins de son génie est faite de son manque de mesure, de discrétion et de goût.

J’aurais voulu sentir quelque chose de tout cela dans le Dictionnaire de M. Duval; mais il aurait fallu que M. Duval eût démêlé plus clairement, d’abord, ce qu’il y a dans Hugo de plus caractéristique, et qu’il se fût rendu compte, ensuite, qu’en faisant un Dictionnaire des métaphores, il touchait l’une des plus difficiles questions de l’histoire naturelle et de la métaphysique du langage. Alors, puisqu’il fallait choisir, et se résigner à n’être pas complet, parmi tant de, métaphores ou de comparaisons, tant d’images ou de symboles, il n’eût composé son Dictionnaire que de celles et de ceux qui pouvaient le mieux mettre en lumière le génie propre d’Hugo, et la révolution qu’un homme a opérée dans la langue et dans la poésie. Puis, à l’ordre alphabétique, toujours commode, mais toujours confus, on en eût substitué un autre, que je ne connais point, que je ne saurais donc indiquer, qui resterait à déterminer. Et ainsi ce Dictionnaire, dont l’idée, nous le répétons, est tout à fait heureuse, mais n’a pas été mûrie suffisamment, eût lui-même été le livre dont il n’est que l’ébauche encore incertaine ou le fondement désormais utile et même indispensable, mais trop fragile encore et trop mal assuré.

Comment s’y prendrait-on pour le refaire? Sans parler de tant de critiques qui, depuis Sainte-Beuve, il y a plus d’un demi-siècle, jusqu’à M. Alexandre Dumas, l’an dernier, ont tous dit de Victor Hugo quelque chose de juste et qui vaudrait la peine d’être redit, on pourrait consulter Victor Hugo sur lui-même, dans ses vers et dans sa prose, La première pièce des Rayons et les Ombres, que nous avons rappelée plus haut, intitulée Fonction du poète, et l’une des dernières pièces des Contemplations, intitulée les Mages, développement du même thème à quinze ou vingt ans de distance, contiennent déjà de précieux aveux. Il est instructif, en passant, d’y noter, si je puis ainsi dire, le progrès ou le changement de la vision du poète, avant l’exil et après l’exil, avant la mer et après la mer, et comment de « mystique, » en 1839, elle est devenue « apocalyptique » en 1856. Mais, depuis lors encore, en 1864, sous le nom d’Eschyle, dans son William Shakspeare, Hugo s’est représenté lui-même tel qu’il se voyait, et deux ans plus tard, en 1866, dans les Travailleurs de la mer, il a défini, dans la personne de son Gilliatt, tout un côté de son imagination : « L’immense dans Eschyle est une volonté. C’est aussi un tempérament... Ses métaphores sont énormes... Ses effets tragiques ressemblent à des voies de fait sur les spectateurs... Sa grâce même a quelque chose de cyclopéen. » C’est l’idéal d’Hugo que cet Eschyle, ou plutôt c’en est le portrait par lui-même. Et ce Gilliatt, qu’en direz-vous? à qui «l’inconnu faisait parfois des surprises? » qui, « par une brusque déchirure de l’ombre, voyait tout à coup l’invisible? » victime, dans sa solitude, de « ce tremblement d’idées qui dilate le docteur en voyant ou le poète en prophète ? » Il me semble, du moins, que de ces aveux et de quelques autres on n’a pas tiré tout le parti que l’on pourrait, et qu’en les comparant, les éclaircissant, les vérifiant, on y retrouverait, énumérés et marqués par lui-même, les traits essentiels de la physionomie politique d’Hugo.

Ce qui deviendrait alors extrêmement intéressant, ce serait d’examiner de quelle évolution de la langue ces métaphores ont à leur tour été le point de départ et l’instrument. Car ce n’est pas seulement la poésie qui vit d’images, mais ce sont les langues elles-mêmes, dont une perpétuelle invention de métaphores nouvelles peut seule contrebalancer la tendance à devenir de pures algèbres. Les mêmes mots, — dont le nombre importe peu, — se chargent en quelque sorte, s’enrichissent, et se nuancent de la diversité des emplois que l’on en a faits. Les faire donc passer du concret à l’abstrait, du propre au figuré, du simple au composé, de l’individuel au général, du semblable au contraire, de la désignation du tout à celle de la partie, quoi encore? C’est la vraie manière, c’est la bonne, en tout cas, d’accroître les ressources des langues; et c’est ici la définition même des différentes espèces de métaphores ou de tropes. Qu’est-ce que nous devons à Hugo en ce genre ? de quelles translations de sens a-t-il été l’inventeur? de quelles catégories d’objets négligés, dédaignés, ou méprisés avant lui, a-t-il été tirer ses métaphores? quelles significations nouvelles, depuis lui et grâce à lui, se sont greffées sur les mots anciens? quelles combinaisons inaperçues, latentes, et comme enfouies dans les colonnes des Dictionnaires, en a-t-il dégagées, réalisées, et rendues vulgaires à leur tour? Là est le véritable intérêt, philologique et littéraire, linguistique et poétique, d’un Dictionnaire des métaphores d’Hugo. Car, on serait étonné, si l’on voulait les compter, du nombre de mots qu’il a pu faire, comme il s’en vantait, rentrer dans la langue du XIXe siècle. Mais on le serait bien plus encore du nombre de rapports nouveaux qu’il a su découvrir ou établir entre ceux qui n’appartenaient pas moins à la langue du XVIIe qu’à celle du XIXe siècle. Et cela, quoi qu’on en ait dit, non-seulement sans faire de violence à cette langue, mais en demeurant aussi « Français » que pas un de nos grands écrivains, procédant à la façon du langage populaire, capable, comme lui, de bassesse ou de grossièreté, mais fidèle au génie de la langue, et souvent incompréhensible, ou plus souvent encore insoutenable, mais toujours correct et toujours contenant, selon son expression, le Vaugelas du XXe siècle, le législateur du vocabulaire dont il aura été le créateur. Heureux, s’il avait mis sous ses mots et dans ses métaphores autant d’idées qu’ils ou elles ont d’éclat, et si le penseur, en lui, sans l’égaler, avait du moins approché de plus près l’écrivain !

Non point du tout que, pour notre part, nous le trouvions aussi pauvre d’idées qu’on l’a bien voulu dire et qu’on le répète peut-être trop complaisamment. Sans doute, il n’a été ni Hegel, ni Schopenhauer, ni Auguste Comte, ni Stuart Mill, ni Geoffroy Saint-Hilaire, ni Darwin. Mais, comme le populaire, s’il s’embrouille quand il fait le projet de penser, il n’est pas moins vrai que, comme le populaire, et sans presque y songer, il dit souvent, avec son inconscience ou son instinct de poète, des choses fortes et profondes. On ne peut pas faire au surplus que les mots ne continuent toujours de représenter des idées, et conséquemment qu’en les associant d’une manière conforme au génie de la langue, mais personnelle, mais nouvelle, mais inattendue, il n’en résulte aussi de nouveaux rapports des idées, ou des rapports inaperçus, et que l’on appellera du nom que l’on voudra, mais qui n’en sont pas moins des acquisitions, et comme telles un enrichissement ou un progrès de la pensée. L’image devient signe à son tour d’autre chose qu’elle-même, le concret se transforme en abstrait, la métaphore se prolonge ou se dilate en idées, et l’imagination, par un secret détour, se retrouve analogue ou identique à la raison. Quand Hugo dit quelque part que « Tout génie est un accusé ; » ce n’est d’abord qu’une métaphore, où sans doute il a lui-même enfermé moins de sens que d’orgueil et de mauvaise humeur contre son temps. Faites attention pourtant que le commentaire de cette métaphore irait à l’infini, si l’on voulait l’entreprendre, et qu’elle contient toute une théorie, discutable, mais raisonnable, et même démontrable, du rôle ou de la fonction du génie dans le monde. Quand il dit en un autre endroit : « Le serpent est dans l’homme : c’est l’intestin ; » on trouve d’abord la métaphore drôle, et l’analogie qui la lui suggère encore plus superficielle que drôle. Prenez garde toutefois qu’en y réfléchissant on trouverait aussi dans cette métaphore de quoi défrayer toute une exégèse, toute une religion, toute une philosophie. Dans un Dictionnaire de ses métaphores, en voilà quelques-unes qu’il faudrait trouver une disposition pour mettre en pleine lumière. Parce qu’il fut un grand artiste de mots, quelques-uns des rapports les plus cachés du langage et de la pensée se sont quelquefois révélés à Hugo. Pour arriver jusqu’à sa pensée, il faut subir sa rhétorique; mais il a sa façon de penser, enveloppée ou contenue dans sa façon de sentir; et nous, si nous voulons être équitables à sa mémoire, il nous faut apprendre qu’il y a une manière de le lire.

C’est ce que l’on n’apprend pas dans le livre de M. Duval; et nous le regrettons. On dirait un bouquet de fleurs de rhétorique, et encore parmi lesquelles un véritable Hugolâtre, qui serait un peu le juge en même temps que le dévot de son Dieu, lui reprocherait d’en avoir mis de trop insignifiantes, mais surtout de trop vieilles et de trop fanées. Son Dictionnaire ne tient pas les promesses de son titre, ni non plus celles de la Préface de M. Coppée. Leur admiration à tous deux pour le « Maître par excellence, » pour le « Poète suprême, » pour le « Dieu, leur Père de Guernesey, » serait-elle si sincère que d’en être devenue paresseuse? et pourvu que l’on admire, s’inquiéteraient-ils aussi peu de ce que l’on admire dans Hugo, que des raisons pour lesquelles on l’admire? Mais, en attendant, ils n’ont l’un et l’autre oublié que de caractériser le poète. Au lieu d’être tiré des œuvres de Victor Hugo, et si seulement on en ôtait quelques grossièretés extraites des Châtimens ou de Napoléon le Petit, supposé que ce Dictionnaire fût une anthologie de Lamartine ou de Musset, on ne discerne pas bien quelle y serait la différence. Et l’on voit sans doute qu’il s’y agit d’un dieu, mais de quel dieu, et pourquoi dieu, à quel titre et de quel chef, c’est ce qu’il serait difficile de dire.

Nous ne saurions avoir l’intention, en quelques lignes et avec une demi-douzaine de citations, de le mieux caractériser. Mais si nous osions l’essayer, il y a bien trois ou quatre mots dont une pareille étude ne serait que le développement ou l’illustration. L’imagination de Victor Hugo, comme celle de son Eschyle, est « énorme » et « cyclopéenne, » je dirai même préhistorique;, son inspiration coutumière est sombre, funèbre, presque macabre; et sa pensée est apocalyptique.

Pour peindre « la terre monstrueuse, » avant l’histoire et avant l’homme, quelles métaphores n’a-t-il pas trouvées? quelles images? quelles « figures grossissantes, propres aux poètes suprêmes, et à eux seuls? » dans ses Contemplations et dans sa Légende des siècles, dans son Titan ou dans son Satyre?


Les avalanches d’or s’écroulant dans l’azur,..
et
La palpitation sauvage du printemps,.
et
L’inhospitalité sinistre du fond noir,..
et
L’inexprimable horreur des lieux prodigieux.


Il n’en a pas trouvé de plus fortes, mais de plus humaines, pour exprimer le frisson de la créature devant la mort, l’horreur de la tombe, et l’effroi du néant. D’autres ont mieux chanté l’amour, comme Lamartine, ou la passion, comme Musset, ou la nature et la joie de vivre; je ne crois pas que la Mort ait jamais eu de plus grand poète que Victor Hugo, ni de plus sincère. L’idée de la mort le poursuit, le hante, l’obsède ; elle obscurcit de son ombre les heures lumineuses de son existence; elle mêle son horreur jusque dans ses amours; elle est l’énigme ou le mystère dont il ne se lasse pas de demander le mot aux choses, aux hommes et à Dieu :


Nous demandons, vivans douteux qu’un linceul couvre,
Si le profond tombeau qui devant nous s’entr’ouvre,
Abîme, espoir, asile, écueil,
N’est pas le firmament plein d’étoiles sans nombre;
Et si tous les clous d’or qu’on voit au ciel dans l’ombre
Ne sont pas les clous du cercueil.

Nous sommes là; nos dents tressaillent, nos vertèbres
Frémissent; on dirait parfois que les ténèbres,
O terreur! sont pleines de pas.
Qu’est-ce que l’ouragan, nuit? C’est quelqu’un qui passe.
Nous entendons souffler les chevaux de l’espace,
Traînant le char qu’on ne voit pas.


Si, d’ailleurs, entre tant d’autres, nous choisissons ici ces deux strophes, c’est que l’on y voit assez bien comment d’une terreur d’abord toute physique ou tout instinctive de la mort, s’est dégagée la philosophie même du poète, sa conception de la vie et du monde. Et, en effet, c’est la pensée de la mort qui lui a enseigné la pitié et la fraternité, comme c’est elle qui lui a enseigné l’espérance. Mais c’est elle surtout qui lui a fait entrevoir le sens caché des choses; qui, par la quantité « d’inconnu » ou « d’infini » qu’elle enferme, l’a familiarisé, pour ainsi dire, avec l’ombre et le mystère; et qui a fait de lui, enfin, le poète, s’il y en eut jamais un, de « l’insondable » et de « l’inaccessible, » celui de Pleine mer et de Plein ciel, de la Vision de Dante et de la Trompette du jugement. N’est-on pas un peu étonné, dans un Dictionnaire des métaphores de Victor Hugo, de n’en retrouver presque pas une qui soit tirée de ces poèmes extraordinaires? ni le clairon


….. forgé par quelqu’un de suprême
Avec de l’équité condensée en airain?
ni
Le flambloiement flottant sur les nuits éternelles?
ni
……. le bâillement noir de l’eternité?


et ne pensera-t-on pas que peut-être elles y eussent assez heureusement remplacé quelques « fleurs, » quelques « étoiles » et quelques « oiseaux? » Dans l’œuvre de Victor Hugo, comme dans celle de tous les poètes, il y a les métaphores de la langue ou du jargon poétique de son temps, et il y a celles qui n’appartiennent qu’à lui. Par quelle fatalité, ennemie de son propre dessein, M. Georges Duval n’a-t-il glané que les premières?

Enfin, et dans un Dictionnaire de ce genre, — mais c’était affaire au préfacier plutôt qu’à l’auteur, — ayant montré de quel? objets Hugo tirait le plus volontiers ou le plus habituellement ses métaphores, et quelles préoccupations inconscientes ce choix même trahissait en lui, n’eût-on pas aimé voir aussi comment il les en tirait, je veux dire par quels procédés; et après la part du « tempérament, » dans son œuvre et dans son art, quelle est celle aussi de la « volonté? » Elle fut grande, en effet, et lui-même l’a merveilleusement définie :


Il n’est pas de brouillards, comme il n’est point d’algèbres,
Qui résistent, au fond des nombres ou des deux,
A la fixité calme et profonde des yeux.
Je regardais ce mur d’abord confus et vague,
Où la forme semblait flotter comme une vague,
Où tout semblait vapeur, vertige, illusion,
Et sous mon œil pensif, l’étrange vision
Devenait moins brumeuse et plus claire, à mesure
Que ma prunelle était moins troublée et plus sûre.



C’est ce que l’on pourrait appeler la théorie même de l’hallucination
provoquée. Sous la fixité voulue de son regard, les objets se déformant et les proportions s’en altèrent; ils prennent insensiblement
les contours et les couleurs du rêve; son œil les magnétise, et, en
les magnétisant, les anime d’une autre vie que la leur c’est encore eux
et ce n’est plus eux,


<poem>L’affreux ventre devient un globe lumineux ;


des «végétations extraordinaires,» des « animalités étranges,» des « lividités terribles ou souriantes » surgissent, se précisent et s’achèvent. Hors du temps, comme il dit encore, et par-delà le réel, dans le domaine illimité du possible, « continuation occulte de la nature infinie, « le poète se crée un nouveau monde. Et, chose merveilleuse! il le voit; son œil,, sans en être troublé, suit ces métamorphoses; dans cet enchevêtrement de formes qui n’apparaissent que pour s’évanouir, il conserve toute la lucidité, la netteté, la sûreté de sa vision. De tous les dons d’Hugo, celui-ci n’est pas le moins extraordinaire ; — comparez, pour vous en convaincre, quelques pièces de la Légende des siècles à la Chute d’un ange: — Et comme ce grand poète n’a pas moins bien administré son génie que sa fortune, c’est en lui celui qu’il a le plus cultivé.

Je ferais bien là-dessus quelques» réserves, » si je ne craignais d’encourir l’indignation de M. Coppée, qui n’admet pas plus les « réserves » que les « préférences; » mais, sans doute, le lecteur les a déjà faites, et, dans cette façon de s’halluciner pour écrire, il a reconnu le rhéteur. J’aime donc mieux finir comme j’ai commencé, et, après avoir montré à M. Coppée sur quoi se fondent les préférences de la critique, lui dire en terminant d’où procéderaient ici les réserves, si nous en faisions. Car, ceux « qui font des réserves devant Victor Hugo, » M. Coppée a raison de les plaindre, et ils sont en effet malheureux; mais c’est dans un autre sens et d’une autre manière que M. Coppée ne le croit. C’est parce qu’ils aimant, eux aussi, Victor Hugo, c’est parce qu’ils le « sentent, » comme l’on dit, c’est parce qu’ils l’admirent, qu’ils font des « réserves, » et parce que ses défauts les troublent dans leur admiration, parce qu’il se mêle une espèce d’inquiétude ou de défiance à la simplicité de leur impression, parce qu’avec leur plaisir, leur affection en est comme offensée. Ils croyaient n’avoir affaire qu’au poète ou qu’à l’homme, et voilà qu’au détour d’un vers ou au com d’une strophe, le versificateur, le rhéteur, le rimeur reparaissent. Oui, nous sommes blessés, et il y a de quoi. Mais nous le serions moins si nous l’admirions moins. Au lieu de Victor Hugo, s’il s’appelait, je ne dis pas Charles Dovalle ou Edouard Turquety, Mme Desbordes-Valmore ou Mme Tastu, mais Sainte-Beuve ou Théophile Gautier, nous ne ferions pas de « réserves. » C’est lui-même qui nous y oblige, nous ne lui opposons que lui-même, c’est lui-même que nous regrettons de ne pas retrouver en lui. Et c’est une autre façon de l’admirer; mais, en faisant nos réserves, nous prétendons l’aimer autant que ceux qui n’en font point; et nous l’aimons peut-être autrement, mais, si M. Coppée nous pousse, nous oserons dire que nous l’aimons mieux.

N’est-ce pas pourtant une chose bien étrange que cette indignation des poètes ou des romanciers contre la critique? et, dans un temps comme le nôtre, ne finiront-ils donc jamais par comprendre qu’elle est leur seule garantie contre l’envahissement croissant de la médiocrité? Grâce aux progrès de la «réclame, » il ne paraît pas un roman qui ne Boit salué de chef-d’œuvre en naissant, et qu’à défaut d’un « ami, » son éditeur ne porte aux nues d’abord. Le public en est dupe sans l’être, parce qu’il est juge de son plaisir, s’il ne l’est pas de la qualité de son plaisir. Mais la vraie dupe, c’est le talent, que l’on confond avec ses apparences; le talent, qu’il n’est point si facile de reconnaître parmi les contrefaçons qu’on en fait ; le talent, qui ne s’impose enfin sans le secours de la critique que dans la mesure où il flatte les goûts, les modes et les manies du jour, c’est-à-dire, eu bon français, dans la mesure où il est le plus éphémère et le plus contestable. Quel si grand avantage M. Coppée, qui est académicien, voit-il dans cette confusion du visage et du masque, du talent et de son contraire? à qui profitera cette indifférence critique? et pour quelques piqûres d’amour-propre, veut-il qu’on renonce à des « réserves » qui ne sont après tout, elles aussi, qu’un « hommage, » plus sincère souvent, et plus utile surtout, aux intérêts des lettres et de l’art qu’une admiration banale, égale pour tous, et au fond également dédaigneuse pour tous.

Car c’est là ce qui importe. Si la critique n’était que « l’histoire naturelle des esprits, » il faudrait encore qu’elle fît ses réserves, et même en présence d’un Hugo. L’histoire naturelle ne fait-elle pas les siennes quand elle constate que, dans une même espèce, il y a des individus moins bien adaptés que leurs congénères aux conditions de leur existence commune? que, parmi les espèces il y en a d’inférieures et de supérieures? et que, dans ces dernières mêmes, il y en a de moins bien douées pour le combat de la vie? Mais de plus, et puisque dans l’histoire de la littérature et de l’art un grand poète fait toujours école, il importe, en tout temps, avec ses qualités, de connaître aussi ses défauts. Oui, je le sais; « à la critique stérile des défauts » ce siècle a substitué « la critique féconde des beautés. » Mais ce qui est certain, c’est qu’il est plus facile de se préserver des défauts d’Hugo que d’imiter ses beautés. Ce qui est encore plus certain, c’est que la prétention d’imiter les beautés des maîtres n’en a jamais produit que des caricatures. Hugo aura été, parmi les grands poètes, l’un des maîtres les plus dangereux qu’il y ait eus. Unique dans notre langue, et extraordinaire, violent et exagéré, il aura troublé pour des siècles la limpidité de l’esprit français. Pour ces raisons et quelques autres, il n’appartient pas à la famille des génies bienfaisans. Et cela ne l’empêche pas d’être un grand poète, un très grand poète, l’un de nos plus grands poètes, mais cela l’empêche d’être « le plus grand » et « le plus grand de tous les siècles ; » — et cela vaut bien la peine d’être dit.


F. BRUNETIERE.