Revue littéraire - Trente ans de poésie française

La bibliothèque libre.
Revue littéraire - Trente ans de poésie française
Revue des Deux Mondes5e période, tome 15 (p. 922-933).
REVUE LITTÉRAIRE

TRENTE ANS DE POÉSIE FRANÇAISE

On a souvent déploré que l’art, la littérature et surtout la poésie n’eussent rien à gagner aux fêtes du commerce et de l’industrie connues sous le nom d’Expositions universelles. Ce n’est pas tout à fait exact. A l’Exposition de 1867 nous devons l’excellent rapport que rédigea Théophile Gautier sur les Progrès de la poésie. De même, au lendemain de notre dernière Exposition, M. Catulle Mendès a été chargé de composer un Rapport sur le mouvement poétique français, de 1867 à 1900[1]. Lorsqu’il eut achevé son travail, M. Mendès fut pris d’un scrupule, et songeant que le ministre auquel il avait affaire était par ailleurs un poète, il lui vint une crainte sur l’accueil réservé à son œuvre. « Il me serait moins précieux qu’elle fût agréée par le ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts, si elle n’était approuvée par l’auteur du Coffret brisé et de la Lyre d’airain… » c’est par ce compliment que se termine l’épître dédicatoire adressée par M. Catulle Mendès à M. Georges Leygues. A ce propos nous ne pouvons nous empêcher de faire une remarque. C’est que Racine et Boileau ne ménageaient certes pas la louange à Louis XIV ; mais du moins ils ne se croyaient pas obligés d’admirer ses vers.

Le rapport de M. Catulle Mendès se présente sous des apparences assez volumineuses. Il ne faut pas nous laisser effrayer par ces apparences ; car plus de la moitié du volume est remplie par un « Dictionnaire » où le nom de chacun des poètes du XIXe siècle est suivi de la liste de ses ouvrages et d’appréciations dues à tous les commentateurs ; ces extraits de livres, journaux et revues ne sont là que pour tenir de la place ; M. Catulle Mendès a cru avec trop de modestie qu’il pouvait substituer avantageusement à sa plume de critique les ciseaux de l’Argus de la presse. S’il s’agissait ici de l’ouvrage d’un critique de profession, nous aurions sans doute à relever certaines opinions singulières de l’auteur sur divers points de l’histoire de notre littérature, et nous pourrions nous étonner de la forme souvent déconcertante qu’il leur a donnée. Mais lui aussi, comme son ministre, M. Mendès est poète : il est lyrique, fantaisiste, boulevardier. De là sans doute ce généreux emploi de l’hyperbole, ces envolées soudaines, ces attendrissemens subits, ces accès de colère imprévus, ce mélange de grandiloquence et de familiarité. Ces pages sont la preuve éclatante que pour avoir été parnassien on n’est pas forcé d’être impassible. Au surplus nous avons hâte d’arriver au sujet même du travail de M. Mendès.

C’est l’un des plus considérables qu’il y ait dans l’histoire littéraire contemporaine, puisqu’il ne s’agit de rien moins que de suivre le développement de la poésie française pendant toute la seconde moitié du XIXe siècle. M. Mendès avait à reprendre les choses au point où les avait laissées Théophile Gautier. À cette date de 1867 vient de commencer le mouvement poétique qu’on désigne sous le nom de parnassien. M. Mendès y a été mêlé. Il pouvait donc nous en entretenir avec une compétence toute particulière. Comme d’ailleurs les destinées du groupe parnassien sont aujourd’hui pleinement accomplies et que l’école a depuis lors cédé la place à une autre qui elle-même appartient déjà au passé, il avait le recul nécessaire pour embrasser d’ensemble et à son juste point de vue cette période de notre littérature. Il fallait sans doute remonter à quelques années en arrière pour rechercher les origines du mouvement ; après quoi il restait à énumérer les tendances qui lui ont donné sa valeur et sa portée, à nous les montrer dans leur plein épanouissement pour les suivre enfin dans leur déclin et nous faire assister à la désorganisation de la formule, au dessèchement de l’arbre à bout de sève. Il n’était pas sans intérêt non plus de savoir à quelles causes un parnassien d’antan attribue la réaction qui s’est faite contre l’école parnassienne, et dans quelle mesure il juge légitime la tentative des symbolistes. Telles sont bien les questions que devra examiner quiconque traitera de l’histoire de la poésie dans la seconde moitié du xix6 siècle et auxquelles on cherchera une réponse dans le rapport de M. Mendès ; je crains seulement qu’on ne les trouve alors un peu moins claires qu’elles ne l’étaient auparavant.

On ne reprochera d’ailleurs pas à M. Mendès de s’être trop jalousement cantonné dans l’époque moderne et dans le coin qui lui est familier. Soucieux de retracer dans son ensemble le développement de notre poésie, il remonte dans le passé aussi loin qu’il est possible, c’est-à-dire jusqu’à la Chanson de Roland et même à la Cantilène de Sainte Eulalie. C’est pour lui le moyen d’exposer une théorie qu’il croit neuve et dont la hardiesse ne laisse pas de lui causer quelque effroi. Il est d’avis que, notre tradition nationale ayant été brusquement interrompue par la Renaissance, il a fallu attendre la révolution faite au nom de Shakspeare, de Byron et de Gœthe pour assister à l’avènement d’une littérature vraiment française. C’est le vieux paradoxe jadis soutenu par Mme de Staël, et, depuis, tant de fois réfuté. Il est sans doute superflu de le discuter, s’il est assez généralement admis que, dans toute l’histoire de notre littérature, il n’est pas de période plus purement française que celle qui va de 1660 à 1680, et si Molière, Racine, Boileau, La Fontaine ont donné de l’esprit français l’image la plus complète et la moins mêlée de tout alliage étranger. Mais pour M. Mendès, comme la France date de 1789, la poésie française date de 1830 : nous la devons au romantisme. Et le romantisme emplit à lui seul tout le siècle. Et Victor Hugo est à lui seul tout le romantisme. Et l’œuvre de Victor Hugo contient à elle seule toute la poésie française, tout son passé, tout son présent, tout son avenir.

Je ne crois pas qu’on eût encore poussé l’hugolâtrie aussi loin ; c’est un des traits par où le livre de M. Mendès atteint le plus sûrement à l’originalité. « Victor Hugo sera successivement le Mirabeau, le Vergniaud de la Révolution littéraire ; il deviendra enfin le Danton de l’ode et le Napoléon de l’épopée. C’est pourquoi la question rigoureusement temporelle de son éclat premier est, en somme, dénuée d’importance. Il est bien sûr qu’il a instauré le lyrisme français en sa magnificence unanime et parfaite. Il est bien certain qu’il a créé le drame moderne qui n’a pas encore cessé d’être notre drame. Mais si n’était vrai ni cela ni ceci, il n’importerait guère. Il est si grand dans ce siècle qu’il le tient, le domine, le possède tout entier ; du point où nous sommes, c’est lui que nous voyons luire au commencement et qui, à la fin, rayonne encore ; tel est l’éblouissement de sa lumière que nous ne pouvons concevoir d’autre aurore, ni admettre d’autre couchant. C’est ainsi qu’il semble que le soleil resplendisse déjà, quand il n’est pas encore monté à l’horizon, et qu’il resplendisse encore, même quand il n’y est plus… Cette œuvre !… Elle donne le vertige. S’élever ou se pencher vers l’œuvre de Victor Hugo, — car son immensité est en haut, en bas, partout, — c’est considérer le gouffre de la beauté. Ce gouffre, etc. » Toutes ces métaphores ne valent pas une raison. Mais d’ailleurs, sous ce luxe d’images, la pensée de l’écrivain reste très nette. C’est d’abord qu’avant la venue de Victor Hugo il n’y avait rien, que Victor Hugo a fait jaillir de son cerveau la poésie tout armée et qu’on a eu jusqu’ici le plus grand tort de prétendre qu’il ait pu devoir quoi que ce soit à ses plus illustres prédécesseurs. M. Mendès se donne infiniment de mal pour établir que le romantisme de Hugo est pour le moins contemporain de celui de Lamartine et de Vigny ; quelque peine qu’il ait prise, d’ailleurs, à rapprocher ou à brouiller les dates, je crains qu’il n’y ait perdu son effort et son temps ; les dates sont les dates, et elles établissent qu’au moment où parurent les Méditations et les Poèmes antiques et modernes, Hugo n’était encore qu’un imitateur de Lebrun ; au surplus une loi de son génie a voulu que les voies où il s’est engagé lui eussent été d’abord ouvertes par d’autres ; et il n’en est pas moins grand pour cela.

Ensuite, et depuis le jour où Victor Hugo eut enfin pris conscience de lui-même. M. Mendès ne laisse plus aux poètes d’autre droit que d’être les disciples dociles du « maître » et les fils respectueux du « père. » Il s’attriste et il se scandalise s’il voit quelques-uns d’entre eux faire effort pour se soustraire à cette domination et se montrer, eux aussi, jaloux de leur originalité. Pareille défection ne peut cacher que de mauvais desseins et provenir que de mobiles médiocrement avouables : c’est une espèce de sacrilège. Le mot ne paraît pas trop fort à M. Mendès pour apprécier la réaction qui se manifeste vers 1850 contre le romantisme de Victor Hugo. « Oui, c’est une chose qui n’a pas encore été dite, mais qu’il faut dire cependant, bien qu’on s’en puisse attrister : trois jeunes hommes, poètes magnifiquement doués et qui devaient bientôt jeter un si grand lustre sur la seconde moitié du siècle ne furent pas éloignés d’abord de désavouer en celui où elle s’incarnait la révolution poétique dont ils étaient les fils ou les petits-fils. Ce reniement ils l’enveloppèrent des plus parfaites apparences de respect… Mais malgré ce qu’il gardait de religion extérieure, ce reniement n’en existait pas moins assez féroce. Comment expliquer cette sacrilège hostilité intime, recouverte de semblans de piété, faisant songer à des prêtres qui, tout en accomplissant les rites du culte, ne croiraient pas en leur Dieu ?… Je crois qu’il faut chercher la cause de cette sorte de réaction dans la naturelle impatience qu’éprouvent à subir les sublimités et les renommées antérieures de jeunes âmes éperdues de tout créer et de mériter toutes les gloires… Ils s’attachèrent minutieusement, par un appétit d’originalité, qu’ils auraient pu satisfaire sans tant de malice, à différer de Victor Hugo. » Tel était le noir complot de ces trois conjurés : Banville, Leconte de Lisle, Baudelaire. En se choisissant un coin à part dans le vaste domaine poétique, ils n’étaient guidés que par une seule préoccupation : l’espoir de n’y être pas gênés par le voisinage de leur maître. Hâtons-nous de constater que c’est un poète qui prête à des poètes de si vilains desseins. Si un critique s’était avisé d’une interprétation aussi peu relevée, et si par exemple Sainte-Beuve eût insinué quelque malice de ce genre, quel n’eût pas été le courroux de M. Mendès, et de quel ton n’eût-il pas rappelé au respect ce juge imprudent de l’âme des poètes !

Des trois rebelles, M. Mendès ne nous dissimule pas que le plus coupable fut encore Leconte de Lisle. Bien entendu, il lui décerne les plus magnifiques éloges et il l’accable sous les fleurs ; mais il ne lui en témoigne pas pour cela moins d’animosité : il se souvient en effet d’avoir salué en lui un maître, et il se plaint que ce maître ait été un tyran. « Le joug de son génie nous fut assez dur et étroit, n’eut plus qu’aucun autre… la puissance involontaire sans doute, dissimulée d’ailleurs sous tant d’indulgence, d’obliger les jeunes esprits à l’idéal qu’il avait conçu. Il répugnait, hélas ! aux nouveautés, aux personnalités qui auraient pu contredire la sienne ; son amour de l’antiquité et de l’exotisme, la certitude d’avoir inauguré, à peine un peu trop tard, un âge poétique, son dédain de la vie et son appétit de la mort, furent les trop puissans éducateurs de jeunes âmes qui, par l’adoration de son œuvre, s’accordaient à ce qu’il y avait de vaste sans doute, de borné pourtant, en sa conception du monde poétique. »

Il est assez piquant de rapprocher ces déclarations si nettes, des déclarations non moins nettes et justement opposées où le même M. Mendès se plaisait naguère à reconnaître au même Leconte de Lisle précisément cette ouverture d’esprit, cette tolérance, et cette largeur d’idéal qu’il lui conteste aujourd’hui. C’est bien lui qui écrivait dans la Légende du Parnasse contemporain : « Surtout ne concluez pas de mes paroles que Leconte de Lisle ait jamais été un de ces génies exclusifs, désireux de créer des poètes à leur image et n’aimant dans leurs fils littéraires que leur propre ressemblance ! Tout au contraire. L’auteur de Kaïn est peut-être de tous les inventeurs de ce temps celui dont l’âme s’ouvre le plus largement à l’intelligence des vocations et des œuvres les plus opposées à sa propre nature. » Il est impossible de se contredire plus complètement. Certes on peut s’être trompé, et il est beau de l’avouer. Toutefois, à l’époque où il écrivait la Légende du Parnasse contemporain, M. Mendès n’était plus un débutant ; il avait atteint l’âge où on jouit de la pleine maturité de son jugement, et il avait lui-même assez de notoriété pour s’être acquis le droit de s’exprimer librement. D’autre part, Leconte de Lisle était encore vivant, et il eût été de mauvais goût de lui asséner un éloge où il eût pu voir une ironie. Il y a là quelque mystère, et nous n’arrivons pas tout à fait à nous expliquer comment la vérité de 1884 a pu devenir si complètement l’erreur de 1902.

Ainsi pour M. Mendès l’histoire de la poésie pendant tout le XIXe siècle offre tout au plus au regard des curieux, quelques querelles de famille où de passagères velléités de révolte sitôt réprimées ne troublent jamais foncièrement l’entente cordiale et l’unanime accord. Le mouvement poétique suit, en dépit de quelques déviations accidentelles, une ligne droite. Ce qui empêche M. Mendès de s’apercevoir de l’énormité de sa méprise, c’est qu’il isole soigneusement la poésie de l’ensemble de la littérature et qu’il la sépare de tous les autres genres. Au contraire il eût fallu montrer les rapports qu’elle soutient avec eux, comment tour à tour elle influe sur eux ou subit leur influence et dans quelle étroite dépendance elle ne saurait manquer d’être vis-à-vis des courans généraux qui, à travers le siècle, ont emporté les esprits dans des directions si différentes. Tout se tient dans l’histoire littéraire, morale, sociale d’un temps. Et sans doute il n’est pas nécessaire, à propos de poésie, de parler de tout et du reste ; mais l’œuvre des poètes ne saurait être détachée du milieu où elle s’est produite, et la tâche de l’historien consiste d’abord à distinguer les époques, à en montrer la succession, la continuité ou l’opposition, la ressemblance ou les contrastes. Alors seulement et les limites une fois indiquées, il lui reste à faire à chaque individu la place qui lui appartient.

Certes, à partir de 1820 ce sont les poètes qui ont d’abord donné le ton, et leur lyrisme a pénétré le roman, le théâtre, l’histoire, la philosophie même et la critique. Élan magnifique, mais vite arrêté et suivi d’un mouvement en sens opposé. Vers 1850, le romantisme a fait au théâtre l’éclatante banqueroute que l’on sait ; aux romans de la première manière de George Sand qui n’étaient que l’expression des révoltes individuelles de l’auteur, ont succédé ceux d’une manière plus large, plus détachée des considérations personnelles ; Balzac vient d’achever la publication d’une œuvre dont la valeur est surtout objective, et il a dans une préface, moins retentissante mais non pas moins importante que la Préface de Cromwell, proclamé le devoir qu’a l’écrivain d’écrire sous la dictée de la société et, de modeler les lois de son art sur les lois mêmes de la nature. La philosophie inaugure des méthodes nouvelles et ne se contente plus des procédés d’un subjectivisme arbitraire. L’érudition multiplie ses conquêtes. Les sciences par leurs progrès s’imposent à l’attention des plus distraits. C’est dire que le vent a tourné, que l’orientation des esprits est changée. On ne pense plus que le Moi puisse continuer d’être le centre autour duquel gravite toute la littérature. En d’autres termes, l’âge romantique est terminé et le lyrisme tel qu’il se personnifie dans l’œuvre de Victor Hugo a fait son temps.

Dans un mouvement aussi général et aussi puissant, il était bien impossible que la poésie à son tour ne fût pas entraînée. Le fait est que dans un court espace de temps se succèdent des manifestations significatives. Pour être bien sûr de ne pas mettre dans ses vers les anecdotes de sa propre sensibilité, Théodore de Banville n’y met rien du tout. Gautier dans ses Émaux et Camées « traite sous forme restreinte de petits sujets tantôt sur plaque d’or ou de cuivre, avec les vives couleurs de l’émail, tantôt avec la roue du graveur de pierres fines, sur l’agate, la cornaline ou l’onyx. » Surtout, dans ses Poèmes antiques, Leconte de Lisle donne l’expression la plus complète de cet art qui se cherchait. L’émotion provoquée par l’apparition de ces poèmes fut très vive dans le monde des lettres ; Théophile Gautier nous en a laissé le témoignage ; il atteste qu’on ne se méprit pas sur la portée du mouvement nouveau qui s’annonçait en poésie ; on vit aussitôt contre qui il était dirigé, et aussi bien les jeunes gens n’hésitèrent pas à suivre le maître nouveau de préférence à l’ancien. « Rien de plus hautainement impersonnel, de plus en dehors du temps, de plus dédaigneux de l’intérêt vulgaire et de la circonstance, écrit l’historien des Progrès de la Poésie. Après une période où la passion avait été en quelque sorte divinisée, où le lyrisme effaré donnait ses plus grands coups d’ailes, parmi les nuages et les tonnerres, où les poètes hasardeux montant Pégase à cru lui jetaient la bride sur le col et ne se servaient que des éperons, c’était une nouveauté étrange que ce jeune homme venant proclamer presque comme un dogme l’impassibilité et en faisant un des principaux mérites de l’artiste… Leconte de Lisle a réuni autour de lui une école, un cénacle comme vous voudrez l’appeler, de jeunes poètes qui l’admirent avec raison, car il a toutes les hautes qualités d’un chef d’école, et qui l’imitent de leur mieux. » Ce qui achève de prouver la force irrésistible du courant, c’est qu’à son tour et à sa manière, Victor Hugo s’y est prêté. Car c’est interpréter la composition de son œuvre de la façon la plus fausse, que d’y voir le développement continu d’un même principe intérieur. Au contraire Hugo reçoit du dehors toutes les impulsions, et son mérite incomparable consiste dans la force souveraine avec laquelle il se les approprie. Puisqu’il en a lui-même convenu, on ne voit pas quelle raison la critique pourrait avoir de lui donner sur ce point un démenti et pourquoi elle se travaillerait à le connaître moins bien qu’il ne s’est lui-même connu. Il a été « l’écho sonore que Dieu mit au centre de tout. » Il a répété toutes les voix du siècle. En écrivant la Légende des siècles il est difficile et il serait vain de contester qu’il ait subi l’influence de Leconte de Lisle, comme il avait précédemment subi l’influence de tant d’autres et de moins grands. Dans la mesure où cela lui est possible, il fait son effort pour réaliser une poésie objective.

Au surplus il s’en faut que la cause de l’art impersonnel fût définitivement gagnée. Le réalisme ne va pas, lui non plus, suivre dans ses progrès une ligne droite et ininterrompue. Le romantisme aura son retour offensif. Dans l’histoire de la littérature comme dans l’autre, il faut toujours compter avec l’imprévu, c’est-à-dire avec l’intervention de l’homme de génie. Tout en se mettant à la mode nouvelle, Victor Hugo reste essentiellement lyrique, et dans l’éloignement où l’exil le confine, son lyrisme devient plus impérieux que jamais. « Le Père était dans l’ile ; » mais de l’île où risquait de l’oublier le culte de ses dévots, il se rappelait à l’attention par les explosions magnifiques de ses colères et de ses enthousiasmes. Le lyrisme des Châtimens, des Contemplations, et même de Légende des siècles faisait échec au réalisme des Gautier, des Leconte de Lisle, des Bouilhet. C’est sous cette double influence qu’a débuté le groupe des Parnassiens.

Dans la formation du groupe parnassien M. Catulle Mendès revendique une part, qui ne semble pas avoir été très considérable, mais qui est réelle. C’est lui qui, jeune homme de dix-sept ans, tout frais débarqué de sa province, fonda avec Louis-Xavier de Ricard la Revue fantaisiste d’où est sorti le Parnasse contemporain de 1865. C’est donc ici que nous l’attendons et nous sommes tout prêts à nous en rapporter à lui pour connaître l’état d’esprit, les tendances, les projets des jeunes poètes. Il va au-devant de nos désirs quand il écrit : « Il faut ici une fois pour toutes s’expliquer sur le mouvement appelé parnassien de qui l’origine, l’importance et les bornes n’ont jamais été précisément marquées. » Le seul reproche que nous serions tentés de lui faire, c’est de n’avoir pas accompli avec toute la précision qu’il promet et qu’on eût souhaitée, ce travail d’exacte délimitation. Notons d’ailleurs que sur le sens du mouvement parnassien, M. Mendès n’a jamais varié, et que le témoignage qu’il apporte aujourd’hui concorde de tous points avec celui qu’il donnait naguère. Jamais il n’a admis que les Parnassiens eussent songé à innover en poésie. Il n’accepte pas pour eux l’honneur d’avoir voulu former une école : groupe, si l’on veut, mais école non pas. Il constate que les poètes associés pour publier leurs vers en commun avaient les tempéramens les plus divers et entendaient conserver toute leur liberté. « Leur œuvre, qu’on incline à présenter comme collective, est infiniment éparse et diverse. » S’ils acceptaient les conseils de leurs aînés, ils n’acceptaient de mot d’ordre de personne ; et si, comme il arrive inévitablement à de très jeunes gens, ils imitaient volontiers les meilleurs faiseurs de vers, ils prétendaient ne pas aliéner leur indépendance. Au reste, ils n’avaient nullement ce dédain du public qu’on leur a prêté et dont on les a si souvent raillés. Bien loin de se réfugier dans un isolement hautain, ils regardaient du côté de la foule ; et dès qu’ils en ont trouvé les moyens, ils se sont empressés de lui aller dire leurs vers. Ils n’étaient reliés que par un seul désir, celui de livrer le bon combat contre « tous les faux élégiaques, tous les faux humanitaires, tous les débraillés, tous les mauvais poètes. » Ils voulaient « faire l’émeute des vers, des véritables vers, contre ce roi, le Sentimentalisme élégiaque, et cette reine, la Faute de français. » Entre eux tous, il n’y avait qu’un trait en commun, qui était le respect de la forme.

Ces déclarations sont bonnes à retenir, et on peut en faire état pour noter dans le premier Parnasse une sorte de caractère éclectique. Le romantisme y était représenté, en effet, par les deux Deschamps et par Auguste Vacquerie. L’école de 1850 y figurait au grand complet avec Théophile Gautier, Banville, Leconte de Lisle, Baudelaire. C’étaient enfin les nouveaux venus : Heredia, Coppée, Sully Prudhomme, Léon Dierx, Stéphane Mallarmé. L’un d’eux, Paul Verlaine, énonçait avec ferveur les règles d’un art poétique qu’il est curieux de transcrire aujourd’hui :


L’art ne veut point de pleurs et ne transige pas,
Voilà ma poétique en deux mots : elle est faite
De beaucoup de mépris pour l’homme et des combats
Contre l’amour criard et contre l’ennui bête. Que les plus jeunes des Parnassiens n’aient pas su très exactement ce qu’ils voulaient faire, puisque M. Mendès nous l’affirme, nous n’essaierons pas d’y contredire. Après tout, l’âge de plusieurs d’entre eux nous en serait un assez sûr garant, puisque alors M. Sully Prudhomme avait vingt-six ans, M. De Heredia et M. Coppée vingt-trois, et Verlaine vingt-et-un. Toutefois, ici encore M. Mendès tient trop peu de compte des tendances générales qui en 1865 se faisaient sentir en littérature. Les jeunes poètes pouvaient les subir sans bien s’en rendre compte : une école qui se forme ne met pas nécessairement une pancarte à sa porte ; et si divers de tempérament que soient les écrivains qui se groupent, ils subissent néanmoins une même pression. Or à l’époque où débutent les Parnassiens, le roman est devenu celui de Flaubert, la critique celle de Taine, la comédie, celle de Dumas fils et d’Augier. C’est le temps des plus grandes espérances ou des plus ambitieuses prétentions de la science. Cette fois, le courant réaliste est nettement déterminé : il ne fera plus que grossir, s’enfler au-delà de toute mesure et jusqu’à devenir le naturalisme. La conception du monde est positiviste ; tout ce qui ne tombe pas sous les sens est suspect de ne pas exister ; c’est l’observation, c’est l’analyse qui deviennent les principaux instrumens de travail du littérateur. Il est extraordinaire que M. Catulle Mendès n’ait pas vu, ou qu’il ne veuille pas admettre à quel point l’œuvre de l’école parnassienne est en harmonie avec l’ensemble de la littérature de cette époque. Certes les Parnassiens les plus éminens sont très différens par la nature de leur esprit ; mais à mesure qu’ils développent leur originalité ils se déterminent tous dans le même sens. Et leur conception de la poésie avait bien pu jadis être incertaine et flottante : à mesure qu’elle se précise, elle apparaît identique. Rien de plus instructif que de comparer à la Légende des siècles, les Trophées de M. De Heredia. Autant Victor Hugo restait maître souverain de sa matière et créait l’histoire à sa fantaisie, à son humeur et à sa taille, autant l’auteur des Trophées se subordonne à l’objet et reste, dans son métier de poète, fidèle à la discipline sévère qu’il a reçue à l’École des chartes. Sully Prudhomme apporte dans l’analyse intérieure une précision et une scrupuleuse exactitude dont il n’y avait pas encore d’exemple dans notre poésie ; ou même il s’efforce de faire du vers lui-même un moyen de recherche philosophique. Et le poète des Humbles ou des Croquis parisiens, se fait le peintre des hommes et des choses de son temps, par des procédés tout voisins de ceux qu’emploiera l’école du document humain.

Restait à montrer comment l’école parnassienne a péri et pour quelles causes la faveur du public s’est détournée d’elle. Car s’il est intéressant de voir naître dans ses origines un mouvement littéraire, il ne l’est pas moins d’étudier comment il s’achève, et c’est, en tous les ordres d’idées une importante question de savoir « comment les dogmes finissent. » Ces changemens, que M. Mendès n’attribue qu’à la fantaisie de quelques écrivains, et à leur « appétit d’originalité, » ont des causes profondes dont la première est que les principes littéraires périssent par leur propre exagération. Si, à une certaine date, il avait été très opportun de ramener en poésie le souci de l’impersonnalité, et de restituer la forme dans ses droits, un jour vint où il ne fut pas moins à propos de rappeler que la poésie ne vit pas uniquement d’érudition, d’analyse et d’observation et qu’elle en arrive ainsi peu à peu à se vider de ce qui est l’âme même de toute poésie. C’était le temps où, dans toutes les provinces de la littérature on supportait impatiemment le joug devenu trop étroit et trop pesant du positivisme. On s’apercevait qu’il y a quelque ironie à prétendre jamais qu’on ait chassé le mystère des choses. On se rendait compte que, par-delà la réalité tangible, et en dehors des prises de l’observation scientifique, il reste un domaine immense, celui de l’inexpliqué et de l’inconnaissable. La dureté de la conception naturaliste faisait place à une espèce d’attendrissement qui se décorait du beau nom de religion de la souffrance humaine. L’esthétique trop précise de la peinture cédait la place à celle plus vague de la musique. On avait besoin de rêve, on allait, par réaction, jusqu’à trouver du charme à l’indécis et à l’imprécis. De là le mouvement symboliste qui n’a été que la forme prise dans l’ordre de la poésie par le besoin d’affranchissement et de réaction contre le naturalisme, universellement ressenti à la fin du siècle.

M. Mendès n’est pas tendre pour l’école qui a remplacé la sienne. Il n’y voit guère qu’une insurrection tumultueuse et survenant au moment où notre poésie était la plus parfaite. Ce moment de perfection de notre poésie, M. Mendès le place, de façon assez étrange, pendant les années qui suivirent nos désastres. Mais « il y eut un incident. Lieutenant d’artillerie dans l’armée péruvienne, M. Della Rocca de Vergalo, né à Lima, exilé de son pays, vivait à Paris ; c’était un excellent homme plein de chimères ; et comme il était Péruvien, il fonda une poésie française, déclarant tout net que désormais notre poésie serait vergalienne ou qu’elle ne serait pas. Ces étrangers ne doutent de rien. À vrai dire, ce serait une assez médiocre facétie que de considérer M. Della Rocca de Vergalo, cet ingénu excessif, comme le créateur ou le premier chef de l’école dite décadente ou symboliste. Pourtant il faut bien reconnaître que le premier il s’avisa de certaines innovations où s’accorderont bientôt quelques-uns et non les moindres de la génération poétique presque récente encore. » La tentative de poésie nouvelle fut-elle donc une invention péruvienne, ou belge, ou américaine ? Toujours est-il qu’il ne semble à M. Mendès ni qu’elle fût viable, ni qu’elle eût aucune espèce de fondement. Ou bien les symbolistes prenaient le mot de symbole dans le sens qu’il a toujours eu et alors ils n’inventaient rien. Ou bien ils lui prêtaient une acception nouvelle et ils n’ont pas su exécuter ce qu’ils avaient entrevu. Pour ce qui est de leurs réformes métriques, elles allaient directement contre la tradition et elles constituaient une manière d’attentat contre le seul système de versification qu’une longue habitude autorise dans notre pays. Après la tentative symboliste comme avant, la poésie n’a autre chose à faire qu’à reprendre la grande voie romantique qu’elle n’aurait jamais dû quitter et dont, au surplus, elle avait, au cours du siècle, à peine dévié.

On voit maintenant pourquoi l’auteur du Rapport, au lieu d’avoir aidé à élucider l’histoire du mouvement poétique pendant la seconde moitié du siècle, nous semble avoir contribué à fausser l’idée qu’on peut se faire du développement de la poésie à travers le siècle tout entier. Que le romantisme ait donné l’essor à notre poésie lyrique, cela ne fait pas question ; et de même il est hors de doute que chez les plus déterminés des réalistes, toute trace de l’influence romantique n’a jamais disparu. Que Victor Hugo, par la puissance de son génie et par la fécondité de sa production, domine toute la poésie du siècle, et qu’en quelque manière tous les écrivains en vers lui soient redevables, nul ne songe à le contester. Mais l’œuvre même de Victor Hugo est traversée de souffles divers. Mais au milieu du XIXe siècle, le courant romantique est interrompu. Mais, dans les dernières années du siècle, la ligne se brise encore une fois. C’est ce qu’il eût fallu mettre en lumière, et, quoi que puisse penser d’ailleurs l’auteur du Coffret brisé de la méthode suivie par le rédacteur du Rapport sur le mouvement poétique, c’est ce à quoi continueront de tâcher la critique et l’histoire en dépit de la critique officielle et de l’histoire d’État.


RENE DOUMIC.

  1. Rapport à M. le ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts sur le mouvement poétique français de 1867 à 1900, par M. Catulle Mendès. — Imprimerie nationale.