Revue littéraire - Publications récentes sur le XVIIe siècle

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Revue littéraire - Publications récentes sur le XVIIe siècle
Revue des Deux Mondes3e période, tome 73 (p. 695-706).
REVUE LITTERAIRE

PUBLICATIONS RECENTES SUR LE XVIIe SIECLE

I. Henriette-Anne d’Angleterre, duchesse d’Orléans, par M. le comte de Baillon. Paris, 1886 ; Perrin. — II. Louis XIV et la Compagnie des Indes orientales, par M. Louis Pauliat. Pariz, 1886 ; Calmann Lévy. — III. Louise de Kéroualle, duchesse de Portsmouth, par M. H. Forneron. Paris, 1886 ; Plon.

On a beaucoup écrit, l’art dernier, sur le dix-septième siècle, presque autant qu’il y a deux ans sur l’histoire de la révolution, comme s’il fallait à tous ces grands sujets un peu de temps pour se renouveler, — eux, et surtout l’intérêt que le public y prend. Ayant saisi l’occasion, quand elle s’est présentée, de parler ici même de ceux de ces travaux qui regardaient plus particulièrement l’histoire littéraire, c’est de ceux qui touchent l’histoire générale que nous voudrions dire aujourd’hui quelques mots, ou plutôt de trois d’entre eux, qui tournent autour de la même question. Dans le livre de M. de Baillon : Henriette-Anne d’Angleterre, duchesse d’Orléans, comme dans celui de M. Louis Pauliat : Louis XIV et la Compagnie des Indes orientales, comme enfin dans celui de M. Forneron : Louise de Kéroualle, duchesse de Portsmouth, il s’agit de l’alliance anglaise au XVIIe siècle et des causes de la guerre de Hollande. Indépendamment de ce qu’ils contiennent de neuf sur ce grave sujet, ces trois livres, d’ailleurs, très inégaux de mérite, sont également riches de documens et même d’anecdotes. Nos archives, comme toujours, en ont fourni la meilleure part, et, dans ces archives, la correspondance de nos ambassadeurs. La réalité de l’histoire a quelquefois de ces surprises. « Quand on songe à la cour du grand roi, disait un spirituel historien, il vient des idées de pompe et d’étiquette majestueuse. Tout au contraire, on n’y trouvait rien d’élégant qui ne fût leste ; » et pareillement, il faut avouer que les Courtin et les Grémonville ont traité les plus grandes affaires avec une désinvolture qui n’eut d’égale que leur habileté.

En écrivant jadis une excellente biographie d’Henriette-Marie de France, reine d’Angleterre, M. de Baillon s’était promis de nous raconter quelque jour, pour achever celle de la mère, l’histoire de la fille : Henriette-Anne d’Angleterre, duchesse d’Orléans. Après ce que tant d’autres en ont dit avant lui, il semblait à M. de Baillon qu’il y avait quelque chose encore à dire de « cette jolie, gracieuse et intelligente » Madame, comme l’a quelque part appelée Macaulay ; et la preuve qu’il ne se trompait point, c’est que lui-même, en quatre cents pages, n’en aura pas encore tout dit. J’aurais voulu d’abord qu’il soumit à une critique plus sévère les dominons qui servent à écrire l’histoire de Madame, et particulièrement celui dont on fait la règle et le juge des autres : l’Histoire d’Henriette d’Angleterre, par Mme de La Fayette. Ce petit livre est-il bien de Mme de La Fayette ? C’est une première question que je propose aux érudits. Elle est nouvelle ; mais tant de Mémoires, dans l’ample collection que nous en possédons, ne sont pas de l’auteur à qui l’on les donne ! Il y avait plus de vingt-cinq ans que Mme de La Fayette était morte lorsque parut en Hollande l’Histoire de Madame Henriette ; et de qui le libraire tenait-il le manuscrit ? en admettant d’ailleurs que le livre soit bien de Mme de La Fayette, quelles preuves avons-nous que Madame elle-même l’ait effectivement presque dicté ? L’auteur le dit, je le sais bien, mais de récentes publications nous ont appris à nous défier de Mme de La Fayette, à la voir tout au moins sous un aspect un peu différent de l’ancien. Dans cette Histoire qui nous viendrait d’elle, Madame tiendrait trop souvent un étrange langage, et, si vraiment il était authentique, les mémoires ou les pamphlets du temps n’auraient rien dit de plus fort contre elle qu’elle-même.

Un autre point sur lequel on aimerait qu’un historien de Madame eût insisté, c’est l’influence qu’elle exerça sur la direction du goût et de l’esprit français au XVIIe siècle. M. de Baillon nous rappelle que Molière dédia son École des femmes à Madame, Racine, son Andromaque, et nous dit quelques mots, en passant, de l’histoire des deux Bérénice. C’est Fontenelle, je crois, qui le premier, dans sa Cie de Corneille, a conté comment Madame se plut à mettre sur ce sujet galant les deux poètes aux prises : l’autorité paraît-elle suffisante ? Ni Corneille, qui était bavard, ni Racine, qui avait un sentiment délicat de toutes les convenances, n’ont rien dit ni paru rien connaître de l’histoire où l’on les mêle. Faut-il y croire ? N’y faut-il pas croire ? Mais il faudrait l’examiner. Laissant de côté ce tout petit problème, j’aurais souhaité du moins que M. de Baillon développât une juste indication de Voltaire et de Sainte-Beuve. « Dans toutes les cours, dit ce dernier, qui avaient précédé de peu celle de Madame : à Chantilly, à l’hôtel Rambouillet et alentour, il y avait un mélange d’un goût déjà ancien et qui allait devenir suranné. Avec Madame commence proprement le goût moderne de Louis XIV ; elle contribua à le fixer dans sa pureté. » Voilà qui méritait qu’on le commentât, qu’on l’interprétât, qu’on le suivit plus loin. Madame était extrêmement naturelle, avec une entière absence d’apprêt, ou même un air de négligence, et elle fit le goût de la cour, qui régla celui du siècle. Les amoureux de Racine sont des Guiche ou des Louis XIV ; il y a quelques traits de Madame dans les Henriette, les Éliante, les Elmire de Molière ; Boileau lui-même, à cette école, raffina son goût d’abord un peu gaulois et même un peu bourgeois. Les salons, après l’avoir tiré de la grossièreté du XVIe siècle, eussent gâté l’esprit français ; la cour le sauva des salons, et dans la cour, celle qui dix ans y fut ou y parut être l’arbitre des plaisirs, des fêtes et des élégances.

Enfin, le caractère lui-même de Madame ne parait pas assez nettement indiqué dans le livre de M. de Baillon. Coquette, elle le fut sans doute, et sa coquetterie faillit un jour la mener loin, quand elle en essaya l’effet sur Louis XIV ; mais elle fut surtout ambitieuse. « Les mouvemens de son cœur, dit Mme de Motteville, portaient cette princesse à suivre âprement tout ce qui ne lui paraissait pas criminel et tout à fait contraire à son devoir. » Aprement ! La bonne dame en savait quelque chose par sa propre expérience, ayant été chargée par la reine mère de morigéner doucement l’imprudente Henriette ; mais le mot est juste, et d’autres témoignages, comme celui de La Fare, en confirment la justesse. Il y avait je ne sais quoi d’impérieux sous l’affabilité de Madame, et dans ses airs d’étourderie, dans son désir de plaire, un goût très vif de domination. Elle était douce aux doux, et bonne à qui ne la contrariait point. C’est ce qui éclate assez dans l’acharnement qu’elle mit à perdre La Vallière, parce qu’elle craignait que La Vallière, après le cœur, ne s’emparât de l’esprit et peut-être de la politique du roi. N’était-ce pas une maîtresse aussi, la comtesse de Castelmaine, depuis duchesse de Cleveland, qui menait alors la cour et les résolutions de Charles II, roi d’Angleterre ? Si l’on avait mieux la dans les vrais desseins de Madame, on eût peut-être moins insisté sur le roman de ses amours. Ses galanteries les plus compromettantes ne lui sont guère qu’un moyen d’intrigue ; au travers de tant de complications où elle se jette comme à plaisir, elle vise obstinément un but ; il s’agit pour elle de jouer un rôle politique ; et les imprudences de sa coquetterie s’expliquent et s’excusent par l’ardeur et la vivacité de sa jeune ambition.

Il eût convenu d’autant plus à M. de Baillon de le dire et de le faire bien voir que l’objet qu’il s’est surtout proposé dans ce livre, c’est de mettre en lumière le rôle considérable et assez mal connu que Madame a joué dans la politique des premières années du règne. Car on savait bien que Madame avait en part aux délicates négociations d’où sortit enfin le traité de Douvres, mais, pour imiter sans doute la réserve de Bossuet, et ne pas s’entendre accuser « d’arranger suivant leurs idées les conseils des rois, » les historiens n’avaient étudié de très près ni ces conseils eux-mêmes, ni ces négociations, ni l’influence de Madame. M. de Baillon, pour le faire, s’est aidé de la correspondance même de Madame et de Charles II, conservée partie aux Affaires Étrangères, partie au Record Office, et dont on n’avait jusqu’à lui publié que peu et d’assez courts extraits. Nous y voyons Madame, usant de l’affection que lui porte son frère, s’ingérer doucement dans les affaires, s’essayer, dès son mariage, au rôle d’intermédiaire entre la France et l’Angleterre, par-dessus les ambassadeurs, qu’elle gêne d’autant plus qu’à peine soupçonnent-ils son influence occulte ; traiter des questions importantes, comme celle du salut que la marine britannique exige des autres pavillons ; et enfin obtenir, vers la fin de l’année 1662, une lettre qui vraiment l’accrédite auprès de Louis XIV « dans l’intérêt, dit Charles II, de l’union intime des deux couronnes, dont il veut faire désormais la base de sa politique. » Il s’agissait, en ce temps-là même, de la grosse affaire de la cession de Dunkerque à la France, et l’on juge, à ces mots, de la part que Madame y put prendre. En 1666, c’est encore Madame qui sert d’intermédiaire entre Louis XIV et Charles II dans les négociations qui préparent le traité de Breda ; c’est elle encore, trois ans plus tard, en 1669, qui réussit à détacher son frère de la Triple Alliance, et c’est elle enfin qui, dans ce voyage triomphal d’Angleterre, après deux ans de pourparlers, en 1670, un mois à peine avant de mourir, emporte la conclusion de ce traité de Douvres qui va permettre à Louis XIV, assuré désormais, du côté de l’Angleterre, d’entreprendre la guerre de Hollande et de conquérir à la France la Flandre et la Franche-Comté. Si quelqu’un peut regretter l’intervention de la princesse dans les affaires d’état, on conviendra sans doute que ce n’est pas sa patrie d’adoption. Française et très Française, la mémoire de Madame devrait encore nous demeurer respectée quand sa mort soudaine, à vingt-six ans, ne nous la rendrait pas tragique, et l’Oraison funèbre de Bossuet éternellement touchante. C’est à la fois l’intérêt et la nouveauté du livre de M. de Baillon que l’avoir établi les titres de Madame à la reconnaissance de l’histoire ; il est d’ailleurs facilement et agréablement écrit. Ne le trouvera-t-on pas un peu bref sur la mort de Madame ? — M. de Baillon ne croit pas à l’empoisonnement, et il se contente de renvoyer le lecteur aux travaux de MM. J. Lair, Anatole France, Loiseleur et Littré ; mais, sans entrer dans ces détails de médecine rétrospective, et tout en croyant, comme lui-même, à la mort naturelle, n’eût-il pas pu du moins examiner de plus près ce qui fait le nœud de la question : je veux dire à qui la disparition de Madame importait ? C’est le chevalier de Lorraine que l’on accuse d’ordinaire, et l’on oublie de mettre en cause un autre personnage qui me paraîtrait pourtant bien autrement suspect : Olympe Mancini, comtesse de Soissons, surintendante de la maison de la reine, et privée de son amant, le marquis de Vardes, en même temps que chassée de la cour pour Madame et presque par Madame. Olympe était vindicative ; quelques années plus tard, impliquée dans l’affaire des poisons, elle prendra la fuite au plus vite ; on la retrouve encore mêlée, en 1689, dans l’histoire de l’empoisonnement prétendu de la reine d’Espagne, fille de Madame ; elle avait, d’ailleurs, jadis exercé sur Louis XIV une influence dont Madame seule avait en le pouvoir de la déposséder. Voilà bien des présomptions ; et dans une histoire de Madame il n’était superflu d’en discuter la gravité. M. de Baillon a-t-il estimé qu’il perdrait son temps et sa peine à creuser un problème dont les élémens nous échappent ? Il n’aurait pas fait attention, en ce cas, que l’intérêt et le profit de ces problèmes historiques, par les recherches qu’ils exigent, la connaissance des hommes, des mœurs et des temps, est bien moins de se laisser résoudre que de nous faire à chaque pas pénétrer plus avant dans l’esprit ou l’âme même d’un siècle.

Entre une biographie d’Henriette-Anne d’Angleterre et un livre sur Louis XIV et la Compagnie des Indes orientales, il ne semble pas d’abord qu’il y ait des rapports bien étroits ; et au fait il y en aurait peu, ou même il n’y en aurait pas, si l’auteur n’avait travaillé de son mieux à y en mettre. L’aventure de M. Pauliat est, d’ailleurs, assez commune. On ne cherchait dans l’histoire du passé, dans les cartons d’un ministère ou dans les papiers des Archives, que les origines d’une question contemporaine, et l’on perd bientôt de vue l’objet de sa recherche, et l’on découvre insensiblement que ce qu’il y a de plus intéressant dans le présent, c’est encore le passé… Mais ce n’est là que le commencement des découvertes de M. Pauliat, et elles sont si nombreuses que je ne sais ce qui me tient de les numéroter.

Qui se fût douté, par exemple, avant M. Pauliat, que Louis XIV « eût brûlé d’une ardeur incroyable » pour les intérêts du commerce français ? Voilà une découverte ! Ce sera donc la seconde. Assurément je ne veux pas ici diminuer le prix du service que nous a rendu M. Pauliat en nous racontant tout au long l’intéressante histoire de la fondation et de la décadence de la compagnie des Indes orientales de 1664. Si déjà la publication des Lettres, Instructions et Mémoires de Colbert nous en avait beaucoup appris, et beaucoup plus en vérité que ne le veut bien dire M. Pauliat, je reconnais volontiers que son livre y ajoute, et l’histoire générale en fera certainement son profit. Il aura donc, lui aussi, publié le premier d’importans documens inédits, tirés pour la plupart des archives de la marine, et dont quelques-uns nous apportent ce que l’on ne pouvait savoir en effet que par eux. Le XVIIe siècle a eu, comme le nôtre, sa question de Madagascar et M. Pauliat l’aura débrouillée, sinon tout à fait éclaircie. Mais, après cela, j’ose bien l’assurer que personne, — excepté lui, puisqu’il le dit, — n’ignorait que Louis XIV eût étendu sa sollicitude active jusqu’aux choses du commerce et de l’industrie, ni personne que ses plaisirs ne l’avaient jamais empêché, pendant un demi-siècle et plus, de remplir son métier de roi, — comme M. Pauliat paraît croire qu’on le croit.

Le procédé de cet auteur est vraiment trop commode, à moins qu’il ne soit ce que l’on appelle bien « jeune, » et qu’il ne témoigne d’une rare ignorance des entours de son sujet. Il ressemble à celui d’un homme qui dirait : « Supposons que Corneille soit médiocrement tragique, ou Molière médiocrement gai, » et qui ferait un livre pour prouver qu’en vérité Corneille est plus tragique et Molière plus gai que ne l’admet cette supposition. M. Pauliat nous dit de même : Supposons que Louis XIV n’ait été qu’une « machine à signer » entre les mains de Colbert, de Louvois et de Lionne ; et il n’a pas de peine à prouver le contraire ; et lse sait bon gré de l’avoir si bien prouvé. « Après les documens et les faits que nous avons cités, dit-il en terminant, on ne saurait plus s’en tenir sur Louis XIV à l’opinion généralement acceptée aujourd’hui,.. et force est d’admettre qu’il a nécessairement possédé une puissance d’application, une continuité d’idées et une capacité de travail peu communes. » Comme si, au contraire, ce n’était pas là l’opinion tellement acceptée qu’elle en est devenue presque triviale ! Comme si tous les historiens n’étaient pas unanimes à l’avoir vingt fois reproduite ! Comme si l’on ne l’avait pas enseignée jusqu’aux enfans de nos écoles primaires ! ou comme si le Français qui l’énonce apprenait seulement quelque chose à l’étranger ! — mais il aurait appris quelque chose à M. Pauliat.

Ainsi préparé, le lecteur devine ce que M. Pauliat nous pouvait dire de précis et de neuf sur les causes de la guerre de Hollande : c’est sa troisième découverte. On avait cru jusqu’à ce jour qu’en déclarant la guerre à la Hollande, en 1672, Louis XIV avait surtout voulu « châtier en liberté cette altière et ingrate nation ; » et une bonne raison de le croire, c’était que Louis XIV lui-même, dans un Mémoire que l’on conserve aux Archives de la guerre, avait pris la peine de l’apprendre à la postérité. Depuis que la Hollande, par le traité de la Triple-Alliance, avait osé borner le cours des conquêtes du « Roy » dans les Pays-Bas espagnols, Louis XIV en gardait une inexpiable rancune, et « au risque de ce qui pourrait arriver de ces mêmes conquêtes, » — c’est encore lui qui parle, — il résolut de prendre sur ce peuple de marchands une revanche retentissante. C’est même là-dessus que l’on se fonde, que l’on s’est de tout temps fondé pour discuter si Louis XIV, en mettant ainsi sa rancune au-dessus de ses intérêts, n’engagea pas la politique française dans une voie plus dangereuse encore que nouvelle. M. Louis Pauliat vient changer tout cela : « Lorsque Louis XIV effectuait ce passage du Rhin si emphatiquement chanté par Boileau,.. qu’on n’aille pas croire qu’il visait à étendre son royaume dans le nord ou à se venger d’épigrammes ridicules… Ce à quoi il songeait au-dessus de tout, c’était uniquement à prendre un pied sérieux aux Indes et à s’y substituer aux Hollandais. » Telle est la vraie cause de la guerre de Hollande, la seule, dit M. Pauliat, et dont personne avant moi ne s’était avisé. Louis XIV avait engagé des fonds dans les entreprises de la compagnie des Indes et il voulait les faire fructifier, ce qui n’était possible qu’en prenant aux Indes « le pied sérieux » qu’y avait la Hollande. Mais si M. Pauliat avait raison, s’il s’agissait de ruiner le commerce hollandais, pourquoi donc lui-même trouvait-il si plaisante l’opinion de ceux qui n’ont voulu voir dans cette grande guerre qu’une « guerre de tarifs ? » Et en supposant que le rêve ou l’espoir qu’il dit ne fût pas étranger aux résolutions de Louis XIV, — attendu que quand on fait la guerre, ce n’est pas « au premier sang, » et pour faire à son ennemi un mal précis et limité, mais le plus de mal possible, — en quoi cette cause empêche-t-elle qu’il y en ait en d’autres ? C’eût été le chef-d’œuvre, en vérité, si Louis XIV eût eu l’art de se faire payer pour avoir accompli sa vengeance ! Car enfin, dites-moi la rage que l’on a de vouloir que de grands événemens n’aient qu’une cause, et qu’une seule cause, et qu’une toute petite cause ? M. Pauliat ignore donc que dans toute philosophie de l’histoire, dans celle même de Pascal et de Bossuet, la notion de cause est multiple ; que tout s’entretient et tout se combine ; qu’une guerre « de tarifs » peut être une guerre « de conquêtes ; » une guerre « politique, » en même temps « religieuse, » et les intérêts matériels trouver enfin leur satisfaction dans l’assouvissement d’une rancune !

Ce n’est pas tout, et M. Pauliat a encore découvert autre chose ; Louis XIV, pour « monter » la compagnie des Indes occidentales, « recourut aux mêmes procédés dont se servent de nos jours les hommes de Bourse ! » Par son ordre, l’académicien Charpentier fut chargé d’écrire une brochure : Touchant l’établissement d’une compagnie française pour le commerce des Indes ; on essaya d’intéresser d’abord à l’entreprise le commerce de Paris ; on rédigea de véritables circulaires pour attirer les souscripteurs… Qui ne savait pas tout cela pouvait aisément le savoir : il n'avait qu'à ouvrir le tome II des Lettres, Instructions et Mémoires de Colbert. Mais voici le beau de la découverte : c'est qu'aussitôt la compagnie formée, Louis XIV prétendit en gouverner lui seul toute la conduite, et prépara d'abord avec les fonds des actionnaires une expédition pour Madagascar. M. Pauliat s'en indigne, il n'aurait jamais cru que Louis XIV fût capable d'un tel forfait, et à ce propos il entre dans « une série d'étonnemens et de surprises, » où nous avons le plus vif regret de ne pouvoir le suivre.

Car autant qu'il s'est mépris sur le caractère de Louis XIV, autant il se méprend ici sur le caractère de la royauté du XVIIe siècle, et peut-être davantage encore sur le caractère de l'opération dont il s'est constitué l'historien. En établissant la compagnie des Indes orientales, comme depuis tant d'autres compagnies du même genre, Louis XIV, en effet, ne « montait point une affaire, » mais essayait uniquement d'étendre et de développer le commerce français. En appelant à lui les souscripteurs, et d'une manière fort impérative, il ne se proposait point de les enrichir, mais d'intéresser leur bourse au succès d'une entreprise de politique générale. Et en prenant enfin la conduite de cette entreprise, il ne faisait rien qu'étendre à la compagnie des Indes cette autorité qu'il exerçait, qu'il prétendait exercer sur sa cour et son royaume. La notion de l'état a changé depuis lors, mais telle était celle de Louis XIV, et M. Pauliat n'a pas l'air de s'en douter. Il oublie constamment, au cours de son récit, que Louis XIV est un maître et un maître qui veut être absolu. Mais il en résulte qu'il s'indigne à tort. Car la formation de la compagnie même, car cet appel aux souscripteurs, car ces réunions d'actionnaires, dans ce siècle où le crédit commence à peine d'essayer ses forces, bien loin d'être, comme il croit, des abus de pouvoir, sont au contraire autant de tentatives pour faire l'éducation d'un public encore neuf à ces sortes d'affaires. M. Pauliat a pris son sujet à contre-pied, et, pour parler comme lui, s'il ne change pas de pied, il n'est pas près encore de prendre « un pied sérieux » dans l'histoire du XVIIe siècle.

On peut dire du livre de M. Forneron : Louise de Kéroualle, duchesse de Portsmouth, qu'il fait exactement suite à celui de M. de Baillon sur Henriette-Anne d'Angleterre. Décousu, comme le sont tous les livres de M. Forneron, et court d'haleine, mal écrit, avec de grandes prétentions au style, curieux et intéressant malgré tout, il sera sans doute beaucoup lu, et nous n'en voulons détourner personne. Les « histoires de femmes, » — ne l'avons-nous pas déjà dit ? — vont bien à M. Forneron ; il a une manière de les détailler qui montre qu'il s'y plaît, et qui fait qu'on s'y plaît avec lui. Celle-ci, d'ailleurs, a vraiment son importance historique ; la petite Bretonne qui mourut duchesse de Portsmouth fut en son temps une façon de personnage, et nous n’avions jusqu’ici sur elle que de confus, très suspects et bien minces renseignemens.

A l’époque du voyage de Douvres, parmi les filles de Madame, il en était une dont les traits, enfantins encore, et la physionomie douce avaient paru faire une vive impression sur les sens de Charles II. Elle se nommait Louise de Kéroualle, était Bretonne, de bonne famille, âgée d’une vingtaine d’années, « Ses parens, prétend Saint-Simon, l’avaient destinée à être maîtresse du roi ; elle obtint une place de fille d’honneur chez Henriette d’Angleterre ; malheureusement pour elle, La Vallière y en eut une aussi. » Saint-Simon, comme il lui arrive, confond ici les temps. En 1661, qui est l’année où Louise de La Vallière devint la maîtresse du roi, Louise de Kéroualle avait à peine douze ans, et puis, c’était peut-être une distinction, un moyen de fortune que d’être maîtresse du roi, mais non pas encore en ce temps-là une carrière, une fonction, une charge : on n’y destina sa fille qu’un peu plus tard. Je ne crois pas non plus qu’en se faisant accompagner de Louise de Kéroualle, Madame ait prévu, comme on l’a dit, ce qu’il en adviendrait. Question de dates, nous Talions voir, et non pas de morale. La politique, de tout temps, s’est montrée peu scrupuleuse dans le choix de ses moyens, et, pour Madame, vraie sœur en cela de son frère, nous la connaissons maintenant assez libre de préjugés. Mais enfin, Louise de Kéroualle revint en France avec elle, et il n’en fut plus question jusqu’à la mort de la princesse.

Les bruits d’empoisonnement qui coururent alors ne trouvèrent nulle part plus de créance qu’en Angleterre. Charles II, sincèrement et vivement affligé, laissa échapper, contre Monsieur, des imprécations violentes ; « il y eut de la canaille, » écrit l’ambassadeur, « qui dit qu’il fallait faire main basse sur les Français ; » et Buckingham qui, jadis, avait fait l’amoureux de Madame, très ridiculement, qui correspondait avec elle, qui avait sur Charles II quelque influence, affecta publiquement de croire « à ce discours extravagant et très éloigné de la vérité. » On craignit un moment, en France, la rupture de l’alliance. Louis XIV se souvint-il alors lui-même de l’impression que Louise de Kéroualle avait faite sur Charles II, ou quelqu’un l’en fit-il souvenir ? Toujours est-il que la jeune fille passa en Angleterre et, de fille de Madame, devenue fille de la reine d’Angleterre, comme par héritage, Charles Il guérit de ses soupçons en lui faisant sa cour. Ce bon prince, comme l’appelle Hamilton, commençait à se lasser des hauteurs de la maîtresse en titre, la duchesse de Cleveland, des familiarités de celle qui régnait sous elle, Nell Gwynn, la comédienne, et de leurs infidélités à toutes deux. Hésitation ou coquetterie, d’ailleurs, Louise de Kéroualle eut l’art d’attiser la passion du roi par une belle résistance ; elle ne céda qu’au bout d’un an, et ce sont les dépêches du grave Colbert de Croissy qui nous ont conservé la date avec les circonstances de cette mémorable défaite. C’est à quoi nous devons nos Flandres, notre Franche-Comté, dit ici M. Forneron et, du ton qu’il le dit, il a véritablement l’air de le croire.

On fait trop de cas aujourd’hui de ces correspondances, diplomatiques, on en verse trop libéralement le contenu dans l’histoire, on croit trop vite et trop aisément, sur la parole d’un ministre ou d’un ambassadeur, à l’importance de toutes ces intrigues, du rôle qu’ils y jouent eux-mêmes, qu’ils s’imaginent y avoir joué. Comtesse de Farneham, baronne de Petersfield, duchesse de Pendennis et de Portsmouth, dame de la chambre de la reine, Louise de Kéroualle prit assurément un grand empire sur Charles II ; et, puisque Louis XIV crut devoir lui faire don d’une terre ducale, celle d’Aubigny-sur-Nièvre, il estima sans doute que la nouvelle maîtresse avait rendu quelques services à la France. Mais le fait est qu’elle n’eut pas le pouvoir, comme l’on sait, de prolonger l’alliance anglaise aussi longtemps qu’il eût fallu pour les intérêts de notre politique, d’où l’on peut inférer à bon droit, que n’en ayant pas empêché la rupture, elle n’avait pas dû beaucoup contribuer à en former la conclusion. Madame avait tout fait en 1670, et sa fille d’honneur ne devait rien ajouter à son œuvre.

Il convient d’ajouter que s’il existait entre l’Angleterre et la France, depuis l’abaissement tout récent encore de la maison d’Autriche, une rivalité d’intérêts naturelle, il en existait une aussi, d’autre part, entre la Hollande et l’Angleterre. Si c’était à la France que l’Angleterre se heurtait sur le continent, la Hollande lui disputait le commerce du monde et l’empire des mers. En 1665, dit Macaulay, pour faire la guerre à la Hollande, « la chambre des communes avait voté des sommes sans précédent dans l’histoire d’Angleterre, des sommes supérieures à celles qui avaient suffi à l’entretien des flottes et des armées de Cromwell quand son pouvoir était la terreur de l’Europe ; » et, la guerre ayant mal tourné pour l’Angleterre, on ne laissait pas de nourrir contre la Hollande un désir secret de revanche. D’un autre côté, Charles II gardait rancune aux états généraux de l’hostilité personnelle qu’ils lui avaient témoignée jadis, au temps de son exil, ainsi que de la défiance qu’ils marquaient toujours à son neveu d’Orange, le futur Guillaume III. Toute autre considération mise à part, libre de suivre son penchant, il n’était donc pas bien difficile d’incliner Charles II du côté de la France, et, quant aux intérêts eux-mêmes de l’Angleterre, en cas de guerre entre la Hollande et Louis XIV, ce pouvait être une question que de savoir où ils étaient. Ne semblera-t-il pas que l’on oublie tout cela quand on insiste si complaisamment sur les intrigues de cour et sur les histoires de femmes ? sur la rivalité de la duchesse de Cleveland et de la duchesse de Portsmouth ? sur les maladies que ce roi libertin communiquait à ses maîtresses ? et, pour le seul plaisir de réduire l’histoire à ses petites causes, n’en perd-on pas de vue le véritable objet ? Des livres comme celui de M. Forneron, des extraits comme ceux qu’il y donne, des phrases comme celle que nous en venons de citer feraient croire en vérité que la persévérance d’un Louis XIV, l’application et l’audace d’un Louvois, le génie d’un Condé, d’un Turenne, d’un Vauban ne sont de presque rien dans les destinées des empires, mais que tout y dépend de savoir qui des deux tient à Londres le haut du pavé : Louise de Kéroualle ou Nell Gwynn, la petite Bretonne de M. Forneron ou la crieuse d’oranges, — à moins que ce ne soit cette autre bonne pièce, Hortense Mancini, duchesse Mazarin.

En réalité, dans toute cette affaire, c’est encore Macaulay qui a le mieux vu, et ce que j’apprécie le plus dans le livre de M. Forneron, c’est ce qu’il contient de preuves nouvelles à l’appui du jugement de Macaulay. L’intérêt de Louis XIV, ou son dessein, n’était pas tant d’avoir des troupes anglaises à sa solde et de faire apprendre, sous Turenne, la guerre au futur Marlborough, mais plutôt d’entretenir la division de l’Angleterre contre elle-même, et ainsi d’annuler, dans le jeu de la politique européenne, l’influence d’une puissance rivale. Pour cela, en même temps qu’il pensionnait royalement Charles II, qu’il faisait des présens ou qu’il donnait des titres à Louise de Kéroualle, il achetait, mais un peu moins cher, les membres des communes, et notamment ceux de l’opposition, ou, comme on les appelait, du parti du pays. En ce temps-là, la conscience de l’illustre Algernon Sidney semble avoir valu quelque chose comme 500 guinées. Dans le vaste champ de l’intrigue, selon le mot de Figaro, il faut savoir tout cultiver : l’amour-propre d’une favorite et la haine d’un républicain pour les rois. C’est assez dire, je pense, que dans cette partie dont la domination de l’Europe était l’enjeu, le rôle de Louise de Kéroualle, plus considérable, à la vérité, que celui de Louise de La Vallière ou de Mme de Montespan, ne fut, après tout, que celui d’une maîtresse royale, et maîtresse du prince assurément le moins absolu, le moins maître de ses sujets et le moins libre de ses sympathies qu’il y eût dans l’Europe du XVIIe siècle. Il ne faut pas grossir les choses : ou a l’air de chercher soi-même des excuses de s’en être occupé.

Avec des alternatives, et mêlée, comme celle de toutes ses pareilles, de plus d’une humiliation, la faveur de la duchesse de Portsmouth se maintint pendant toute la durée du règne de Charles II, c’est-à-dire jusqu’en 1685. Elle paraît avoir aimé le roi, qui lui-même aimait en elle une douceur où ses autres maîtresses ne l’avaient pas habitué. A la mort de Charles II, bien traitée par le nouveau roi, mais sachant la haine qu’on lui portait en Angleterre, comme Française, bien plus encore que comme instrument de la politique de Louis XIV, craignant d’être attaquée dans le parlement, elle prit le parti de se retirer en France. « Elle y rentrait, dit M. Forneron, avec 130,000 francs de rente, ses meubles, ses bijoux, 50,000 francs de rente pour son fils, et 250,000 francs en or qu’elle avait reçus incontinent après la mort du roi. » La révolution de 1688 lui ravit une partie de cette fortune, et, en supprimant les pensions de la duchesse de Portsmouth, Guillaume III se flatta sans doute qu’il accordait son puritanisme avec sa parcimonie. Louis XIV, plus généreux, la tira d’embarras, et de procès en procès, car il semble qu’elle en eut beaucoup, habituellement retirée dans sa terre d’Aubigny, abandonnée par son fils, qui mourut avant elle, ce dernier débris de la cour débauchée de Charles II, belle encore à soixante-dix ans, prolongea son existence jusque sous le règne de Louis XV et le ministère du cardinal Fleury.

Lorsque Louis XIV mourut, on vit son peuple, dit Voltaire,


Ivre de vin, de folie et de joie,
De cent couplets égayant le convoi,
Jusqu’au tombeau maudire encor son roi.


J’ai voulu relire, à ce propos, dans l’Histoire d’Angleterre de Macaulay, le récit de la mort de Charles II, et j’y vois « que l’on remarqua qu’il n’y eut pas une servante à Londres qui n’eût trouvé le moyen de se procurer quelque morceau de crêpe en l’honneur du roi Charles. » Les sentimens de l’un et l’autre peuple, à ce moment de son histoire, sont restés ceux de ses historiens nationaux. C’est avec une indulgence relative, encore aujourd’hui, que l’on juge en Angleterre le triste prince au nom de qui ne peuvent cependant, pour un Anglais, s’attacher que de tristes, d’humilians, de honteux souvenirs : celui de la pire immoralité que l’on ait vue sur le trône, celui d’une des pires blessures qu’ait reçues l’orgueil britannique « le jour où la flotte hollandaise remonta la Tamise et vint brûler les vaisseaux de guerre qui se trouvaient à Chatham, » celui des intérêts enfin de l’Angleterre vendus pour quelques millions à la France. Il a régné, et on l’a supporté vingt-cinq ans, et ses historiens, à côté de ses fautes, n’oublient guère de rappeler les quelques qualités qui l’ont fait supporter, de bien minces qualités, bien inutiles au bonheur des peuples. Mais nous, et de notre temps même, de notre temps surtout, nous traitons aussi mal ou plus mal qu’aucun Anglais n’a fait Charles II, le roi qui, s’il commit, aussi lui, plus d’une faute, fit cependant beaucoup plus qu’aucun de ses prédécesseurs pour la gloire du nom français, et grand dans la prospérité, le fut encore dans les revers. Justice historique, voilà bien de les coups ! Celui-ci explique peut-être beaucoup de choses dans la fortune diverse de deux grandes nations.


F. BRUNETIERE.