Revue littéraire - Sur « La Littérature »

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REVUE LITTERAIRE

SUR LA « LITTERATURE. »

Nos lecteurs se rappelleront-ils qu’il n’y a guère plus d’un an nous plaidions ici même la cause de la rhétorique ? Ce sera dans quelque temps celle des idées générales, que je prévois qu’il nous faudra défendre, et montrer je ne sais dans quelle incapacité fâcheuse de les former l’une au moins des raisons de l’affaiblissement de la pensée contemporaine. Pour aujourd’hui, c’est la cause de la « littérature » même dont je voudrais dire quelques mots, et, sans prétendre épuiser le sujet le plus vaste, en toucher deux ou trois points seulement.

Ce n’est pas précisément que la « littérature » soit en danger de périr ; et la confrérie des « compagnons de la vie nouvelle,» — qui ne se compose encore, au surplus, que d’un apôtre et d’un disciple récalcitrant, — n’a pas réussi jusqu’à ce jour ni ne réussira, je l’espère, à faire croire aux jeunes gens que le mépris mystique de l’art serait le commencement de la sagesse ou le triomphe de la moralité. Nous avons assez de barbares parmi nous ! Mais, déjà, nous lisons, ici et là, que « la littérature diminue ce qu’elle semble parer ; » que « tout travail de style est en un sens une profanation de la pensée ; » que « les plus belles pages de la légende morale de l’humanité demeureront sans doute à jamais inédites ; » — et savez-vous ce que cela veut dire ? Cela veut dire que l’infécondité, qui passait jusqu’alors pour marque d’impuissance, l’est, au contraire, selon l’esthétique nouvelle, d’étendue, de portée, de vigueur d’esprit. Ce que nous appelons talent ou génie ne serait qu’un nom dont nous déguiserions l’incontinence des « polygraphes,» les Cicéron ou les Dante, les Voltaire ou les Hugo. Mais le grand artiste, ce serait le rêveur ! Le grand écrivain, ce serait celui qui n’a rien écrit, faute d’une langue au monde assez belle, ou d’un verbe assez spiritualisé, pour traduire la sublimité de ses pensées. Et le grand poète, — comme on disait au temps de ma jeunesse, — le grand poète, ce serait Orphée, dont il ne nous reste rien, à moins encore que ce ne fût Linus, lequel n’a sans doute jamais existé.

Quelques académiciens ne sont pas éloignés de penser les mêmes choses, mais ils ne prennent pas encore les mêmes « conclusions, » et ils ne raisonnent pas tout à fait de la même manière. C’est qu’ils en sont un peu empêchés par leur titre, si l’Académie, n’ayant de raison d’être que par et pour la « littérature, » n’a donc aussi qu’une obligation dont elle ne se puisse absolument s’affranchir, qui est de patronner « les littérateurs. » De même qu’en effet on ne conçoit guère une Académie des Beaux-Arts sans quelques peintres, quelques sculpteurs, quelques musiciens, de même on ne conçoit pas ou l’on conçoit mal une Académie française sans quelques poètes, quelques romanciers, quelques auteurs dramatiques ;.. et sans doute il en faut le moins possible, mais enfin il en faut. C’est pourquoi, si quelque illustre avocat s’honore d’en faire partie, c’est en qualité de « littérateur » lui-même, et non pas, j’imagine, à titre de jurisconsulte éminent. Comme autrefois les Dufaure et les Duvergier de Hauranne, il se rend bien compte, « quelque éclat dont il brille, » qu’il le doit à la présence auprès de lui, d’ans la Compagnie, je ne dis même pas des Lamartine ou des Hugo, je dis des Ponsard ou des Empis de son temps. Pour dédaigneux qu’il soit de la « littérature, » il est bien obligé de convenir avec lui-même, qu’il n’aurait pas brigué son « fauteuil, » si cinq ou six générations de « littérateurs » ne l’avaient occupé avant lui... Et cela ne laisse pas de le gêner pour dire toute sa pensée sur les « littérateurs » et la « littérature. »

Mais nous l’entendons de reste ; et quand il se demande : « si vraiment le monde des lettres — c’est lui qui souligne, — n’est qu’un syndicat professionnel où l’on fabrique par état des drames, des romans, et des comédies, des comédies, des romans et des drames, terminés invariablement par un duel, un assassinat, un suicide ou un mariage, » nous le comprenons. Nous le comprenons encore, quand il se flatte « qu’un jour viendra peut-être, où la vogue et la renommée iront au moins pour une bonne part au politique ou au soldat qui dit avec simplicité ce qu’il a fait ; au philosophe ingénu qui exprime avec sincérité ce qu’il a pensé ; à l’honnête témoin qui raconte ce qu’il a vu ; au voyageur qui, venant de loin, nous dira en bon français :


J’étais là, telle chose m’advint. »


Mais, si la question n’est pas trop indiscrète, combien M. Rousse en connaît-il, de ces « philosophes ingénus » qu’il appelle ? Combien de ces « soldats » ou de ces « politiques ? » Pour un Ségur ou pour un Marbot, — puisqu’ils sont à la mode, — a-t-il songé seulement combien nous avons d’auteurs de Mémoires militaires que leur simplicité n’empêche pas d’être parfaitement illisibles ? et pour quelques auteurs de Mémoires politiques, combien de Richelieu même et de Sully dont les Œconomies royales ou l’Histoire de la mère et du fils ne distillent qu’inoubliable ennui ?

C’est que « c’est un métier de faire un livre, comme de faire une pendule,» disait autrefois La Bruyère, et, de cette vieille vérité, deux siècles de «littérature» écoulés depuis lors n’ont pas fait, que je sache, une erreur. Apprendrai-je donc à M. Rousse qu’aucun métier ne s’improvise ou ne s’invente, pas plus en vérité celui de «littérateur» que celui d’avocat, et bien moins encore celui d’auteur dramatique, ou de poète, ou de romancier même ? Non, sans doute ; et il sait comme moi qu’une intrigue de drame ou de roman, quand elle devrait « invariablement» se terminer par un suicide ou par un mariage, n’en est pas pour cela plus facile à disposer qu’un procès à plaider, qui ne se termine pas, lui, moins « invariablement, » par être gagné ou perdu. Le «don» lui-même, comme on l’appelle, n’y sert de rien, ou de peu de chose, et jamais longtemps, si le travail, la patience, le temps ne s’y joignent. Aucun apprentissage n’est plus long que celui de l’art d’écrire, ni plus laborieux, et combien sommes-nous qui peinons trente ou quarante ans pour mourir sans l’avoir achevé ? Non-seulement cela : mais le « métier des lettres » est l’un des rares, le seul peut-être, où, comme dans la voie de la perfection, si l’on cesse d’avancer, on ne s’arrête pas, on recule... Et nous laisserions les académiciens dire aux « vieux généraux, » ou aux « jeunes voyageuses, » qu’ils n’ont qu’à nous conter « avec simplicité, » les unes ce qu’elles ont vu, les autres ce qu’ils ont fait, pour que « la vogue » et « la renommée » leur viennent de surcroît ! » Non, jeune fille, non, général ; remerciez-les, mais ne les en croyez pas ; ni vous surtout, jeunes gens. C’est le vieux Boileau qui a raison. La « littérature » est un art, et s’il n’y a pas d’art sans un peu d’inspiration, souvenez-vous qu’il n’y en a pas non plus sans un « métier » qui lui serve en quelque façon de support ! Pour égaler même le vaudevilliste que vous avez sifflé, le romancier dont vous avez jeté le volume au panier, ne vous figurez pas qu’il vous suffirait de le vouloir. Mais si vous le tentez et que vous ne réussissiez pas, si la « vogue » est lente à venir et « la renommée » plus lente encore, ne vous en prenez qu’à vous-mêmes, n’en accusez que votre insuffisance, et n’allez pas enfin vous persuader


Qu’on verrait le public vous dresser des statues,

si vous aviez eu seulement pour vous « l’attache d’une coterie, la camaraderie d’une école, l’appât d’un nom, le patronage d’une revue, ou la réclame d’un journal. »

Je sais ce que l’on dit : que tant de romans dont les titres, et parfois les images, font comme une tache obscène aux devantures de nos libraires ; tant de vaudevilles tour à tour épileptiques ou idiots que l’on joue sur nos scènes ; tant de chansons qu’on braille, ou qu’on hurle, ou qu’on gesticule dans nos cafés-concerts ne sont pas de la « littérature ; » — et je n’en disconviens pas. Il en est de l’art comme de tant d’autres choses, dont les beaux noms couvrent les pires commerces : nos pères avaient le Théâtre de la foire, et je ne sache pas qu’après tout Restif ou Casanova soient de nos contemporains ! Je consens également qu’il y ait beaucoup de « littérateurs, » qu’il y en ait même trop, et que plusieurs d’entre eux fissent aussi bien ou mieux de peser du sucre ou d’auner de la toile. Les romanciers surtout abondent ; — car pour les poètes, je n’en vois guère, et pour les auteurs dramatiques je conjecture que la race n’en est pas perdue, mais, en vérité, où sont-ils cette année ? Que si donc le public ne demande, comme le croit M. Rousse, « qu’à se débarrasser de l’effroyable cohue de fictions banales ou scélérates dont il est rassasié et comme abêti, » il n’a premièrement qu’à ne pas les lire, ce qui est facile ; et nous, pour l’y déterminer, c’est sur lui qu’il faut que nous tâchions d’agir. Mais, dans le procès de quelques industriels ou de quelques histrions de lettres, il ne serait pas seulement injuste, il est dangereux d’envelopper la « littérature. » Et si le nombre des « littérateurs » est grand, j’ajoute qu’il y en a des raisons qu’un académicien devrait nous rappeler, — si nous les avions par hasard oubliées.

Car on peut bien répéter, en se donnant des airs de délicat, que le roman, par exemple, ou le drame ne supportent pas la médiocrité. Ce n’est cependant qu’un mot ; et le fait est qu’au contraire ils la supportent si bien, qu’ils en vivent. On pourrait le regretter, si les chefs-d’œuvre tombaient du ciel en terre, comme les aérolithes. Mais, parce que la « littérature, » comme la « peinture, » est un métier, il faut, — si l’on ne veut pas que de génération en génération elles périssent, pour ainsi parler, tout entières, — que la « technique » ou les « procédés » s’en entretiennent d’âge en âge et se perfectionnent ; et c’est à quoi servent tous les romans qui ne sont pas de Balzac ou toutes les comédies qui ne sont pas de Molière. Comme il y a des degrés en tout, comédies ou romans peuvent d’ailleurs avoir leur mérite : on voit touer le Menteur encore avec plaisir, et Gil Blas n’est point un roman méprisable. Mais quand ils n’auraient servi qu’à préparer l’Ecole des femmes ou la Cousine Bette, ce serait encore assez pour les justifier d’être ; — et leurs auteurs de les avoir écrits. Si les savans, par cet aveu « dépouillé d’artifice, » ne craignaient pas de compromettre auprès de quelques ignorans le prestige de leur science, on serait étonné d’apprendre de combien d’expériences manquées, de combien d’essais avortés, de combien de calculs trompés, leurs plus belles découvertes sont faites. Il n’en va pas autrement dans l’histoire de la littérature et de l’art. Le roman que vous jugez médiocre, et qui l’est effectivement, il se peut qu’un chef-d’œuvre y soit comme enveloppé, pour des yeux qui l’y verront un jour. Laissez faire au temps. Ne vous défiez que de ceux qui proposent leurs nouveautés comme telles, puisque le génie même n’a qu’une idée confuse du progrès dont il est l’ouvrier. On ne forme pas le dessein de renouveler le théâtre ou de « rénover » le vers français, et l’évolution se fait sans qu’on y pense. Mais, romanciers ou poètes, ceux qui n’ont d’ambition que de faire ce que leurs prédécesseurs ont fait avant eux ; d’y ajouter leur personne à leur tour et d’empêcher ainsi que l’art ne se prescrive ou que la tradition ne s’interrompe, ceux-là, ni leur effort, ni leur travail ne seront entièrement perdus. Et c’est pourquoi, s’ils étaient plus nombreux encore, je doute, en y réfléchissant de plus près, qu’il fallût avoir peur de leur nombre.

L’occasion serait belle, — si je le voulais, — de faire ici reparaître « les compagnons de la vie nouvelle ; » mais, s’ils le veulent bien eux aussi, je les réserverai pour une autre et plus ample occasion. Ce qui me semble en effet plus utile, c’est d’essayer de préciser le sens de ce mot même de « littérature, » plus large, à notre avis, et surtout plus profond que ne le paraissent croire d’une part quelques romanciers ou quelques symbolistes, et d’autre part M. Rousse lui-même. Si nous ne pouvons sans doute admettre, avec M. de Goncourt, par exemple, que la « littérature » se réduise à noter des sensations rares au moyen d’une écriture artiste, laisserons-nous croire à M. Rousse qu’on ait fait œuvre de « littérature, » quand on a mis du bon français sur des pensées ingénues ? Si la comédie, le roman et le drame ne sont pas, comme le croit M. de Goncourt, toute la « littérature, » admettrons-nous, avec l’Académie, que l’heure soit venue de les chasser de la « littérature, » pour n’y laisser de place qu’aux mémoires des soldats ou qu’aux récits des voyageurs ? On peut essayer de voir d’un peu plus haut les choses. Il ne faut pour cela que de se détacher un peu de soi-même, — comme le demandent les nouveaux mystiques, mais comme d’ailleurs ils ne le font pas ; — ne se soucier ni de plaire ni de déplaire à personne, ce qui semble être malheureusement le principal objet de beaucoup d’écrivains ; et tâcher de ne rien dire qui ne soit également vrai de toute la « littérature » et de toutes les littératures.

Se place-t-on à ce point de vue, il apparaît d’abord que la « littérature, » qui n’a pas sans doute été faite pour les « hommes de lettres, » est encore moins inventée pour le divertissement des « hommes du monde. » On décide aujourd’hui volontiers du mérite d’un livre entre une conversation d’affaires et une discussion politique ; et je ne sais, quoi qu’on en puisse dire, si cela vaut mieux que de n’en point parler du tout. En tout cas, ce n’est point pour fournir un sujet de causerie aux « salons » de Thèbes, que Pindare a composé ses Odes, ni pour distraire les oisifs d’Athènes que Démosthène prononçait ses Olynthiennes ou ses Philippiques. Lorsque Dante écrivait sa Divine Comédie ou Milton son Paradis perdu, leur intention n’était même pas de doter la langue italienne, ou l’anglaise, d’un genre de poème qu’elles ne possédaient pas. Et Pascal, dans ses Provinciales, ou Bossuet, dans ses Sermons, comme après eux Montesquieu dans son Esprit des lois, ou Rousseau dans son Émile, se proposaient assurément quelque chose d’autre et de plus que de mettre du bon français sur des pensées ingénues. Mais le rôle de la « littérature, » sa fonction propre, si je puis ainsi dire, est de faire entrer dans le patrimoine commun de l’esprit humain, et d’y consolider par la vertu de la forme, tout ce qui intéresse l’usage de la vie, la direction de la conduite et le problème de la destinée. Dans une langue intelligible à tous, transposer et traduire ce qui ne devient clair, — et même peut-être vrai, — qu’en devenant général ; donner une existence durable, en lui donnant une valeur universelle, et pour ainsi parler constante, à ce qui n’avait qu’un commencement d’être ; faire comprendre aux autres hommes les intérêts qu’ils ont dans les questions dont ceux mêmes qui les traitent ne connaissent pas toujours toute l’importance, voilà l’objet de l’art d’écrire, et voilà ce qui est proprement « littéraire. »

Laissons aujourd’hui les poètes, et ne parlons que de nos grands prosateurs. Si Montaigne en est un, c’est pour avoir le premier chez nous montré, dans ses Essais, ce que l’observation du moi peut nous apprendre non-seulement de nous-mêmes, mais de l’homme en général. Si Pascal en est un autre, c’est pour avoir, dans ses Provinciales et dans ses Pensées, tiré la morale du demi-jour du sanctuaire et de l’ombre du confessionnal. Arnauld et Nicole, — qui l’ont également tenté, mais qui n’y ont point réussi, — ne sont qu’à peine des écrivains. Bossuet a continué l’œuvre de Pascal ; et, de tant de théologiens ou de controversistes jadis fameux contre lesquels sa vie s’est usée à combattre, s’il est le seul qui survive, le seul aussi dont l’œuvre soit de la « littérature, » c’est pour nous avoir fait entendre que notre destinée se jouait dans ces disputes où ses adversaires n’ont vu qu’une occasion d’étaler tout l’arsenal de leur érudition et de leur dialectique. En écrivant ceci, je pense à Jurieu, le moins « littéraire » des hommes et le plus justement oublié. Ce que Bossuet avait fait pour la théologie, Montesquieu l’a fait pour la jurisprudence universelle, et c’est pour cela que l’Esprit des lois est de la « littérature, «pour nous avoir montré que, dans ces lois dont le formalisme des jurisconsultes nous déguisait les raisons d’être, il n’y allait de rien de moins que de l’existence de l’institution sociale. Mais connaissez-vous Goguet, et son Traité de l’origine des lois ? C’est un contemporain de Montesquieu, qui ne manquait certes pas de lettres, mais seulement d’esprit « littéraire. » Et Buffon, si son nom n’est pas moins grand dans l’histoire de la littérature que dans celle de la science même, à quoi le doit-il, si ce n’est à l’idée de génie qu’il a eue de tirer, aussi lui, l’histoire naturelle du secret des amphithéâtres ou des laboratoires ? Mais si l’Histoire naturelle est de la « littérature, » la Philosophie zoologique n’en est point, parce qu’elle n’est accessible qu’aux seuls naturalistes. Je ne me priverai pas du plaisir d’ajouter à tous ces grands noms celui de M. Renan, dont l’œuvre « littéraire » est d’avoir fait entrer dans la circulation de la pensée contemporaine les résultats généraux de l’exégèse biblique, et d’avoir fait comprendre aux «gens du monde, » qui ne s’en doutaient guère avant lui, que toute la morale et toute la religion peuvent être impliquées dans une question de philologie hébraïque.

Et vainement dira-t-on que c’est ici trop élargir, ou trop enfler en quelque sorte, le sens du mot de « littérature ! » Qui donc a décidé qu’il ne désignerait que « l’art subtil de faire quelque chose avec rien ? » Non que ce fût un art à dédaigner, si du moins on en croit une parole de Racine, qui définissait précisément ainsi l’invention poétique. Mais l’histoire est là pour fixer le sens des mots. C’est elle qui nous apprend à discerner ce qui est de la « littérature » de ce qui n’en est pas ; et puisque c’est elle qui nous montre le mot partout et toujours entendu de la même manière, c’est donc elle aussi qui limite le pouvoir des Académies. Ainsi comprise et définie, je ne puis croire que ce soit une pure vanité que la « littérature ; » et, en vérité, ceux qui le disent le croient sans doute, mais comment alors, et pourquoi continuent-ils d’en faire ? Comment encore ne voient-ils pas, quand ils essaient de détourner « la vogue » et la « renommée » vers les récits de voyages ou les Mémoires personnels, que de toutes les formes de la « littérature » ce sont justement les plus inutiles qu’ils encouragent ? Car il faut être bien sûr de l’originalité de ses impressions pour nous venir conter une fois de plus ce qu’il ne dépend que de nous d’aller voir. Mais pourquoi écrit-on ses Mémoires, si ce n’est pour nous imposer, et, dans le cas le plus favorable, pour se montrer soi-même à la postérité plus grand que sa fortune. Demandez-le plutôt aux éditeurs de Saint-Simon ? et si l’histoire ne se serait pas bien passée des récits de cet « honnête témoin,» qui n’a presque rien vu, mais tout inventé de ce qu’il nous raconte. Voilà vraiment de la « littérature, » — non pas au sens où nous entendons le mot, — de la mauvaise « littérature ; » et voilà un bel exemple de « la démangeaison d’écrire. » Il y a aussi les Historiettes de Tallemant des Réaux, et les Mémoires de Richelieu, et les Souvenirs de la marquise de Créqui !

Quelles sont pourtant les raisons de ce dédain assez nouveau de la « littérature ? » les raisons qu’on en donne, et celles aussi que l’on n’en donne pas ? Car, en vérité, si nous courons quelque danger, qui croira que ce soit de voir trop d’écrivains, je ne dis pas s’isoler dans « leur tour d’ivoire, » mais s’enfermer dans leur art ou dans leur métier, comme font dans le leur un militaire, un ingénieur, un savant ? La maladie régnante serait plutôt de rougir de sa profession, et en tout cas, d’en vouloir sortir : Mascarille devient auteur ; des professeurs de rhétorique se mêlent de réformer le monde ; et, si les sous-préfets font des vers ou les ingénieurs de la critique dramatique, il ne me paraît pas que ce soit une compensation. Faut-il parler encore plus net ? Nous ne manquons donc aujourd’hui de rien tant que d’ouvriers laborieux, si ce n’est de consciencieux artistes, — peintres ou poètes, auteurs dramatiques ou romanciers, — qui ne mettraient uniquement leur ambition, leur gloire, et leur devoir qu’à remplir les promesses de leur nom. Tout le monde se croit apte à tout. On ignore qu’en quelque métier que ce soit, celui-là est un homme rare qui s’acquitte supérieurement de sa tâche. Et on ne veut pas comprendre que, dans une société bien réglée, comme il n’y a rien au-dessus d’un bon ébéniste qui fait de bonne ébénisterie, d’un bon ingénieur qui fait de bonnes routes et de bons ponts, d’un bon architecte qui fait de bonnes maisons, pareillement, il n’y a rien au-dessus d’un bon « littérateur » qui fait de bonne « littérature. » Les «emplois de feu, » comme on disait jadis, ne sont pas les seuls qui demandent tout un homme, et dans cette fin de siècle où nous sommes, je ne sache pas de métier ni d’art qui ne réclame de ceux qui s’y sont engagés toute leur application, toute leur intelligence, et toute leur activité.

Je ne vais pas sans doute, à ce propos, traiter une fois de plus ici la question de « l’art pour l’art. » Mais si d’ailleurs l’art et la « littérature » ont vraiment une fonction sociale, et, — sans aller pour cela jusqu’à dire qu’ils aient un autre objet qu’eux-mêmes, — si l’achèvement de leur œuvre n’en épuise pas les effets utiles, quelle est cette singulière défiance qu’on en témoigne ? à quoi tend ce mépris qu’on essaie d’en semer ? Oui, je le sais, on nous invite à l’action. Mais, quelle action, d’abord ? Et depuis quand des discours, eux aussi, des livres comme ceux de Voltaire ou de Rousseau, des romans comme Candide et comme la Nouvelle Héloïse des comédies ou des drames comme la Femme de Claude ou comme la Princesse George, des romans comme Adam Bede, quoi encore ? des livres comme la Vie de Jésus et comme l’Ancien Régime, ne sont-ils plus des actions ? Demandez-le donc aux croyans, combien la Vie de Jésus a enlevé d’âmes au christianisme ! demandez à nos hommes politiques, et aux historiens, et aux maîtres de la jeunesse, combien l’Ancien Régime a fait pour établir la « nécessité» de la Révolution. N’est-ce pas là ce qu’on appelle agir ? Et « cette religion de la souffrance humaine ; » cette pitié plus vaste, plus large, plus active, ce sentiment plus profond de la solidarité qui lie tous les hommes entre eux en les égalant tous devant la douleur et devant la mort ; cette charité plus efficace, ne sont-ce pas encore des « littérateurs, » de simples romanciers, les Tolstoï et les Dostoievsky, les George Eliot et les Charles Dickens, dont les chefs-d’œuvre ont comme préparé l’âme contemporaine à en recevoir l’enseignement ? Non-seulement la « littérature » est une forme de l’action, mais, s’il y en a de plus brutales, je doute qu’il y en ait beaucoup de plus efficaces, et quand Voltaire, l’un des « littérateurs » les plus complets qu’il y ait eus, écrivait le vers célèbre :


J’ai fait plus en mon temps que Luther et Calvin,


je veux bien qu’il se méprît sur la valeur de son action : il ne se trompait certes ni sur sa portée, ni sur son étendue, ni surtout sur sa réalité.

C’est qu’après tout, s’il est bien vrai que la volonté gouverne le monde, ce sont les idées qui font l’éducation de la volonté, qui lui suggèrent les mobiles ou les motifs de ses résolutions, qui la conduisent donc et qui la gouvernent elle-même. Et ce n’est pas nous qui nierons que l’exemple soit un moyen de répandre autour de soi les idées qu’on croit justes ; mais il n’est pas le seul ; et pourquoi la « littérature » n’en serait-elle pas un autre, aussi sûr, plus rapide, et conséquemment plus puissant ? On a vu quelquefois des pamphlets valoir des armées. Et comme un général, pour diriger ses troupes, n’a pas toujours besoin d’être lui-même, de sa personne, au fort de l’action, de même il est arrivé que, du fond de son cabinet, un « littérateur, » en changeant ou, si je puis ainsi dire, en renversant le mouvement de l’opinion, changeât aussi le destin d’un empire. La littérature, qui rend en quelque sorte les idées portatives, en fait ainsi des motifs d’agir, et, d’inertes qu’elles étaient, c’est elle, en les animant, qui les transforme en moyens de défense ou d’attaque.

Je sais encore ce que l’on répond : que les temps ne sont plus les mêmes, qu’il n’est permis à personne d’avoir l’air de se désintéresser de la chose publique, et que le poète l’a dit :


Honte à qui peut chanter pendant que Rome brûle
S’il n’a l’âme, et la lyre et les yeux de Néron ;
Pendant que l’incendie en fleuve ardent circule
Des temples aux palais, du cirque au Panthéon.

Honte à qui peut chanter pendant que chaque femme
Sur le front de son fils voit la mort ondoyer ;
Que chaque citoyen regarde si la flamme
Dévore déjà son foyer !


Mais, si l’heure présente est aussi trouble qu’on le veut bien dire, c’est ce qu’il faudrait d’abord examiner ; et quand elle le serait, n’est-ce pas justement alors que, comme autrefois les moines d’Occident, il nous faudrait sauver du naufrage, pour en conserver le dépôt aux âges futurs, les parties nobles de la civilisation ? Sans un peu de cet art et de cette « littérature » qu’on dédaigne, où en serions-nous de notre propre histoire ? à quel point de notre développement en serions-nous demeurés ? Quels ou qui serions-nous, sans quelques-uns de ces « littérateurs » qui faisaient, il y a cinq cents ans, l’éducation du monde moderne en achevant la leur ? Si nul sans doute ne peut le dire avec une assurance entière, la question n’en est pas moins de celles qui donnent singulièrement à penser. Je respecte et j’admire, pour moi, jusqu’à ces « philologues » et jusqu’à ces « érudits » qui ne pensaient pas rendre, en éditant les dialogues de Platon, ou en annotant les comédies de Térence, un moindre service à l’humanité même qu’à la gloire de leur auteur. Et je vois bien, je crois bien voir où nous mènerait le mépris de leur tradition ; — Ce qui est sans doute une bonne raison, la meilleure même que l’on puisse avoir, d’en entretenir le respect et le culte ; — mais je ne vois pas l’intérêt qu’il peut y avoir à en détourner la jeunesse et l’opinion.

Il faut bien que je le dise en effet, puisque l’on ne le voit pas ou qu’on ne le veut pas voir. De toutes les formes de la « littérature, » il n’y en a pas qui paraisse à beaucoup de gens plus inutile ou plus vaine que de s’attacher, que d’employer quelquefois une vie d’homme tout entière, à « restituer » le texte authentique des Sermons de Bossuet ou à déterminer avec exactitude ce qu’un Voltaire peut devoir à tous ceux qui l’ont précédé. Cependant, s’il y a de plus hauts emplois de l’intelligence et s’il y en a surtout de plus brillans, il n’y en a pas de plus utiles ni de plus nécessaires. Ou, plutôt, rien n’est indifférent, pas plus en littérature qu’ailleurs ; et sans doute on ne se trompe pas si l’on croit que le public ne demande au « littérateur » que de lui plaire, mais on se trompe, si l’on croit que le « littérateur » y réussisse autrement qu’à force de scrupules. J’en voudrais à Molière d’avoir semblé dire le contraire, — comme aussi, dans son Misanthrope, que le temps ne fait rien à l’affaire, — si d’ailleurs on pouvait prendre une boutade comique pour l’expression de la vraie pensée d’un homme. Eh non ! sans doute, le public ne se soucie guère de nos petits papiers, de nos « documens » ou de nos « preuves, » non plus que de la longueur de nos recherches, ou du labeur qu’il nous en a coûté. Le public n’a pas tort. Mais ce qu’il sent parfaitement, s’il n’en connaît pas les raisons, c’est que tout ce travail, toutes ces recherches, tous ces scrupules sont justement ce qui fait la différence de qualité des œuvres, leur valeur, et, par conséquent, une partie de son propre plaisir. C’est ce qui nous justifierait d’y mettre tant d’importance. « L’existence de personnes même insignifiantes a des conséquences importantes en ce monde, dit quelque part George Eliot, et on peut prouver que cela agit sur le prix du pain ou sur le taux des gages… » Pareillement, en « littérature, » on peut prouver que le moindre détail, ayant son importance dans l’économie d’une œuvre, l’a donc aussi dans le plaisir qu’elle cause, dans le jugement qu’on en porte, et dans l’influence qu’elle exerce.

Mais si j’insistais, je craindrais ici d’avoir l’air de plaider dans ma propre cause, et c’est ce qu’il vaut toujours mieux éviter. Pour la même raison, je me passerai de montrer ce qu’il y a d’impatience, et presque d’horreur de la critique, dans ce dédain de la littérature. Tout ce que je dirai, c’est que, si j’ai cru longtemps : — qu’en se faisant une loi de ne jamais toucher aux personnes, de les distinguer ou de les séparer de leur œuvre, et de ne discuter que les idées ou le talent ; — qu’en parlant de ses contemporains comme on aurait pu faire des Latins ou des Grecs, avec la même liberté, mais avec le même détachement de soi ; — qu’en essayant de se placer au point de vue de l’histoire, et de se dégager de son propre goût, sinon pour entrer dans les raisons du goût des autres, mais pour maintenir les droits de la tradition, qui sont ceux de l’esprit français lui-même, et, en un certain sens, de la patrie ; — qu’en ne négligeant aucun moyen d’accroître l’étendue de ses informations, d’en réparer laborieusement l’insuffisance ou la pauvreté ; — qu’en évoluant pour ainsi dire avec les auteurs eux-mêmes, et en s’efforçant de triompher du mauvais amour-propre qui nous fait mettre quelquefois l’accord de nos doctrines au-dessus de la sincérité de notre impression ; — qu’en se défendant de juger en son nom, et en réduisant au plus petit nombre possible les principes du jugement esthétique ou moral ; — si j’ai cru que l’on réconcilierait les auteurs et la critique, je suis désabusé… Mais, bien loin de décourager ou de lasser la critique, n’est-ce pas ce qui doit, au contraire, l’assurer de son utilité ? Car ne provoquerait-elle pas moins d’impatience autour d’elle, si elle n’était pas une forme de l’action ? Et, si d’autant qu’elle est plus impartiale, ou plus impersonnelle, qu’elle s’efforce au moins de l’être, et qu’elle s’en pique, il semble justement qu’on la trouve plus importune, est-il au monde une preuve plus claire que les idées sont des forces, et que la « littérature » est quelque chose de plus qu’un divertissement de mandarins, buvant du vin exquis dans « des tasses mille fois remplies, » et traçant avec leur pinceau des « caractères légers comme des nuages de fumée ? »


F. BRUNETIERE.