Revue littéraire - Les Prophéties d'Emerson

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Revue littéraire - Les Prophéties d'Emerson
Revue des Deux Mondes6e période, tome 47 (p. 217-228).
REVUE LITTÉRAIRE

LES PROPHÉTIES D’EMERSON[1]

L’Amérique nous était aimable déjà, par son charmant Emerson, le plus doux moraliste et le plus encourageant. Emerson aimait-il la France ? On n’en peut douter. Cependant, il arriva, pour la première fois, à Paris, un mauvais jour, le jeudi 20 juin 1833 : et, en traversant le Pont-Neuf, il eut la surprise et l’ennui de voir, dans la main de bronze du roi Henri IV, le drapeau tricolore. Il avait pour la liberté de chacun, même d’un roi, tant de goût que cette contrainte exercée par Louis-Philippe sur les opinions politiques du Béarnais lui déplut. Mais il aimait notre Montaigne.

Il l’avait lu en 1825, à-vingt-deux ans. « Ce fut, dit-il, comme si j’avais écrit le livre moi-même, dans une vie antérieure, tant il exprimait sincèrement ma pensée et mon expérience… » On aperçoit pourtant les différences de l’un et de l’autre. Et, en 1825, Emerson, apprenti pasteur, entre à la Faculté de théologie de Cambridge : Montaigne pouvait le choquer. Pas du tout ! Montaigne l’amuse et toujours le ravira. Il l’appelle gentiment « ce grand sans-pudeur » et note comme une de ses bonnes journées une qu’il a toute consacrée à « se délecter en Montaigne. » Il écrit, au mois de septembre 1838 : « Combien plaisant un livre de Montaigne, plein de saillies, de poésie, d’affaires, de théologie, de philosophie, d’anecdotes, de gaillardises, traitant d’os et de moelle, de grenier et de farine, de femme, d’amie de valet, de tout ce qui nous touche de près ou de loin, sans jamais insister sur les noms ou ennuyer avec une date, une allusion à l’actualité, suspendu au ciel des lettres sans parenté et sans fige, en signe de joie, comme une étoile d’automne ! » Si l’on demande pourquoi cette étoile d’automne ici, à propos de Montaigne, c’est qu’Emerson songeait à Montaigne un soir d’automne et regardait aussi les étoiles. Il était sensible aux aspects de la nature ; et il la préférait aux livres, généralement. En fait de livres, ceux qu’il lisait volontiers et dont il se souvenait, devaient ne le point déranger des sentiments que la nature éveillait en lui. Or, il a dit de Montaigne, plus tard, le 7 février 1843 : « La nature abhorre l’auteur et elle aime Montaigne. » C’est ainsi que le souvenir de Montaigne se réunissait pour Emerson, et par un hasard qu’il trouvait joli, à celui d’une étoile d’automne. Puis il était, cet Emerson, un grand ami de la santé ; — d’ailleurs, il fut, toute sa vie, de corps chétif et menacé ; — si grand ami de la santé qu’il ne-permettait pas qu’on lui parlât de maladie. Mais il écrit : « Lu le voyage de Montaigne en Italie… J’aime tant Montaigne que le journal même de sa maladie m’intéresse… » En 1862, il commence l’année à relire Montaigne : « Le charme de Montaigne, de son égoïsme et de ses anecdotes, c’est que nous avons là un vigoureux cavalier, un seigneur de France, chez lui, dans son château, responsable de tout ce bavardage. Si l’on arrivait à prouver qu’il n’y a là qu’un jeu d’esprit de Scaliger ou d’un autre scribe, le livre perdrait toute sa valeur. Montaigne est essentiellement non-poétique. » Non-poétique : entendez, cette fois, réel. Mais, d’habitude, Emerson a soin de ne pas séparer la poésie et la réalité. Seule l’enchante la poésie ; et il la veut née de la réalité : même, il la trouve dans la réalité. S’il aime tant Montaigne, c’est qu’il a trouvé, en ce seigneur de France, qui bavarde si bien, — si naïvement, dirait-il encore, — une poésie de réalité. Ce qu’il appelle enfin l’égoïsme de Montaigne, c’est la sagesse que Montaigne avait inventée pour lui-même : et pareillement Emerson veut que chacun de nous élabore une sagesse pour soi.

Ces petites notes sur Montaigne, je les emprunte au « Journal intime » d’Emerson, que M. Régis Michaud vient de traduire, sous le titre d’Autobiographie. Et c’est une gracieuse chose, étonnante, pathétique et drôle, une autobiographie de ce genre, où il n’y a presque pas de renseignements sur la vie de l’auteur, mais une méditation perpétuelle. En somme, il n’arrivait à Emerson quasi rien : et surtout, ce qu’il remarquait, ce n’est pas ce que d’autres auraient remarqué : il est plus attentif à une rêverie qu’à un accident. Vers sa trentième année, il a voyagé. Il a vu Malte, l’Italie, la France et l’Angleterre ; et il est rentré chez lui, content d’avoir appris deux vérités : que M. Thomas Carlyle avait l’abord digne de son génie et que les voyages étaient le dérangement le plus inutile.

Revenons à Montaigne et à lui. Montaigne est son ami : et « aucun livre, dit-il, n’a eu pour moi l’importance de celui-là. » Donc, il a de la gratitude au génie de la France ; et il définit bien notre manière, notre science : « Des faits présentés agréablement au bon sens des hommes. »

Quant à l’Allemagne, il a considéré Goethe comme un grand poète. Encore ne l’admirait-il pas sans réserves. Il écrivait à Carlyle : « C’est une singulière bonté de votre part, de lui accorder une apothéose. Je ne puis m’empêcher de croire que ce fut son malheur, avec une influence défavorable sur son génie, cette molle existence qu’il a menée. Combien peu il convient au génie de se prélasser pendant cinquante ans dans des sièges de gouvernement !… » Emerson eût préféré Gœthe persécuté, la tête coupée par ordre de son duc, à cet homme de cour, las des honneurs et qui ne se retire en sa maison que pour y « classer avec goût les cadeaux et les médailles qu’il avait reçus. » Et la « morale relâchée » de Gœthe fait horreur à Emerson. Il admet le vice, en tel gaillard qui lutte et qui pâtit ; mais le génie reconnu, cajolé, couronné, le dégoûte avec sa morale relâchée : ce génie ne lui apparaît plus que comme « une habileté supérieure mise au service de fins vulgaires. » Emerson, ailleurs, a loué Gœthe : il ne l’a point aimé. Passons de Gœthe à l’Allemagne : « L’Allemagne, elle, a cessé de nous intéresser depuis la mort de Gœthe. D’habitude, tous les signes de la puissance apparaissent en même temps. C’est à la race la plus active que je demande l’idéalisme… » Cela est beau ; cela est plein, L’idéalisme d’Emerson, n’allez pas le confondre avec une idéologie abstraite, avec un vain système d’idées inactives. Emerson disait : « Je suis un idéaliste pratique. » Or, à l’époque de ses études, les jeunes Américains, philologues et théologiens, commençaient à fréquenter les Universités allemandes. Eh ! bien, « les Américains sont allés à Heidelberg pour trouver l’Allemagne et furent tout étonnés de découvrir qu’ils l’avaient laissée derrière eux à New-York… » C’est-à-dire, ou je me trompe, que le pays du véritable idéalisme n’est pas l’Allemagne, ainsi qu’on le croyait alors, mais l’Amérique. Emerson résistait à ce courant de sympathie et de crédulité qui portait beaucoup de ses amis vers l’Allemagne ; et il résistait aux conseils de Carlyle qui, féru de Goethe, subissait le prestige de l’Allemagne. « En somme, répondait Emerson, qu’ont-ils donc accompli, ces Allemands de Weimar, amis de l’art ? Ils ont rejeté toute tradition et convention, cherchant à faire un pas de plus vers la vérité absolue : ils n’en sont pas plus près que les autres. Je cherche vainement en eux l’héroïsme et la sainteté. Ils ne m’influencent guère. Ils sont méprisants. Il leur manque la sympathie envers l’humanité. La voix de la nature qu’ils apportent à mes oreilles n’est pas divine, mais lugubre, dure et ironique. Ils ne m’éclairent pas ; ils ne m’édifient pas… » Ces lignes, qui nous sonnent aux oreilles si étrangement, sont du 26 avril 1837. Et l’Allemagne était, en ce temps-là, cette « bonne Allemagne, » rêveuse et vertueuse, éperdue de poésie et de philosophie, à ce qu’il semblait, et qui trompait tout l’univers par les dehors de sa barbarie déguisée. Elle n’a guère trompé cet Emerson, si attentif et dont la méditation dépasse les apparences et feintises. La « bonne Allemagne » dépourvue de « sympathie envers l’humanité, » il l’a devinée. Où sont ses preuves, ses documents ? Il n’a ni preuves ni documents ; il se fie à l’intuition, qui est sa méthode. Et qu’est-ce que l’intuition, pour lui ? Tout simplement, il a laissé son âme pure essayer la pensée allemande : oui, l’essayer, comme avec la pierre de touche on reconnaît l’or ou le cuivre ; et il a senti que la pensée allemande n’était pas de l’or. Il le dit à sa façon tranquille et prudente. Il le dit néanmoins : et quel avertissement ! Je ne sais ce qu’il a éprouvé plus tard, quand les événements ont vérifié ses dires, quand l’Allemagne a révélé les plus sauvages convoitises. Il n’y a dans son journal, ou du moins dans les fragments qu’on nous en donne, aucune page contemporaine de la guerre-franco-allemande. Je ne sais s’il existe aucun témoignage de son opinion sur nos malheurs.

Mais, en 1848, il était à Paris ; et il était à la Chambre un jour que Lamartine fut éloquent sur les affaires de Pologne. Il admira l’orateur, non le discours absolument : « L’on trouve son discours sage et modéré. Pour moi, me semble-t-il, un Français avisé devrait dire à son pays : laissez donc à eux-mêmes la Pologne, la Chine et l’Orégon. Vous avez chez vous plus que vous n’en pouvez faire, avec un gouvernement à reconstituer, avec le désordre, la faim, les factions. Mais c’est précisément de quoi Lamartine louait la jeune république : d’avoir, sans un instant d’égoïsme, adopté la Pologne et l’Italie. » Emerson reproche à l’Allemagne son peu de sympathie envers l’humanité ; autant dire son égoïsme. Et il reproche à la France une générosité dangereuse : il lui voudrait plus d’égoïsme. Le reproche n’est pas du même ton. Les nations latines semblaient à Emerson aventurées ; et, parmi les nations latines, la France lui était la plus chère, étant le pays, comme il disait, qui « présente des faits agréablement au bon sens des hommes. » Je crois qu’il a tremblé pour la France, victime éventuelle d’une générosité à laquelle applaudissaient et les ennemis de la France et les indifférents, à laquelle un ami de la France n’osait pas applaudir sans alarme. Et, dans ces petites notes d’Emerson, écrites au jour le jour, écrites quelquefois à la hâte, mais en résumé de lentes et longues réflexions, quelle justesse de la prévision, quelle finesse de la sensibilité intelligente ! Sa rêverie devançait le cours de l’histoire.

Il est possible que j’insiste un peu trop sûr de furtifs pressentiments, sur des idées qu’il a entrevues et que du reste il n’a pas formulées avec décision. Pourtant, on ne saurait aujourd’hui le lire et ne point observer qu’il devinait exactement, lorsque tant d’autres bâtissaient de grands systèmes que la vérité a démolis.

Et maintenant, ce n’est pas moi qui insisterai, c’est lui-même, sur le rôle que l’avenir destinait à son pays. Il faut citer plusieurs pages, qui datent de sa jeunesse, qui ont cent ans et que voici tout éclairées d’une lumière nouvelle.

En 1822, Emerson avait dix-neuf ans. Je crois qu’il était encore au collège d’Harvard ; ou bien il venait d’en sortir et allait s’établir maître d’école, afin de gagner sa vie, assez durement. Il n’avait pas encore voyagé. Il menait une existence confinée, aux yeux de qui l’eût regardé fidèle à ses devoirs de chaque jour. Mais sa pensée franchissait tous les horizons : et les notes de son Journal intime, il les appelait ses « vastes mondes. » Les nations européennes, il les imaginait tout empêtrées de vieilles institutions, qui les rendaient bien orgueilleuses. Mais, écrit-il le 11 juillet 1822, « qu’elles ne se moquent pas de l’orgueil d’un Américain, si cet homme libre est maladroit à exprimer le sentiment qu’il a de sa condition. Il se réjouit d’être né dans un pays où la liberté est parfaite, où chaque esprit, comme au sein d’une famille, peut juger de ses forces par celles de ses compagnons et se mettre paisiblement à la place que la nature lui destinait. Il signale sa patrie comme le seul pays où la liberté n’ait pas dégénéré en licence… » Le jeune Emerson, étant tout près de ses études, emprunte à l’antiquité la louange de son pays : « Xénopbon et Thucydide auraient trouvé là un thème beaucoup plus digne de leur génie que la Perse ou la Grèce. La révolution d’Amérique aurait fourni à Plutarque une liste de héros… » Le passé renaît ainsi ; et voici l’avenir : « Si la constitution des Etats-Unis survit un siècle, il y aura dans ce fait, pour le genre humain, matière à profonde gratitude ; car les utopies que les visionnaires ont poursuivies et que les sages ont condamnées verront la réalité, telle qu’elle sera grâce à Dieu dans l’Amérique unie, rivaliser avec leurs belles théories et les dépasser. » Le même jour, après d’autres méditations relatives aux dons de l’intelligence humaine, à l’existence et aux attributs de Dieu, à Socrate, à saint Paul, aux grands maîtres de l’humanité, l’amitié d’Emerson pour sa patrie atteint à un degré de ferveur et de beauté lyrique très élevé : « Je dédie mon livre à l’esprit de l’Amérique… » Le livre n’existe pas encore ; où il existe déjà dans l’intention d’Emerson et il sera toute sa philosophie…v« Je le dédie à cette âme vivante qui existe quelque part, dont l’existence passe l’imagination et à laquelle la divinité a confié la tutelle de ce noble canton de l’univers. J’apporte, moi aussi, ma légère offrande à l’autel que les générations lointaines viendront charger de sacrifices et que la lointaine postérité admirera au fond des temps. Animé d’une dévotion prophétique, je m’empresse de saluer le génie qui est encore à compter les lentes années de l’enfance, mais qui grandit dans l’ombre, prenant force jusqu’à l’heure où, dissipant la nuée, il déploiera sa colossale jeunesse et couvrira le ciel de l’ombre de ses ailes. » Ainsi, l’Amérique est, dans l’univers et parmi les nations vieillies et qui, pour la plupart, ont mal vieilli ou qui, précieuses toujours, ont perdu l’entrain de leur vitalité, une réserve de jeunesse. En outre, l’Amérique unit à la jeunesse la sagesse : voilà le miracle qui sera le salut de l’univers, sa renaissance tardive et heureuse.

Quelques mois plus tard, en décembre, Emerson revient à ses prophéties. Et, comme il n’y a point de prophétie que nulle erreur n’égare un seul instant, Emerson écrit : « Bien qu’il ne reste plus de barbares pour envahir l’Europe et éteindre à jamais la mémoire de sa grandeur… » Il songe aux invasions des premiers âges, venues de loin, venues d’Asie et qui détruisaient le chef-d’œuvre d’une Europe civilisée. Il ne sait pas qu’il est resté, de ces invasions anciennes, au centre de l’Europe, une flaque de barbarie. Ce qu’il redoute, c’est la décadence des nations qui ont été longtemps prospères : il cite en exemple l’Espagne, à son avis, corrompue. Or, l’Amérique, préservée de la contagion, florira quand l’Europe sera sur le point de se faner : « Ici, de nouvelles Romes grandissent ; le génie de l’homme plane sur les vastes frontières d’empires naissants… Qu’il tienne bien les yeux fixés sur l’Amérique, celui qui veut tirer de l’urne du Destin le sort de l’humanité ! » Mais l’on sourit d’une Amérique adolescente à peine et qui entend être l’école de l’univers. On lui dit : « A l’école, toi-même ! » On la dédaigne : elle n’a seulement pas une littérature… « Admettons ! réplique Emerson. Mais nous avons un gouvernement national, un esprit national, qui valent mieux que des poèmes ou une histoire. C’est un fait d’expérience : dans l’espace de deux générations, notre nation est si bien partie qu’elle déjoue déjà les témérités de la spéculation moderne, toujours, sauf en notre cas, de beaucoup en avance sur la pratique… Ce n’est pas une honte pour Newton de ne pas être poète : ce n’en est pas une non plus pour l’Amérique. » Ce passage est bien curieux, qui nous montre dans l’Amérique cette merveille la plus rare, une nation fière de son gouvernement, satisfaite de ses institutions. Cela ne se voit plus en Europe et semble un signe d’ingénuité. Mais l’Amérique d’Emerson ne rougit pas d’être ingénue. Cent ans après, n’a-t-elle gardé aucune ingénuité de ce genre, ingénuité peut-être judicieuse ?

En 1824, Emerson écrivait une « lettre à Platon » qui est l’une des pages étonnantes de son Journal intime : « J’habite, disait-il, un pays que vous seul avez prédit à vos contemporains et qui possède un système politique plus sage et couronné de plus de succès que l’Utopie et l’Atlantide… » Passent des années : moins jeune et mieux informé de tous les détails qui empêchent la réalité d’être un emblème sans défauts, Emerson eut parfois à douter de l’Amérique et des Américains, de leur fidélité à leur génie, de leur élan vers l’avenir. Voici son émoi, en 1847 : « Pauvre Amérique, débraillée, diffuse, à l’abandon ! Tel un plant de genièvre sauvage s’étend et ne produit jamais ni cèdre ni chêne qui surgisse comme un mat dans les nues… Amérique ardente, inquiète, affamée, furieuse, occupée à d’innombrables essais ; Amérique orgueilleuse, jalouse de te sentir vivre et de convaincre autrui de tes forces par le nombre de tes efforts et de tes réalisations hâtives ! Reprends haleine, amende-toi ; et tes échecs sur un point, répare-les par ton succès sur un autre. La vitesse et la fièvre ne constituent pas la grandeur, mais la confiance, la sérénité, la patience. Amérique informe, qui ignores les belles concentrations !… » Il examine les Yankees et il les trouve « aussi pénétrés que nul autre peuple de cette haine du travail qui est, chez l’homme, le principe du progrès. » Tant d’ironie atteste son chagrin. Passent les années encore, vingt années. Emerson aboutit à concevoir une « politique américaine, » pour l’usage de l’Amérique et de l’univers, et qu’il formule ainsi : « J’ai la conviction qu’avant tout, l’œuvre de l’Amérique doit être de rendre pratique l’intelligence avancée que les hommes ont prise du caractère indépendant et absolu de la morale… Cette conviction doit prendre corps en Amérique, dans les lois, la jurisprudence, l’économie politique et le droit international. Les avocats trouvent toujours des exceptions éclatantes aux décrets de l’équité publique, certains privilèges souverains, dans le genre de cet aphorisme suspect que la force fait le droit. L’Amérique devrait affirmer et établir qu’en aucune circonstance les canons ne doivent devancer le droit. » Et il donne cet exemple : on attendra mille ans l’annexion des îles Sandwich plutôt que de les prendre par la force.

Bref, il y a dans Emerson une philosophie de l’Amérique. Résumons-la brièvement. L’Amérique est heureuse. Plus jeune que les nations européennes, elle a profité de leur expérience ; elle a recueilli leur sagesse ; elle a évité leurs fautes. Elle a eu de la chance : elle est bien née, pourvue d’un génie simple et naturel qui l’a très vite menée à la liberté sans folie. Elle a. eu de grands hommes qui lui ont procuré le gouvernement le plus raisonnable. Elle a une âme naïve et préservée. Elle est forte, puissante : assez puissante et forte pour affirmer qu’elle préfère à la force le droit. Elle a, dans l’univers, de nobles devoirs à remplir. Et c’est son rôle, d’enseigner à l’univers la pratique du droit, de la liberté, de la morale et du bonheur. Cette philosophie de l’Amérique n’est-elle pas vivante aujourd’hui, agissante ? et n’est-ce pas cette philosophie émersonienne qui a lancé l’Amérique à ses nouvelles destinées, jusqu’à l’Europe et à l’encontre de la barbarie ?…

Mais Emerson est pacifiste ! Et aurait-il voulu que le devoir de l’Amérique la mît dans la guerre ?… Il y a, dans le recueil des Essais politiques et sociaux, un chapitre de la guerre, où la guerre est condamnée comme une chose du passé. La guerre, dit Emerson, a coïncidé avec un état de l’humanité ancienne, état juvénile et temporaire. Et temporaire ? Assez durable, cependant, si la guerre nous apparaît comme « le sujet de toute l’histoire » et, dans l’histoire, « la principale occupation des hommes les plus en vue » depuis les débuts de l’humanité jusqu’à nos jours. Et la guerre a été bienfaisante ; la nature, qui en a placé en nous l’instinct, ne nous veut pas de mal : « La nature implante avec la vie cet instinct, combat continuel pour être, pour résister à l’opposition, pour atteindre à la liberté, à la maîtrise et à la sécurité de l’individu sachant se défendre lui-même ; et ces fins sont si chères à toute créature, que chacun risque perpétuellement son existence dans la lutte. » Ainsi, le pacifisme d’Emerson ne concerne point le passé. Mais il règne sur l’avenir. Emerson croit la guerre condamnée par le commerce, le savoir, les arts, voire par les arts de la guerre, la tactique et la poudre à canon. Certes, il n’est pas difficile de le reprendre là-dessus désormais, quand on a vu les convoitises commerciales d’un peuple déchaîner la guerre universelle, — n’est-ce pas parmi les industriels et les boutiquiers d’Allemagne que le pangermanisme a recruté ses adhérents les plus belliqueux ? — et quand on a vu la plus terrible guerre durer des années, en dépit des engins les plus scientifiques et abominables. Mais, pour supprimer la guerre à tout jamais, Emerson compte sur le sentiment moral. Jusqu’à présent, le sentiment moral n’a pas supprimé la guerre : il la supprimera !… Pourquoi le croyez-vous et quel indice en avez-vous ? « La guerre est en déclin, dit Emerson ; et c’est avec étonnement que nous lisons les combats sauvages des temps anciens. » Mais notre étonnement n’y fait rien ; et, si nous lisons avec étonnement les combats sauvages des temps nouveaux, ce n’est pas notre étonnement qui supprime le scandale. Si ! réplique Emerson : « L’impression de scandale que nous ressentons en présence de tels faits prouve certainement que nous avons un peu progressé… L’éternelle poussée du bien a développé de nouvelles puissances, des instincts nouveaux. Une question sublime a fait tressaillir une âme heureuse, et encore une autre âme heureuse, en différentes parties du monde : l’amour ne pourrait-il exister aussi bien que la haine ? l’amour ne répondrait-il pas aux mêmes fins, et même mieux encore ? la paix ne saurait-elle régner aussi bien que la guerre ?… » Emerson croit que les bonnes idées font leur chemin, dans le monde, parmi les hommes, quels que soient les obstacles. Mais vont-elles vite ? Elles ne vont pas vite. Et l’idée de la paix universelle aura été plus lente que nulle autre. Qu’importe ? « La paix universelle est aussi certaine que la prédominance de la civilisation sur la barbarie et la prédominance du gouvernement libéral sur les formes féodales. » Mais tout cela est bien douteux ? Cela n’est pas douteux, pour Emerson. Mais on demande à Emerson : à quel moment, la paix universelle ? et voyez-vous seulement poindre son aurore ? Il vous répond, avec une sublime et déconcertante patience : « Tout d’abord, nous répondrons que nous ne faisons pas beaucoup de cas d’objections qui reposent tout simplement sur l’état présent du monde, si elles admettent l’utilité générale et l’excellence permanente du projet… » Le pacifisme d’Emerson, le voilà ; et qu’il ressemble à toute espèce de pacifisme crédule, et qu’il en ait tous les inconvénients, l’imprudente beauté, certes, on le voit. Mais il ne s’agit pas de réfuter Emerson et d’éclairer ses illusions à la lumière des nouveaux événements : besogne trop aisée. Ce que nous cherchons en lui, c’est la pensée américaine. Il était pacifiste, comme l’Amérique l’a été, comme elle l’est encore, dans la guerre où elle a versé toute son énergie. Emerson a écrit ces mots : « l’affligeante histoire du monde… » Il a senti l’humanité malheureuse au long des siècles. Et il a cru que l’humanité allait à moins de malheur. Il a cru que certains hommes et certains peuples avaient la possibilité, partant le devoir, de travailler à l’adoucissement de la destinée humaine. C’est une pareille croyance, venue de lui, ou bien venue à lui jadis, et aujourd’hui à ses compatriotes, d’une même impulsion de race généreuse, qui a conduit à la guerre d’Europe les libres citoyens de l’Amérique amie de la paix…

Le voici dans la guerre, Emerson. Il a connu la guerre. Il avait neuf ans, lors de la guerre anglaise, en 1812 ; et il avait plus de soixante ans lorsque se termina la guerre de Sécession : de sorte que son existence est encadrée, comme celle de nos contemporains, par deux guerres. Songeant à la première, en 1837, il écrit : « Peut-être disait-il vrai, celui qui affirmait que la guerre était l’état naturel de l’homme et nourricière de toutes les vertus. Je ne prétends pas que l’homme soit un loup pour l’homme, mais l’homme devrait être un héros pour l’homme. » Ce pacifiste n’est pas de ceux qui dénigrent l’héroïsme et le chassent dans le passé comme un entrain de bien des années antérieur à la civilisation. En 1864, il écrit, ce pacifiste : « Le ciel se charge de nous montrer que la guerre est aussi nécessaire à notre éducation que le lait et l’amour, et que la guerre est inévitable. Nous rejetons la guerre dans le passé historique, comme la guerre de Troie, la guerre des Deux Roses, les guerres de la Révolution. Non pas ! La guerre est ta guerre. » Et quelle est donc la guerre dont il parle ? L’indépendance américaine ! Et c’est la guerre permanente. Il la tourne à un symbole, pour chacun de ses compatriotes, pour chacun de ses contemporains, pour tout homme vivant et qui a le fier dessein de conquérir sa liberté contre tous les empêchements : « Si tu portes la victoire écrite dans tes yeux, dans ta physionomie et ta voix, l’indépendance américaine prend aussitôt sens et consistance. » C’est un symbole ? C’en est un. Mais il faut n’être aucunement un philosophe à la manière d’Emerson, pour ne prêter nulle réalité aux symboles véritables. Et voyez-le, ce même philosophe, en pleine guerre de Sécession. Mars 1862 : « La guerre, épreuve des caractères… Payer de son argent, non de sa personne, cela peut ne pas suffire. Comment faire la guerre par souscription ? Ceux-là vaincront qui mettront la main à la baïonnette et, quittant leurs affaires, prendront une part active à la guerre : la guerre qui scrute les caractères, qui acquitte les hommes dont le réalisme paraît le sens du réel, l’honnêteté spontanée, la sincérité. La guerre requiert la force. Il importe moins d’être moral que d’être vrai, sincère, franc, audacieux. » Sur la fin de la guerre, au mois de mai 1865 : « La guerre actuelle a donné du prix à bien des existences qui en manquaient autrefois, par l’élan et l’expansion qu’elle leur a communiqués. Elle a dilaté et élargi chaque demeure et chaque cœur. Dans chaque maison, dans chaque boutique, on se mit à dérouler une carte d’Amérique ; et, maintenant qu’est de retour la paix, chaque citoyen se réveille parfaitement instruit de tout ce qui touche aux conditions, aux ressources et à l’avenir du continent. Résultat insigne, de voir que la guerre a fait entrer en tant d’esprits la conviction qu’il faut que justice se fasse et qu’elle a remplacé un désespoir chronique par une espérance du même genre. C’est ici la plus décisive des victoires, un résultat acquis. Et, quant à vos ennemis, je peux leur montrer que ce qui s’est accompli si parfaitement une fois peut, s’il le faut, s’accomplir de nouveau, encore mieux et plus vite ! » Mais où est donc le pacifisme d’Emerson ? Il a disparu. Il a disparu dans la guerre. Et cela est conforme à la philosophie d’Emerson, à cette urgente philosophie de l’action, qui nous commande de pratiquer à la rigueur le « devoir présent ; » qui de chacun de nos moments fait une gloire ; qui ne veut pas que le présent, notre vie incessante, soit la victime de l’avenir ou du passé. Non qu’il méprise le passé, où le présent a ses origines durables. Non qu’il méprise l’avenir : aucun moraliste n’a plus allègrement spéculé, avec plus d’espoir, sur les destinées de l’humanité. Mais le présent, tel que nous le subissons et le modifions, c’est l’étoffe même de la vie. Sacrifier le présent à l’avenir serait gaspiller tous les jours la vie et ne laisser à l’avenir qu’un bilan de néant. Or, si le présent c’est la guerre, soyons tout à la guerre. Voilà Emerson dans la guerre : et pareillement, je crois, l’Amérique. Sans préjudice de l’avenir ; au contraire ! l’avenir sera plus riche, du présent mieux vécu.

Au commencement de l’année 1862, l’Amérique souffrit des inconvénients de la guerre et de toute une gêne que résume le mot si bien connu de restrictions. Emerson écrit, le 1er janvier : « Le jour de l’an me trouve dans le même embarras que le reste des Américains. Pas un sou de mes livres depuis juin dernier, quand ils me rapportaient de cinq à six cents dollars par an. A. la banque, pas de dividendes. Et presque tout le revenu de mes conférences, tari. Avec cela, un effort d’économie pour consommer aussi peu que la chandelle sous l’éteignoir… Mieux vaut cent fois ce martyre que d’accepter par impatience une paix hâtive ou une paix qui ramène le vieux chancre ! » Et il ajoute : « Bien qu’en fait rien ne soit plus improbable ou même impossible pour moi, je ne veux pas renoncer au privilège in extremis de prendre moi aussi le sabre ou le fusil. La paix de l’homme qui a renoncé à faire usage du fusil n’est point, à mes yeux, une paix véritable. » Et je crois que tels sont aujourd’hui les sentiments de l’Amérique pacifiste dans la guerre.

Emerson, le plus grand rêveur qu’il y eût, et qui a passé toute sa vie à jouer avec les idées, ces folles, et qui parfois le mènent loin des idées l’amusent ; il ne les épouse pas. Il va où elles allaient, il les a regardées partir, il ne les a pas suivies. Et il regarde l’avenir : il est dans le présent. Et il regarde l’univers : il est chez lui. C’est en étant chez lui, et de chez lui, très casanier, qu’il eut conscience d’être un citoyen de l’univers. Il approuve qu’on désespère « d’un homme pour qui le morceau de terre qu’il a sous les pieds n’est pas-quelque chose de plus doux que le reste du monde et de tous les mondes. « Il est patriote ; il dénigre un patriotisme paresseux qui attend, pour aimer, qu’on lui en donne l’exemple. Et il a écrit cette ligne jolie et touchante, où cet ami de notre Montaigne ressemble aussi à notre Joubert : « Faites grand cas du lieu où vous vivez. » Il n’avait rien vu en Italie, à Terni, à Syracuse ou à Florence, qui lui rendit moins beau ou moins cher son paysage de campagne américaine. Et le livre de ses méditations les plus hardies, il aurait voulu l’appeler Essais de la forêt, parce qu’il avait reçu de la forêt voisine, où il se promenait tous les jours, ses plus belles pensées relatives à l’avenir et à l’univers illimités.

Il a cité joyeusement ce mot de Napoléon : « Ce sont les États-Unis, plus tard, qui dicteront les traités de l’Europe. » Il attendait de sa patrie « la réformation de l’univers ; » et il voulait qu’elle eût souci d’une tâche si auguste. Il a écrit : « Quand le Yankee mord à quelque chose, rien au monde qui lui fasse lâcher prise. » Et c’est ici, mieux qu’une prophétie, une promesse.


ANDRE BEAUNIER.

  1. R. W. Emerson, Autobiographie, d’après son Journal intime, traduction, introduction et notes par Régis Michaud, deux volumes (librairie Armand Colin). Du même auteur, à la même librairie, La Conduite de la vie, Société et solitude, Essais politiques et sociaux, traduits par M. Degard, et la Correspondance de Carlyle et d’Emerson, traduite par M. E.-L. Lepointe. Cf. Sept essais d’Emerson, traduits par I. Will, avec une préface de Maurice Maeterlinck (Bruxelles, Lacomblez, 1894).