Revue littéraire - Nouvelles publications françaises sur l'Italie

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Revue littéraire - Nouvelles publications françaises sur l'Italie
Revue des Deux Mondes3e période, tome 22 (p. 683-694).
REVUE LITTÉRAIRE
NOUVELLES PUBLICATIONS FRANÇAISES SUR L’ITALIE

I. L’Italie, études historiques, par M. Alphonse Dantier 2 vol. in-8o; Didier. — II. Histoire de Florence, par M. F.-T. Perrens, 3 vol. in-8o; Hachette. — III. La Renaissance, scènes historiques, par le comte de Gobineau, I vol. in-8o; Plon.

Nous aimons à réunir ici plusieurs ouvrages qui, malgré des différences d’inspiration très sensibles, témoignent d’un même culte pour l’Italie, je veux dire d’une sympathie toute cordiale pour les gloires de son passé comme pour ses destinées à venir. M. Alphonse Dantier, en composant ses Études historiques sur l’Italie, M. Perrens, en écrivant son Histoire de Florence, n’ont pas seulement mis à profit les documens sans nombre que leur fournissait une érudition laborieuse ; l’un et l’autre, ils ont visité l’Italie comme des pèlerins de la science, ils ont interrogé les villes, les monumens, les archives, les bibliothèques, sans oublier ni ces archives populaires qu’on appelle les traditions, ni ces bibliothèques vivantes que renferme le spectacle du monde. En cela, ils n’ont fait que suivre d’anciens exemples renouvelés de siècle en siècle. Depuis le temps où nos poètes de Provence parcouraient la Lombardie et la Toscane, où les cantatores francigenarum in plateis, signalés par une ordonnance de la cité de Bologne, datée de 1288, débitaient sur les places publiques des fragmens de nos chansons de geste, combien de visiteurs studieux, combien d’écrivains dignes de souvenir ont entretenu ces rapports naturels des deux pays ! M. Ampère, en 1835, publiait ici même une étude exquise intitulée Portraits de Rome à différens âges. Voyageurs de toute sorte, poètes, peintres, philosophes, depuis les premiers temps du christianisme jusqu’à nos jours, tous ceux qui ont tracé une image de Rome d’après nature sont rassemblés dans cette galerie ; et parmi tant de personnages, quels sont les plus nombreux, les plus ouverts aux sentimens de sympathie et de fraternité humaine ? Ce sont les enfans de la France. L’Italie se montre reconnaissante aujourd’hui, non sans raison assurément, lorsque des savans de race germanique, comme M. Gregorovius, M. de Reumont, viennent s’établir chez elle et s’y livrent à de consciencieuses recherches ; lâchons de lui rappeler cependant que les sympathies de la France datent de plus loin. La liste de ses visiteurs allemands est fort honorable; la liste française est plus longue et représente une communauté de sentimens plus étroite. C’est précisément là ce qui nous intéresse dans ces nouvelles études. MM. Alphonse Dantier et Perrens viennent d’ajouter leurs noms à notre liste en publiant des ouvrages que la France ne pourra lire sans profit, et que l’Italie accueillera sans nul doute avec un sentiment de gratitude.

Les deux volumes de M. Alphonse Dantier ne sont pas les premiers qu’il ait consacrés à l’Italie. Il y a juste dix ans, il publiait un savant et sympathique tableau des monastères bénédictins au-delà des Alpes. Hôte des abbayes de Valombreuse, de San-Michel-in-Bosco, de Sainte-Trinité de Cava, de Monte-Vergine, surtout de l’illustre retraite du Mont-Cassin, il avait pris plaisir à raconter tous les souvenirs que réveillent ces fondations d’un autre âge : les terres défrichées, les pauvres secourus, les trésors littéraires conservés en lieu sûr, la grande culture intellectuelle entretenue et propagée, enfin, pendant plus de mille années, tant de blessés des luttes d’ici-bas, depuis les fils des rois lombards jusqu’aux hommes de nos jours, allant demander le repos à ces poétiques solitudes. Dans le livre que nous annonçons aujourd’hui, M. Dantier parcourt un champ beaucoup plus vaste. Le peintre du Mont-Cassin a entrepris de retracer les principales périodes de l’histoire de l’Italie depuis la chute de l’empire romain d’Occident jusqu’à la fin du dernier siècle. Les invasions barbares, la domination des Hérules, des Goths, des Lombards sur le sol du peuple-roi, le roi d’Odoacre, roi des Hérules, et de Théodoric, roi des Goths, la conversion des Lombards au christianisme, le bienfaisant et glorieux pontificat de Grégoire le Grand, tels sont les épisodes qui ouvrent son livre. Viennent ensuite les Normands, et, pour marquer avec précision l’empreinte qu’ils ont laissée sur l’Italie du moyen âge, l’auteur les suit pas à pas jusqu’au fond de la Sicile. Rien de plus attachant que ces recherches pratiquées sur les lieux mêmes, cette histoire combinée avec la géographie, ces races humaines expliquées par les monumens. Les pages que M. Dantier a intitulées Voyage archéologique en Sicile sont d’une couleur charmante, on y sent cette poésie sans prétention qui sort naturellement du spectacle des choses. J’aime beaucoup aussi la septième étude consacrée aux communes lombardes. L’auteur indique avec netteté ces trois Italies superposées que les Lombards trouvèrent dans la péninsule quand ils eurent franchi les Alpes, l’Italie impériale, continuant de régner sur les villes gréco-romaines, l’Italie royale, établie à Ravenne avec les successeurs de Théodoric, l’Italie républicaine, conservant dans maintes cités le dépôt des libertés municipales. À ces causes de division, les Lombards d’abord, les Francs ensuite, vont en ajouter bien d’autres, et de là ces complications si difficiles à démêler dans l’Italie du moyen âge. M. Damier excelle à montrer ces complications et à les expliquer, à nouer et à dénouer les liens de l’histoire. On éprouve en le lisant le plaisir de se sentir conduit par un esprit droit, honnête, consciencieux, qui a le goût très vif de la poésie et de l’art sans jamais perdre de vue le mouvement du monde réel, qui honore en toute occasion la cause du catholicisme, mais qui rougirait de la servir aux dépens de la vérité.

Cette inspiration loyale est surtout manifeste quand l’auteur, après avoir traversé les révolutions de Florence, les conjurations de Milan, après avoir mis en scène les Médicis et retracé le drame des Pazzi, est obligé de regarder en face la scandaleuse fortune du pape Alexandre VI. Sa XVIIIe étude, intitulée César Borgia, est un modèle de mesure et d’énergie, de parfaite droiture et de fermeté inflexible. Il paraît qu’un dominicain de nos jours, dans un livre composé à la veille du concile de 1870, a entrepris la complète réhabilitation des Borgia, particulièrement celle d’Alexandre VI. Quel est ce dominicain ? L’auteur l’a épargné en ne le nommant pas. M. Dantier n’est pas de ceux qui courent après le bruit, qui cherchent à trouver en faute les esprits faibles ou violens ; il serait plutôt disposé à couvrir certaines ivresses des plis de son manteau. Comment ne pas réclamer pourtant lorsque de tels délires viennent compromettre une cause sainte ? Un dominicain espagnol du XVIe siècle, nommé Ciaccone, a signalé avec indignation, dans ses Vitæ romanorum pontificum, les infamies de ce cardinal Roderic Borgia qui devint le pape Alexandre VI. Un dominicain français du XIXe affirme que le cardinal Roderic Borgia « sut toujours bien mériter de l’église, et que, tout en se montrant digne de la confiance de Calixte III, il se concilia par ses vertus privées la vénération et l’amour des grands et des petits. » Quelle est donc cette folie particulière à quelques cerveaux de nos jours ? D’où vient cette manie de braver le sens commun et de dénaturer les faits les plus authentiques ? Est-ce simplement exaltation aveugle, entraînement et délire de la foi ? N’est-ce pas plutôt l’aveu secret d’une conscience qui n’est pas sûre d’elle-même ? La foi simple et forte n’a pas de ces épouvantes. Elle ne redoute ni la raison, ni la vérité, elle n’outrage ni la science, ni l’histoire. Elle met les principes absolus au-dessus des choses fortuites et les dogmes éternels au-dessus des accidens d’ici-bas. Je dis plus : la piété suprême et idéale, ce serait celle qui dégagerait continuellement sa cause des hontes de l’humanité, qui n’attendrait pas les attaques de l’ennemi, qui condamnerait, la première tout ce qui est condamnable, qui ne se croirait pas obligée de justifier le fanatisme ou l’hypocrisie, qui chaque jour enfin s’attacherait à purifier l’église,

Comme un pavé d’autel qu’on lave tous les soirs.

C’est un beau vers du poète des Feuilles d’automne. Voilà précisément ce que M. Alphonse Dantier a fait avec autant de netteté que de mesure dans ses pages sur les Borgia.

L’ouvrage de M. Perrens se recommande avant tout par l’étendue et la solidité des recherches. C’est une construction puissante, une œuvre bâtie à chaux et à sable. Notre littérature possède une histoire de Venise, composée avec le plus grand détail par le comte Daru ; M. Perrens a eu l’ambition de faire pour Florence ce que Daru a fait pour Venise. L’exemple était bon à suivre. Si l’auteur ne pouvait se flatter d’égaler son modèle pour la beauté du langage et la noblesse des idées, il avait l’espérance de se relever par tout ce qui appartient aux conquêtes littéraires de notre âge, le sens plus vrai du passé, l’étude plus précise des vieux documens, la pénétration et la sûreté de la critique. C’est là, en effet, ce qui assure un succès durable à cette histoire de Florence. L’ouvrage n’aura pas moins de dix volumes; les trois premiers qui viennent de paraître renferment quelques-unes des parties les plus difficiles du sujet, et l’on voit déjà que l’historien est maître de sa matière. De fiéquens voyages en Toscane lui ont fourni des documens de haute valeur. Il n’ignore aucune des monographies publiées par ses devanciers sur tel ou tel point des annales florentines, il a lu la plume à la main tout ce qu’ont écrit les savans de l’Italie, il a interrogé aussi les Allemands, Raumer et Gregorovius, Alfred de Reumont et le fils du grand Hegel, Ajoutez à cela tant de recherches dont s’honore la France, les travaux de Gingaené et de Sismondi, de Fauriel et d’Ozanam. Il connaît tout, et, ce qui vaut mieux encore, il contrôle tout. Ce n’est pas une compilation habile, c’est une œuvre personnelle. Il examine, il compare, il juge et s’efforce de dire le dernier mot.

Le défaut du livre, c’est l’abondance même des documens. Ce vaste répertoire de faits est peut-être plus utile à consulter qu’il n’est agréable à lire. Non pas que le plan soit mal conçu, ni que la distribution générale manque de netteté, mais à voir tant de détails sur chaque point, tant de notes sur chaque détail, on regrette que l’auteur ne se soit pas attaché davantage à mettre en relief les parties principales de son récit et à rejeter les autres dans la pénombre. Presque tous les personnages sont au même plan, on voudrait un peu plus de perspective. Ce n’est là, du reste, qu’une affaire de rédaction, et, si M. Perrens est de notre avis, il lui sera facile de corriger une faute qui enlève à ce sérieux travail une partie de son attrait. Quant au plan, je le trouve irréprochable. Le premier volume, divisé lui-même en trois livres, nous conduit des temps antiques au milieu du XIIIe siècle. Voici d’abord les origines les plus lointaines, la vieille Étrurie d’où sortiront les Toscans, le vieux fonds indigène cultivé par les Grecs et envahi par les Romains, voici Florence, la petite bourgade, devenant une cité latine, Florence sous la république, Florence sous les Césars, Florence sous la prédication chrétienne. Dans ce vif tableau de la fusion des races et des idées, un des traits les plus curieux, c’est la persistance du sang indigène et des superstitions séculaires, même après que les transformations politiques et religieuses ont élevé de toutes parts le niveau primitif. Tout cela est neuf et bien présenté. Le second chapitre, consacré aux barbares, nous montre Florence saccagée par Radagaise et Totila; si elle se relève un peu sous Charlemagne, les héritiers du grand empereur l’oppriment, le régime carolingien lui est dur, et bientôt telle est son horreur des tyrannies féodales qu’elle appelle à son aide le fils du césar germanique Henri l’Oiseleur, celui qui sera plus tard Othon le Grand. M. Perrens démêle habilement dans cette période confuse tout ce qui intéresse le développement de l’esprit florentin, la rude éducation de cette race si active, si brillante, les épreuves qui la préparent à de si orageuses destinées politiques. C’est à la fin du premier livre que nous voyons apparaître la commune de Florence, avec ses instincts de liberté qui lui viennent des municipes romains et les formes originales dont l’esprit moderne les revêt, les scolæ ou associations, le primo et le secondo popolo, les nobles, les consuls, les podestats, tout un ensemble d’institutions municipales qui, dès le XIIe siècle, plaçait la cité de Florence au premier rang des républiques italiennes.

Était-ce un âge d’or, comme le disaient Dante et les chroniqueurs gibelins, si ardens à regretter ce temps disparu? Non, répond M. Perrens, cette Florence de la première révolution municipale a des travers et des vices qui écartent toute idée de l’âge d’or, « mais ses vices sont ceux de la jeunesse. A cet égard, il n’y a pas lieu de distinguer les Florentins des autres peuples d’Italie. Ce qui les en distingue, c’est que déjà ils marchent à leur tête, mettant de l’ordre dans le désordre, de la grâce dans l’énergie, et même quelquefois de l’humanité dans la fureur; c’est qu’ils prennent intérêt à tout et se montrent aptes à tout, aux lettres comme au trafic, aux arts comme à l’industrie; le temps n’est pas loin où l’on pourra dire d’eux (suivant les paroles attribuées à Boniface VIII) que rien n’est difficile à leur génie et qu’ils sont le cinquième élément de l’univers. »

Un jour, dans une conversation avec un illustre Italien, M. Thiers a dit : « Le monde allant à la démocratie, l’histoire de Florence doit être étudiée plus qu’aucune autre, parce qu’il n’en est pas de plus démocratique dans les temps anciens et dans les temps modernes. » C’est M. Gino Capponi qui a eu l’honneur de recueillir ces expressives paroles, et, publiant il y a deux années sa Storia della reppublica di Firenze, il n’eut garde de les omettre aux premières pages de son récit. M. Perrens, qui les répète à son tour, s’en est heureusement inspiré. Sur les trois volumes qu’il nous donne aujourd’hui, il y en a deux consacrés tout entiers aux agitations démocratiques de Florence. Le premier, on l’a vu, conduit le lecteur jusqu’à l’époque où s’épanouissent les institutions municipales de la cité; le second et le troisième nous montrent les partis à l’œuvre dans cette brillante arène, jusqu’à l’heure où l’empereur d’Allemagne, Henri de Luxembourg, l’alto Arrigo appelé par Dante et les gibelins, succombe devant la démocratie guelfe.

Sur cette longue lutte des guelfes et des gibelins, des alliés du pape et des amis de l’empereur, M. Perrons a rassemblé des documens sans nombre. Il suit les adversaires d’année en année et presque de jour en jour. On assiste à leurs projets, à leurs menées, à leurs campagnes de toute espèce, intrigues ou batailles, comme aussi à leurs alternatives de joie et de douleur, de triomphes et de revers. Comment les gibelins, en 1260, parviennent-ils à renverser ce gouvernement guelfe qui semblait si fort depuis plus de dix années? Comment usent-ils de la victoire? A la suite de quels événemens sont-ils renversés à leur tour? Qu’est-ce que les fratri gaudenti, les buoni homini? que représente le second gouvernement des guelfes? Comment se poursuit à travers ces luttes violentes le travail de la démocratie florentine? Quelle est, enfin, vers l’année 1284, la constitution définitive de la république? Pour répondre à ces questions et à celles qui s’y rattachent. M. Perrens a remué de fond en comble les bibliothèques spéciales. Il est même trop complet, si j’ose le redire. La conscience de l’érudition fait tort chez lui à la netteté de l’art. Il en sait trop, il a trop d’aventures à conter, trop de personnages à évoquer en passant; l’histoire s’émiette et s’éparpille. Il faudrait ici un Mignet avec son art de concentrer les faits, de classer les acteurs, de résumer tout par des principes lumineux et des formules souveraines. M. Perrens est digne de se proposer un tel exemple; il sait déjà diviser son sujet, distribuer ses matières, concevoir avec ampleur une belle ordonnance. Que lui manque-t-il? un peu plus de sévérité dans l’arrangement de ses récits, le courage de résister à ces mille détails qui, évoqués par son savoir, viennent le harceler à tout propos et entraver sa marche.

Nos critiques montrent assez qu’il s’agit d’une œuvre de conscience et de grand labeur. On ne peut que désirer le haut perfectionnement d’une histoire qui fera honneur à la France auprès de la nation italienne. J’ajoute que ces reproches s’adressent particulièrement au second volume, au tableau des premières discordes civiles de Florence; quand l’auteur arrive à la querelle des blancs et des noirs, à la dernière lutte des guelfes contre l’empire, à l’expédition d’Henri VII, au rôle de Dante, il est plus net sans être moins savant, il va plus directement devant lui sans cesser de renouveler le sujet par des recherches originales.

Le grand Alighieri, on le pense bien, avait droit à une attention scrupuleuse de la part de l’historien de Florence. M. Perrens n’a pas failli à cette partie de sa tâche. Les critiques allemands, depuis une trentaine d’années, ont étudié avec tant de soin le rôle du poète au milieu des luttes de son siècle que le sujet semble épuisé. Pourquoi au VIe chant du Purgatoire, l’apostrophe terrible :

Ahi serva Italia, di dolore ostello,
Nave senza nocchiero in gran tempesta ?
……………
Ahi gente, che dovresti esser devota,
E lasciar seder Cesar nella sella,
Se bene intendi cio, che Dio ti nota?


Pourquoi ce césarisme de Dante? Pourquoi ces reproches d’impiété adressés aux hommes qui repoussent le césar germanique? Pourquoi, aux XVe et XVIe chants du Paradis, cette peinture si douce, si tendre, de la Florence des anciens jours :

Fiorenza dentro dalla cerchia antica
Ond’ ella toglie ancora e Terza e Nona
Si stava in pace sobria e pudica !


Sur toutes ces questions et celles qui s’y rattachent, M. Charles Witte, M. Wegele, M. Auguste Kopisch, à leur tête le roi Jean de Saxe (sous le pseudonyme de Philaléthès), ont écrit des pages du plus vif intérêt; le chapitre de M. Perrens vient enrichir cette littérature dantesque déjà si riche il y a une vingtaine d’années, et qui s’est accrue encore depuis ce temps. Partout où s’étendent ces recherches sur l’histoire politique ou littéraire de l’Italie, la France a l’ambition de ne pas rester en arrière; si l’Allemagne la devance, elle se hâte d’aller la rejoindre.

Une des parties les plus intéressantes de l’ouvrage, ce sont les quatre chapitres qui le terminent, image familière des conditions sociales de Florence, de l’organisation des industries et des métiers, de la vie privée des citoyens, de l’éclat des lettres, de la splendeur des arts. L’auteur entre ici dans le plus grand détail sans qu’il y ait ni encombrement ni confusion, il est maître de son sujet, il le domine, il le dispose à sa guise, et l’ordre parfait de la distribution ajoute à l’agrément du tableau. Voici la chevalerie qui décroît et la bourgeoisie qui s’élève. Voici les prêtres, les évêques, les gens de loi, les notaires, les magistrats ; voici les marchands et leur clientèle; voici la famille, le père et les enfans, le mari et la femme; voici le luxe public et le luxe privé, les maisons de ville et les villégiatures, les lois somptuaires, les œuvres de charité, les aveugles, les mendians; voici surtout les artistes, les savans, les poètes, immortel honneur de Florence. C’est la vivante peinture d’une grande cité où les dernières lueurs du moyen âge se mêlent encore aux premiers rayons de la renaissance.

Le travail de M. Perrens, solide fondement d’un édifice considérable, forme donc à lui seul un ensemble qui a son intérêt propre. Des premières pages à la dernière éclate la sympathie de l’auteur pour cette belle cité de Florence, la vraie capitale italienne dans le passé. M. Perrens le dit expressément, et sans la moindre allusion politique, tant il est entraîné par la force des choses : « Quoi de plus grec qu’Athènes, de plus français que Paris, de plus italien que Florence? Milan et Venise appartiennent à peine à la péninsule italique; Naples est tour à tour grecque, normande, angevine, rarement elle-même; Rome disparaît devant le pape, qui en fait une ville cosmopolite et l’absorbe, alors même qu’il en est éloigné. Seule en Italie, Florence sait se transformer, sans cesser d’être fidèle à ses plus anciennes origines. Si l’on veut trouver et marquer les caractères permanens de la race, c’est derrière ses sombres murailles, c’est sur les délicieuses montagnes dont elles sont entourées, qu’il faut les chercher et les étudier, » Avais-je tort de dire en commençant que M. Perrens, comme M. Alphonse Dantier, vient d’enrichir la liste des œuvres qui depuis tant de siècles rattachent les lettres françaises aux destinées de l’Italie?

Ce n’est pas une histoire comme celle de M. Perrens, ni une série d’études comme celles de M. Dantier, que nous apporte un livre publié en ce moment même par M. le comte Arthur de Gobineau, c’est un tableau dramatique de l’Italie du temps de la renaissance. La Renaissance, scènes historiques, tel est le titre de cet ouvrage. Qu’on ne s’y trompe pas cependant; l’imagination, qui joue ici un rôle si distingué, n’est pas cette espèce d’imagination qui n’a point de comptes à rendre à la critique savante. Il faut au contraire une science très précise pour imaginer de la sorte. Faire parler Alexandre VI et César Borgia, Mme Lucrèce et la veuve du duc de Gandia, Savonarole et Machiavel, Jules II et Michel-Ange, Léon X et Bramante, c’est une entreprise hardie, même pour les maîtres de l’invention, car on risque toujours de rester bien au-dessous de la réalité, M. le comte de Gobineau, esprit très curieux, très ouvert, diplomate initié au secret des grandes affaires, s’est proposé de reproduire quelque chose de la vie intime de cette prodigieuse époque. Au milieu de tant de crimes, en face de ces passions effroyables et de ces merveilles de génie, quels ont été les sentimens des principaux personnages? Comment se sont exprimés les coupables et les victimes? Il y a mille choses que l’histoire ne dit pas, que les chroniques même indiquent seulement d’une façon décousue ; en s’inspirant de l’histoire, en s’aidant des chroniques, on peut s’introduire dans la familiarité des hommes mêlés à ces horribles drames, se glisser à leur foyer, entendre les plaintes et les protestations, en un mot compléter l’histoire officielle par l’image des existences privées. Tâche délicate et bien faite pour tenter une intelligence pénétrante. Il y faut une connaissance singulièrement précise de tous les documens. Ainsi a procédé M. Vitet quand il a écrit le Retour de Vincennes, les Barricades, les États de Blois, les États d’Orléans. C’est à l’école de M. Vitet que se rattache très habilement M. de Gobineau dans ses vifs dialogues sur la renaissance italienne.

Veut-on un exemple de l’intérêt qu’il essaie de produire par ses tableaux et de l’art qu’il y apporte? Michel-Ange est dans son atelier, au couvent de Tintori, à Sant-Onofrio. Pendant qu’il travaille à un vaste carton, quelqu’un frappe à la porte. L’artiste va regarder par un guichet, fait tourner la clé dans la serrure et ouvre. Celui qui entre est Francesco Granacci, un admirateur du grand artiste, on n’ose dire un disciple, tant il partage peu les ardeurs impétueuses et les passions exclusives du maître. Granacci, qui sait manier le crayon, est avant tout un amoureux du beau. Sans nulle ambition de gloire, il se contente de jouir. Il admire le Sanzio comme il aime le Vinci, et les durs jugemens du vieux tailleur de pierre sur ces génies merveilleux ne troublent pas un instant sa tranquille extase. Michel-Ange le secoue, le tourmente, essaie de faire jaillir la passion de cette âme trop douce. Il lui reproche de ne pas être jaloux des maîtres,

« Es-tu jaloux de moi? — Pas le moins du monde. — Voilà le mal. Comment! toi, un artiste, tu te places devant l’œuvre d’un autre, tu l’admires et tu n’es pas jaloux? tu ne te déchires pas la poitrine avec rage, et tu ne maudis pas le jour où cet ennemi a trouvé et saisi ce qui est à toi? Ne sais-tu donc pas que c’est avec la fureur, l’emportement, la véhémence que l’on escalade le ciel? Il s’agit bien de sourire! Je ne dis pas de me courir après, la dague au poing, mais je trouverais concevable que tu me détestes, et moi, je t’en aimerais davantage. Raidis-toi, deviens un homme ; je t’apprendrais tout ce que sais, je te montrerais ce que je peux. Allons, Granacci! donne-toi à quelque fougueuse résolution ! Assieds-toi là ! Travaille ! il n’y a que le travail et l’enivrement de créer qui infusent de la saveur dans la vie. En elle-même, elle ne vaut rien ! »

Ce dernier trait nous peint déjà la désolation de Michel-Ange en face des hontes de son temps. Le travail, l’enivrement de créer, voilà le seul refuge pour l’âme qui souffre. Les autres sentimens de ce mâle génie, — piété, résignation, protestation, enthousiasme de l’art, mépris de tout ce qui est bas, — éclatent avec la même vigueur dans les paroles qui suivent. Granacci lui demande s’il sait les nouvelles. — « Je ne prends nul intérêt aux nouvelles. » — Granacci continue cependant et lui apprend qu’un nouveau pape vient d’être élu. C’est le Piccolomini, qui s’appelle désormais Pie III. — L’artiste répond simplement : — « Puisqu’il est pape, il faut le respecter. » — Mais Granacci ayant ajouté : « On dit que César Borgia... » Michel-Ange l’interrompt brusquement, et, d’un cri superbe, nous ouvre le fond de son cœur :

a Je ne me soucie ni des Borgia, ni des Sforza, ni de personne. Je suis un artiste et ne vois dans le monde que mon travail, et surtout la sainte religion. Je ne recherche pas pourquoi le seigneur Dieu, — que son nom soit béni ! — a mis sur la terre tant de princes, de capitaines et de podestats qui se mangent les uns les autres. Ils devraient n’avoir d’autre occupation que de faire des actions vertueuses, punir le vice et protéger les arts. Ils agissent tout au rebours... Dieu devrait les supprimer. Il est vrai qu’alors on tomberait dans les mains de la populace, la bête la plus immonde qui ait jamais rampé sur le sol. As-tu remarqué qu’un homme sorti de rien soit devenu un bon artiste? — Je n’y avais pas songé. — Si ma famille n’était pas issue des comtes de Canossa, je ne serais pas ce que je suis, et je voudrais qu’il fût interdit, sous peine de mort, à ces parvenus d’oser jamais placer leur doigt sur un ciseau ou un crayon. Crois-moi ! le monde est horrible. Je me perds dans l’amertume de mes pensées, quand je viens à l’envisager... Le jour baisse; on n’y voit plus clair. Allons nous promener au bord de l’eau, et nous passerons ensuite la soirée à lire Dante. »

Une scène plus belle encore est celle qui se passe à Rome, au palais des Borgia, dans la chambre de dona Maria Henriquez, veuve de Jean Borgia, duc de Gandia. Alexandre VI est mort; son successeur. Pie III, qui n’a régné qu’une vingtaine de jours, a été remplacé par Jules IL César Borgia, précipité dans l’abîme à l’heure où il croit toucher le faîte, vient d’être arrêté à Naples par le vice-roi Gonzalve de Cordoue et envoyé prisonnier en Espagne. Cette nouvelle est apportée à la veuve du duc de Gandia par un moine dominicain. dona Maria Henriquez a auprès d’elle sa fille dona Isabelle Borgia. Quelle impression produit sur ces deux femmes la nouvelle apportée par le moine? La duchesse est une femme droite, honnête, loyale; la jeune fille est pure et charmante. Qu’ont-elles dit le jour où le meurtrier du duc Jean de Gandia, l’odieux fratricide César, a reçu enfin son châtiment? Pour le savoir, il faudrait feuilleter bien des chroniques disparues, et ce qu’on y trouverait le plus souvent, ce serait un trait rapide, une indication fugitive. Si peu que ce soit, M. de Gobineau s’en empare, et, reconstruisant toute une scène d’intérieur, il découvre certains côtés inconnus de ce monde horrible, comme l’appelle Michel-Ange. La duchesse de Gandia représente ici la stupeur de l’âme en face des monstruosités morales ; elle veut bien prier pour le criminel, mais surtout elle voudrait comprendre la signification de ces aventures effroyables dans lesquelles le sort l’a plongée. « Hélas ! mon père, je vous le demande. Avant d’être dans le cloître, vous avez connu la vie. Ce n’est pas un sang vulgaire qui coule dans vos veines. Je vous le demande, qu’est-ce qu’une famille comme la nôtre fait sur la terre? Elle la souille! elle est sortie du crime, elle a été portée par le crime, roulée dans le crime, et la voilà renversée I Où sont nos prospérités insolentes? Tout est décombres. Plus de fanfares, plus de triomphes, plus de blasphèmes. Nous sommes devenus le spectacle des multitudes; est-ce que notre exemple est un sujet d’édification? »

Quant à dona Isabelle, l’idée de ces forfaits lui a inspiré un détachement absolu dont l’expression est vraiment originale. L’horreur qu’elle éprouve est si accablante qu’elle n’a plus même la force de haïr: « Madame, et vous, mon père, laissez-moi vous expliquer ce que j’éprouve. » Et elle parle discrètement, pudiquement, de tout ce qui est reproché à son oncle, don César. Elle sait que son père a été mis à mort par cet oncle; ce que don César a fait encore, elle ne le sait pas bien et ne veut pas l’apprendre. Il lui suffit d’apercevoir « sous une ombre lugubre une auréole rougeâtre et funèbre qui semble émaner du nom des Borgia. » C’est bien assez pour être pénétrée de tristesse. Eh bien! non, cette tristesse qui devrait l’envahir, elle ne la connaît point. « Le seul effet produit sur moi, dit-elle, est de me détacher absolument, mais sans haine, sans mépris, sans irritation, de ce monde où se commettent de telles choses... Je ne hais pas le monde; il ne m’effraie pas; il ne m’est rien! Je ne sais s’il m’entoure, mais il ne peut rien sur moi, et, quand je songe à lui, je reçois comme une impression de joie bien pure, parce que je comprends que je n’ai rien de commun ni avec ce qu’il aime, ni avec ce qu’il veut. »

Se peut-il que, même sous un Alexandre VI, même sous ces cardinaux avilis, dans cette église adultère, au milieu de tant de sacrilèges et d’abominations, la vertu des traditions chrétiennes ne se conserve pas quelque part? M. de Gobineau ne saurait l’admettre; il entr’ouvre les cellules cachées où se perpétuent les saintes croyances, la croyance à Dieu et à la destinée humaine, la foi dans la victoire du bien sur le mal. C’est bien un homme de la renaissance, ce religieux nourri de l’Évangile et de Platon, qui combat si noblement le désespoir de dona Maria et le détachement excessif de dona Isabelle. Il y a plaisir à l’entendre, quand il montre à quel cercle borné se heurtent les actions des hommes. « Elles ne durent que le temps d’un éclair, laissant une vibration qui graduellement s’affaiblit et disparaît. Leurs ravages gagnent peu, et ce qui reste après elles, ce qui reste... le savez-vous? C’est l’éternelle splendeur de la vie ! Cette clarté, il n’est pas d’excès satanique qui par- vienne jamais à l’éteindre! » À ces paroles du moine, la duchesse ne se rend pas facilement, car elle ne peut oublier de quelle caverne elle sort; mais le bon religieux, à qui la vue du mal le plus hideux ne cache pas les magnificences du monde moral, insiste avec une sorte d’exaltation à la fois philosophique et chrétienne; on croit entendre un ami de Savonarole et un disciple de Marsile Ficin : « Pour moi, pour tout ce peuple de Rome, qui depuis tant d’années vous contemple, vous admire, vous vénère, croyez-vous que votre présence seule ne soit pas un bienfait? Quand on crie avec rage et horreur : « César Borgia! » est-il indifférent qu’on ajoute avec tendresse, avec des larmes d’amour dans les yeux : « Marie et Isabelle Borgia? » Ah! madame; ah ! ma fille, il ne manque pas de fous qui, voyant Alexandre VI coiffé de la tiare et Savonarole traîné au supplice, s’écrient qu’il n’existe pas de Dieu! Si je leur répondais, moi, lorsque je vous contemple : « Il n’existe pas de mal ! » Est-ce que mon raisonnement ne vaudrait pas le leur?.. Il y a du mal, il y a du bien, et le bien l’emporte. Il ne fait pas tant de bruit, il ne se pavane pas, il ne s’étale pas, il ne hurle pas, mais il est présent, il agit, et la main qui en dernier lieu couvrira l’œuvre des sept jours sera la sienne ! »

Je pourrais citer d’autres scènes, la mort de Savonarole, la mort d’Alexandre VI, l’infâme guet-apens de Sinigaglia, déjà mis en drame dans le César Borgia de M. Auguste Barbier, les entretiens de Michel-Ange et de Machiavel, du Titien et de l’Arétin, la mort de Raphaël, le sac de Rome ; les exemples que j’ai signalés suffisent pour montrer quel est le sentiment de l’histoire et de l’art chez M. de Gobineau. Il est attentif, exact, pénétrant, et, bien que l’indignation éclate çà et là dans ses peintures, on y sent encore plus la douleur, une douleur mêlée de sympathie et de reconnaissance. Ce n’est pas lui qui voudrait confondre le génie de la race italienne avec les scélérats qui ont souillé telle ou telle partie de ses annales. Toutes les nations de l’Europe ont besoin, je ne dis pas de la même indulgence, je dis de la même équité, à quelque moment de leur vie séculaire. Chez M. de Gobineau, ce n’est pas l’équité indifférente d’un homme qui connaît les hommes; c’est la sympathie d’une intelligence amie des arts et de la haute culture. « Je ne regrette pas d’avoir vécu, » dit le vieux Michel-Ange à la marquise de Pescaire, dans la dernière scène du livre ; « j’ai connu le frère Savonarole, madame, et jamais l’aspect de cette physionomie auguste n’a disparu de ma mémoire. J’ai vécu de ses leçons. » Ainsi, à chaque page, on sent que la sympathie l’emporte sur la tristesse dans les études de l’auteur, comme le bien l’emporte sur le mal dans cette théorie du monde que le dominicain expliquait tout à l’heure à l’imagination terrifiée de la duchesse de Gandia. En un mot, M. de Gobineau aime ardemment l’Italie pour les services qu’elle a rendus à l’Europe et au genre humain. Là encore, nous pouvons ajouter un nouvel anneau à la chaîne de nos vieilles amitiés.

Un dernier mot. Puisqu’il est question d’ouvrages appelés à entretenir les relations séculaires de l’Italie et de la France, pouvons-nous omettre le beau livre que notre collaborateur, M. Charles de Mazade, vient de publier sous ce titre : Le Comte de Cavour? Les lecteurs de la Revue connaissent déjà ces pages excellentes, ils y ont apprécié la richesse des informations, la noblesse des sentimens, le désir de concilier tous les intérêts et de respecter tous les droits; aucun d’entre eux assurément n’a oublié l’émouvant tableau de la mort si digne, si chrétienne, du grand ministre italien. Nous n’avons donc rien à leur apprendre en rappelant le sérieux mérite du livre de M. de Mazade ; il s’agit pour nous tout simplement de prononcer un nom sans lequel cette revue littéraire serait demeurée trop incomplète.


SAINT-RENE TAILLANDIER.