Revue littéraire - Les Premiers écrits de Flaubert

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Revue littéraire - Les Premiers écrits de Flaubert
Revue des Deux Mondes5e période, tome 51 (p. 446-457).
REVUE LITTÉRAIRE

LES PREMIERS ÉCRITS DE FLAUBERT

Flaubert s’était promis que si un jour il affrontait l’opinion, ce serait armé de toutes pièces. Il se tint parole. Il entra dans la littérature avec un chef-d’œuvre, et qui devait rester son chef-d’œuvre. Le public, qui la veille ignorait le nom de l’écrivain, put croire que c’était le soudain jaillissement d’un génie heureux. Nul parmi les lettrés ne partagea cette opinion saugrenue. Il n’est pas besoin d’une grande connaissance du métier pour comprendre qu’une telle perfection a dû être achetée au prix d’un long labeur et de multiples tâtonnemens. Madame Bovary ne pouvait être que l’aboutissement de toute une série d’essais, à travers lesquels le romancier peu à peu a pris conscience de son talent et précisé son esthétique. Cette lente formation que l’auteur a eu la coquetterie de nous dissimuler, l’historien des lettres veut la connaître. Il y attache d’autant plus d’importance quand il s’agit d’un écrivain laborieux entre tous et dont l’art est plus qu’un autre réfléchi et volontaire. De là vient l’intérêt que présentent les premiers écrits de Flaubert : ils nous font assister au curieux et instructif apprentissage d’un maître.

Nous en possédions déjà quelques-uns. Les Mémoires d’un fou parurent il y a neuf ans à la Revue blanche. Le récit du voyage en Bretagne a été publié, en partie, dans les œuvres de Flaubert sous le titre de Par les champs et par les grèves. On y a joint quelques fragmens et une liste de titres. Cela ne donnait qu’une idée assez faible du labeur de Flaubert. Par bonheur, plusieurs publications récentes viennent de ramener l’attention sur le sujet et ont vivement éclairé la question. C’est d’abord M. E. W. Fischer qui, ayant eu communication des manuscrits soigneusement conservés et classés, les analysait dans une piquante étude sur Flaubert inédit[1]. Puis M. Louis Bertrand publiait intégralement la seconde rédaction de la Tentation de saint Antoine[2]. Enfin M. René Descharmes consacre à Flaubert avant 1857[3]un livre savamment documenté et auquel on ne saurait reprocher que l’énormité de ses dimensions. Mais ce sont celles qu’affectent maintenant toutes les thèses de doctorat. On me dit que la Sorbonne elle-même proteste. Avant de se mettre à Madame Bovary, Flaubert, sans livrer encore une ligne à l’impression, avait eu le temps de fournir une carrière d’écrivain, de pousser jusqu’au bout le développement d’un principe littéraire, et d’en changer. En quoi consiste donc cette première manière ? En quoi diffère-t-elle de celle à laquelle s’est arrêté Flaubert ; et dans quelle mesure s’y continue-t-elle ? « Comment, après avoir écrit à dix-huit ans un roman aussi personnel, aussi imprégné de lyrisme que les Mémoires d’un fou, Flaubert en est-il venu à la manière objective et à la forme naturaliste de Madame Bovary ? » Telle est la question que s’est proposée M. Descharmes et, que nous examinerons avec lui.

Ce qui frappe d’abord chez Flaubert, c’est la précocité de sa vocation littéraire. Lui qui, à trente-cinq ans, hésitait à publier son premier livre, il avait, écolier, porté dans sa tête enfantine toute une bibliothèque de projets. Il avait dix ans quand il écrivait à son ami Ernest Chevalier : « Je ferai des romans que j’ai dans la tête qui sont la belle Andalouse, le Bal masqué, Cardenio, Dorothée, la Mauresque, le Curieux impertinent, le Mari prudent[4]. » Il en a treize quand il déclare que la littérature est l’unique remède qu’il ait trouvé à son incurable ennui, à son dégoût universel. « Si je n’avais dans la tête et au bout de ma plume une reine de France au XVe siècle, je serais totalement dégoûté de la vie, et il y aurait longtemps qu’une balle m’aurait délivré de cette plaisanterie bouffonne qu’on appelle la vie[5]. » Cela est de 1834. En voilà un qui n’a pas attendu pour maudire la vie ! C’est déjà le thème auquel Flaubert reviendra sans cesse dans ses lettres familières, — si familières ! — et qu’il reprendra en cent façons au cours de toute son œuvre. A défaut de Cardenio et de la reine de France du XVe siècle, on a retrouvé une Mort du duc d’Enghien qui date de 1835. Ce récit en dix pages est le plus ancien écrit de Flaubert. Puis voici Deux mains sur une couronne ou Pendant le XVe siècle, épisode du règne de Charles VI. Il est permis de ne voir dans ces compositions d’histoire qu’un prolongement des exercices scolaires du collégien. Mais la note est plus originale dans Un parfum à sentir ou les Baladins, conte philosophique, moral ou immoral ad libitum. Le jeune auteur dépeint la misère de la vie des saltimbanques, déplore la cruauté de la société, prend parti pour les parias. La Peste à Florence et Bibliomanie, sujets lugubres et terribles, attestent l’influence d’Hoffmann. Le genre fantastique et macabre se continue par Rage et impuissance qui met en scène un homme enterré vivant, La dernière heure qui est celle d’un jeune homme à l’instant de se tuer, le Rêve d’enfer, la Danse des morts. Voilà, au témoignage de M. E. W. Fischer, le Flaubert des débuts. « Ce sont la mort, le suicide, la fin de la vie sous des circonstances affreuses et ridiculement grotesques, la détresse, la haine, les crimes, la folie, qu’il traite de préférence. C’est presque toujours un avortement de l’individu, jamais un essor, quelque chose qui monte, qui s’épanouit, qui jouit. Et le fond lugubre de ces sujets est encore renforcé par la mise en scène. Le récit se passe souvent pendant la nuit. Des cimetières, de vieilles halles, des endroits sombres sont le milieu favori. Des lumières solitaires tremblent à travers les fenêtres, des chiens hurlent à côté des maisons désertes, le vent siffle dans les feuilles, et le regard reste suspendu à l’horizon lointain au-delà des mers. Rarement le soleil se montre, et, s’il apparaît, ce ne sont que de pâles rayons qui se projettent sur des paysages d’hiver. La lune, au contraire, occupe une place importante ; elle jette sa lumière lugubre et verdâtre sur de vieux murs, des squelettes, des crânes et des linceuls. » Au surplus, ces sujets et cette mise en scène nous sont bien connus : ils ont leur date et leur certificat d’origine. Ce n’est pas l’essence du romantisme, mais c’en est le décor, ce qui devait d’abord séduire l’imagination d’un jeune homme.

L’essence du romantisme est probablement l’exaltation et l’étalage du Moi. On a pu dire que la littérature romantique se définit par la littérature personnelle. Depuis Rousseau, l’écrivain tire de lui-même la matière de son œuvre, et fait confession au public du plus intime de ses pensées et de ses émotions. Or à la série des romans d’analyse, tels que Werther, René, Obermann, il faut, pour être complet, ajouter les Mémoires d’un fou, cet étrange récit où Flaubert à dix-sept ans analysait et décrivait avec tant de perspicacité l’état de son âme. A dix-sept ans ! Certains détails, mais surtout une incontestable maturité de talent font douter au premier abord que ce soit ici l’œuvre d’un auteur aussi jeune. Il paraît bien toutefois que le manuscrit daté de 1839 ne fut ni repris, ni remanié par Flaubert. Et ce n’est pas le moins surprenant de l’affaire.

Celui qui écrit ici pour nous les Mémoires de sa sensibilité appartient directement à la lignée des grands « malades » qui ont empli de leurs gémissemens la littérature moderne. Le mal dont il souffre est cette lassitude de vivre, ce dégoût précoce, cette désespérance qu’on a appelée le mal du siècle. Comme ses aînés, il se plaint d’être dévoré par il ne sait quels désirs vagues et insatiables. Jeune, il se dit plus vieux que les vieillards, désabusé de la vie, de l’amour, de la gloire, doutant de Dieu et de la vertu même. Le fond de son être est un orgueil qui le fait insociable et qui, dès les bancs du collège, est pour lui la source de mille souffrances. Différent de ses camarades, il est raillé par eux. « Les imbéciles ! eux rire de moi ! eux si faibles, si communs, au cerveau si étroit ; moi dont l’esprit se noyait sur les limites de la création,… moi qui me sentais grand comme le monde ! » La solitude où il se réfugie est peuplée de rêves : visions de pays lointains et de civilisations disparues. Tout à fait inapte à la vie pratique, il ne montre aucun penchant pour aucune profession : il ne saurait se plier aux nécessités d’une vie réglée. Il est amèrement persuadé du grotesque de l’existence. Y a-t-il pourtant parmi toutes ces vanités une vanité pour laquelle on puisse s’enthousiasmer ? Oui, et c’est celle qu’on appelle l’art. Quoi de plus vain que de vouloir peindre l’homme dans un bloc de pierre, ou l’âme dans des mots ? , Mais quelle belle chose que cette vanité ! « S’il y a sur la terre et parmi tous les néans une croyance qu’on adore, s’il est quelque chose de saint, de pur, de sublime, quelque chose qui aille à ce désir immodéré de l’infini et du vague que nous appelons âme, c’est l’art. » On peut rapprocher cette analyse de maints aveux dont est semée la Correspondance de Flaubert à cette époque. La même année 1839, il constate en lui cette disposition malheureuse qui lui gâte la vie : « Je suis de ceux qui sont toujours dégoûtés le jour du lendemain, auxquels l’avenir se présente sans cesse, de ceux qui rêvent ou plutôt rêvassent, hargneux et pestiférés sans savoir ce qu’ils veulent, ennuyés d’eux-mêmes et ennuyans. » Pourtant, à cette époque où il n’a pas encore subi les atteintes du terrible mal physique, il est obligé de convenir qu’il n’a pas à se plaindre de l’existence, que les conditions où il se trouve sont plutôt favorables. Avec tout cela, il n’est pas content, car la cause de sa tristesse est en lui[6]. D’ailleurs, éloigné des autres hommes par une espèce d’hypocondrie, il se propose déjà d’être uniquement un artiste. Le doute n’est pas permis. C’est bien de lui-même que l’auteur des Mémoires d’un fou est le clairvoyant et impitoyable analyste.

Cette veine de littérature personnelle se continuera chez Flaubert. Novembre est une œuvre du même ordre. Maxime du Camp a raconté l’enthousiasme qu’il éprouva quand son ami se révéla à lui en lui lisant ces pages. C’est l’autobiographie d’un tout jeune homme qui n’a ni aimé, ni travaillé, ni vécu, mais qui, par le seul labeur de sa pensée, s’est dégoûté de l’amour, du travail et de l’existence. Au surplus, la signification de l’œuvre est résumée dans une lettre souvent citée, qu’adressait Flaubert à Maxime du Camp et précisément à propos de Novembre. « J’avais dix-neuf ans quand j’ai écrit cela, il y a bientôt six ans. C’est étrange comme je suis né avec peu de foi au bonheur. J’ai eu tout jeune un pressentiment de la vie. C’était comme une odeur de cuisine nauséabonde qui s’échappe par un soupirail. On n’a pas besoin d’en avoir mangé pour savoir qu’elle est à faire vomir[7]. » On sait enfin que Flaubert avait écrit une première Éducation sentimentale qui n’a, avec le roman publié plus tard, à peu près rien de commun que le titre. Là encore l’autobiographie domine. Des deux jeunes gens qui sont mis en scène, l’un, Jules, « s’éloigne sans motifs apparens de toute société active : il se confine dans la retraite, lit, médite, s’observe et développe ses fonctions intellectuelles. » Et Flaubert lui avait prêté ses propres sentimens, ses études, ses lectures. Tel est ce genre de la littérature analytique et de l’autobiographie sentimentale, qui appartient en propre au romantisme et qui fut longtemps pour Flaubert son genre de prédilection.

C’est encore un jeune homme romantique qui, un beau matin, joyeux pour une fois et l’âme allègre, part, le sac du voyageur au dos et le bâton en main, pour un voyage en Bretagne. Le voyage à travers la France, parmi les monumens du passé, avait été, au temps de Charles Nodier et du baron Taylor, une des nouveautés les plus heureuses et les plus fécondes de l’école. Le pittoresque de l’histoire y voisine avec celui du paysage. Flaubert a merveilleusement exprimé dans quelques fragmens de Par les champs et par les grèves ce qu’il appelle les tentations de l’histoire. Il rêve devant des portraits anciens : « On voudrait savoir si ces gens-là ont aimé comme nous, et les différences qu’il y avait entre leurs passions et les nôtres. On voudrait que leurs lèvres s’ouvrissent pour nous dire les récits de leurs cœurs, tout ce qu’ils ont fait autrefois, même de futile, quelles furent leurs angoisses et leurs voluptés. C’est une curiosité irritante et séductrice, une envie rêveuse de savoir… » Et encore : « D’adorables mains blanches ont frémi de peur sur cette pierre que tapissent maintenant les orties, et les barbes brodées des grands hennins ont tressailli dans ce vent qui remue les bouts de ma cravaté et qui courbait le panaché des gentilshommes. » C’est là exactement la sensation que nous demandons à l’histoire, et c’en est le plaisir spécifique : évoquer l’image de ceux qui ont vécu sur ce sol même que nous foulons aujourd’hui, qui sans doute furent très différens de nous et à qui pourtant nous ressemblons. La relation de voyage qui s’ouvre par la description des châteaux d’Amboise et de Clisson, se termine par le pèlerinage au Grand Bé, où la grande voix de la mer berce le dernier sommeil de Chateaubriand, à Combourg, d’où l’ardente mélancolie de René voyait se lever à l’horizon les orages désirés. Celui-là en effet, plus qu’aucun autre, fut le maître de Flaubert ; mais tous ceux qu’il admire alors sont des romantiques : c’est Chateaubriand qui est à lui seul tout le romantisme, c’est Victor Hugo à qui il est resté fidèle et même Musset que plus tard il accablera de ses mépris. Ajoutez aux livres qui eurent sur lui l’influence la plus directe et la plus certaine, l’Ahasvérus d’Edgar Quinet, C’est une des leçons les plus curieuses de l’histoire littéraire que ce succès et cette action de livres qui nous paraissent aujourd’hui si baroques.

Après avoir cité Chateaubriand et Quinet, comme les deux auteurs que Flaubert savait par cœur, Maxime du Camp ajoute : « Il en est un troisième qui a laissé trace sur lui : j’ose à peine le nommer ; c’est Pigault-Lebrun, qu’il avait lu, qui le faisait rire et l’avait poussé vers une recherche du comique dont le résultat n’a pas toujours été heureux. » C’est ici un trait essentiel de la nature intellectuelle de Flaubert. Il a le goût de la trivialité, de la laideur, du grotesque, et c’est pour lui le thème de plaisanteries énormes où il s’attarde longuement. Il a horreur de la sottise et de la médiocrité : c’est possible ; mais il trouve à leur peinture une sorte d’âpre jouissance. Cette tendance a chagriné quelques-uns de ses dévots, et ils se donnent infiniment de mal pour en trouver une interprétation obligeante. Ils veulent y voir, comme fait encore M. Descharmes, une réaction de sa nature ardente, exaltée, enthousiaste, amoureuse du beau, contre les mesquineries ambiantes. A quoi bon s’ingénier à ces explications compliquées et relevées, et ne serait-il pas plus simple d’accepter ici le témoignage de Flaubert sur lui-même ? Dès 1838, il écrivait : « Je dissèque sans cesse, cela m’amuse, et quand enfin j’ai découvert la corruption dans quelque chose qu’on croit pur, la gangrène aux beaux endroits, je lève la tête et je ris. » Et plus tard : « Le grotesque triste a pour moi un charme inouï : il correspond aux besoins intimes de ma nature bouffonnement amère. » « L’ignoble me plaît : c’est le sublime d’en bas. Quand il est vrai, il est aussi rare à trouver que celui d’en haut[8]. » Et naguère, dans son mystère de Smarh, il avait introduit le Dieu du grotesque, Yuk, comme un bon interprète pour expliquer le monde. « Je suis le vrai, disait Yuk, je suis l’éternel, je suis le bouffon, le grotesque, le laid, te dis-je. Je suis ce qui est, ce qui a été, ce qui sera. » Ce goût pour le grotesque et cette obsession de la laideur, voilà encore un trait de romantisme. Rappelez-vous la préface de Cromwell ! Il y a, dans Par les champs et par les grèves, un portrait de l’homme de la poste, malingre et malpropre, qui pourrait être copié de Callot, et un dîner de table d’hôte à Saint-Pol qui pourrait être transcrit de Balzac. Mais l’un et l’autre morceau figurerait assez bien dans Madame Bovary.

Ajoutez que le style a déjà toute sa perfection. M. Descharmes en fait justement la remarque. Il est d’avis que Par les champs et par les grèves et Novembre ne le cèdent en rien pour le nombre et l’harmonie des périodes, la justesse des images, la richesse des comparaisons aux plus belles pages des romans de Flaubert. Il y aurait pu joindre les Mémoires d’un fou. Mais c’est le style d’un poète qui écrirait en prose. Un procédé s’y fait remarquer, qu’on signalerait déjà maintes fois dans les écrits précédens de Flaubert et auquel il est resté fidèle dans toute son œuvre : la comparaison, — celle du concret avec l’abstrait ou l’inverse. On lisait déjà dans les Mémoires d’un fou : « Comment rendre par la parole cette harmonie qui s’élève dans le cœur du poète, et les pensées de géant qui font ployer les phrases, comme une main forte et gonflée fait crever le gant qui la couvre. » Dans Par les champs, l’insistance du procédé confine à la monotonie : « Les fossés dont la pente s’adoucit par la terre qui s’émiette des bords et par les pierres qui tombent des créneaux ont une courbe large et profonde, comme la haine et comme l’orgueil… » « C’était un air lent, tranquille et monotone qui se répétait toujours, ni plus haut, ni plus bas, et qui se prolongeait en mourant, avec des ondulations traînantes. Cela s’en allait, doux et triste sur la mer, comme dans une âme, un souvenir confus qui passe. » La principale qualité que recherche Flaubert dans le style, plus encore que l’image, c’est l’harmonie de la phrase. Pas d’assonances ! Il paraît qu’en poésie il n’avait pas l’oreille juste : chaque vers qu’il citait, il le citait faux. C’est donc que le rythme et le nombre ne s’apprécient pas de même pour les vers ou pour la prose. Mais image et harmonie, c’est précisément ce qui constitue le style lyrique.

Du romantisme Flaubert tient encore son horreur pour l’époque moderne. On connaît sa haine tenace du bourgeois, qui ressemble si fort à une manie. Elle traverse toute son œuvre. Au nombre de ses écrits de la quatorzième année, on nous signale Une leçon d’histoire naturelle, étude sur les opinions et les habitudes d’un copiste, type de bourgeois d’une platitude écœurante. Il avait eu plus tard l’idée de faire un Dictionnaire des idées reçues. Ce livre précédé d’une bonne préface où l’on eût indiqué comme quoi l’ouvrage a été fait dans le dessein de rattacher le public à l’ordre, à la convention générale, et arrangé de telle manière que le lecteur ne sût pas si on se moquait ou non de lui, aurait été un chef-d’œuvre d’ironie recuite. Sur le Nil, à bord de sa cange, Flaubert annonce qu’avec Du Camp « ils passent leur temps à faire les sheicks, c’est-à-dire les vieux : le sheick est le vieux monsieur inepte, rentier considéré, très établi, hors d’âge et nous faisant des questions sur notre voyage dans le goût de celles-ci : « Et dans les villes où vous passez, y avait-il un peu de société ? Aviez-vous quelque cercle où on lit les journaux ? etc.[9]. » La mort ne calma pas cette grande colère. Du fond de la tombe, le romantique impénitent lançait encore à la tête du bourgeois cette facétie énorme de Bouvard et Pécuchet. Flaubert reproche à son siècle d’être le siècle des chemins de fer, du pavage en bois et des caisses d’épargne pour les domestiques économes qui viennent y déposer ce qu’ils ont volé à leurs maîtres. N’eût-il inventé ni les chemins de fer ni les caisses d’épargne, ce siècle lui serait quand même insupportable parce qu’il est le sien et que son imagination s’y heurte aux limites étroites du réel. Il lui faut s’échapper dans le temps et dans l’espace. Il habite en esprit les siècles disparus. Il se vante de porter dans ses entrailles l’amour de l’antiquité. Qu’est-ce d’ailleurs qu’il aime si fort dans l’antiquité ? Les spectacles qu’il se représente d’après les descriptions livresques. « J’ai relu l’histoire romaine de Michelet… As-tu pensé quelquefois à un soir de triomphe, quand les légions rentraient, que les parfums brûlaient autour du char du triomphateur et que les rois captifs marchaient derrière ? Et le cirque ? C’est là qu’il faut vivre, vois-tu. On n’a d’air que là[10]. » « Que ne donnerais-je pas pour voir un triomphe ? Que ne vendrais-je pas pour entrer un soir dans Suburre, quand les flambeaux brûlaient aux portes des lupanars et que les tambourins tonnaient dans les tavernes[11] ? » De même l’éloignement dans l’espace réjouit son imagination. L’exotisme le séduit. Il évoque des visions d’Orient. « Est-ce que jamais je ne marcherai avec mes pieds sur le sable de Syrie, quand l’horizon rouge éblouit, quand la terre s’enlève en spirales ardentes et que les aigles planent dans le ciel en feu ? Ne verrai-je jamais les nécropoles embaumées où les hyènes glapissent, nichées dans les momies des rois[12] ? » « Penser que jamais peut-être je ne verrai la Chine, que jamais je ne m’endormirai au pas cadencé des chameaux, que jamais peut-être je ne verrai dans les forêts luire les yeux d’un tigre accroupi dans les bambous[13] ! » Tels sont les prestiges de la littérature ! Parce que le goût a changé depuis les siècles classiques, parce que Chateaubriand, Hugo et tant d’autres ont bariolé de couleurs, généralement fantaisistes, leurs Orientales, le fils du praticien Flaubert, né à Rouen et domicilié à Croisset, ne peut plus vivre à moins d’avoir dans les nécropoles entendu les hyènes glapir ou vu luire les yeux des tigres à travers les bambous !

On peut dire que tout le développement de l’esprit de Flaubert, tel que nous venons de le suivre, aboutit à la Tentation de saint Antoine, sous la première forme où il la rédigea. Il avait vu à Gênes un tableau de Breughel représentant la tentation du saint. Il conçut le projet d’arranger la chose pour le théâtre. L’idée venant d’un tableau, la forme empruntée au théâtre du moyen âge : l’entreprise est deux fois romantique. Au surplus, Flaubert avait déjà écrit un mystère : Smarh. Il s’agissait pour lui, par un procédé qui lui est familier, de reprendre un sujet déjà ébauché et d’en tirer un parti plus complet. Il hésita quelque temps, inquiété comme il l’était toujours par la difficulté de l’œuvre. Il s’y jeta enfin avec ardeur et avec joie. « Jamais je ne retrouverai des éperdûmens de style comme je m’en suis donné là pendant dix-huit grands mois[14]. » Il avait en effet ici mis en œuvre tous les élémens en possession de le séduire. Pour être bien sûr d’échapper à son époque et à son pays, il s’était enfui vers le IVe siècle de l’ère chrétienne. Il avait pu tout à l’aise se griser de couleurs et de sons. Il avait mêlé le sérieux et le grotesque. Et une fois de plus, il avait fait de la littérature subjective. Ce trait est celui que s’appliquent à mettre en lumière les nouveaux exégètes de la première Tentation. M. Fischer, par exemple, établit entre saint Antoine et Gustave Flaubert un exact parallélisme. Antoine est un saint, et on ne peut dire que Flaubert en ait jamais été un ; du moins est-il curieux de mysticisme et l’a-t-on vu à plusieurs reprises recommencer l’analyse de cette tendance. Comme saint Antoine s’est consacré tout entier à son idéal ascétique, Flaubert lui aussi est un ascète, qui vit isolé du monde, et enfermé dans son rêve d’art. L’ascète que nous dépeint Flaubert est un rêveur, un visionnaire ; la seule occupation pratique de sa vie est de faire des corbeilles et des nattes. Flaubert enchaîne des mots et tresse des phrases ; sa vie est une existence de pensées, de rêves et d’imaginations ; un attrait irrésistible l’entraîne à la rêverie et il a une antipathie profonde pour l’action. Des deux côtés excès de l’activité fantaisiste et imaginative. Et ne sait-on pas que, comme le saint lui-même, Flaubert était sujet aux hallucinations ? Ajoutez que, dans cette première rédaction, Flaubert avait introduit un morceau : le chant des poètes et des baladins, où il exposait ce qui était alors sa poétique : « Nous avons des couronnes de papier peint, des sabres de bois, du clinquant sur nos habits… Les faux diamans brillent mieux que les vrais. » Cette poétique, qui égale le clinquant à la vérité, est celle même du romantisme.

Flaubert était enchanté de son œuvre. On en a une preuve excellente : l’occasion s’étant présentée pour lui de faire ce voyage en Orient, tant rêvé, il retarda le départ jusqu’à l’achèvement de son travail. Le dernier point mis à la ligne, il convoqua Du Camp et Bouilhet : alors se déroula la scène contée dans les Souvenirs de Du Camp. « Si vous ne poussez pas des hurlemens d’enthousiasme, avait déclaré Flaubert à ses amis, c’est que rien n’est capable de vous émouvoir. » Et il commença de moduler, chanter, psalmodier ses phrases. Cela dura trente-deux heures. Les deux arbitres n’étaient pas émus : ils étaient consternés. Ils crurent de leur devoir de s’exprimer en toute franchise : il fallait jeter le manuscrit au feu, et s’attaquer à un autre sujet. Le grand défaut d’après eux, c’est que n’étant pas limité par un sujet précis, Flaubert avait pu laisser à son lyrisme un libre cours. C’était vague, diffus, boursouflé. Ils concluaient : « Du moment que tu as une invincible tendance au lyrisme, il faut choisir un sujet où le lyrisme serait si ridicule, que tu seras forcé de te surveiller et d’y renoncer. Prends un sujet terre à terre, un de ces incidens dont la vie bourgeoise est pleine, quelque chose comme la Cousine Bette, comme le Cousin Pons de Balzac, et astreins-toi à le traiter sur un ton naturel, presque familier, en rejetant ces digressions, ces divagations, belles en soi, mais qui ne sont que des hors-d’œuvre… » On a contesté l’exactitude de ce récit. Il se peut qu’il ait été arrangé et embelli ; mais le fond en est véridique. Les allusions qu’y fait Flaubert dans sa Correspondance le prouvent surabondamment. Il y a mieux. Il tint compte du verdict de ses amis. La déception avait été cruelle, mais la leçon fut salutaire. Ce fut le point de départ ou l’occasion d’une transformation radicale dans la manière de l’écrivain.

Sur ces entrefaites, il était parti pour l’Orient. Ces longs voyages, souhaités depuis toujours, ont sur ceux qui les accomplissent un premier effet : c’est de libérer l’imagination de ses rêves en y substituant la vision de la réalité. Flaubert eut tout loisir de faire son examen de conscience littéraire. Oui, décidément, son tort avait été de céder à la séduction du subjectivisme. « Plus vous serez personnel, plus vous serez faible. J’ai toujours péché par là, moi : c’est que je me suis toujours mis dans tout ce que j’ai fait : à la place de saint Antoine, par exemple, c’est moi qui y suis. La sensation a été pour moi et non pour le lecteur. Moins on sent une chose, plus on est apte à l’exprimer comme elle est (comme elle est toujours, en elle-même, dans la généralité et dégagée de tous ses contingens éphémères)[15]. » Des théories qui avaient été celles du romantisme de 1820, il évoluait vers celle qu’y substitueront Gautier et lui-même : la théorie de l’impersonnalité dans l’art.

Il l’appliquera par la suite à la Tentation, qu’il ne jeta pas au feu, mais qu’il refera deux fois, d’abord en 1856, puis en 1874, pour l’amener à une forme de plus en plus objective. Mais, pour commencer, il se mettra à cette œuvre choisie tout exprès afin de le préserver de son romantisme. Dans la journée qui suivit la lecture fameuse et désastreuse, Bouilhet avait, paraît-il, lancé : « Pourquoi n’écrirais-tu pas l’histoire de Delaunay ? » Et Flaubert s’était écrié avec joie : « Quelle idée ! » L’histoire de ce Delaunay ou de ce Delamarre, un officier de santé dont les mésaventures conjugales avaient défrayé la chronique normande, était ce sujet trivial et banal dont la platitude devait servir d’antidote au lyrisme de Flaubert. Il s’y mit dès le retour, et il était lui-même étonné de ce genre si nouveau pour lui : « Nul lyrisme, pas de réflexion, la personnalité de l’auteur absente. Ce sera triste à lire : il y aura des choses atroces de misère et de fétidité[16]. » Il s’y astreignit, comme à une besogne ingrate. Il s’y fit violence et s’y dompta. Ce fut Madame Bovary.

On voit assez bien comment s’est opérée la transformation. Elle est dans la logique des choses. Car les romantiques, qui au surplus ne se sont jamais piqués d’être gens de bon sens, n’étaient guère conséquens avec eux-mêmes. Ils accablaient de leurs mépris le bourgeois, puis ils s’empressaient de lui confier leurs émotions les plus intimes. Ils jetaient l’anathème à la foule, après quoi ils se donnaient en spectacle devant elle. Au contraire, et à bien raisonner, l’isolement de l’artiste devait entraîner comme conséquence nécessaire qu’il ne laissât rien transparaître de lui-même dans son œuvre. Du jour où il aurait ainsi compris son rôle, l’écrivain devait s’apercevoir que l’art soutient toute sorte de rapports avec la science, et modeler son attitude sur celle du savant impersonnel, impassible et dégagé de toutes considérations pratiques ou morales. Telle est la règle à laquelle ne cessera plus de se conformer Flaubert, qu’il écrive d’ailleurs des Bovarys et des Salammbôs, et des Éducations sentimentales ou des Hérodias. Le changement de front est complet, et les historiens de Flaubert ont pleinement raison d’y insister. Seulement, la remarque a besoin d’être aussitôt corrigée par une autre. En effet, ce qui est très remarquable chez Flaubert, c’est combien les traits essentiels de son caractère étaient arrêtés dès la première jeunesse. De même il avait conçu lors de ses débuts l’idée première des œuvres que son âge mûr a réalisées. Le moyen de croire qu’il ait jamais dit adieu au romantisme foncier dont témoignent ses premiers écrits ? Le changement chez lui s’est réduit à un changement de méthode. L’artiste s’est modifié, mais non l’homme. Tous les traits que nous avons relevés depuis les Mémoires d’un fou jusqu’à la Tentation, — pessimisme, horreur pour les temps modernes, goût du grotesque, lyrisme du style, — se retrouveront dans Madame Bovary comme dans Salammbô. Flaubert est un romantique d’imagination et de sensibilité qui s’est imposé une discipline inspirée des classiques. Ou, si l’on préfère, c’est un romantique de tempérament qui a fait un grand effort de volonté pour se convertir au classicisme et n’y a qu’en partie réussi.


RENE DOUMIC.

  1. E. W. Fischer, Études sur Flaubert inédit, 1 vol. in-16. Julius Zeitler, Leipsig.
  2. Gustave Flaubert, La première tentation de saint Antoine, œuvre inédite, publiée par M. Louis Bertrand.
  3. René Descharmes, Flaubert, sa vie, son caractère, ses idées, avant 1857, 1 vol. in-8o, Ferroud.
  4. Flaubert : Correspondance, 4 février 1831.
  5. Correspondance, 29 août 1834.
  6. Correspondance, 15 avril 1839.
  7. Correspondance, avril 1846.
  8. Correspondance, sept. 1846.
  9. Correspondance, 24 juin 1850.
  10. Correspondance, avril 1846.
  11. Correspondance, janvier 1847.
  12. Correspondance, 19 mars 1842.
  13. Correspondance, octobre 1847.
  14. Correspondance, janvier 1852.
  15. Correspondance, 1852.
  16. Correspondance, février 1832.