Revue littéraire - Nouveaux Commentaires de Tacite

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Revue littéraire - Nouveaux Commentaires de Tacite
Revue des Deux Mondes6e période, tome 48 (p. 698-709).
REVUE LITTÉRAIRE

NOUVEAUX COMMENTAIRES DE TACITE[1]

Autrefois, la critique universitaire avait, je ne dis pas la superstition, mais la religion de l’antiquité. Nos vieux professeurs aimaient tout des Latins et des Grecs. C’était au moins leur excuse : et, quand ils pleuraient de joie sur des vers d’Homère ou de Virgile, nous leur pardonnions les journées un peu mornes que leur enseignement nous valait. Puis, de temps en temps, ils nous persuadaient et nous amenaient à leur sentiment. La nouvelle critique universitaire a beaucoup plus de liberté. Elle n’est pas du tout superstitieuse ; et, religieuse, elle ne l’est presque pas. Elle admire encore les écrivains de l’antiquité ; mais elle les admire avec discernement : elle les admire moins.

Par exemple, voici M. Fabia qui, de Tacite, a fait son étude zélée et, pour ainsi dire, acharnée. Il nous avertit qu’on estime généralement Tacite « au-dessus de sa véritable valeur. » Quelle est donc la véritable valeur de Tacite ? Celle d’un historien « médiocre » et qui « ne gagne pas toujours à être relu souvent et de près. » Sans doute, il a du mérite littéraire : mais, son mérite littéraire, il le doit à ses devanciers, prosateurs ou poètes », à Virgile, à Salluste, à Sénèque et surtout à Pline l’Ancien… C’est dommage d’arriver, après une étude patiente et longue, à trouver que Pline l’Ancien vous déprécie Tacite !… Je n’ai pas lu M. Fabia ; je le résume d’après M. Edmond Courbaud. Tacite aurait, en somme, reproduit le modèle qu’il avait choisi ; et il emprunterait à ce modèle « avec la matière la forme » et « avec le fait l’expression. » Alors, demande M. Courbaud, comment pouvez-vous avouer que le style de Tacite soit « très original ? » Et comment expliquez-vous que les contemporains de Trajan, lisant Tacite et Pline l’Ancien, n’aient vu en ce Pline que le compilateur honnête qu’il a été, mais que Tacite les enchantait ? C’est que les Romains, au temps de Trajan, n’étaient curieux que de la forme ! Cependant vous dites que Tacite empruntait à l’Ancien la forme et l’expression ? Et vous dites aussi que l’Ancien n’était qu’un écrivain médiocre, Tacite un écrivain de génie ? « Voilà bien des contradictions, » remarque doucement M. Courbaud. Voilà bien de la chicane, en désordre fâcheux.

Il y a des analogies entre les règnes de Galba et d’Othon, dans les Histoires de Tacite et dans les biographies de Plutarque. On dira que c’est bien heureux : si les règnes de ces empereurs n’avaient aucune ressemblance dans Tacite et dans Plutarque, il faudrait se méfier de leurs deux historiens ou de l’un d’eux. Mais les analogies sont d’une telle sorte qu’on voudrait savoir si Tacite copiait Plutarque, ou Plutarque Tacite, ou l’un et l’autre un devancier. Or, Plutarque et Tacite sont des contemporains : l’on ne sait nullement si les Histoires ont paru avant ou après les biographies des deux empereurs. Dans l’incertitude, ne disons pas que Plutarque ait eu Tacite à copier. Ni M. Fabia ni M. Courbaud ne croient que Tacite ait recouru à Plutarque : « aurait-il songé à copier le récit d’un Grec qui, du reste, n’était pas un véritable historien, mais un biographe ? » Cet argument, s’il dégage Tacite de Plutarque, c’est un bon argument. Pourtant, il ne vaut pas grand’chose, on le reconnaîtra. Que Plutarque fût Grec, était-ce pour Tacite un empêchement à le lire ? Et, que Plutarque fût un historien véritable ou un biographe, s’il a diligemment raconté la vie des deux empereurs, Tacite a pu s’adresser à lui. Quant à supposer que Plutarque et Tacite copiaient tous les deux un même historien précédent, supposons-le tant qu’il nous plaira ; l’historien précédent est bien commode : il est perdu.

Au bout de travaux considérables et méticuleux, quel néant ! Et lisons quelques pages de Tacite : l’ « originalité » de cet écrivain n’est plus douteuse ; ni l’ancien Pline ou Sénèque, ni Salluste et ni même Virgile ne sont en rien pareils à lui. L’ « originalité » de cet historien n’est pas douteuse davantage : l’histoire de Tacite n’est pas celle de Salluste ni celle de Tite-Live ! elle serait plutôt celle de Salluste ? mais non, pas du tout !

L’histoire de Tacite, on dit aussi que ce n’est rien : Tacite ne serait qu’un merveilleux artiste et, moins l’artiste, dit Faguet, « presque n’importe qui, unus e multis… » Il y a quelquefois, dans les familles, deux sœurs dont l’une est fort jolie : et l’on a la bienveillance de les appeler « celle qui est si jolie » et « celle qui est si intelligente : » on pardonne à l’une sa beauté, en la croyant un peu sotte. Les magnifiques écrivains, on les soupçonne très souvent d’être assez bêtes : les faiseurs de galimatias ont facilement passé pour être des penseurs. Grand écrivain, très singulier, l’inventeur d’une poésie, Tacite, — excusez-le, — fut un grand historien.

M. Courbaud ne dit pas non. Mais il prétend que ce n’est pas son affaire à lui M. Courbaud, qui examine seulement « les procédés d’art de Tacite dans les Histoires. » Eh ! tout se tient ; et l’art de Tacite n’est peut-être pas une chose nettement séparée de sa pensée ou de la substance même de son œuvre : car il faut à chaque instant que M. Courbaud ne se contente pas d’examiner les procédés d’art de Tacite et se résigne à étudier Tacite, son histoire, ses qualités d’historien.

La première qualité de l’historien, c’est la vérité. Voltaire appelait Tacite un fanatique. Et Tacite, dans le prologue des Histoires, blâme les fanatiques : depuis la bataille d’Actium, on ne connaît, dit-il, en fait d’historiens, que des flagorneurs ou des pamphlétaires. Ce sont des gens qui offensent la vérité ; ce sont des gens qui n’ont pas le souci de la postérité : il les méprise. Et il se range parmi les incorruptibles amis de la bonne foi. Galba, Othon, Vitellius ne lui ont fait ni bien ni mal ; les bienfaits de Vespasien, de Titus et de Domitien ne le pousseront pas à la complaisance : il parlera des uns et des autres sans amour et sans haine. S’il a tenu sa promesse, — et il l’a tenue, — il prouve son impartialité. Mais la recherche de la vérité veut un autre effort.

A-t-il « le goût de l’exactitude scrupuleuse ? » demande M. Courbaud, qui répond : « Il ne l’a pas assez. » M. Courbaud, qui a le goût de l’exactitude scrupuleuse, au point que toute affirmation vive lui est une souffrance, je crois, ajoute : « Je ne veux rien exagérer. Il aime la vérité ; il désire la connaître et prend de la peine pour l’atteindre, plus de peine parfois qu’on ne lui en suppose ; il ne l’aime pas au point de lui tout sacrifier, même l’effet Littéraire… Il n’a pas ce culte de la science qui donne à ses adeptes la force d’écarter de soi passions ou préjugés, influences du milieu, préoccupations d’artiste, pour se placer en face de la vérité toute seule et tâcher de la voir dans sa pure lumière… » Enfin, Tacite, ce n’est pas Gabriel Monod. Mais Gabriel Monod, quand il étudiait un Mérovingien, les papiers relatifs à tel ou tel Mérovingien, certes il avait du soin, de la méthode : au surplus, il adorait Michelet. Tacite, lui, c’est de l’histoire contemporaine qu’il écrit : les documents abondent. Et la méthode scientifique est excellente, si l’on a peu de documents. A mesure que les documents sont plus nombreux, la méthode scientifique devient beaucoup moins rigoureuse : la vraie méthode scientifique, ou mécanique, Gabriel Monod, s’il avait eu à raconter la présente guerre, je ne le vois pas ! ou je le vois qui renonce à la méthode : bref, je ne le vois pas.

M. Courbaud réplique : Thucydide ! « Thucydide qui, par son amour déjà passionné du vrai et sa méthode déjà scientifique, n’est pas loin d’avoir donné satisfaction aux plus rigoureuses de nos exigences modernes… » C’est possible : et Thucydide cependant prête à ses personnages des discours qu’ils n’ont pas tenus. Laissons Thucydide. Tacite a commis des « inexactitudes. » Volontaires ? C’est trop dire. Involontaires ? Ce n’est point assez dire. Dites pourtant !… Voici quelques échantillons des inexactitudes que MM. Fabia et Courbaud relèvent dans les Histoires.

Galba fait son entrée dans Rome ; et son avènement a coûté la vie à « des milliers » de soldats. Des milliers, non ! répond M. Courbaud : car on a pu ensuite organiser les survivants en légion. Combien donc étaient-ils ? Et combien sont-ils restés ? Vous n’en savez rien !… Othon, vainqueur de Galba, monte au Capitole, écrasant « un monceau de cadavres. » Un monceau ? Trois cadavres, dit M. Courbaud : M. Fabia n’en compte que deux. Les trois morts de M. Courbaud, ce sont Galba, Vinius et Pison. M. Fabia néglige le dernier. Mais, en note, M. Courbaud se rappelle que précédemment Tacite a parlé d’une populace écartée, rejetée en arrière par la cavalerie des Othoniens ; les sénateurs, la même cavalerie les a très fort malmenés. Eh ! bien, les cadavres, les voilà, outre Galba, Vinius et Pison !… Tacite appelle « espace immense » une distance de quatre lieues ; Tacite appelle « le monde entier » l’empire romain ; Tacite dit « les légions, » quand il n’y a qu’une légion « grossie d’un ou deux détachements. » Et de telles « exagérations » désolent M. Courbaud. Tacite veut qu’Othon soit monté au Capitole le soir même du meurtre de Galba : M. Courbaud veut qu’il n’y soit monté que le lendemain. M. Courbaud se fie à Plutarque et à Suétone. M. Fabia consentirait qu’il pût y avoir eu deux sacrifices au Capitole, l’un dès le soir, l’autre le lendemain ; M. Courbaud ne le croit pas. Et M. Fabia n’ayant pas convaincu M. Courbaud, c’est tant pis pour Tacite !… Révolte au camp des prétoriens. Galba descend au forum et se montre au peuple. Des cavaliers, puis des fantassins arrivent et balayent la place ; curieuse, la foule se porte sur les marches des temples et regarde. « Alors, dit M. Courbaud, mais alors seulement, le porte-étendard de l’escorte de Galba, en jetant à terre le médaillon de l’empereur attaché à la hampe, donne le signal de la trahison, la litière est assaillie et Galba percé de coups. » Or, dans le récit de Tacite, le « geste » du porte-étendard précède la dispersion de la foule. M. Courbaud reproche à Tacite une telle inexactitude. Et comment M. Courbaud sait-il au juste à quel moment le porte-étendard a jeté par terre le médaillon de Galba ? C’est Plutarque, en son Galba, qui le lui a dit. Mais vous croyez tout de Plutarque ; et, de Tacite, vous ne croyez rien : pourquoi ? Et, le lendemain, le soir même du jour que Galba fut assassiné, si vous aviez interrogé les témoins oculaires, — qui sont toujours les témoins les plus dangereux, — sur le moment où le porte-étendard jeta par terre le médaillon de Galba, combien de réponses merveilleusement diverses n’auriez-vous pas recueillies : voire, si vous aviez interrogé le porte-étendard, il vous aurait dit ce qu’il aurait voulu, ou bien ce que vous auriez voulu ; et, si vous l’aviez interrogé deux fois, ne soyez pas sûr que vous auriez obtenu les deux fois la même réponse. Les « inexactitudes » de Tacite, les voilà. C’est une misère. Et l’on a démontré la vérité incomparable d’un historien, quand la critique la plus vétilleuse n’a pas trouvé de plus graves reproches à lui faire.

Les « inexactitudes » de Tacite, M. Courbaud les attribue au désir qu’il attribue à Tacite, de rendre son histoire plus dramatique. L’histoire est plus dramatique si les cadavres sont plus nombreux, si le char de Galba écrase leurs monceaux ; l’histoire est plus dramatique si Othon, se rendant au Capitole le soir même du meurtre de Galba, traverse le forum encore ensanglanté ; l’histoire est plus dramatique, si le « geste » du porte-étendard a suffi pour déchaîner une révolution : « la recherche de l’effet dramatique est la source de presque toutes ces inexactitudes historiques. » M. Courbaud ne dit pas que Tacite soit un menteur ; — M. Courbaud n’a pas tant de décision : — mais il le croit assez capable de ces petits mensonges que les rhéteurs recommandaient à leurs élèves, causam mendaciunculis aspergere.

C’est que Tacite est, pour M. Courbaud, l’excellent élève des rhéteurs. Tacite n’a-t-il pas été avocat ? n’a-t-il pas été magistrat ? Pendant vingt-cinq ans, il a fait son métier de l’éloquence. M. Courbaud considère qu’on ne se guérit pas de l’éloquence ; il y a des maladies qui ne pardonnent pas : l’éloquence en est une. Sur les rapports de l’éloquence et de la vérité, M. Courbaud a de très jolies pages toutes pleines de faux respect, d’ironie emmitouflée. Jamais il n’admettra qu’un ancien orateur ait cessé d’être un orateur ; et jamais il n’admettra qu’un orateur soit un historien scrupuleux. Cicéron définit l’histoire « une œuvre d’orateur, est opus unum hoc oratorium maxime. » M. Courbaud nous donne à choisir : l’éloquence ou l’histoire ; en d’autres termes, le mensonge ou la vérité. Je ne dis pas non.

Mais, en définitive, cette influence des rhéteurs sur Tacite, il faudrait nous la montrer. M. Courbaud se flatte de nous la montrer dans les inexactitudes et les exagérations de Tacite : seulement, les inexactitudes et les exagérations, les a-t-on vues ?… Puis M. Courbaud, ses meilleures pages, — et parfaites, — il les consacre au style de Tacite, à nous montrer comment Tacite a brisé la période cicéronienne. Or, le style oratoire, n’est-ce pas, chez les Latins, le style abondamment périodique ? Le style de Tacite, avec ses difficultés, avec tant de concision que vous avez besoin de suppléer par une pensée prompte à ce qu’il ne dit pas, n’est-ce pas le contraire d’un style oratoire, chez les Latins, et même en tous pays ? Le style de Tacite exige un éveil perpétuel de l’attention fine et intelligente : orateur, osez-vous attendre d’un auditoire l’intelligence, la finesse et le perpétuel éveil de l’attention ? Le style de Tacite, M. Courbaud le définit à merveille « un style à surprises : » l’auditoire est content de savoir sans cesse où vous le menez, content de vous avoir deviné ; vous le déconcertez ? il vous échappe. Il y a des surprises que l’auditoire aime pourtant : oui ; mais, pour ainsi parler, de ces bonnes grosses surprises qu’il prévoyait à demi. Aussitôt, il se félicite et murmure : « Je m’en doutais ! » Il applaudit et l’orateur et lui-même. Les « surprises » de Tacite, ce n’est pas cela : c’est l’impossible prévision, l’attente déçue, l’esprit taquiné.

M. Courbaud s’en aperçoit, en quelque manière. Car il n’explique pas Tacite, ou les défauts de Tacite, par la seule influence des rhéteurs. Une autre influence qu’il juge qui s’est exercée fortement sur Tacite est celle d’une mode en son temps bien répandue : on lisait en public des fragments de l’œuvre qu’on avait sur le métier. Grande vogue de ces lectures, à l’époque de Nerva et de Trajan : voyez la correspondance de Pline. D’abord, on invita quelques amis. Pollion, sous Auguste, convia beaucoup de monde ; et l’assistance se réunissait dans une salle analogue à un théâtre. Les amis, on les conviait par invitations portées à domicile, per codicillos ; pour le public, il y avait des affiches, per libellos : et l’assistance était appelée, comme au théâtre, populus. Alors, il s’agissait de plaire au public. Et M. Courbaud n’a peut-être pas tort de croire que le désir de plaire au public est périlleux. Très périlleux pour l’historien, pour son histoire et pour la vérité. Le public et la vérité ne sont pas mieux accoutumés ensemble que l’éloquence et l’histoire. La vérité est nue, dit-on : mais, pour aller en public, on s’habille ; et, la vérité qui a fait toilette, ce n’est plus la vérité. Les Mérovingiens de Gabriel Monod, que seraient-ils devenus, à la Bodinière, autrefois ? Les subtiles coquetteries de Tacite, un style à surprises, et le reste, cela serait la conséquence des lectures.

Il s’agit de prouver que Tacite donnait de telles séances mondaines, élégantes, lisait un jour son Galba, la suite à la prochaine séance. Qu’un savons-nous ? Lucain lisait son épopée ; Sénèque, ses tragédies ; Velléius Paterculus, son histoire. Un jour, l’empereur Claude se promenait au Palatin ; dans une salle auprès de laquelle il passe, éclatent des applaudissements. Qu’est-ce ? On lui répond que Servilius Nonianus lit un de ses ouvrages. Il entre, il écoute, il applaudit. Bien ! Servilius Nonianus, Velléius Paterculus, Sénèque et Lucain lisaient leurs ouvrages : mais Tacite ? M. Courbaud n’en doute pas : « Tacite aurait-il donc, un des rares, échappé à la mode ? » Avouons-le, Tacite est rare. Mais il a probablement lu sa Vie d’Agricola… Qu’en savons-nous ? Pline le Jeune dit qu’on lisait volontiers les éloges des victimes de Domitien. « Or, confesse M. Courbaud, Agricola n’était peut-être pas mort empoisonné par le tyran (Tacite rapporte le bruit au chapitre 43 de sa biographie, sans le prendre à son compte) ; mais il était mort pour le moins suspect et en disgrâce. » Nous ne conclurons pas de là sans imprudence que la Vie d’Agricola soit l’un de ces éloges que Pline le Jeune dit qu’on lisait en public. Et, même si Tacite avait lu en public sa Vie d’Agricola, nous ne conclurions pas de là qu’il lût aussi les Histoires. Encore un argument ; — mais nous le compterons pour le premier, si les précédents ne valent rien : — le voici. Jusqu’à l’année 106 exactement, Pline le Jeune, dans ses lettres, ne dit pas un mot des Histoires. Soudain, l’année 106, il les admire, il les déclare « promises à l’éternité. » M. Courbaud, là-dessus, n’est pas tranquille. Pourquoi Pline le Jeune n’a-t-il rien dit des Histoires avant l’année 106 ? Eh ! bien, répondrons-nous, c’est qu’il ne les avait pas lues. Pourquoi en parle-t-il l’année 106 ? Eh ! bien, répondrons-nous, c’est qu’il les avait lues. Comment les avait-il lues ? Mettonque Tacite venait de les publier. Non ; car l’ouvrage n’était pas terminé ? Mettons que Tacite venait d’en publier une partie. Je ne crois pas, réplique M. Courbaud. Vous n’en savez rien, dirons-nous ; mais alors supposons que Tacite avait prêté son manuscrit à Pline, « cet ami très cher, doublé d’un littérateur toujours aux aguets. » Nous n’en savons rien ; mais l’hypothèse est anodine. M. Courbaud ne l’accepte pas : c’est qu’il a son idée, qui n’est pas anodine. Pour refuser l’hypothèse anodine, il nous conjure de ne pas oublier que Pline le Jeune était vaniteux. Or, Pline le Jeune montre une extraordinaire « chaleur d’admiration. » Si Tacite lui a prêté le manuscrit des Histoires, ou d’une partie des Histoires, il faut que Pline prenne de l’enthousiasme tout seul, se fie à lui-même et n’ait pas soin de consulter l’opinion publique. C’est le fait d’un orgueilleux. Et Pline n’est pas orgueilleux : on vous dit qu’il est vaniteux ; c’est tout le contraire. Un orgueilleux se fie à lui-même ; un vaniteux réclame l’approbation générale. Donc, il faut qu’en l’année 106 les Histoires aient recueilli l’approbation générale. Comment cela, si elles n’étaient pas encore publiées ? Elles étaient lues en public : et nous y voilà !

C’est ingénieux, c’est matin, c’est amusant… C’est amusant de voir la critique la plus attentive, et scrupuleuse, et méticuleuse, et timide, et presque tremblante, aller à de telles dialectiques de sévère plaisanterie.

Pour démontrer que Tacite ait lu ses Histoires en public, il n’y a pas un document, pas un seul : il n’y a, en tout, qu’une argumentation qui ressemble à un badinage. Et du fait — supposé — que Tacite ait lu en public ses Histoires, dérive en très grande partie l’interprétation de Tacite selon M. Courbaud. Car il écrit : « J’attribue pour une part à cette fâcheuse habitude, — l’autre part étant imputable à la rhétorique, — ce que l’on y rencontre d’expressions recherchées, de tours raffinés, de pensées trop ingénieuses ou subtiles, de grâces trop étudiées, toutes choses qui sentent le désir de plaire, d’être admiré, d’amener les auditeurs à se récrier d’aise. Que dire notamment de ces phrases brillantes, polies et taillées à facettes, dont s’orne la fin de tel développement, de tel paragraphe ? N’entendons-nous pas les applaudissements qui les saluaient autrefois ? Et n’ont-elles pas l’air de quêter les nôtres encore aujourd’hui ? »

Non ; pas du tout !…

Ce passage de M. Courbaud, détachez-le du livre ; oubliez qu’on vous parle de Tacite, un instant… « Expressions recherchées, tours raffinés, pensées trop ingénieuses ou subtiles, grâces trop étudiées,… désir de plaire,… phrases brillantes, polies, taillées à facettes… » Qui est-ce ?… Allons ! Stace, peut-être ?… Non : c’est Tacite !

Un élève des rhéteurs, et l’esclave de la rhétorique, au point de sacrifier au tour de ses phrases la pensée et la vérité, un écrivain qui cherche d’abord le succès mondain, les applaudissements de coquetterie : voilà Tacite ?

Relisez les Histoires ; ou lisez-les naïvement. Il n’est pas de livre plus grave, plus triste et plus désespéré ; de livre où soit peinte une époque plus sombre, et par un auteur plus chagrin. « Opus aggredior opimum casibus, atrox præliis, discors seditionibus, ipsa etiam pace sævum… Sauvage même dans la paix. Quatre princes succombant sous le fer. Trois guerres civiles, plus encore d’étrangères, le plus souvent les unes et les autres mêlées. Succès en Orient, revers en Occident. L’Illyrie troublée ; les Gaules chancelantes ; la Bretagne enfin domptée, aussitôt abandonnée ; les Sarmates et les Suèves soulevés contre nous ; le Dace illustré par ses défaites et les nôtres ; et le Parthe prêt à courir aux armes, affolé par un fantôme de Néron… Des calamités inconnues, ou qui reviennent après de longs siècles… Des villes englouties ou renversées… Rome dévastée par des incendies ; les sanctuaires les plus anciens brûlés ; le Capitole en feu, par la main des citoyens… Jamais on n’a mieux vu que, si les Dieux n’ont cure de nous sauver, ils n’oublient pas de se venger. » Où voyez-vous la rhétorique ? et la coquetterie ? Mais, le chagrin, le sentez-vous ?

Le chagrin de Tacite est celui d’un homme qui a été le témoin de ces grands malheurs. Il n’était, sous le règne de Galba, qu’un adolescent : les souvenirs d’enfance gardent une intensité cruelle, en certaines âmes qui sont de nature inconsolable. Mais lui, ne s’était-il pas consolé, sous Vespasien qui lui commence sa fortune, sous Titus qui la lui continue, sous Domitien qui la lui rend fort belle ? Et trop belle peut-être : il fut, dit M. Courbaud, l’un des sénateurs à qui Domitien donnait à juger ses victimes. A-t-il mérité alors le compliment qu’il adresse à Lépide. « C’est mon avis que ce Lépide avait de la sagesse, étant donnée l’époque… » L’époque de Tibère… Lépide obtint quelque adoucissement à la sauvagerie que déchaînaient les flatteurs de Tibère et cependant sut conserver la faveur de Tibère : Tacite se demande s’il ne convient pas, en pareille occurrence, d’éviter à la fois l’insolence et la bassesse et d’aller son chemin, tant bien que mal, à distance égale de l’intrigue et des dangers. Il n’est pas autrement fier de le dire. A-t-il mérité la compassion que M. Courbaud lui accorde : « Pour n’être pas, victime à son tour, Tacite avait accepté de condamner des innocents ; aussi, quelle honte de lui-même, au souvenir des lâchetés commises ! et quelle colère contre l’homme qui l’avait forcé d’être lâche !… » C’est possible. En tout cas, les Histoires sont le récit, l’évocation d’une espèce de cauchemar. Tacite a vu, sous le règne des pires empereurs, des vertus parfaites fleurir : des mères accompagnaient leurs enfants pourchassés ; des femmes suivaient leurs maris en exil ; des esclaves montraient, jusque dans les tortures, la plus admirable fidélité ; des hommes célèbres mouraient comme les héros de l’antiquité. C’est une horrible chose de constater que les vertus les plus parfaites ont pour condition le malheur et le crime. Tout cela, toute une époque, Tacite en a souffert d’autant plus qu’il était sensible infiniment. Ses phrases ne sont pas oratoires ou coquettes : elles sont frissonnantes.

Il a souffert aussi dans son orgueil de Romain. Quand il parle de Rome, de l’État, de l’Empire, le ton s’élève et les mots ont une majesté imposante. Et, quand il parle de la décadence de Rome, les mots frémissent de sa colère et de sa douleur… Il vient de raconter l’incendie du Capitole : « C’est, depuis la fondation de la ville, la calamité la plus déplorable et honteuse qui soit arrivée à la nation romaine. Sans ennemis du dehors, et les dieux nous étant propices, — autant que le permettaient nos mœurs, — la demeure de Jupiter très bon et très grand, fondée et consacrée par les ancêtres’, gage de l’Empire, que ni Porsenna tenant Rome à sa merci ou les Gaulois maîtres de Rome n’avaient touchée, fut détruite par la fureur des princes ! » A chaque instant, ces mots reviennent, dans les Histoires : sine publica cura, non reipublicæ cura, contra decus imperii. Les gens sont vils ; ce que Tacite ne leur pardonne pas, c’est de mépriser le bien de l’État, le salut de Rome, l’honneur de l’Empire. Après qu’il a décrit les misères de l’Empire à l’avènement de Galba, l’année commence, la dernière année de Galba et de Vinius et, peu s’en fallut, la dernière de Rome, reipublicæ prope supremum.

Les calamités perpétuelles, entassées les unes contre les autres, l’une finie à peine, l’autre qui survient, c’est la peinture qu’il a faite. Les causes ? Rome était florissante naguère : elle est au supplice. Les causes ? Si Tacite n’a point cherché les causes, les philosophes de l’histoire diront qu’il n’est pas un historien, mais un peintre et, si l’on veut, « le plus grand peintre de l’antiquité. » Tacite a cherché les causes : les a-t-il trouvées ?… Une phrase de lui, très singulière, vaut qu’on la regarde. « Avant d’aller à mon propos, dit-il, je dois rappeler quelle était la situation dans Rome, l’esprit des armées, l’état des provinces, dire ce qu’il y avait, dans le monde entier, de sain, de malade, afin qu’on ne sache pas seulement les faits et les événements, fortuits-presque toujours, mais aussi leur raison, leurs causes : ut non modo casus eventusque rerum, qui plerumque fortuiti sunt, sed ratio etiam causæque noscantur. » Si les faits et les événements sont fortuits, qu’allez-vous donc chercher les causes ? La phrase est contradictoire en ses deux parties. Contradictoire par mégarde ? Non : toute la philosophie de l’histoire selon Tacite est là, en termes succincts. M. Courbaud donne ce commentaire : « Entendez par ce dernier membre de phrase, qui n’a pas toujours été bien compris, que les péripéties et l’issue des événements sont chose douteuse et dépendent du hasard. On ne peut les prévoir ; on les constate seulement. Mais aucun événement ne se produit sans cause ; et cela, l’étude des causes, relève de la raison. Ainsi, l’on ne pouvait affirmer à l’avance quelle tournure prendrait la révolte de janvier 69, si elle serait favorable à Othon et contraire à Galba : toutes les révoltes n’ont pas le même succès. Mais on pouvait être certain que le mécontentement des prétoriens, la défiance du peuple à l’égard d’un prince si différent de Néron, bref l’état des esprits et des mœurs amènerait la révolte. » A mon avis, ce n’est pas assez dire, et la pensée de Tacite va beaucoup plus loin dans le secret de la réalité qu’il examine. Il admet que les événements humains dépendent les uns des autres et, pour ainsi parler, descendent en file continue la ligne des causalités. Il y a des causes, il y a des effets : on ne peut changer l’ordre et la place des événements. Cette maxime générale et qui a son application dans tous les temps, il ne l’écarte pas. Mais, ce qu’il voit, c’est qu’en son temps les causes continuent d’agir probablement : c’est aussi que les effets ont, en quelque sorte, l’air d’avoir éconduit les causes, de s’être émancipés, de surgir on ne sait pas d’où, enfin de naître tout seuls. Tacite ne concilie pas, comme fait M. Courbaud ; les termes de la contradiction ; mais il les oppose, disant : — Voyons les causes, — et le hasard des effets.

La séparation des effets et des causes, et le caprice des effets, tandis-que les causes travaillent sans plus gouverner les effets, cela revient à dire que l’absurdité s’est mise dans les destins de Rome. L’absurdité dans Rome : ces mots jurent ensemble. Rome avait précédemment la solidité la plus raisonnable ; et Rome était, en quelque sorte, la raison. La raison romaine était manifeste dans la vie romaine, dans les lois romaines et dans la langue romaine. La période oratoire, qui range-autour de l’idée principale les idées secondaires, qui ordonne les arguments vers la conclusion, c’est un système de pensée logique et pareille à la réalité si la réalité se développe elle aussi conformément à la logique. Mais la réalité devient absurde !

Et Tacite invente une langue nouvelle. C’est, dit M. Courbaud, « le désir d’innover… Un courant général portait le siècle vers le rajeunissement, la nouveauté… » C’est aussi qu’une langue soumise aux règles d’une logique impérieuse ne suffit pas à la peinture de l’absurdité. Une cause qui déroule normalement ses effets trouve son image dans les lentes évolutions d’une phrase périodique ; la révolte des effets secoue la phrase et la brise : les morceaux de la phrase, vous n’avez plus qu’à les juxtaposer dans le désordre, — mais dans le désordre véritable, — des effets. Une âme qui obéit à la raison lie ses idées, ses sentiments au gré de la même logique à laquelle obéissent les éléments d’une phrase périodique : non pas une âme bouleversée.

« Je vais développer les origines et les causes… » dit une fois Tacite. Les origines et les causes de la révolution que les Vitelliens ont excitée…Puis, c’est une inconcevable folie dans laquelle se perdent les causes.

« Suscepere duo manipulares imperium populi romani transferendum, et transtulerunt… » Il y a cette immensité de l’Empire romain ; et il y a deux méchants soldats. Les deux soldats ont assumé la besogne de passer à qui leur chante l’immensité de l’Empire romain : les deux soldats ont réussi. Voilà ce qu’on voit, l’absurdité qu’on a sous les yeux. Et les gens : les uns des bandits, les autres quasi honorables ; fous, les uns et les autres. Leurs velléités se succèdent, se remplacent ou bien se heurtent, se détruisent.

L’art de Tacite et sa pensée ou sa philosophie de l’histoire, l’intelligente vision qu’il a eue de son époque et le désespoir qu’il en a éprouvé sont dans un tel accord ensemble, et dans un tel accord avec les mots hardis et tumultueux qu’il emploie, avec la syntaxe étonnamment libre, — et qui est une syntaxe pourtant, — à laquelle il sait le soumettre, qu’on a grand tort de chercher ailleurs qu’en lui, ailleurs qu’en son génie et ses volontés le commentaire de son œuvre. L’élève des rhéteurs, le liseur à la mode, non ! Mais le peintre extraordinaire d’un désordre énorme et subtil, désordre de toutes choses, désordre des âmes futiles et désordre de l’Empire romain ; l’historien qui a le plus amèrement compris que l’Histoire est une épouvantable histoire et qui a enseveli dans un linceul d’étrange beauté le honteux désastre de Rome.


ANDRE BEAUNIER.

  1. Les procédés d’art de Tacite dans les « Histoires », par Edmond Courbaud, professeur adjoint à la Sorbonne (librairie Hachette).