Revue littéraire - Les Religions civiles sous le Directoire

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Revue littéraire - Les Religions civiles sous le Directoire
Revue des Deux Mondes5e période, tome 22 (p. 445-456).
REVUE LITTÉRAIRE

LRES RELIGIONS CIVILES
SOUS LE DIRECTOIRE

On a fait à maintes reprises l’histoire politique, — toujours à refaire — de la Révolution. A peine est-ce si on en a ébauché l’histoire religieuse. Grave lacune, puisque, pendant toute cette période de notre vie nationale, la question religieuse s’est mêlée à toutes les autres et parfois les a dominées. On croit être quitte quand on a énuméré les mesures édictées aux momens de crises contre les cultes déjà existans. Cette étude « négative » doit être complétée par une autre. Il faut tenir le plus grand compte des cultes nouveaux, inaugurés à cette époque sous le patronage des diverses assemblées. Ç’a été l’erreur longtemps accréditée de n’y voir que des fantaisies individuelles : au contraire, ils procèdent d’une pensée constante, commune à tous les dirigeans de la Révolution. Il y a donc un intérêt considérable à rechercher comment ils sont nés, comment ils ont été accueillis, pourquoi ils sont morts. M. Aulard avait naguère ouvert la voie à ce genre d’études dans son livre sur Le Culte de la Raison et de l’Être suprême. Ce qu’il avait fait pour l’histoire religieuse de la Convention, un de ses élèves, M. Mathiez, vient de le faire pour l’histoire religieuse du Directoire. Son livre La théophilanthropie et le culte décadaire[1] soigneusement documenté à l’aide de patientes recherches à travers les papiers d’archives est d’une lecture infiniment instructive et utile. L’auteur n’est d’ailleurs aucunement suspect de sympathie pour le christianisme, même persécuté. Il n’y a pas à craindre qu’il ait cédé au désir de dénigrer les cultes révolutionnaires. On peut donc les contempler dans l’image qu’il nous en donne et qui n’est sûrement pas une caricature. On peut tenir pour acquises les idées essentielles que suggère son étude et qui sont, non pas du tout des argumens de polémique contre-révolutionnaire, mais les résultats d’une enquête quasiment scientifique.

La première est qu’en aucun temps, et pas plus sous le régime du Directoire que sous celui de la. Convention, les chefs de la Révolution n’ont cru pouvoir supprimer purement et simplement toute espèce de religion. Disciples de Rousseau ou de Voltaire, ils n’admettent pas que l’athéisme soit compatible avec l’existence d’une société organisée. Ils ne croient pas qu’une nation puisse se passer d’une religion, parce qu’ils ne croient pas que la morale elle-même puisse se passer d’une base religieuse. Tel est le principe que commence par poser Laréveillère-Lépeaux dans un « mémoire » fameux qui est une des pièces essentielles de notre sujet. « Faut-il des dogmes et un culte religieux ? Je crois qu’il est impossible qu’un peuple puisse s’en passer ; autrement il se jettera dans les superstitions les plus grossières, parce qu’il trouvera toujours des charlatans pour effaroucher son imagination et vivre à ses dépens. Il y a plus ; sans quelque dogme et sans aucune apparence de culte extérieur, vous ne pouvez ni inculquer dans l’esprit du peuple des principes de morale, ni la lui faire pratiquer. » C’est aussi bien l’idée que nous retrouverons exprimée en cent endroits et sous des formes presque identiques dans les considérans sur lesquels s’appuient les inventeurs de nouvelles « institutions. » Mais on l’avait déjà dit : il faut une religion pour le peuple.

La seconde est que la grande affaire étant de détruire le christianisme, il faut se précautionner d’un culte à mettre à sa place. La seule tactique efficace consiste à combattre une religion par une autre religion. Il en est d’ailleurs des religions comme des constitutions : on les fabrique à volonté ; on les invente à plaisir et à loisir, on les combine suivant sa fantaisie, les besoins de la polémique et les indications des circonstances. On a ainsi, en face de l’œuvre des siècles élaborée lentement au fond de la conscience humaine, un beau système tout neuf. Reste à l’imposer. C’est l’office de l’État qui est merveilleusement outillé à cet effet. Il a, pour mettre ordre aux affaires de conscience comme aux autres, la ressource jamais épuisée des mesures administratives et règlemens de police. Tel est dans sa simplicité le mécanisme de l’action révolutionnaire en matière de religion.

Aux approches de l’an V, les différens cultes qui s’étaient succédé jusque-là, culte de la Raison, culte de Marat, culte de l’Être suprême étaient défunts. D’autre part, on assistait à un réveil extraordinairement inquiétant du sentiment chrétien, qui, longtemps comprimé, éclatait à nouveau dans tout le pays et se manifestait avec une intensité dont les documens contemporains font foi. À ce christianisme que le pays réclamait, il fallait opposer une religion propre à le supplanter. Le Directoire crut l’avoir trouvée dans la théophilanthropie.

Rien de plus modeste, de plus doux, de plus inoffensif et de plus bénin que ce culte tel qu’il se présente à nous lors de ses débuts. Il a pour inventeur un simple libraire, Chemin fils, qui groupe autour de lui quelques pères de famille. Culte domestique, il ne s’oppose à aucune religion, ne prétend à en contrister aucune, et peut se concilier avec toutes. Ses adhérens, qui s’appellent théophilanthropes, — après avoir failli s’appeler théoandropophiles, — sont les amis de Dieu, les amis des hommes, les amis de tout le monde. Peu à peu cependant ils s’enhardissent. Ils ont trouvé des protecteurs : le sensible Dupont de Nemours, le sage Creuzé-Latouche, le vénérable Goupil de Préfeln, le modeste et vertueux Rallier. Il y faut ajouter Bernardin de Saint-Pierre, qui fut parrain théophilanthropique dans un baptême civil. Sébastien Mercier, dans son Nouveau Paris, dont la première édition est de l’an V, saluait en termes enthousiastes l’avènement de la secte nouvelle : « Grâces immortelles soient rendues à la philosophie ! La raison triomphe. La voix persuasive de la religion naturelle commence à se faire entendre dans tous les cœurs. Bientôt cette religion pacifique dont nous apportons au dedans de nous le germe en naissant sera la seule dominante. Telle est celle que professent et qu’enseignent les théophilanthropes… Et ce culte s’établit sans disputes théologiques, sans dragonnades, sans effusion de sang, car les théophilanthropes ne forcent personne de croire. Le texte de leur évangile est la voûte du firmament… » La petite troupe s’augmentait, se recrutant parmi les gens de lettres, lus prêtres mariés, et ceux que hantait l’idée fixe de fabriquer une religion laïque. On peut accepter sur ce point le témoignage de l’abbé Grégoire dont l’Histoire des sectes reste pour l’histoire de la théophilanthropie un document de premier ordre. « Nous reconnaissons et nous aimons à dire que dans (la société) des théophilanthropes, il y avait des hommes honnêtes et probes. Mais… nous assurons que la plupart, avaient été partisans des déesses de la Raison, du culte du Marat et de ces fêtes décadaires… qui ont coûté tant de larmes et d’argent, fêtes par lesquelles, au nom de la République, à l’instigation du gouvernement pendant plusieurs années, on a désolé et tyrannisé la France. »

Le Concours décisif fut celui de Laréveillère-Lépeaux, membre du Directoire. Dans ses Réflexions sur le culte, sur les cérémonies civiles et sur les fêtes nationales, lues à l’Institut le 12 floréal an V, il trace le programme d’une religion naturelle réduite au minimum de dogmes et de pratiques et qui ressemble, trait pour trait, à la théophilanthropie. C’était désigner celle-ci à la protection du gouvernement. Aussi, vau lendemain du coup d’État du 18 fructidor, dont Laréveillère-Lépeaux avait été le principal auteur, les théophilanthropes sont-ils protégés ouvertement ; ils reçoivent des subventions, leurs livres figurent au programme des écoles officielles. Dès lors, rompant avec leurs habitudes de prudence, ils marchent résolument à la conquête des églises de Paris, et obtiennent d’en partager la jouissance avec les catholiques. Ils s’y établissaient les décadis et quintidis, de onze heures du matin à trois heures du soir. Pendant les exercices d’un culte, tous les emblèmes et lignes de l’autre devaient disparaître ou être dissimulés derrière un voile ; l’entrave ainsi apportée à l’exercice du culte catholique était un premier avantage. Les théophilanthropes occupèrent ainsi jusqu’à dix-neuf églises de Paris, notamment Notre-Dame, qui après avoir servi sous la Terreur de magasin pour quinze cents tonneaux de vin, était rouverte depuis le 11 août 1795. Entrons-y à l’heure de leur office. Une surprise nous y attend : c’est d’y rencontrer une liturgie et des rites qui, en se précisant, avaient changé peu à peu la « religion naturelle » en une religion positive.

Les théophilanthropes ont des dogmes : l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme. Ils ont une morale basée sur ce précepte : adorez Dieu, chérissez vos semblables, rendez-vous utiles à la patrie, et qui se divise en devoirs envers nous-mêmes, devoirs envers notre famille, et devoirs envers la société. Ils ont un clergé : ce sont les lecteurs et orateurs qui figurent dans les cérémonies ; et ce clergé a un costume : ce fut d’abord une robe de laine blanchâtre sans boutons, à laquelle se substitua dans la suite un arrangement fait d’une toge bleu céleste avec une tunique blanche et la ceinture aurore. Chemin fils est d’avis que ce costume « repose l’œil plus agréablement que celui des prêtres protestans et annonce un moraliste aimable. » Ils ont une messe servie par des enfans de chœur, et où on peut aussi brûler de l’encens. Ils instituent un baptême civil avec parrain et marraine, un catéchisme intitulé : « Instruction élémentaire sur la morale religieuse, » une première communion, une bénédiction pour le mariage, un service mortuaire. Voici comment l’Année religieuse[2] publiée par Chemin, en réglant la « conduite journalière des théophilanthropes, » énumère les pratiques recommandées au dévot du nouveau culte : « Le théophilanthrope n’accorde au sommeil que le temps nécessaire pour réparer ses forces. À son réveil, il élève son âme vers la divinité, et lui adresse, au moins par la pensée, l’invocation qui va être récitée dans un moment… Il pense quelquefois dans la journée qu’il est en présence de la divinité. Ce témoin de toutes ses actions et sa conscience le soutiennent dans la pratique du bien, le détournent du mal, l’avertissent de ne pas abuser de la fortune, et de supporter l’adversité avec courage. Au moment de ses repas, il témoigne par la pensée sa reconnaissance à l’auteur de la nature… À la fin de la journée il s’interroge lui-même : de quel défaut t’es-tu corrigé aujourd’hui ? quel penchant vicieux as-tu combattu ? en quoi vaux-tu mieux ? Le résultat de cet examen de conscience est la résolution d’être meilleur le lendemain. » Prières du matin et du soir, oraison jaculatoire, grâces, examen de conscience, il semble que les théophilanthropes aient pris à « leurs frères catholiques » tous les moyens par lesquels la religion s’empare de l’âme du croyant, l’accompagne dans toutes les circonstances de sa vie, et se rappelle à lui à tous les momens de sa pensée. Il faut pourtant qu’ils aient omis quelque chose. Car le fait est qu’ils ne parvinrent jamais à agir sur la masse. Aux plus beaux jours de leur faveur, ils ne groupèrent qu’un petit nombre de fidèles. Au surplus le ridicule se mettait de la partie. Le public ne les connut jamais que par les gorges chaudes qu’il en faisait.

Le Directoire s’aperçut bientôt qu’il n’y avait rien à gagner avec de tels alliés et qu’à les protéger, on perdait son argent et son temps. Le mieux étant d’ailleurs de ne compter que sur soi-même, il procéda à l’organisation d’un culte qui serait bien à lui : le culte décadaire. Au surplus les bons théophilanthropes ne s’affligèrent pas outre mesure de ce changement dans les dispositions gouvernementales. L’important n’était-il pas de faire pièce au catholicisme ? Et puisqu’on venait de trouver une machine de guerre plus meurtrière, beaucoup d’entre eux ne demandèrent pas mieux que d’aider à la manœuvre. La théophilanthropie avait été, au moins lors de ses origines, une entreprise particulière : elle avait été conçue par quelques bourgeois désireux de jouer au pontife et qui n’étaient pas fâchés de se servir de leur déisme pour se signaler à la faveur du gouvernement. Le culte décadaire va être, dans toute la beauté du terme, la religion d’État. Élaboré dans les bureaux, imposé par le pouvoir central aux autorités, par les autorités aux particuliers, expédié de Paris dans les départemens avec un programme de fêtes applicable à toute la France et un arsenal de pénalités très propres à convaincre les consciences rebelles et à opérer les conversions, c’est bien ce culte officiel auquel tous les Français seront tenus de se plier, quelles que puissent être leurs croyances individuelles, leurs traditions de famille, leur éducation, et les besoins de leur raison ou de leur sensibilité.

A vrai dire, l’invention n’était pas nouvelle. Le Directoire se bornait à reprendre un système d’où la Convention, qui l’avait imaginé, n’avait pas su tirer tout le parti qu’on en. devait attendre. Mais, puisqu’il s’agissait de ruiner une religion qui s’était pendant des siècles mêlée et confondue avec la vie de la nation, quelle trouvaille plus merveilleuse que celle du calendrier républicain ? Il était inutile de chercher mieux. Par la mise en vigueur et l’usage exclusif du nouveau calendrier, on détruisait d’un coup les habitudes les plus enracinées ; et on administrait aux plus sceptiques la preuve palpable qu’il fallait rompre avec l’ancien ordre de choses et qu’on entrait dans une ère nouvelle. Le dimanche était en l’espèce le grand coupable : il était au centre des pratiques de l’ancien culte ; c’était lui qu’il fallait décidément abolir au profit du décadi. La Convention avait péché par tiédeur, mollesse et excessive tolérance : de là venait tout le mal. Pour faire court, le Directoire prenait, le 14 germinal an VI, un arrêté en vue de la stricte observation du calendrier républicain. C’était l’expédient nécessaire et suffisant. « Tout ce qu’il y a à faire est de rendre le calendrier républicain nécessaire à toutes les classes de citoyens et à tout moment ; il faut qu’ils le rencontrent à chaque pas ;… il faut qu’ils en aient besoin pour leurs délassemens et pour leurs plaisirs. Des mesures purement administratives peuvent atteindre ce but. » Donc il était prescrit aux administrations municipales et aux tribunaux de régler désormais leurs séances sur la décade ; il était ordonné aux administrations municipales et centrales de fixer à des jours déterminés de la décade les foires et marchés « sans qu’en aucun cas l’ordre qu’elles auraient établi pût être interverti, sous prétexte que les marchés tomberaient à des jours ci-devant fériés. » Il leur était recommandé de « s’attacher spécialement à rompre tout rapport des marchés au poisson avec les jours d’abstinence désignés par l’ancien calendrier. » Car de toute évidence le maigre est contre-révolutionnaire et son observance ne peut manquer de mettre la patrie en danger. Deux lois de l’an VI confirmaient cet arrêté, l’une faisant du repos décadaire une obligation sous peine de la prison, l’autre défendant sous peine d’amende d’employer aucune date qui ne fût tirée de l’annuaire républicain. Rappelons à ceux qui seraient tentés de s’y tromper que le principe édicté par la loi non abolie du 3 ventôse an III subsistait. « L’exercice d’aucun culte ne peut être troublé ; la République n’en salarie aucun. » C’était le régime de la liberté des suites.

Puisque le dimanche avait été jusque-là le jour où, dans les anciens cultes, les fidèles se réunissaient pour assister aux offices, et entendre les enseignemens de leur religion, de même le décadi devra être solennisé par des réunions où se déploieront les pompes civiles et où s’entendra une prédication destinée à « régénérer » la France. Aussi bien, pour régler le cérémonial des réunions décadaires, le Directoire n’avait pas davantage à se mettre en frais d’invention : il n’avait qu’à puiser dans le répertoire des élucubrations sans nombre écloses dans le cerveau des patriotes de l’an II. Il existe toute une littérature décadaire bien curieuse à consulter. On n’imagine pas sans cela les dépenses de symbolisme et les débauches d’allégorie auxquelles se livrèrent les citoyens d’alors soucieux de concerter de beaux spectacles à la fois pittoresques et moraux. Nous devons à l’obligeance de M. A. Gazier, le savant professeur de l’Université de Paris, possesseur des papiers de l’abbé Grégoire d’avoir feuilleté bon nombre de ces brochures où la fantaisie inventive des patriotes brûle de s’épancher. Au reste ces « instructions sur les fêtes décadaires, » ces « essais d’un rite de célébration des décadis, demi-quintidis, et fêtes nationales, » ces « opinions sur l’organisation des fêtes civiques » se ressemblent furieusement ; les différences ne portent guère que sur des détails. Voici, pour ne prendre qu’un exemple, le programme d’une « cérémonie en l’honneur de l’égalité, de la liberté et de la raison, propre à être exécutée tous les décadis dans toutes les communes de la République. » L’auteur anonyme en publiait, la même année, une seconde édition absolument refondue et dans laquelle se trouvent les hymnes et discours annoncés dans le premier[3].

Cela se passe dans un local quelconque, et par exemple dans une ci-devant église aménagée pour la circonstance. On commence par nous donner les noms, fonctions et costumes des personnages qui doivent être employés dans la cérémonie décadaire. Le « Sage, » ce serait le principal personnage qui ferait à peu près les fonctions de nos anciens pontifes. Il serait choisi parmi les sexagénaires valides. Sa principale fonction dans les cérémonies serait de prononcer les discours et de porter sur sa poitrine les livres de la loi. Son costume : une tunique blanche descendant jusques aux pieds, surmontée d’une camisole rouge, arrêtée à la ceinture et recouverte d’un manteau bleu qui couvrirait seulement les épaules ; sur sa tête serait un bonnet aux trois couleurs surmonté d’une guirlande de chêne et sur sa poitrine une inscription portant ces mots en gros caractères : « la loi. » Puis viennent les « surveillans, » choisis parmi les quinquagénaires, les « censeurs, » choisis parmi les citoyens les plus vertueux, depuis l’âge de vingt-cinq ans, les « aspirans, » depuis l’âge de seize ans, vêtus en sans-culottes, l’un d’eux, le plus âgé portant le livre noir ou des mauvaises actions, enfin les « élèves » choisis parmi les plus studieux des écoles primaires, depuis six ans, vêtus d’une tunique blanche descendant jusqu’aux pieds avec ceinture tricolore. Indépendamment des personnages qui précèdent, il y aurait encore l’instituteur de morale et les directeurs du chant, que l’on pourrait appeler coryphées. Les fonctions du premier seraient de diriger toutes les cérémonies et de faire à la tribune les lectures et publications ainsi que les discours de morale. Celles des coryphées seraient d’entonner et de soutenir d’une voix sonore et juste les hymnes et autres chants qui seraient adoptés par le Comité d’Instruction publique et décrétés par la Convention.

Le cortège s’organise. Après une partie de figuration et de chant ! l’Instituteur de morale monte à la tribune pour y faire les lectures suivantes. Le Bulletin des lois. L’état nominatif des naissances, adoptions, mariages, divorces et décès arrivés pendant la décade. Les anciens traits de bravoure et de patriotisme puisés dans le recueil des belles actions du Comité d’Instruction publique et arrangés par décade, comme on avait autrefois distribué le Nouveau Testament en évangiles des dimanches. Les nouveaux traits de bravoure recueillis des journaux récemment publiés. Un extrait de nos meilleurs discours patriotiques. Ces extraits de discours seraient, comme les anciens traits de vertu et de patriotisme distribués pour toutes les décades de l’année et arrangés de manière que, recueillis dans une espèce d’Eucologe, chaque citoyen que ses affaires empêcheraient d’assister à la cérémonie pourrait les lire chez lui et les méditer profondément. Ce serait après cette dernière lecture que l’orateur ferait un discours de morale.

Nous possédons un grand nombre des discours composés en vue de ces cérémonies, discours sur le fanatisme, sur l’égalité, sur les bonnes mœurs, etc. La phraséologie et la déclamation, alors à la mode, en font tous les frais. Comme d’ailleurs les orateurs pouvaient se trouver à court d’éloquence, on vendait à un prix raisonnable des discours tout faits et qui pouvaient s’appliquer en tout état de cause. Toutefois il n’est pas sans intérêt de parcourir celles de ces harangues qu’on mettait dans la bouche des enfans. Nous en trouvons deux dans l’Office des décades, ou discours, hymnes et prières en usage dans les temples de la Raison par les citoyens Chénier, Dusausoir, etc. C’est d’abord le discours prononcé dans le temple de la Raison par le jeune Comminge, âgé de dix ans. Le jeune Comminge, aux premiers mois de son discours, semble un peu interdit et gêné par son extrême jeunesse pour venir faire la leçon à des personnes d’âge. « A peine sorti des portes de l’enfance, quand le jour de l’adolescence lance sur moi ses premiers rayons, oserai-je faire entendre ma voix timide, dans ce temple consacré à la Raison, à l’Égalité et à la Liberté ? » Mais ce n’est qu’une précaution oratoire. Le jeune Comminge osera. Tout de suite enhardi, il s’empresse de faire honte à ses parens, grands parens et généralement à tous ceux qui l’ont précédé sur le sol de France de leur longue patience et de leur honteuse résignation. « Quoi ! braves républicains, il est possible que pendant un si long espace de temps, vous vous soyez laissé gouverner par des tyrans, hommes sans mœurs, qui, entourés d’hommes plus vils encore, disposaient à leur gré de votre existence, de vos fortunes, pour les faire servir au luxe insolent qui les environnait et à l’extension de leurs vices. Un Sardanapale enivré de débauches épuisait vos trésors et vous restiez immobiles !… un Louis XI, un Charles IX disposaient du sang des peuples, ils préparaient de sang-froid des massacres, des Saint-Barthélémy et, à la vue de tant d’horreurs, la stupeur glaçait vos sens. Ah ! citoyens, c’est ce que mes faibles moyens ne me permettent pas de concevoir… » Ah ! s’il avait été là, le jeune Comminge ! Il aurait confondu ces prêtres imposteurs ; il aurait dit leur fait à ces nobles, pour qui il tient en réserve un argument sans réplique : c’est à savoir qu’au moment où on les a déposés dans leur berceau, ils n’étaient, tout de même que lui, « que des masses informes. » Mais la destinée a fait naître ce jeune patriote quatorze cents ans trop tard.

Au décadi suivant, ce fut le tour du jeune Poupardin, âgé de huit ans, de discourir dans le temple de la Raison, ci-devant église Roch. Moins ferré sur l’histoire que son aîné, il n’en a pas moins la certitude que, du fait de la glorieuse Révolutionne bonheur du peuple français est désormais assuré. Pauvre petit Poupardin ! Pauvre petit Comminge ! L’histoire sait-elle ce que vous êtes devenus ? Mais n’est-ce pas vous qui, dix ans plus tard, sur le passage du tyran, couronné à Notre-Dame, mettiez tant de conviction juvénile et d’ardent enthousiasme à crier « Vive l’Empereur ! »


L’Office des décades se termine par une « pratique » contenant invocation, salutation, credo, et commandemens républicains :

La République tu serviras
Une indivisible seulement.
Aux fédéralistes tu feras
La guerre éternellement.
En bon soldat tu te rendras
A ton service exactement.
Tes père et mère honoreras
Et la vieillesse mêmement,
Pour tous les cultes tu seras
Comme veut la loi, tolérant.
Les beaux-arts tu cultiveras :
D’un État ils sont l’ornement.
A ta section tu viendras
Convoqué légalement.
Ta boutique tu fermeras
Chaque décadi strictement.


Le Directoire trouvait dans cette littérature tout ce dont il avait besoin pour organiser le nouveau culte. Il ne fit que réglementer ce qui avait été précédemment abandonné au zèle des citoyens, rétablir et rendre obligatoires des usages tombés en désuétude. Une loi du 13 fructidor an VI ordonna que, tous les décadis, les administrations municipales de canton seraient tenues de se rendre « en costume » dans un local spécialement affecté à la réunion des citoyens. Là, leur président, ou un de leurs membres, ou le commissaire du Directoire installé auprès d’elles donneraient lecture : 1° des lois et actes de l’autorité publique adressés à l’administration pendant la décade, 2° d’un Bulletin décadaire des affaires générales de la République rédigé sous la surveillance du Directoire et qui contiendrait en même temps des traits de bravoure, des actes propres à inspirer le civisme et la vertu et « un article instructif sur l’agriculture et les arts mécaniques. » Ces lectures terminées, les autorités procédaient à la célébration des mariages, qui ne pouvaient plus avoir lieu que le décadi, et au chef-lieu de canton. Enfin la loi ordonnait aux instituteurs publics et privés d’y conduire leurs élèves. Et elle invitait le Directoire « à prendre des mesures pour établir dans chaque chef-lieu de canton des jeux et exercices gymniques, le jour de la réunion décadaire. » Le culte décadaire se complétait par un ensemble de « fêtes nationales, » les unes politiques et destinées à célébrer quelque grand anniversaire, 14 juillet, 10 août, etc., les autres morales, et consacrées à célébrer la Jeunesse, la Vieillesse, la Reconnaissance, etc.

On s’est souvent moqué des offices décadaires, aussi bien que de la messe théophilanthropique. L’auteur de la nouvelle étude sur les religions civiles du Directoire est d’avis que la raillerie en pareille matière est déplacée. Il a bien raison. Car derrière le décor de fantaisies littéraires et philosophiques, d’effusions sentimentales et d’exhibitions théâtrales, il reste à découvrir la machine policière qui fonctionne sans relâche. Pour appuyer le culte décadaire dans sa lutte contre le culte catholique, le Directoire prend contre celui-ci des mesures d’une rigueur encore inouïe. On compte pour l’an VI 1 148 arrêtés de déportation. Le 14 brumaire, an VII, le Directoire proscrit 8 000 prêtres belges ; de vendémiaire an VII au 18 brumaire an VIII, 209 prêtres français. Il s’attaque aux prêtres constitutionnels comme aux autres : il déporte jusqu’à des prêtres mariés. Ceux qui ont à souffrir d’une façon constante de l’application du nouveau système, ce sont ceux mêmes au bonheur de qui la Révolution s’était proposé de travailler : les petites gens. Voici, à titre d’exemple, quelques articles d’un arrêté pris dans le département de la Dyle, par l’administration municipale : » Il est ordonné aux commissaires de police d’arracher les affiches, de quelque nature qu’elles soient, dans lesquelles le calendrier républicain ne serait pas uniquement observé. Les délinquants seront punis conformément aux lois émanées sur la police municipale…. Les cabaretiers et autres habitans de cette commune qui ont encore des enseignes portant des désignations étrangères au régime républicain, telles que noms des saints, saintes, princes, ducs, cardinaux, etc., sont tenus de changer ces dénominations endéans la décade, à dater du jour de l’affixion du présent arrêté, sous peine d’être poursuivis comme de droit. L’usage des boulangers d’annoncer à certains jours la cuisson de leur pain, par le son du cornet ou autres instrumens quelconques leur est interdit comme rappelant l’ancien ordre de choses ( ! ). L’article 600 du Code des Délits et des peines sera appliqué aux contrevenans des deux articles précédens, etc. » Ainsi régnait sur une population tout entière une terreur qui menaçait les particuliers jusque dans l’intérieur de leurs maisons et dans l’intimité de leur vie quotidienne. Non, certes, il n’y a pas là matière à plaisanter.

Aussi n’est-ce pas assez de constater, comme le fait M. Mathiez, l’insuccès du culte décadaire. Il faut remarquer qu’on allait au Champ de-Mars, les jours de fêtes nationales, par badauderie, pour voir des défilés, des cavalcades, des costumes, des masques et des ours ; on fuyait les réunions décadaires d’où se dégageait un mortel ennui. « Combien le Directoire eût été mieux inspiré, ajoute-t-il, s’il s’était gardé de ressusciter un culte d’État, et s’il s’était borné à protéger la théophilanthropie. Elle aurait groupé la bourgeoisie des villes et peut-être l’aurait-elle empêchée de retomber (sic) au catholicisme. » Il y avait autre chose et mieux à dire. Ce que le Directoire recueillit de sa politique religieuse, ce fut le ridicule, mais c’était aussi l’odieux. Quelques esprits clairvoyans s’en aperçurent. Dès l’an VII, ils étaient obligés de constater la banqueroute du système, si pompeusement mis en scène par François (de Neufchâteau) ; et un autre François (de Nantes), désireux de repopulariser la République dénonçait le fanatisme nouveau dont « le burlesque pontificat était dans le Directoire même. » Il était trop tard. Grégoire a écrit dans son Histoire des sectes ces fortes paroles : « Quand on place les hommes entre leur conscience et les ordres de l’autorité civile, si celle-ci l’emporte, on a fait une plaie à la morale ; si la conscience triomphe, l’autorité est avilie, et, de fait, elle a été en France, à cette époque, un objet d’exécration et de mépris… » On sait ce qu’était la morale sous le Directoire ; mais, d’autre part, le régime s’était si parfaitement discrédité que tout le monde s’accordait à le condamner. Ne nous hâtons donc pas de conclure que l’entreprise systématique âprement menée par le Directoire pour imposer les cultes révolutionnaires au pays qui réclamait sa religion traditionnelle, ait été sans effet : elle a eu un résultat précis, rapide et indiscutable : elle a fait l’impopularité du Directoire et rendu sa chute inévitable.


RENE DOUMIC.

  1. A. Mathiez, la Théophilanthropie et le culte décadaire. — Essai sur l’histoire religieuse de la Révolution, 1 vol. in-8o (Alcan). — Cf. Aulard, le Culte de la Raison et de l’Être suprême (Alcan). — Abbé Sicard, A la recherche d’une religion civile (Lecoffre). — A. Gazier, Études sur l’histoire religieuse de la Révolution (Colin), Papiers de Grégoire (fonds Gazier).
  2. Année religieuse des théophilanthropes ou adorateurs de Dieu et amis des hommes, recueil de discours, lectures, hymnes et cantiques pour toutes les fêtes religieuses et morales que célèbrent les théophilanthropes pendant le cours de l’année, soit dans les temples publics, soit dans le sein de leurs familles, publié par l’auteur du Manuel des théophilanthropes. Paris, an V, t. I, p. 32 et 33.
  3. Chez Aubry, libraire, an II de la République.