Revue littéraire - Publications récentes sur le XVIIIe siècle

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Revue littéraire - Publications récentes sur le XVIIIe siècle
Revue des Deux Mondes3e période, tome 52 (p. 926-944).
REVUE LITTÉRAIRE

PUBLICATIONS RÉCENTES SUR LE XVIIIe SIÈCLE.

Il y a bien des raisons de l’intérêt, toujours très vif, qu1 excite et que continuera, selon toute vraisemblance, d’exciter longtemps encore chaque publication nouvelle sur les hommes ou sur les choses du XVIIIe siècle. En voici la meilleure, celle du moins qui dispense de la longue énumération des autres. C’est qu’en réalité nous ne connaissons ni ces choses, — dont nous parlons d’ailleurs si couramment, avec l’élégante facilité que communique l’ignorance, ni ces hommes, — dont les noms nous sont si familiers depuis le collège et, pour ce motif même peut-être, la physionomie réduite à quelques traits si généraux, si vagues, si confus. Étions-nous trop près du XVIIIe siècle, il y a quelque cinquante ans, pour en pouvoir juger ? ou bien les moyens d’information nous faisaient-ils défaut ? L’un et l’autre sans doute ; mais surtout, comme on l’a dit, — et comme il y a lieu d’espérer qu’on le verra désormais de jour en jour plus clairement, — nous avions accepté sur le XVIIIe siècle, avec une docilité d’esprit véritablement singulière, les opinions toutes faites des gens du XVIIIe siècle, qui sont pourtant bien quelques-uns des plus insignes menteurs que l’on sache, à commencer par Voltaire, et sans excepter le royal auteur lui-même de l’Histoire de mon temps.

Est-il besoin de montrer ce que de semblables opinions pouvaient être ? « Il faut être si fort en garde contre soi-même pour raconter un fait précisément comme on l’a vu, sans y rien ajouter ou diminuer, disait Fontanelle, que tout homme qui prétend à cet égard qu’il ne s’est jamais surpris en mensonge est un menteur. » Tel est bien le cas de la plupart des témoins que l’on appelle oculaires, auteurs de Mémoires ou de Correspondances, et qu’ils aient ou non de l’imagination, car s’ils en ont, ils voient trop loin ? s’ils n’en ont pas, ils voient trop court. Mais quand ce sont les acteurs eux-mêmes, qui se racontent, eux et les leurs, à la postérité, pourquoi se raconteraient-ils, n’étaient les excellens motifs qu’ils ont d’ajouter à la vérité ou d’en diminuer quelque chose ? Ni le prince ni le philosophe ne s’y sont épargnés, non plus qu’aucun des subalternes qui recevaient d’eux le mot d’ordre.

Ce qui semble assez heureusement caractériser, depuis déjà quelques années, un grand nombre des publications relatives au XVIIIe siècle, et quelques-unes tout particulièrement de celles que nous voudrions signaler au lecteur, c’est un généreux effort pour secouer cette tradition, presque séculaire bientôt, d’erreur et de mensonge. Le vrai XVIIIe siècle se dégage peu à peu des régions troublées de la polémique pour entrer insensiblement dans les régions plus sereines de l’histoire. Je doute que l’on osât aujourd’hui, — pour fixer les idées par un titre et sur un nom, — proposer comme un livre d’histoire le violent pamphlet de Lanfrey : l’Église et les Philosophes au XVIIIe siècle ; mais je doute encore bien plus que l’on affectât cette ambition prématurée de porter une sentence unique sur toute l’histoire d’un siècle dont tant de parties nous demeurent obscures ou ignorées. Il n’y a pas d’ardeur de polémique qui tienne contre la nécessité de compulser quelques milliers de volumes, — si j’exagère, ce n’est pas, de beaucoup, — avant que de se sentir en droit de formuler une opinion raisonnée ; il n’y a pas de fureur de généraliser qui ne s’apaise et ne finisse tout doucement par tomber quand, pendant des mois ou des années même, elle s’est heurtée vainement aux difficultés que soulève quelquefois la vérification d’un fait ou la simple détermination d’une date, à plus forte raison l’appréciation des actes. Et comme ces sortes de difficultés se multiplient en raison de l’abondance et de la diversité des documens, il suit de là cette conséquence toute naturelle, quoique au premier abord assez inattendue, que les exigences mêmes de la méthode, en imposant à l’historien l’extrême patience et l’extrême prudence, lui imposent du même coup une espèce d’impartialité. Tel s’arrangeait autrefois de ce que le grand Frédéric avait bien voulu nous livrer de lui-même dans l’Histoire de mon temps, qui ne saurait se dispenser aujourd’hui de confronter le texte de l’habile arrangeur avec les textes moins apprêtés, mais plus instructifs, de cette Correspondance politique, dont les archives de Berlin nous ont déjà livré sept volumes », et cette Correspondance politique elle-même avec ce que contiennent de renseignemens qui l’éclairent à son tour les archives de Paris, ou de Vienne, ou de Saint-Pétersbourg. La passion a le temps de s’y refroidir. L’esprit de parti cède la place à l’esprit de justice. Les dates, les faits, les desseins mieux connus deviennent autant d’obstacles à la liberté des interprétations. On nous accordera que ce n’est pas là sans doute une méprisable compensation à ce que nous créent d’embarras et de difficultés par ailleurs le nombre toujours croissant, la multiplication, l’encombrement des documens de toute sorte et de toute provenance.

Il nous faudrait ici dresser un véritable catalogue si nous voulions mentionner tout ce qu’il s’est publié depuis quelques années, non-seulement en France, mais à l’étranger, de recueils de documens relatifs au seul XVIIIe siècle. Mais, après en avoir de bonne grâce reconnu l’utilité générale et montré, selon nos forces, une utilité particulière dont on ne s’était peut-être pas encore avisé, nous nous permettons de croire que ces recueils ne prennent leur valeur qu’autant qu’ils sont mis en œuvre. On l’oublie trop souvent, nous l’avons dit et nous le répétons ; et pour tant d’éditeurs de textes, qui se comptent par douzaines, il se rencontre encore trop peu d’historiens. Or s’il est bon de se défier des généralisations hâtives, il ne faudrait pas cependant avoir peur des idées générales. Il est certain que ces vastes généralisations, où les faits sont traités comme une matière vile, bonne tout au plus à recevoir la forme qu’il plaît à l’historien de lui donner, ont jadis été le fléau de l’histoire. Il n’est pas moins certain que les idées générales, qui ne sont après tout que les faits eux-mêmes, dépouillés de ce qu’ils ont d’accidentel et de transitoire et ramenés à ce qu’ils ont d’essentiel et de permanent, sont le support, ou, mieux encore, la substance même de la grande histoire.

Car il y a une grande histoire, comme il y a une grande peinture, et qui, comme la grande peinture, ne dépend guère moins des qualités d’exécution dont l’artiste ou l’historien y fait preuve, que du choix lui-même des sujets. La grande histoire, en France, — et quoi que l’on puisse dire, quoi que l’on ait même dit, jusque dans des discours officiels, de la nécessité d’en finir avec les dates, les batailles et les négociations, — c’est l’histoire extérieure, l’histoire du rôle particulier de la France dans l’histoire générale de l’Europe. Il se peut qu’en Angleterre, par exemple, l’intérêt de cette histoire du dehors et son importance, par conséquent, soient dans une certaine mesure balancés par l’importance et l’intérêt de l’histoire parlementaire. Il se peut qu’en Allemagne encore, la grande histoire consiste plutôt dans l’histoire des idées que dans l’histoire des faits de l’ordre politique. Mais, en France, la grande histoire, c’est l’histoire des relations extérieures ou des affaires étrangères, c’est l’histoire de la guerre et de la diplomatie. La raison n’en est pas difficile à dire. C’est que de tout temps la royauté chez nous s’est moins préoccupée de faire la France heureuse, au sens un peu grossier peut-être où nous entendons aujourd’hui le mot, que de la faire glorieuse. Toute la machine du gouvernement était montée, pour ainsi dire, en vue de l’action au dehors. Le plus pur des forces nationales se dépensait dans la guerre et dans la politique. Et si le reste allait mal, plus souvent mal que bien, moins mal pourtant qu’on ne le prétend, il y avait cette compensation, et qui valait bien son prix, que la France, même au lendemain d’Utrecht et même au lendemain du traité de Paris, tenait dans le monde un rang que depuis lors elle n’a reconquis un moment que pour le perdre aussitôt. On reconnaîtra sans doute quelque jour qu’un peu de gloire n’est pas le dernier des besoins d’un grand peuple, ou même qu’il en est le premier, quand ce peuple est entouré, comme nous, de voisins attentifs à ses moindres défaillances. C’est parce que nous avons conscience de ce besoin que la grande histoire sera toujours chez nous de la guerre et de la diplomatie. N’est-il pas vrai d’ailleurs que si nous sommes de tout temps ainsi faits, c’est précisément que la guerre et la diplomatie nous ont faits ce que nous sommes ?

Il y a bien parmi nous aujourd’hui jusqu’à trois ou quatre écrivains qui sont capables de la grande histoire, mais aucun qui, depuis longtemps, nous eût rien donné de comparable à ces belles Études diplomatiques[1] dont le souvenir est tout présent encore aux lecteurs de la Revue. Il s’accumulait lentement en Allemagne, sur l’histoire politique du XVIIIe siècle, des documens et des livres où notre propre histoire n’était guère moins intéressée que l’histoire même de la monarchie prussienne ou de l’empire germanique. C’était, d’un côté, cette grande Histoire de la politique prussienne, de M. G. Droysen, encore inachevée, mais qui pourtant atteignait déjà le milieu du siècle (1748), et c’était aussi cette Correspondance politique de Frédéric le Grand que nous rappelions tout à l’heure. D’un autre côté, c’était cette monumentale Histoire de Marie-Thérèse, de M. d’Arneth, et sans parler des notes si précieuses dont le texte de chacun de ces dix volumes est laborieusement étayé, c’étaient les Lettres de Marie-Thérèse elle-même, publiées pour la première fois, d’après les archives de Vienne[2]. Ce que ces deux grands ouvrages et ce que ces deux précieux recueils apportaient de nouveau dans l’histoire encore si mai connue de la guerre de la succession d’Autriche et de la guerre de sept ans » je le laisse à conjecturer au lecteur, — sur les noms justement estimés de M. d’Arneth et de M. Droysen, ou, s’il l’aime mieux, sur l’importance du rôle de ces deux illustres souverains, Marie-Thérèse et Frédéric II. Nous autres Français, cependant, avec notre ordinaire intrépidité, nous n’en continuions pas moins de raconter l’histoire de ces deux grandes guerres sur la foi de nos historiographes, — de Voltaire et de Duclos, — sauf, le cas échéant, à consulter le principal acteur lui-même, et quand nous étions embarrassés d’en porter un jugement, demander à Frédéric ce qu’il fallait penser des généraux et des diplomates français.

M. le duc de Broglie est venu renverser la légende et lui substituer la réalité de l’histoire. Confrontant tous ces travaux ensemble ; — soumettant le récit de M. d’Arneth et celui de M. Droysen à une critique sévère, dont l’admirable aisance de son style était seule capable de dissimuler le laborieux appareil ; — empruntant à nos propres archives, et à ses papiers de famille, de quoi faire la lumière, ou plus vive sur les points encore mal éclairés, ou toute nouvelle sur les points demeurés obscurs ; — guidant le lecteur au travers de ce dédale d’intrigues diplomatiques et de complications militaires avec une délicatesse et une sûreté de main qui ne s’acquièrent pas à feuilleter les livres, mais dans la pratique des grandes affaires, à moins aussi qu’on ne la tienne de race ; — donnant enfin au récit, par la disposition magistrale des parties et l’exacte convenance du ton à la nature du sujet, ce relief que l’histoire elle-même ne dédaigne pas de recevoir de l’art, l’auteur de la Première Lutte de Frédéric II et de Marie Thérèse a surpassé le seul rival qui lui fût vraiment à redouter : c’était l’auteur du Secret du roi. Quelques mots peuvent suffire à montrer, dans leur liaison même, l’importance historique de l’un et l’autre ouvrage.

Il existait, dans toutes nos histoires, sur la politique française du XVIIIe siècle, une opinion régnante, accréditée par les philosophes, C’était le moins que leur reconnaissance eût pu faire pour ce vainqueur de Rosbach qui nous avait battus, mais qui les pensionnait, comme d’autre part pour cet habile ministre qui sans doute avait signé les traités de 1763, mais aussi chassé les jésuites. L’amour-propre national, d’ailleurs, entretenait pieusement l’illusion, heureux, comme en tout temps, d’y trouver un moyen de se glorifier lui-même jusque dans les désastres de son gouvernement. On admettait donc en principe, pour ne pas dire comme article de foi, qu’en se laissant envelopper aux habiletés de Kaunitz et contractant l’alliance autrichienne, le gouvernement de Louis XV avait commis une faute irréparable et trahi la politique traditionnelle de la France, la politique de Louis XIV, de Mazarin, de Richelieu, d’Henri IV. Mais on ajoutait qu’heureusement, et par une dernière faveur de la fortune, comme nous courions vers les abîmes, un grand homme était apparu tout à coup, Choiseul, qui, tirant au moins de la faute le seul parti que l’on en pût tirer, aurait jeté presque une lueur de gloire sur ce règne finissant, si sa fierté de gentilhomme n’avait refusé de ployer devant la du Barry, Ce qu’il faut penser de Choiseul et de son vizirat, — sans compter que, d’Antoinette Poisson, femme d’Étiolés, à Jeanne Bécu, fille Vaubernier, la distance n’était pas si grande, et que, d’autre part, l’alliance autrichienne était l’œuvre de Choiseul lui-même autant que de Bernis, — nous l’avions appris par le Secret du roi. Nous saurons aussi maintenant, par la Première Lutte de Frédéric II et de Marie-Thérèse, le fond que la politique française pouvait faire sur la solidité d’une alliance prussienne, et, par conséquent, de quelles espérances il eût été permis de se flatter en jouant une seconde fois, en 1756, le jeu de dupe que l’on avait joué dans la guerre de 1741. Il y a lieu de croire que, plus on approfondira l’histoire de ces deux grandes guerres et des négociations qui s’y sont entremêlées aux opérations militaires, plus on verra que, sur ce point comme sur tant d’autres, la vérité avait été victime de ce que Joseph de Maistre a nommé la grande conspiration contre elle des hommes du XVIIIe siècle. Au surplus, depuis plusieurs années, on commençait d’ouvrir les yeux, et dans divers livres estimables il se manifestait comme des velléités de contredire à l’opinion reçue. Mais ce n’était pas encore assez, et telle est la force du préjugé, qu’il ne fallait pas moins, pour l’attaquer et le vaincre, que tout le talent à la fois et toute l’autorité de M. le duc de Broglie.

Au moment même où paraissaient les dernières de ces Études diplomatiques, un jeune historien nous apportait l’élément qui manquait encore à l’examen de ce problème historique. Il nous restait en effet à savoir le rôle de la Russie dans ce jeu des alliances, et sa part dans l’œuvre de transformation du système politique de l’Europe. C’est ce que nous a fait connaître M. Albert Vandal dans un livre, très intéressant, très curieux, et digne à tous égards du, succès qu’on a vu l’accueillir[3]. L’opinion ne dispense pas toujours aussi intelligemment sa faveur, et l’Académie française n’adresse pas toujours aussi bien ses couronnes. Nous ne nous permettrons pas moins de mêler un peu de critique aux éloges dont on a comblé M. Vandal, étant de ceux qui ne sauraient lire un bon livre sans souhaiter aussitôt qu’il fût meilleur encore.

Nous eussions donc aimé que l’auteur eût non pas mieux choisi, mais mieux circonscrit son sujet, et qu’il eût un peu plus pris garde qu’un Mémoire n’est pas proprement ce qu’on appelle un livre. Il ne s’agit pas ici d’une vaine distinction de genres. Mais on doit convenir, — et maintenant surtout que les archives des affaires étrangères sont presque à la libre disposition de quiconque y voudra puiser, — qu’en vérité le renom d’historien serait à trop bon marché, s’il y suffisait d’avoir inventorié le contenu d’un ou de plusieurs portefeuilles et tant bien que mal encadré dans sa prose la prose d’un résident de France à l’étranger ou d’un premier commis du ministère. Ce n’est pas là tout à fait un reproche qu’ait mérité M. Vandal. C’est toutefois un danger dont il est bon qu’il soit averti. Son livre est en quelque sorte épars. Le lien y manque, et l’unité. C’est que son sujet, comme sujet, n’existe pas. L’Histoire des relations de la France avec la Russie au XVIIIe siècle n’est pas plus un sujet que l’Histoire des relations de l’Angleterre avec la Hollande au XVIIe siècle, ou encore l’Histoire des relations de l’Espagne et de l’Italie au XVIIe siècle. On le voit à la facilité même qu’il y a d’inventer autant que l’on voudra de ces sortes de cadres, et de les remplir. Mais si j’appuie sur ce point, c’est qu’une part, et non pas la moins considérable, de l’art de l’historien, consiste justement, si je puis ainsi dire, dans la délimitation de ses sujets. Ce n’est pas là tout l’art de la composition, c’en est au moins le solide fondement. On peut mettre sa marque ailleurs, mais c’est là d’abord et surtout qu’on la met. Je ne la vois pas très bien dans le plan du livre de M. Vandal. Je ne la vois pas non plus très clairement dans son style. De la netteté, de la facilité, de la rapidité, d’autres qualités encore : pas de personnalité. M. Vandal se contente à trop peu de frais. Je ne voudrais pas de ces phrases dans un livre comme le sien : « L’Autriche cherchait à gagner la Russie en faisant luire à ses yeux la perspective d’une action commune contre les Turcs. » Des « perspectives d’action que l’on fait luire, » comme ailleurs des « ouvertures que l’on accueille, » ou des « conséquences que l’on pèse mûrement, » ce sont là des clichés diplomatiques ; ils valent les clichés, parlementaires. M. Vandal certainement en aurait purgé sa prose, ordinairement aisée, parfois même élégante, s’il avait plus profondément médité son sujet. Ces petites inadvertances décèlent un écrivain qui n’est pas présent de sa personne dans toutes les parties de son œuvre.

Ces observations ne font pas d’ailleurs que le livre de M. Vandal ne soit un livre à lire, et un bon livre. Nous n’avons pas autrement besoin de le recommander à ceux que l’histoire intéresse pour cette seule raison, très suffisante en effet, qu’elle est l’histoire : ils nous auront prévenus. Mais nous n’hésiterons pas à le recommander aux curieux que rebute l’habituelle gravité de la grande histoire, et qui ne la goûtent qu’autant que les circonstances y ont fait pénétrer du romanesque et de l’extraordinaire : leur curiosité ne sera pas déçue. Et nous terminerons en disant que si les éloges de l’Académie sont pour le livre que M. Vandal a écrit, nos critiques sont surtout pour celui qu’il ne saurait bientôt manquer d’écrire. C’est de la critique préventive.

Un livre qui mériterait, au contraire, toutes les sévérités de la critique répressive, c’est le Dupleix[4] de M. Henry Bionne, et nous nous empresserions de les lui appliquer, si deux bonnes raisons ne rendaient tant de zèle inutile : l’auteur est mort, et nous avons un autre Dupleix[5]. Il n’est pas douteux que le livre de M. Hamont soit de tous points supérieur au livre de M. Bionne ; il est moins certain qu’il soit le livre que nous aurions voulu voir écrire sur Dupleix. Trop d’enthousiasme et, par conséquent, de la déclamation souvent, mais, en revanche, trop peu de critique. L’admiration du biographe, — une admiration dont l’ardeur l’honore, — malheureusement aussi l’emporte non-seulement au-delà des bornes du goût, mais au-delà même des bornes de l’indulgence permise. Il trouvera que, dans La Bourdonnais, par exemple, « il y a plus du vautour que de l’homme » et c’est avec cette violence qu’il parlera de tous les rivaux de Dupleix ; mais il transcrira telle lettre où Dupleix déclare que, dans une négociation publique, il a fait acte de faussaire, sans en trouver autre chose à dire, sinon que ce fut « une comédie artistement jouée par Dupleix. » J’ajouterai que M. Hamont n’a pas pris assez la peine, qu’il fallait absolument prendre en un pareil sujet, de nous indiquer clairement ce qu’il apportait de nouveau dans la question. Il écrit, nous dit-il, d’après les lettres inédites de Dupleix, et dans un court avant-propos, il nous apprend où sont ces lettres, et nous en donne même l’inventaire. Il ne devait pas négliger de nous dire ce qu’il a tiré de ces lettres qui ne fût connu par ailleurs, et, en le négligeant, nous réduire à la nécessité de lire tout ce qu’il y a d’écrit sur Dupleix avant de pouvoir seulement soupçonner ce que son livre nous en apprend.

On sait que Dupleix a failli nous donner dans l’Inde le populeux empire que les Anglais y possèdent et que, de l’aveu même de leurs historiens, les moyens qu’ils ont employés pour le conquérir et l’affermir sont les moyens, ou le développement des moyens, dont Dupleix leur avait montré l’exemple et prouvé l’efficacité. Ce que cet empire fût devenu dans nos mains, personne évidemment ne peut le dire, et ceux qui veulent, selon le mot consacré, que nous manquions du génie colonisateur, peuvent longtemps en disputer ; mais quand nous voyons ce qu’il est aux mains de l’Angleterre, il est bien naturel que nous nous demandions avec tristesse pourquoi nous ne l’avons pas conservé. La faute en est tout d’abord à la honteuse incurie du gouvernement de Louis XV, mais cette réponse trop générale, qui explique à la fois la défaite de Rosbach et la perte de l’Inde, ne les explique point par des causes assez prochaines. L’exacte histoire veut plus de précision. Nous n’avons pas ici la place qu’il faudrait pour procéder à cette enquête. Disons toutefois qu’il est un point dont évidemment M. Hamont n’a pas assez tenu compte, ou plutôt qu’à peine a-t-il considéré : l’incapacité militaire de Dupleix, en présence d’adversaires tels qu’étaient déjà Lawrence, et surtout celui qui devait être un jour lord Clive. Or, dans les conditions presque égales où la lutte s’est un moment offerte, si Clive, non moins habile que Dupleix à profiter de la victoire, était en outre capable de la préparer et de la remporter, cette seule supériorité n’explique-t-elle pas bien des choses ? Rien assurément ne peut excuser l’abandon où la cupidité de la compagnie des Indes et l’indifférence inouïe du gouvernement français laissèrent le malheureux grand homme se débattre. Et, même quand il serait prouvé qu’au lendemain de la bataille d’Arcot, l’empire de l’Inde était irréparablement perdu, nous serions encore en droit de reprocher à la politique de n’avoir pas saisi le temps, puisqu’il y en eut un certainement, où l’on pouvait, avec un peu d’énergie, le sauver et le conquérir à la France. Mais, après avoir fait au gouvernement de Louis XV sa part dans un désastre dont l’opinion publique elle-même n’a compris toute l’étendue qu’en voyant la grandeur de l’édifice que d’autres ont élevé sur nos ruines, il n’est pas permis seulement, mais il faut aussi faire à Dupleix la sienne.

Tel quel, avec les défauts qu’on n’en peut dissimuler, le livre de M. Hamont n’en est pas moins de ces livres comme nous souhaiterions qu’il y en eût beaucoup. Il était un peu humiliant de songer qu’il y a quelques années à peine, un Anglais, le colonel Malleson, du service de l’Inde, voulant étudier l’histoire des Français et de leurs entreprises au XVIIIe siècle dans l’empire du Mogol, avait dû prendre le parti d’écrire lui-même le livre qu’il ne trouvait pas. L’histoire de Dupleix est le plus considérable épisode et le plus important de cette glorieuse aventure. Ce n’en est toutefois qu’un épisode. D’autres l’ont précédé, d’autres aussi l’ont suivi. Nous espérons que M. Hamont ne voudra pas les laisser dans l’ombre. Ce ne sont pas les documens qui lui feront défaut. Je ne crois pas que ce soit non plus l’intérêt du public pour toute une partie de notre histoire qu’en aucun cas sans doute nous ne pourrions ni ne devrions renier, mais où l’on peut dire avec vérité, puisque l’amour-propre national y est intéressé, que les défaites n’ont pas été sans gloire.

Le livre du P. Emile Régnault, Christophe de Beaumont, archevêque de Paris[6], nous ramène à l’histoire intérieure du siècle. C’est encore ici, à notre grand regret, de ces sujets qui n’en sont pas, et dont l’unité d’apparence ne cache que sur la couverture la composition factice. Car il faut en vérité que le nom d’un homme soit bien grand, ou son rôle bien considérable, ou son œuvre bien significative, ou sa destinée bien singulière pour que l’on prétende nous intéresser à sa biographie. On ne doit composer ainsi, par fragmens extraits de l’histoire générale de leur temps, que la Vie de ceux dont les actes sont une part de cette histoire générale elle-même. Est-ce bien le cas de Christophe de Beaumont ? S’il manquait à l’histoire du XVIIIe siècle, que manquerait-il à cette histoire ? Qu’a-t-il fait ? Qu’a-t-il empêché ? Que nous a-t-il légué ? Son biographe citerait-il un seul de ses actes qui puisse provoquer, je dis le moindre désir ou la moindre curiosité de le connaître plus à fond ? qui ne soit pas de son siège, pour ainsi dire, plutôt que de sa personne ? et de ses obligations d’évêque autant que de sa volonté d’homme ? Tous les mandemens épiscopaux ne sont pas de la littérature, toutes les résolutions d’une autorité diocésaine ne sont pas de l’histoire. Vingt autres prélats se sont trouvés mêlés et mêlés forcément, comme Christophe de Beaumont, aux luttes, aux agitations, aux controverses de leur temps. Chargerons-nous cependant pour cela de leurs noms nos mémoires, qui plient sous le fardeau qu’on leur impose ? Et leur ferons-nous dans nos histoires une place qu’ils n’ont pas tenue parmi les hommes de leur siècle ?

Je ne craindrai pas d’ajouter qu’il s’en faut de beaucoup que j’attribue à celle de ces luttes où Christophe de Beaumont s’est trouvé le plus ardemment mêlé l’importance qu’on essaie de lui prêter depuis quelques années dans l’histoire du XVIIIe siècle. On dirait, en effet, s’il en fallait croire quelques historiens, — ou plutôt quelques archivistes, — que toute notre histoire intérieure aurait roulé, près de quatre-vingts ans durant, sur l’affaire des billets de confession et des refus de sacrement Tel d’entre eux, aussi bien, n’a-t-il pas prétendu, ce qui semblerait être assez l’avis du P. Régnault, que si l’on voulait trouver les vraies origines de la révolution, c’était là, dans les interminables et fastidieuses querelles de nos évêques avec Messieurs du parlement, qu’il fallait les chercher ? Mais en réalité, les agitations soulevées par ces querelles ont été plus bruyantes que profondes ; et de ce qu’elles ont mis plus d’une fois les têtes parisiennes en effervescence, il ne résulte pas qu’elles aient atteint le gros de la nation. C’est, un élément, de l’opinion publique au XVIIIe siècle auquel il faut faire sa part, et que l’on avait eu tort de négliger, mais cette part est petite et le mouvement du siècle est ailleurs. Nous voulons bien prendre quelque intérêt aux dernières convulsions du jansénisme ; sa lutte en effet contre le clergé constitué ne laisse pas, et quoiqu’il s’y mêle bien du ridicule, d’avoir quelque chose de tragique et de désespéré. Nous ne faisons pas difficulté d’avouer, d’autre part, que l’expulsion des jésuites et, quelques années plus tard, la suppression de la compagnie, sont parmi les événemens considérables du siècle. Mais nous croyons aussi que trop est trop. Deux gros volumes de plus, quand nous en avons déjà tant, c’est beaucoup, et surtout quand ces deux volumes ne nous apportent rien ou presque rien qui ne fut un peu partout ailleurs. Car, d’avoir publié pour la première fois la lettre de félicitations du chapitre de Notre-Dame à Christophe de Beaumont, archevêque nommé de Paris, ce ne sera sans doute pas ce que l’on voudra que j’appelle une acquisition pour l’histoire.

On peut regretter aussi que, dans le détail, la critique du P. Emile Régnault n’ait pas toujours toute la sûreté que l’on voudrait. Il eût peut-être mieux fait, pour ne viser que ce seul endroit, de laisser à MM. de Goncourt l’une de ces singulières inventions qu’ils ont importées du roman dans l’histoire, et de ne pas nous montrer après eux Mme de Pompadour « travaillant à la ruine de la religion par un plan arrêté avec les philosophes, ses amis et ses pensionnaires. » Mais notre étonnement de voir un peu plus loin M. Paul Féval invoqué comme une autorité en histoire n’a pu sans doute être égalé que par celui de l’auteur des Mystères de Londres, si toutefois il a lu le livre du P. Régnault. Nous n’avons guère été moins surpris à la rencontre de quelques expressions d’une familiarité trop vulgaire sous la plume du biographe d’un archevêque : « Les magistrats ne voulurent pas attendre à tirer pied ou aile d’une situation dont ils triomphaient, » ou encore : « Mme de Pompadour plus obstinée que jamais à en découdre avec le roi de Prusse, se montra ravie d’être débarrassée de Bernis. » On n’est pas habitué à voir ces façons d’écrire tomber de la plume d’un écrivain de la compagnie de Jésus, et j’en souffre pour cette réputation d’humanistes dont ils sont justement fiers. Mais n’insistons pas, et plutôt, reconnaissant que ce livre a dû coûter à son auteur beaucoup de temps et beaucoup de travail, consolons-nous de n’en avoir pas pu dire plus de bien en souhaitant que le P. Emile Régnault dépense sur quelque autre sujet, mieux choisi, les qualités de patience et de conscience dont ces deux volumes portent incontestablement témoignage.

Ce n’est pas pour le public, mais pour quelques parens et pour quelques amis, que M. Delahante avait rédigé d’abord les Notices qui forment aujourd’hui sous ce titre expressif : une Famille de finance au XVIIIe siècle, l’un des livres les plus intéressans et les plus instructifs en même temps que l’on puisse lire[7]. Nos amis ni nos parens mêmes, avec les meilleures intentions du monde, ne sont pas en tout ni toujours nos plus sages conseillers. Ici, du moins, ou nous nous trompons fort, ou M. Delahante n’aura pas à se repentir d’avoir écouté les juges qui l’assuraient que ses papiers de famille « étaient de nature à intéresser tous ceux qui se plaisent particulièrement aux études sur le XVIIIe siècle, » et nous, pour y venir un peu tard, beaucoup plus tard que nous ne l’eussions voulu, nous ne serons que plus vif à le remercier de les en avoir crus. Si l’ouvrage n’a pas cette sévérité de composition que personne au surplus n’a jamais exigée de l’histoire intime, — dont les lois ne sont pas plus celles de la grande histoire que celles de l’épopée ne sont les lois du roman, — il a la vie, ce qui n’est déjà pas si fréquent, et il a le charme, ce qui est plus rare encore. Il en faut recommander tout particulièrement la lecture à ces rédacteurs jurés de Manuels d’instruction civique, dont la haine pour l’ancien régime n’a d’égale que l’ignorance où ils sont du passé de la France. Ils y apprendront comment, vers 1694, le fils d’un humble chirurgien de village « entrait en campagne » avec 220 livres que lui prêtait un brave homme de curé, son frère ; et comment son fils, à quelque cinquante ans de distance, uniquement aidé du travail et de l’économie, sans autres protections que celles que l’on se fait par la qualité de ses services, pouvait mourir dans le lit d’un fermier général. Ils y verront aussi que tous les fermiers-généraux n’étaient pas des Mondor ou des Turcaret et que conclure du faste insolent d’un La Popelinière ou d’un Bouret à l’improbité de tous les financiers, ce serait comme si l’on concluait des incartades historiques de M. Paul Bert, par exemple, au fanatisme de tous les savans.

On demandera là-dessus d’où vient donc, sous l’ancien régime, l’impopularité des fermiers-généraux, et cet universel décri dont les plus graves historiens se font encore quelquefois l’écho. C’est ce que M. Delahante explique admirablement en deux chapitres, — l’un sur la Ferme générale et l’autre sur les Impôts, — qui sont bien, non pas la plus complète ni la plus détaillée, mais la plus lucide exposition qu’il y ait de cette matière compliquée. Tant il est vrai que pour parler des choses, s’il ne peut pas nuire assurément de les connaître par principes, il n’est rien tel cependant que de les tenir de tradition et de les avoir en quelque sorte vécues ! Il faut d’abord distinguer les fermiers-généraux d’avec « de nombreux financiers qui, en l’absence de tout crédit public, jouaient de la dette flottante et profitaient des embarras du trésor pour faire avec l’état des contrats très onéreux et partant très dangereux. » Or c’étaient là ceux dont l’extravagant étalage irritait d’autant plus l’opinion que la misère publique était évidemment l’opulente matière de leurs plus belles spéculations. L’histoire ne doit pas plus les confondre avec les fermiers-généraux que nous ne faisons de nos jours les receveurs-généraux avec les spéculateurs de la Bourse. Cette distinction de personnes une fois faite, la grande raison de l’impopularité de la ferme était l’impopularité même de quelques-uns des impôts qu’elle était chargée de recouvrer. Il y en avait deux notamment, — les Traites, ou douanes de province à province et l’impôt du sel, ou Gabelles, — dont la perception était étrangement vexatoire, parce que l’assiette en était mauvaise, la répartition bizarrement inégale, et la législation si confuse qu’à peine la ferme elle-même s’y pouvait retrouver. Mais si l’on ne peut pas demander aux haines populaires de diviser les responsabilités, et s’il est naturel, après tout, qu’elles s’en prennent de l’incohérence d’une loi mal faite ou de la rigueur d’une loi tyrannique aux agens dont le devoir est d’en poursuivre l’exécution, l’histoire, plus impartiale, ne peut cependant pas reprocher à la ferme générale d’avoir administré selon des principes qu’elle n’avait pas établis, et perçu par des moyens que lui imposait la nature des choses, des impôts qu’elle n’était pas maîtresse de supprimer, ou d’alléger, ou de modifier. Tout ce que l’on peut exiger d’elle, c’est que, servant d’intermédiaire entre l’état et les contribuables, elle ait essayé de ménager à la fois la situation des contribuables et l’intérêt de l’état, et l’histoire de l’impôt du tabac au XVIIIe siècle, telle que M. Delahante nous la raconte, prouve au moins que la ferme n’a pas toujours manqué à ce devoir. Après cela, nous ne nierons pas que tous les membres d’une compagnie ne soient solidaires des ans des autres et que, s’il y avait des fermiers-généraux honnêtes, il y en eut quelques-uns aussi de malhonnêtes et d’autant plus insolens. Mais il n’est pas moins vrai que, si l’on prend le soin d’y regarder plus attentivement, les fermiers-généraux ne semblent pas avoir été les traitans avides et cruels que l’histoire continue de nous représenter. Leur impopularité n’est pas tant du fait de leur avidité que de la nature même de leur rôle et du vice de leur situation. On pensera peut-être qu’ils l’ont assez chèrement payée pour qu’il y ait lieu tout au moins d’examiner de près jusqu’à quel point ils l’avaient vraiment méritée.

Si maintenant, sans aller jusqu’à récuser le témoignage de M. Delahante, on mettait cependant son désintéressement d’historien en doute, comme il est bien permis dans une question où c’est de sa propre famille et de lui, par conséquent, qu’il s’agit ; outre que nous sommes aujourd’hui bien loin de la ferme générale et que le ton toujours égal, jamais déclamatoire du narrateur n’autorise guère tant de défiance, il suffira d’un fait, si nous ne nous trompons, pour le justifier de tout excès de partialité. Lorsque, le 19 floréal an III, les fermiers-généraux, au nombre de vingt-huit, dont était Lavoisier, comparurent devant le tribunal révolutionnaire pour s’y entendre condamner à mort, on ne leur réclama pas moins, du chef de leurs exactions, concussions et dilapidations du trésor national, d’une somme de 107,819,033 livres. Douze ans plus tard, en 1806, après un long et laborieux examen des archives de la ferme, les commissaires de la comptabilité, par un arrêt rendu dans les formes, déchargeaient la succession des condamnés et, déclarant la ferme générale en avance avec le trésor d’une somme de 8,037,062 livres, reconnaissaient ainsi pour créanciers de l’état ceux que Robespierre en avait fait guillotiner comme les débiteurs. C’est dans son second volume que M. Delahante raconte l’histoire de cette liquidation. Il a raison de s’en prévaloir. Les débuts en sont instructifs : la conclusion en est éloquente. Ceux-là seuls le contesteront qui croient l’avenir de la démocratie, comme ils disent, étroitement lié par quelque fatalité d’origine à l’ignorance délibérée de l’histoire et à la haine aveugle du passe.

Nous avons assez de confiance dans la solidité du livre de M. Delahante pour ne pas craindre d’en rapprocher le livre de MM. Lucien Perey et Gaston Maugras sur la Jeunesse de Mme d’Épinay[8]. C’est comme ils préparaient l’excellente édition des Lettres de l’abbé Galiani, dont nous avons rendu compte ici même, l’an dernier, presque à pareille époque[9], que MM. Lucien Perey et Gaston Maugras se sont attachés « d’une affection toute particulière à sa fidèle correspondante ; » et la bonne pensée leur est venue de faire pour l’aimable femme ce qu’ils avaient fait avec tant de dévoûment déjà pour le Machiavellino des salons du XVIIIe siècle. La fortune les a bien servis : je devrais dire plutôt leur persévérance. Car s’ils ont eu la chance de retrouver aux Archives un manuscrit des Mémoires de Mme d’Épinay, c’est qu’il y était, probablement, et tout le monde l’y pouvait consulter, mais il fallait savoir qu’il y était, ce que beaucoup de gens ignoraient, à ce qu’il semble, et M. Paul Boiteau lui-même, le dernier éditeur des Mémoires. On n’ignore pas que, dans ces Mémoires, où les noms eux-mêmes dés personnes sont déguisés, le roman se mêle souvent à la réalité. L’obligeance d’un descendant de Mme d’Épinay, qui s’est empressé de mettre à la disposition de MM. Lucien Perey et Gaston Maugras tout ce qu’il possédait encore de lettres ou de papiers de son arrière-grand’mère, leur a permis de contrôler les récits des Mémoires et de contredire ou de confirmer par les pièces authentiques le témoignage de Mme d’Épinay. La connaissance qu’ils ont du XVIIIe siècle leur rendait la tâche facile. Quand ils auront rempli leur promesse et raconté la Vieillesse de Mme d’Epinay, c’est tout un petit monde, — charmant et haïssable à la fois, — qu’ils auront fait revivre. On leur saura gré surtout de la discrétion, aujourd’hui si rare, avec laquelle ils ont usé des documens qu’ils avaient entre les mains. Ils pouvaient faire une édition, ils ont mieux aimé faire un livre. Les amateurs de lettres inédites n’y trouveront pas moins leur compte. Nous leur recommanderons particulièrement un oncle maternel de Mme d’Épinay, M. de Preux, à qui, si ses lettres étaient seulement plus nombreuses, il faudrait faire non pas peut-être une place, mais un coin, à tout le moins, dans la littérature épistolaire de son siècle. Comment se peut-il faire que M. P. Boiteau, dans le temps, n’ait pas ravi par avance à MM. Lucien Perey et Gaston Maugras le plaisir de nous faire connaître cet excellent, tout rond, et plaisant gentilhomme ?

On nous permettra d’attendre à parler de Mme d’Epinay que le second volume de MM. Lucien Perey et Gaston Maugras ait paru. Celui-ci ne va que jusqu’en 1757 et Mme d’Épinay n’est morte qu’en 1783. C’est donc toute une moitié de sa vie qui nous manque. Lorsque MM. Lucien Perey et Gaston Maugras nous en auront donné l’histoire, il sera temps d’y revenir et de marquer quelques points où nous nous séparons d’avec eux. Nous ne voulons pas nous exposer à nous tromper sur Mme d’Épinay, faute de connaître ce qu’il leur reste encore de nouveau à nous en apprendre.

Il est pourtant une observation que nous ne saurions dès à présent nous tenir de leur faire. C’est qu’ils subissent ici beaucoup trop docilement, comme d’ailleurs dans leur édition des Lettres de Galiani, ce qu’ils appellent sans doute la séduction et ce que j’aime mieux appeler la tyrannie de leur sujet. Ils ont la complaisance trop vaste, et la sévérité même trop indulgente. Je ne voudrais point assurément y mettre de pruderie, et j’excuse volontiers avec eux sur le temps, sur les mœurs, sur l’indignité même du mari, s’ils le veulent, « les entraînemens » de la jeunesse de Mme d’Epinay. La fidélité conjugale au xviii » siècle était vertu bourgeoise, et Mme d’Épinay se piquait d’être du monde. Je n’en suis pas moins un peu surpris de lire que « si grandes qu’aient été les erreurs de Mme d’Épinay, elle les a assez noblement réparées pour se les faire pardonner. » Et comment les a-t-elle réparées ? A moins que ce ne soit en demeurant fidèle à M. de Grimm. Auquel cas que veut-on que j’y voie de si noble ? Que MM. Lucien Perey et Gaston Maugras y prennent garde : ils se contentent trop aisément. Leur confiance en l’auteur des Mémoires est trop grande, ils se mettent en tout trop promptement de son côté. S’il y a cependant des chances pour que tout auteur de Mémoires, et même quand ces mémoires sont des confessions, farde toujours un peu la vérité, combien sont-elles plus nombreuses, quand c’est une femme qui tient la plume ? une femme « tendre et sensible ? » et une femme qui sait qu’elle a passé pour « inconstante et capricieuse ? et qui veut s’en défendre ? Mais je répète que je ne veux point entrer en discussion, et c’est seulement un scrupule que je livre à l’appréciation des auteurs de la Jeunesse de Mme d’Épinay. Je voudrais aussi, puisqu’il en est peut-être temps encore, qu’ils prissent un peu plus la peine de nous montrer eux-mêmes les liaisons de leur sujet avec l’histoire des mœurs ou des idées au XVIIIe siècle. Un M. de Castries, dans le temps de la querelle de Diderot et de Rousseau, disait avec impatience : « Cela est incroyable ; on ne parle que de ces gens-là, des gens qui n’ont point d’état, qui sont logés dans un grenier ; on ne s’accoutume point à cela, » et Chamfort, qui nous le rapporte, ne digérait pas le mot. Il ne laisse pourtant pas sous son impertinence d’envelopper un peu de vérité. Que m’importe en effet le ménage de M. de Bellegarde ? et que me font à moi les affaires de M. de Jully ? Si vous voulez que je m’y intéresse, il faut me montrer ce que Grimm, l’un de ses familiers, montra sans doute à M. de Castries, qu’il était, lui, Castries, les siens, et tout le siècle, plus intéressé qu’il ne le croyait, sinon dans la querelle, du moins dans les affaires de l’auteur du Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes et du redoutable ouvrier de l’Encyclopédie. Il n’est si mince sujet, ni d’un intérêt si particulier, qui ne soit par quelque endroit d’un intérêt général ; c’est même proprement ce qu’on en appelle la philosophie ; encore faut-il bien quelquefois aider le lecteur à l’en dégager. Les auteurs de la Jeunesse de Mme d’Épinay ne s’y sont pas assez employés.

Le XVIIIe siècle ne passe pas précisément, même parmi ses admirateurs, pour un siècle exemplaire, ou plutôt j’en connais quelques-uns qui ne l’aiment pour rien tant que pour la beauté de sa corruption. Il n’a pas été cependant tout à fait stérile en vertus, et jusque dans les grandes places on y a vu des intentions droites et de nobles âmes[10]. Je n’en veux pour preuve que le livre où M. Othenin d’Haussonville a ranimé pour nous les hôtes habituels du salon de Mme Necker. Ce sont un peu toujours à la vérité les mêmes personnages, et nous les avons tous rencontrés quelque part, dans le salon de Mme Geoffrin ou dans celui du baron d’Holbach, — d’Alembert, Marmontel, Grimm, Diderot, Galiani, le mélancolique Thomas. En ce temps-là, comme de nos jours, il suffisait à meubler les salons de Paris d’un fort petit nombre de grands hommes habiles à se multiplier. Mais ici, dans le salon de Mme Necker, ils ont quelque chose de changé, comme s’ils avaient dépouillé pour entrer l’allure trop libre et cette franchise de langage, très voisine du cynisme, qui leur était ordinaire, et nous les reconnaissons à peine. Morellet, l’un des plus enragés disputeurs qu’il y eût au monde, parle avec poids, nombre et mesure, Galiani a rectifié l’alignement de sa perruque, il ne grimpe pas sur les fauteuils ; Diderot lui-même enfin sent avec étonnement s’éveiller en lui je ne sais quel goût nouveau de « délicatesse et de pureté. » Là, en effet, est bien l’originalité du salon de Mme Necker, parce que là précisément est l’originalité de Mme Necker elle-même : dans le contraste piquant, selon le mot de Galiani, de sa pudeur qui combat avec sa politesse, et de la correction presque puritaine de ses mœurs et de son maintien même, avec la profonde, mais élégante corruption qui l’entoure. Et là aussi, dans les heureux effets qu’il a su tirer, en vrai peintre de portraits, de la difficulté même de son sujet, est l’originalité du livre de M. d’Haussonville.

Il nous reste maintenant à signaler dans ces deux volumes les nombreux documens inédits qu’avec une libéralité dont les détenteurs de pièces historiques ne sont pas assez coutumiers, M. d’Haussonville a bien voulu distraire des précieuses archives de Coppet. Le choix surtout en est heureux et la mise en œuvre tout à fait habile. Lettres de Gibbon, lettres de Grimm, lettres de Galiani, lettres de Diderot, lettres de Buffon, — il n’en est pas une de toutes celles que nous donne M. d’Haussonville qui ne soit profondément caractéristique du personnage, et plusieurs ont une importance considérable pour l’histoire littéraire du siècle. Telles sont notamment celles de Diderot et celles de Buffon. On remarquera dans celles de Thomas un accent de mélancolie dont la nouveauté, pour le temps, ne pouvait échapper à M. d’Haussonville : nous ne le chicanerons pas sur la discrète réhabilitation qu’il a failli entreprendre du chantre de la Pétréide. L’histoire politique enfin ne négligera pas de faire son profit de ce que ces deux volumes enferment de renseignemens précieux. Si M. d’Haussonville, en effet, s’est délibérément abstenu d’étudier les deux ministères de Necker, il en a pourtant assez dit, comme sans y toucher, pour obliger plus d’un historien à corriger plus d’une de ces assertions dont la grande raison de se perpétuer dans l’histoire est que quelqu’un l’avait dit le premier.

Nous avons dû laisser de côté, dans cette revue rapide, plus d’un livre qui mériterait assurément mieux que la simple mention que nous ne voulons pourtant pas omettre d’en faire avant de terminer. Nous ne reviendrons pas sur ces recueils de pièces qui marchent lentement vers leur terme, comme les Archives de la Bastille, de M. François Ravaisson, ou le Chansonnier historique du XVIIIe siècle, de M. Emile Raunié : nous en avons peut-être parlé suffisamment, et il n’y a plus qu’à y emprunter, selon les cas, ce qu’ils contiennent d’utile aux sujets que l’on traite. Nous ne ferons aussi que nommer deux collections ; celle des Lettres du XVIIIe siècle, que M. Eugène Asse réimprime avec préfaces, notes et tables, et la collection des Petits Conteurs du XVIIIe siècle, dont M. Octave Uzanne dirige la publication : nous aurons plus tôt ou plus tard occasion d’y revenir ; la première a son importance et la seconde son intérêt. Mais il est quelques livres dont nous dirons au moins quatre mots. Tel est le livre de M. Emile Campardon : les Prodigalités d’un fermier-général[11], où les curieux trouveront l’histoire de ce manuscrit des Mémoires, dont les auteurs de la Jeunesse de Mme d’Épinay ont tiré si bon parti ; les impatiens, quelques détails peu connus sur les dernières années de l’amie de Grimm et de Francueil ; et les ramasseurs de coquilles, deux procès-verbaux authentiques des vivacités de geste et des libertés de langue de « demoiselle Anne-Antoinette Champion, épouse de M. Denis Diderot, bourgeois de Paris et éditeur de l’Encyclopédie. » La pièce où Diderot est désigné sous ce titre, qu’il n’est peut-être pas inutile de remarquer, est datée de l’année 1768. Signalons encore l’ouvrage de M. Emile Bos sur les Avocats au conseil du roi[12]. Si le XVIIIe siècle ne le remplit pas tout entier, du moins y occupe-t-il la plus large place. Les biographes de Voltaire, de Beaumarchais, de Mirabeau pourront y trouver de nombreux renseignemens, comme on les aime aujourd’hui, sur les affaires de ces trois hommes éminemment processifs. Mais ceux-là surtout l’apprécieront, qui savent si les documens uniquement littéraires sont vagues et la difficulté qu’il y a d’arriver à la précision toutes les fois qu’une question d’ancien droit ou de procédure administrative se trouve engagée dans une question historique. Un autre livre enfin très important et dont nous reparlerons quand un second volume l’aura complété, c’est la Bibliographie de Voltaire[13], de M. George Bengesco. On n’en finira jamais avec Voltaire, et quand on en aura tout dit, il en restera toujours quelque chose à dire.

« On vient trop tard, après tant de critiques et d’érudits, pour parler des grands noms littéraires du XVIIIe siècle, » lisions-nous pourtant à la première page d’un livre[14], amusant d’ailleurs et bien fait, sur un obscur pamphlétaire de ce même XVIIIe siècle. Je n’en crois rien. "Nous ne venons pas plus tard à parler de Voltaire ou de Rousseau que de la guerre de sept ans ou de la perte de l’Inde, des « grands noms littéraires, » que des événemens historiques du XVIIIe siècle. En attendant que l’auteur de la Bibliographie de Voltaire nous en donne sans doute la complète énumération, prenez seulement une idée de ce qui s’était publié sur Voltaire avant que M. Gustave Desnoiresterres écrivît ses huit volumes : Voltaire et la Société au XVIIIe siècle. Mais s’il y aurait ingratitude à la fois et témérité de songer à refaire ce remarquable ouvrage, et sans faire observer que déjà quelques parties pourraient en être utilement retouchées, n’est-il pas vrai que, bien loin de clore le débat sur Voltaire, ce livre, si riche de faits nouveaux, et nouveaux surtout par la nouveauté de la disposition, l’a plutôt ranimé ? Manquions-nous encore d’écrits sur Diderot ? Mais, dans ces dernières années, cette considération qu’ils venaient trop tard, n’a heureusement arrêté ni M. Caro, ni M. Scherer, ni M. Morley, pour ne parler que de ceux qui sont à notre connaissance ; et chacun d’eux a prouvé, différemment mais également, qu’il y en avait encore quelque chose et beaucoup à dire. Je ne désespère pas qu’il ne se trouve après eux quelqu’un pour avoir le même courage et en obtenir la même récompense. C’est qu’indépendamment de ce que, comme on a pu le voir, chaque jour nous apporte de nouveau sur le XVIIIe siècle, on ne vient jamais trop tard à parler des œuvres ou des faits qui, si loin dans le temps qu’on en puisse être, n’ont pas encore produit toutes leurs conséquences. Il y aura des choses neuves à dire des philosophes et de l’Encyclopédie tant que nous n’aurons pas reconquis la tranquillité d’esprit qu’ils nous ont enlevée, comme de la politique ou de la guerre tant qu’un nouvel équilibre n’aura pas remplacé celui que l’apparition subite, pour ainsi dire, de la Prusse et de la Russie, a renversé dans le siècle dernier.

J’espère d’ailleurs avoir montré, d’après quelques-uns au moins des livres dont j’ai parlé, qu’il s’en fallait de beaucoup que le XVIIIe siècle nous fût aussi connu que nous serions tentés quelquefois de le croire. Si je pouvais communiquer cette conviction à ceux, qui l’étudient un peu trop persévéramment, sous prétexte d’histoire de mœurs, par ses côtés honteux ; et, d’autre part, inspirer le désir de l’étudier à ceux qui continuent d’en parler comme on le pouvait faire il y a seulement vingt-cinq ou trente ans, je n’aurais point perdu ma peine, ce qui leur est sans doute fort indifférent, mais surtout, et ceci les touchera plus sensiblement, je ne leur aurais point conseillé un ennuyeux emploi de leurs loisirs.


F. BRUNETIERE.

  1. Études diplomatiques. — La Première lutte de Frédéric II et de Marie-Thérèse, par, M. le duc de Broglie. Voyez la Revue du 15 novembre et du 1er décembre 1881, du 1er et du 15 janvier, du 1er février, du 1er et du 15 mars 1882.
  2. Quoique, dans cette revue rapide, et nécessairement très incomplète, nous ne signalions que des ouvrages français, nous ne pouvons pourtant nous dispenser d’avertir le lecteur que quatre volumes sont venus tout récemment compléter l’ensemble des publications de M. d’Arneth : Briefe der Kaiserin Maria-Theresia an ihre Kinder und Freunde, 4 vol. in-8o ; Wien, 1881 ; Braumuller.
  3. Louis XV et Elisabeth de Russie. — Étude sur les relations de la France et de la Russie au XVIIIe siècle, d’après les archives du ministère des affaires étrangères, par M. Albert Vandal, 1 vol. in-8o, Paris, 1882 ; Plon.
  4. Dupleix, par M. Henry Bionne, 2 vol. in-8o. Paris, 1881 ; Maurice Dreyfous.
  5. Un Essai d’empire français dans l’Inde au XVIIIe siècle. Dupleix, d’après sa correspondance inédite, par M. Tibulle Hamont, 1 vol. in-8o. Paris, 1881 ; Plon.
  6. Christophe de Beaumont, archevêque de Paris (1703-1781), par le P. Emile Régnault, de la compagnie de Jésus, 2 vol. in 8°. Paris, 1882 ; V. Lecoffre.
  7. Une Famille de finance au XVIIIe siècle. Mémoires, correspondances et papiers de famille réunis et mis en ordre, par M. Adrien Delahante, 2 vol. in-8o ; Paris, 1881 ; Hetzel.
  8. Une Femme du monde au XVIIIe siècle, La Jeunesse de Mme d’Épinay, d’après des documens inédits, par MM. Lucien Perey et Gaston Maugras, 1 vol. in-8o ; Paris, 1882 ; Calmann Lévy.
  9. Voyez la Revue du 15 juin 1881.
  10. Le Salon de Mme Necker, d’après des documens inédits, tirés des archives de Coppet, par M. le vicomte d’Haussonville, 2 vol. in-18 ; Paris, 1882 ; Calmann Lévy.
  11. Les Prodigalités d’un fermier-général. Complément aux Mémoires de Mme d’Epinay, par M. Emile Campardon ; 1 vol. in-18. Paris, 1882, Charavay, frères.
  12. Les Avocats aux conseils du roi. Étude sur l’ancien régime judiciaire de la France, par M. Emile Ros ; 1 vol. in-18. Paris, 1881, Marchal et Billard.
  13. Voltaire. Bibliographie de ses œuvres, par M. George Bengesco, 1 vol. in-8o, Paris, 1882 ; Rouveyre et Blond.
  14. Théveneau de Morande, par M. Paul Robiquet ; 1 vol. in-8o, Paris, 1882 ; Quantin.