Revue littéraire - Un grand initié

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Revue littéraire - Un grand initié
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 20 (p. 193-204).
REVUE LITTÉRAIRE

UN GRAND INITIÉ[1]

Un grand initié, c’est, lui-même, l’auteur des Grands Initiés et des Sanctuaires d’Orient, de l’Évolution divine, de vingt volumes singuliers et beaux, enfin de la Druidesse, poème en prose, et drame pour lequel je ne vois aucun théâtre, méditation lyrique et, plutôt encore, vive prophétie. Une telle œuvre impose le respect ; je crois qu’elle déconcerte aussi son lecteur. Est-elle obscure ? En somme, non. Avec la plus honnête simplicité, avec une sorte de bonhomie, M. Edouard Schuré n’écrit pas autrement que s’il n’était pas du tout le révélateur des causes premières et des suprêmes conséquences. Il ne cherche pas à environner de prestiges les vérités qu’il dévoile ; au contraire, il nous en veut montrer la claire évidence. Il y a de l’apôtre, en lui. Un apôtre est un homme heureux, ayant les deux vertus principales : certitude et patience. Il nous déconcerte pourtant. C’est que les vérités à la contemplation desquelles il nous invite ne sont pas très familières à notre futilité. Puis les initiés ont leur méthode, qui étonne un peu les profanes.

Nos opinions, nous les tenons ou de la croyance ou du raisonnement, La croyance est la soumission de la raison discursive ; et le raisonnement, s’il garde quelque initiative de nous, se soumet néanmoins aux règles de la dialectique. M. Edouard Schuré procède d’une autre manière, plus rapide et audacieuse. Il a un système, l’intuition, qu’il appelle aussi la « voyance ; » et je n’aime pas beaucoup ce mot, certes : mais il ne s’agit point de mes goûts. M. Édouard Schuré est donc un « voyant. » Il nous en avertit : informés, nous n’irons pas lui demander ses preuves, comme à un philosophe ordinaire. Il échappe ainsi à nos petites querelles et chicanes, de par son principe. Et l’on dira : — C’est bien commode ! — Ce l’est assez. Toutefois, ne nous figurons pas l’auteur de la Druidesse qui monte sur un trépied, soudainement, et vaticine. Aujourd’hui, la prophétie elle-même a des façons un peu scientifiques ; et elle interroge l’histoire, sinon avec toute la précaution recommandable, du moins avec une ingénieuse curiosité. Ses prophéties, M. Édouard Schuré ne les invente pas absolument : il en trouve l’essentiel dans le passé. Ou bien, s’il les invente, il leur trouve des garanties dans le passé. Voici comment, ou à peu près.

Au mois de mai 1911, pour un livre que MM. Alphonse Roux et Robert Veyssié préparaient et qu’ils viennent de publier, Édouard Schuré, son œuvre et sa pensée, le maître a composé un excellent résumé de sa doctrine. Sa « confession philosophique » sert de préface à l’étude que lui consacrent ses deux jeunes admirateurs. Eh bien ! reportons-nous à ce document si précieux. M. Édouard Schuré considère que le monde n’est et n’a jamais été abandonné à l’ignorance ; qu’il y a, dans le monde, une sagesse primordiale, une sagesse éternelle, perennis quædam philosophia, qui offre à tous esprits humains la vérité universelle et achevée. Mais, dirons-nous, l’on ne s’en aperçoit guère ; et, quand nous lisons l’histoire, nous y voyons la lutte des erreurs, le combat des passions, une formidable mêlée : le règne tranquille de la vérité, à quel moment apparaît-il ? M. Édouard Schuré n’est point touché de cette objection. Il avoue que la sagesse primordiale n’a presque jamais « gouverné officiellement. » Il ajoute que la sagesse primordiale « n’est consciente et puissante que dans les vrais sages, voyans, initiés, prophètes, génies créateurs de tout ordre. » Concluons que les vrais sages sont rarement au pouvoir : et, sans doute, c’est là le malheur du monde !… Depuis le temps que nul vrai sage ne s’est montré efficace, ne devons-nous pas craindre que la sagesse primordiale ait disparu, trésor évanoui, secret gaspillé, perdu ? Non. Et, si nous étions sur le point de nous décourager, M. Édouard Schuré secouerait notre chagrin ; car il écrit : « Nous sommes tous des inspirés, d’une certaine manière et dans une certaine mesure… » Tous ! et quelle aubaine !… « Seulement, nous n’en savons rien. » Et ainsi tout se passe comme si nous n’étions pas des inspirés. L’inspiration n’est pas très forte, chez la plupart d’entre nous. Elle n’est forte et, par suite, consciente que chez les hommes de génie, les héros, les voyans, les saints. Faute de génie, ou d’héroïsme, ou de « voyance, » ou de sainteté, comment donc nous, à peine inspirés, attraperons-nous la vérité primordiale ? Il nous faut recourir au témoignage des privilégiés. Encore leur divin témoignage ne nous est-il intelligible qu’à l’aide de notre petite inspiration ; mais, attentive, elle suffit à nous faire reconnaître le divin dans le mélange où on le lui révèle.

Prenons garde : les différens systèmes de pensée que les hommes de génie, héros, saints et voyans ont déclarés depuis des siècles ne concordent pas. La polémique des diverses religions et les bisbilles des diverses philosophies sont toute l’histoire intellectuelle de l’humanité. Alors, que deviendrons-nous ?... M. Edouard Schuré ne consent pas que les systèmes de la pensée humaine soient discordans. — Ah ? faisons-nous, avec surprise. Il nous engage à observer (dans la préface des Grands Initiés) que toutes les religions, par exemple, ont deux histoires : l’une extérieure et l’autre intérieure ; l’une apparente et l’autre cachée. L’une contient les dogmes et les mythes qu’on présente au populaire ; et l’autre, la doctrine secrète. Celle-ci, ésotérique, enveloppée dans le symbole des mystères, les seuls Initiés la possèdent ; et ils la réservent à eux. Or, vous dites que les religions ne concordent pas : leurs dogmes et mythes populaires, non. Mais leur idée profonde, ésotérique, est partout la même et constitue la vérité primordiale.

Nous avons fait beaucoup de chemin : nous ne sommes point au bout de la voie obscure et qui mène à la lumière. La doctrine ésotérique, les initiés ne la divulguaient pas. Ce grand bavard de Pausanias qui, voyageant par la Grèce, écrit tout ce qu’il voit, tout ce qu’il sait, se tait subitement lorsqu’il a dépeint de son mieux les dehors du sanctuaire éleusinien : « Quant à ce qu’on voit à l’intérieur du sanctuaire, dit-il, je n’ai pas le droit de le révéler ; les profanes ne doivent pas le connaître et ils n’ont pas la liberté de s’en informer curieusement. » C’est qu’il était, ce Pausanias, quoiqu’un peu sot, l’un des initiés d’Eleusis ; et, pendant le millier d’années que durèrent les révélations circonspectes, il n’y eut pas un seul initié pour trahir l’auguste confidence. Bref, l’anecdote ésotérique, comment la pénétrerons-nous ? Car, dit M. Schuré, « elle se passe dans le fond des temples, dans les confréries secrètes ; et ses drames les plus saisissans se déroulent tout entiers dans l’âme des grands prophètes, qui n’ont confié à aucun parchemin ni à aucun disciple leurs crises suprêmes, leurs extases divines... » Nous voilà bien avancés !... « Il la faut deviner, » répond avec calme l’auteur des Grands Initiés.

C’est pour cela que j’appelais M. Edouard Schuré lui-même, du nom qu’il donne à ses héros, un grand initié ou un voyant. S’il appuie, comme je l’indiquais, sur l’autorité du passé l’essentiel de ses prophéties, il ne lui faut pas moins de vertu intuitive pour découvrir la doctrine ésotérique des anciennes religions que pour saisir directement la vérité primordiale. Une fois et l’autre, il devine. Il est un devin. Ses œuvres sont le résultat d’ « intuitions foudroyantes ; » il les a tirées des « troubles » et « orages » de sa pensée. Il écrit : « Si j’ai réussi à cristalliser quelques-uns de mes rêves les plus chers, ils sont tous sortis d’un profond abîme et d’un bouillonnement continu comme celui de la mer. » Voilà, pour un écrivain, des conditions de travail tout à fait particulières et, de nos jours, plus rares que jamais. Homère, quand il invoque et interroge la muse, je le soupçonne de sourire et de plaisanter joliment. Il n’est pas dupe de la fiction gracieuse qu’il organise. En outre, il songe premièrement à nous divertir. M. Edouard Schuré a d’autres ambitions : il prétend à la vérité. Il est plus crédule et il exige de nous une foi plus rigoureuse. Depuis le temps des prophètes, je ne crois pas que personne ait employé si résolument une méthode si impétueuse et prime-sautière.

Il m’intimide. Un homme qui, à tout moment, tient la vérité absolue et que ne touche, à nul moment, nul doute, a quelque chose, pour moi, de sublime et d’un peu inhumain. Je n’ai connu, de cette espèce, que Tolstoï : je l’admirais ; et il me déroutait. Encore y avait-il, chez Tolstoï, un arrangement positiviste. On a eu tort de le prendre pour un mystique. Afin de rester toujours en état de certitude, il supprimait les problèmes de la métaphysique ou de la science, les déclarait vains et, refusant une curiosité malsaine, il les anéantissait. Son dogmatisme, il l’avait établi dans un domaine assez restreint. M. Edouard Schuré, lui, ne se plaît que hors de ce domaine ; et c’est dans l’inconnaissable que, familièrement, il triomphe. Mais il ne sépare pas le connaissable et l’inconnaissable ; de sorte que ses affirmations, de nature mystique, trempent aussi dans la réalité modeste. Et voici notre malaise. Parmi ses affirmations, celles qui sont de qualité transcendantale, c’est bien : nous les acceptons comme, aussi volontiers, nous en accepterions d’autres. S’il nous dit que l’univers est un édifice à trois étages ; et, les étages, monde physique ou monde de la matière pondérable, monde des âmes ou monde des individualités sensibles et pensantes, monde divin ou monde des forces cosmiques qui gouvernent de par les archétypes ou Idées éternelles ; s’il annonce que ces trois mondes sont trois sphères concentriques qui se pénètrent de leur rayonnement, la plus vaste, celle du monde spirituel, éclairant les deux autres de sa lumière ; s’il nous l’affirme, avec une sincérité manifeste, avec un émouvant désir de nous convaincre et avec le bel argument de sa sereine poésie, nous lui cédons, charmés parfois. Comment ne pas lui céder, au surplus ? S’il donnait une petite preuve, nous discuterions. Il n’en donne aucune : alors nous n’avons qu’à nous incliner. Mais, s’il arrive que ses affirmations, également catégoriques, tombent sur des objets qui n’échappent pas tout à fait à notre enquête, nous sommes épouvantés de le voir si catégorique. Ainsi, nous ignorons le secret d’Eleusis. Toutefois, nous avons pu visiter les ruines du sanctuaire éleusinien ; nous avons pu examiner tous les documens que l’antiquité a laissés, touchant les mystères des deux déesses, la mère et la fille, Déméter et Coré. Ensuite, lisons, dans les Grands Initiés, la chapitre intitulé « Les mystères d’Eleusis. » Je le répète, nous sommes épouvantés de l’assurance avec laquelle nous est contée la fête éleusinienne : les petits documens, les seuls et authentiques, disparaissent dans une extraordinaire fantasmagorie. L’auteur a « deviné. » Ce n’est point une hypothèse qu’il nous propose : c’est une vérité qu’il nous inflige. Comment contrôler ses dires ? et, lui-même, qui a dû choisir entre plusieurs inventions, quel fut le principe de son choix ? Il répondra que, se fiant à l’unité des doctrines ésotériques, il a procédé par analogie. Mais toutes ces doctrines, étant ésotériques, nous sont cachées. Donc n a dû, toutes, les deviner. Ainsi, l’aide que l’une de ses divinations tire des autres, les autres l’ont tirée d’elle pareillement. Cercle vicieux, cercle magique, intuition, vision ! Et l’on nous dérange sans pitié de nos habitudes archéologiques.

La fougue affirmative n’est pas moins vive et impérieuse dans le nouveau livre de M. Edouard Schuré, la Druidesse. Avant le drame, une magnifique étude, « le Réveil de l’âme celtique, » nous conduit à la pensée de l’auteur. M. Edouard Schuré considère que nous assistons à un grand et admirable phénomène, présentement. L’âme celtique avait, en apparence, perdu sa puissance efficace : elle renaît et nous verrons sa résurrection splendide. Renaissance française : « l’idée celtique tend à devenir le principe cristallisateur des autres élémens de la race et de la tradition. » S’il faut l’avouer, nous ne le savions pas !... M. Edouard Schuré, pour une fois, ne se contente pas d’une affirmation catégorique ; le réveil de l’âme celtique, il va nous le montrer. Père du romantisme, Chateaubriand le premier découvre quoi ? « notre arcane national, » autrement dit le celtisme. Il a été deux fois initié : par la lande bretonne et par l’étrange Lucile, « druidesse moderne » et véritable Velléda des Martyrs. « C’est, dit M. Schuré, parce que François de Chateaubriand a découvert une profondeur nouvelle dans l’âme de son adorable sœur Lucile, c’est grâce à cette initiation intime et précoce qu’il a su plonger un premier et si pénétrant regard dans notre passé lointain et dans nos origines nationales... » Mais a-t-il plongé ce regard dans notre passé et dans nos origines ? — Oui ! répondrait, avec un peu d’impatience M. Schuré, si nous faisions mine de quelque incertitude. Donc, Chateaubriand d’abord. Et puis, la fenêtre éblouissante est vite refermée. Le deuxième, M. de la Villemarqué, révèle à ses contemporains le celtisme. M. de la Villemarqué est ce gentilhomme breton à qui l’on doit le Barzaz-Breiz, recueil de poésies populaires. Seulement, on a prouvé que, ces gwerz et soniou, M. de la Villemarqué ne les recueillait pas avec une juste placidité : il les inventait. Poétique supercherie, ce folklore. Et avouons que le folklore est périlleux : le peuple n’y travaille pas beaucoup ; le folkloriste, énormément. Le Barzaz-Breiz, la prudence nous engage à y goûter l’aimable fantaisie d’un gentilhomme breton : M. Edouard Schuré y voit, malgré tout, une épiphanie du celtisme. Un peu plus tard, Renan caractérise la poésie des races celtiques : sentiment direct et spontané des forces de la nature, sentiment courtois et tendre (de l’amour, délicatesse d’un culte consacré aux femmes. Ce n’est pas tout, dit M. Schuré : il y a encore le prophétisme « qui s’inspire tour à tour ou à la fois des abîmes ténébreux de la nature et des effulgurations d’un monde surhumain. » M. Henri Gaidoz fonde la Revue celtique ; M. d’Arbois de Jubainville publie les trois volumes de La mythologie, la littérature et l’épopée celtiques ; M. Camille Jullian, son Histoire de la Gaule ; M. Charles Le Goffic, ses poèmes si savoureux, et M. Anatole Le Braz, ses romans de Bretagne, si émouvans, si beaux.

Mais enfin, le réveil de l’âme celtique, ce réveil que M. Edouard Schuré célèbre comme un renouveau de la France, je ne crois pas que les livres de MM. Jullian, Le Goffic et Le Braz l’attestent si évidemment. Ce sont quelques livres, et d’un mérite excellent. Le réveil de l’âme celtique, nous ne le voyons pas. Si même nous ajoutons les écrits de MM. Philéas Lebesgue, — une introduction à Six lais de Marie de France, — et Jacques Reboul, — Sous le chêne celtique, — le réveil de l’âme celtique, nous ne le voyons guère. M. Schuré ne prouve pas que l’âme celtique se soit réveillée ; mais il l’affirme. Les Gallo-Romains, dit-il, sont des positivistes ; les Celtes valent par un « idéalisme natif et irréductible. » Or, l’idéalisme, de nos jours, attaque vivement la sécurité positiviste. Donc, l’âme celtique se réveille. Et qui en douterait ?… Pour bien comprendre ce qu’entend par le celtisme l’auteur de la Druidesse, il faut savoir que Jeanne d’Arc lui apparaît comme « une résurrection et une transfiguration de l’antique druidesse sous la forme d’une héroïne chrétienne librement inspirée. » Mais alors, j’avoue que j’écoute respectueusement la Pythie et demeure stupide. Je le demeure, quand je lis que la révolution française et le romantisme sont « deux puissantes manifestations des instincts profonds du tempérament gallo-kymrique. » M. Schuré doit avoir ses raisons pour énoncer de ces rudes apophtegmes. Seulement, ses raisons, il ne nous les livre pas. Nous vivons, auprès de lui, sous le régime de l’arbitraire. Il y a en lui de l’autocrate, et voire du despote.

Les druides le devaient tenter : les druides qui étaient (assure-t-il) en possession de la sagesse primordiale ; et les druides qui, avec leur culte officiel, avaient (assure-t-il) une doctrine secrète ; et enfin les druides qui se souvenaient de l’Atlantide. Les élémens de la philosophie des druides, M. Édouard Schuré les emprunte au Mystère des Bardes, document traduit par Pictet (Genève, 1853). Et nous sommes contens de penser qu’il a un document sous la main. N’allons-nous pas nous établir enfin sur un terrain solide ? Eh bien ! non. Il paraît qu’aujourd’hui les Celtisans n’accordent plus d’autorité au Mystère des Bardes ; ils refusent d’y trouver les véritables idées druidiques et, ce Mystère, ils le regardent comme « une élucubration de quelques théologiens du XVIIe siècle. » Ce document fut rédigé plus de mille ans après la mort des derniers druides. Qu’importe ? répond M. Schuré ; la tradition orale, et non écrite, des bardes a duré beaucoup plus de mille ans. Du reste, nous n’en savons rien. Mais nous pouvons le supposer : il suffit.

Si M. Édouard Schuré travaillait selon l’usage habituel, réunissant des faits et craignant de les interpréter avec imprudence, enfin s’il employait la méthode à laquelle les autres historiens doivent la justesse de leurs conclusions attentives, on aurait à lui adresser mille objections. Seulement, n’est-il pas, de son aveu même, un voyant ? Il nous dira : — Vous ne voyez pas ; tant pis pour vous !…

Tacite raconte que, sous le règne de Vespasien, Velléda, une fille de la nation des Bructères, fut célèbre ; dans une tour, elle donnait des oracles ; on lui apportait les trophées de guerre ; on lui amenait les prisonniers. M. d’Arbois de Jubainville a trouvé l’étymologie du nom de Velléda : c’est, en gaulois, la voyante. Et Velléda est l’héroïne de Chateaubriand, dans les Martyrs ; elle est aussi l’héroïne de la Druidesse. M. Schuré se propose de nous offrir « une image parlante de ce que fut l’âme celtique en Gaule avant la conquête romaine et avant l’influx du christianisme. » Sa Velléda, ses druides, ses Gaulois, il les « devine ; » il a peu de renseignemens historiques. Cependant, il a vu quelques druidesses ; il les a vues dans l’Ile d’Ouessant. Elles gardent aujourd’hui les moutons. Leurs robes et leurs fichus sont de couleur sombre. Elles ont de belles chevelures, noires ou cuivrées, qui flottent sur leurs épaules. Si vous leur demandez votre chemin, elles vous disent : « Allez tout rond ; » et elles font un geste circulaire qui englobe l’île et l’horizon. Elles parlent peu. « Mais, dans leurs yeux fixes et roux, se lit une mâle résolution de braver les rigueurs du destin. Sans cesse menacées de perdre leurs maris ou leurs fils, elles prennent le deuil d’avance. Maîtresses dans leur domaine, elles se livrent vaillamment à tous les travaux des champs, labourent, sèment et fauchent. Il faut voir avec quelle gravité elles accomplissent leurs devoirs religieux dans l’église de Lampaul, serrées les unes contre les autres, comme des oiseaux de mer, sous leurs coiffes de dimanche. Mais, aux premiers jours de l’automne, ces mêmes femmes s’acheminent en longue procession vers un cap avancé qui domine la mer. Après une prière murmurée à mi-voix, chacune jette un bouquet de fleurs dans les flots, pour apaiser les colères de l’Océan. Depuis deux mille ans, de siècle en siècle, la coutume s’est transmise. Ce jour-là, les Ouessantines redeviennent sans le savoir des druidesses. » Je n’ai pas vu les Ouessantines ; mais j’ai lu Filles de la pluie, par M. André Savignon. Ces filles de la pluie, ce sont les Ouessantines et, à proprement parler, des filles. Où M. Savignon n’a vu que des filles, M. Schuré voit des druidesses. Ne cherchons point à savoir qui, de ces deux écrivains (inégaux, d’ailleurs), ne se trompe pas ; et admirons plutôt comme diffère la réalité, d’âme en âme.

Telle est, un peu longuement, la somme des idées, et des visions, et des entrevisions sur lesquelles s’appuie le drame ou le poème en prose de la Druidesse.

Il fait nuit... Du reste, il fera nuit et jour capricieusement, au gré des incidens dramatiques, selon la volonté du poète ; des lueurs soudaines illumineront et la statue de Némésis et les acteurs, à l’occasion. Cela, au théâtre, demanderait beaucoup d’électricité, importune (je crois) autour des druides. Les rayons de la lune éclairent d’abord le temple de Bélen. Voici, dans les ténèbres, deux bommes. L’un est Glaucus, vil espion de Tarquinia, femme du proconsul romain Torquatus. Et l’autre, Epodorix, chef des Arvernes, est le traître qui accepterait bien volontiers, pour la Gaule, la domination de Rome. Provisoirement, il donne à Glaucus la blonde chevelure de Velléda, que la druidesse a coupée et qu’elle a dédiée au Soleil rayonnant, le dieu Bélen. Les deux gaillards se sauvent. Paraît Katmor, l’Archidruide ; et paraît Velléda, fille de Katmor. Des songes troublent Velléda. En outre, quand elle était dans le temple, un homme, un sacrilège, a bousculé Katmor : il est entré, violant le sanctuaire et, vraisemblablement, désireux de profaner Velléda. Les chefs des Bellovaques, des Carnutes, des Allobroges, des Eduens, Armoricains, Tectosages et Arvernes se réunissent, aux fins d’élire le Brenn. Que Velléda, premièrement, donne la mort au sacrilège. On lui amène le prisonnier, la tête voilée de noir. Frapper un inconnu ? Velléda s’y refuse. Et l’on ôte le voile qui cachait le visage du prisonnier. Velléda reconnaît un garçon qu’elle vit en rêve et qui a des yeux farouches et doux. Non, Velléda ne tuera point ce jeune homme. Qui est-ce ? — L’Obscur, l’Errant, l’Exilé. On l’a vu, dans les monts des Allobroges, barde au sayon bleu, à la harpe d’argent, qui disait : « Fourbissez vos armes ! Allez à Bibracte ! Délivrez vos frères ! » On l’a vu aux fêtes de Narbonne, en haillons, invectivant contre les Gaulois qui, séduits par les élégances romaines, se couronnaient de roses et perdaient leur temps à regarder danser sous les arcades les joueuses de flûte. On l’a vu au sanctuaire-des Carnutes, monter sur un dolmen, agiter une torche et sommer les Gaulois de ne pas endurer l’esclavage. On l’a vu aux monts d’Arvernie. Il est du sang de Vercingétorix. Il est Celtil. Et il est l’héroïsme résistant de la Gaule. Son frère Epodorix, le traître, l’a exilé. Les chefs gaulois, à l’instigation de Velléda, le proclament leur Brenn.

Au deuxième tableau, dans l’atrium d’une villa romaine, sur les bords du Rhône, nous apprenons par le dialogue d’Epodorix le traître et du proconsul Torquatus les éclatantes victoires de Celtil : Bibracte est délivrée. Advient Celtil, pendant une trêve, pour l’échange des prisonniers : il est insolent à merveille. Mais, à demi couchée sur un lit de parade, la belle Hédonia Tarquinia reçoit Celtil et, conjugales rancunes, elle aguicherait volontiers le barbare : Celtil est tout à la pensée de Velléda. La Romaine alors se venge. Elle possède la chevelure de la druidesse, talisman de magie. Eh bien ! Katmor emmenait Velléda vers l’île d’Inisthona. Des pirates frisons attaquèrent la barque ; ils ont tué Katmor, enlevé sa fille. Velléda, vendue comme esclave, ils la traînent par la Germanie : elle finira sur un marché de Rome. « Mon cheval ! mon cheval ! » crie Celtil : tant qu’un souffle vivra dans son cœur, il saura retrouver Velléda, fût-ce au bout du monde. « Comme il l’aime ! » soupire la Romaine.

Celtil a retrouvé Velléda, entre deux falaises rocheuses, dans l’île sauvage d’Inisthona. « Oh ! laisse-moi t’enlever sur mon navire, car désormais tu m’appartiens. Viens sur l’Océan, notre patrie première ; il écume d’impatience de nous porter. Ne sommes-nous pas libres comme lui ? J’ai frôlé les écueils pour te joindre, je volerai par-dessus pour te ravir !... » C’est bien tentant ; car Velléda aime Celtil. Mais la dernière prophétesse de la Gaule ne peut renoncer à sa mission ; par ses baisers coupables se romprait « le lien fragile qui joint le ciel à la terre. » Enfin : « Je t’aime, mais je ne puis te suivre, Celtil ! » Celtil est un garçon fougueux, et qui se fâche, et qui se vante sans délicatesse de l’intérêt qu’il a su inspirer à Hédonia Tarquinia. Velléda le repousse. Il part pour le royaume de la nuit : « Orgueilleuse druidesse, adieu ! » Mais Velléda, héroïque et charmante : « Tu veux descendre dans l’abîme d’Abred ? Tu n’y descendras point seul !... » Sa couronne de verveine, symbole de sa puissance prophétique, elle la jette dans la mer : « Comme je fus aux dieux, je suis à toi ! » — A travers toutes les existences ? — A travers toutes ! » Car les druides et M. Schuré croient à la réincarnation perpétuelle des âmes. Seulement, pour chercher Velléda, le Brenn a quitté l’armée. Volusénus et Virdomar, chefs gaulois, ont trahi le Brenn. Les Romains ont repris la citadelle de Bibracte et menacent le sanctuaire des Carnutes. On appelle Celtil. Et lui : « Sur la bouche de la prophétesse, j’ai bu le feu sacré de Bélen ; le sang des dieux a passé dans mes veines ; maintenant je puis donner à la Gaule une âme nouvelle et vaincre en mourant ! » Il part. Mais tard !

Au centre de la Gaule et au sommet d’une montagne, parmi les rocs, il y a un dolmen gigantesque, le tombeau de Hu-Gadarn, le grand ancêtre de la race. Nuit étoilée... Et c’est là que l’astuce romaine s’emparera de Celtil le héros. Par les espions, Torquatus sait que les Gaulois viendront, pour consulter le cœur de la Gaule. Celtil est pris. Un cachot dans la Tour du Rhône. Celtil est là, chargé de chaînes. Avec un centurion subtil, Hédonia Tarquinia s’approche du grabat de Celtil. Et elle tente le Brenn : ne veut-il pas être empereur de Rome, et de la Gaule soumise à Rome ? Hédonia Tarquinia ne doute aucunement de rien. Mais il y a, dans le cachot, une statue de Némésis : elle se noie dans l’obscurité. A sa place, paraît le corps astral de Velléda, tenant une branche de gui. Velléda, d’un rais lumineux, montre à Celtil son bouclier, son casque et son épée. Armé du casque et du bouclier, Celtil brandit son épée. Les stratagèmes qu’avait préparés, pour emmener Celtil, Hédonia Tarquinia servent à Celtil pour s’échapper tout seul. Et il est libre.

Au sanctuaire de Bélen, chez les Bellovaques, Katmor et Velléda, les gens et aussi les élémens, les Gaulois et la tempête clament la défaite de la Gaule. C’est un délire d’amour qui emporta la prophétesse et le héros. Des femmes gauloises, des soldats fugitifs arrivent, réclamant les foyers, les terres, les labours. Une jeune Gauloise tient dans ses bras un enfant au maillot ; de la main droite, elle tend une touffe d’épis noircis par le feu : « C’est l’image de nos champs, brûlés pas l’avant-garde de Torquatus ! » Celtil n’est pas mort ; le voici : la Gaule est encore vivante. — « Pour combien de temps ? — Pour demain, si nous sommes vainqueurs ; pour toujours, si nous mourons en vrais Gaulois !... » Les blessures de Celtil, Velléda les guérit, douce magicienne, au contact de ses mains. Velléda et Celtil boivent la coupe d’amour, sous le chêne sacré ; et ils n’entendent pas gronder la foudre, qui fendra le chêne jusqu’à la racine. « Les Romains ! les Romains !... » Les Romains approchent. Les Gaulois mettent le feu à la forêt ; de chêne en chêne, le feu se propage. Velléda et Celtil entrent dans le temple, qui flambe. Soudain, le temple s’effondre et n’est qu’un amas de ruines, dans la forêt brûlée. Un disque jaune et lumineux monte dans ce paysage. Et l’on voit, sur ce fond, se dessiner la blanche figure du Christ ressuscité, les bras ouverts. Un oracle druidique l’avait annoncé : « Pour que Rome soit vaincue, il faut qu’un Dieu s’incarne sur la terre et ressuscite du tombeau. Du fond de la mort, il apportera l’amour éternel !.. » Les destinées nouvelles de la Gaule commencent ; des cendres de la Gaule druidique, naît la Gaule chrétienne.

Il est impossible qu’on n’admire pas la beauté de ces grandes imaginations qui soulèvent les siècles du passé. Il est possible qu’on éprouve quelque peine à en saisir toutes les significations profondes. Je crois aussi que la poésie des druides, si démodée naguère encore, n’éveille pas notre plaisir très vivement. Pourtant, M. Edouard Schuré l’a embellie des nobles idées qu’il incarne sous les symboles celtiques : nobles idées un peu étrangères à notre habitude mentale. Les problèmes qui inquiètent l’auteur des Grands Initiés et de la Druidesse sont les problèmes éternels que la philosophie, en tous temps comme en tous pays, examine. Il les pose, lui, et les résout d’une telle manière fulgurante, avec tant de rapide certitude, avec tant de prophétique facilité que nous ne les reconnaissons plus. Un dialecticien nous emmène avec lui et, quitte à l’abandonner avant l’arrivée, nous l’accompagnons un bout de chemin. Du moins, en cheminant près de lui, tremblions-nous de son espoir, de sa fatigue. Le mystique traverse en un instant les étendues ; et tout de suite il est parti : quand il est arrivé, là-bas, nous ne le voyons plus. S’il faut l’avouer, les nobles idées métaphysiques et le vaste rêve mental, qui emplissent magnifiquement le scénario de la Druidesse, ne me touchent pas beaucoup.

Ce qui me touche, dans ce drame poétique, c’en est la qualité nationale. L’Archidruide Katmor, je fais bon marché de lui, et de Bélen, son dieu solaire. Mais Celtil, âme héroïque et amoureuse de la Gaule, comme il nous émeut ! comme nous suivons, d’un cœur angoissé, la double tribulation de son héroïsme et de son amour ! Quand la belle Romaine, toute chargée de civilisation gréco-latine, est sur le point de le séduire, nous voudrions avertir le Gaulois. Cependant, nous savons le tour qu’ont pris les événemens, et que notre âme celtique, il y a deux mille ans, s’est naturalisée âme romaine. Nous le savons ; mais le paradoxe des vœux qui nous enflamment pour la Celtide condamnée ressuscite en nous l’angoisse du moment le plus pathétique de notre histoire, celui de la prime conquête, celui de la résistance finale et d’une mort suivie d’une rénovation prodigieuse. Quelle péripétie de la Gaule maternelle, agonisante et qui va revivre dans ses enfans élevés par ses ennemis !...

Eût-on deviné que l’idéologue des Grands Initiés serait sensible, et si profondément, à une telle aventure de patrie ? Il cherche la vérité primordiale, éparse dans les religions de l’univers... Oui ! mais (raconte M. Roux), en 4870, après les défaites, Wagner écrivit à Schuré : « Votre place n’est plus à Paris ; venez avec nous, en Allemagne ! » Schuré, né en Alsace, répondit : « Plus que jamais, je suis Français ! » A toute la philosophie primordiale et à toute la synthèse de l’ésotérisme, je préfère cette anecdote, si humaine, et cette vive intuition, ce choix qui n’est pas libre. Nos idées, avons-nous à les choisir plus arbitrairement que notre pays natal ?...


ANDRE BEAUNIER.

  1. M. Edouard Schuré, la Druidesse, « précédée d’une étude sur le réveil de l’âme celtique, » Perrin. — Cf. Edouard Schuré, son œuvre et sa pensée, par MM. Alphonse Roux et Robert Veyssié, même éditeur.