Revue littéraire - Une étude sur La Fontaine

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Revue littéraire - Une étude sur La Fontaine
Revue des Deux Mondes6e période, tome 34 (p. 205-216).
REVUE LITTÉRAIRE

UNE ÉTUDE SUR LA FONTAINE[1]

M. Gustave Michaut a publié pendant la guerre le second tome d’un La Fontaine qu’il ne destinait pas à une telle époque. Et ce n’est pas à dire que cet ouvrage inattendu soit inopportun ; bien au contraire ! Non que je voie ou désire voir, entre La Fontaine et la guerre, aucun rapport, certes, et nulle analogie. Si jamais poète fut l’ornement d’un pays tranquille et qui profite de sa sécurité, c’est le poète des Contes et des Fables. Il a célébré la paix, « sœur du doux repos ; » et il a détesté, quand il y songea, peu souvent, le « noir démon des combats. » La paix et la guerre lui semblent affaires de rois, et qui ont pour les peuples diverses conséquences, mais qui n’ont pas leurs conséquences à Paris. Que le Roi déchaîne ou enchaîne Bellone, cela ne change pas beaucoup les journées de La Fontaine. « Louis consent qu’elle nous quitte : » et la paix de Nimègue est, pour La Fontaine, l’occasion de chanter, après les victoires de Louis, sa clémence. La politique du Roi, fidèle au principe déjà formulé par Marillac sous le règne de Henri II, « tenait sous-main les affaires d’Allemagne en la plus grande difficulté qu’il se pouvait. » Le désordre des Allemagnes garantissait le salut de l’Europe ; et la France n’était pas menacée.

Il n’en va plus de même ; et, depuis que l’Europe a laissé la race de proie organiser ses coups de brigandage, Bellone est souveraine. Ainsi, les poètes des temps heureux et confians nous étonnent et risqueraient de nous devenir un peu étrangers, un peu indifférens à force d’étrangeté, si un autre sentiment ne nous ramenait à eux. Lisez La Fontaine et je crois que vous l’aimerez plus que jadis encore. C’est que nous, qui avons vécu et peut-être vivons dans une France menacée, nous nous sommes épris davantage et du sol disputé chèrement et aussi de l’âme ancienne et continue de la France. L’invasion ne chapardait pas seulement les arpens du sol ; la défaite eût saccagé les siècles de la France et tout son génie élaboré par les siècles. Dans la tribulation, le précieux passé nous émeut, nous alarme. Lisez La Fontaine : et vous vous apercevrez que vous êtes attentifs nouvellement, ou plus intimement, à quelque chose de secret, de profond, de difficile à indiquer, non à sentir, et ne fût-ce qu’au son des mots français les plus parfaits et justes, arrangés au gré de notre pensée intacte et pure à merveille. La maison de La Fontaine à Château-Thierry, peu s’en est fallu que les hordes allemandes n’en fissent des décombres : et, pareillement, du génie de la France, qui est vivant, jeune et qui florit dans les poèmes de La Fontaine. Relisez La Fontaine et vous y prendrez un plaisir tendre et inquiet.


Le La Fontaine de M. Michaut n’est pas une révélation. M. Michaut n’apporte pas de documens inédits : il n’en a pas cherché ; sans doute n’en aurait-il pas trouvé. M. Michaut ne souhaite non plus d’interpréter d’une façon toute neuve et originale un poète que les critiques ont commenté sans relâche. Il a raison et suit, sans le dire, un conseil que donnait Sainte-Beuve, il y a cinquante ans : « Ne subtilisons pas sur nos grands auteurs ; n’imitons pas les érudits qui dissèquent à satiété les odes d’Horace et qui disent : ceci est plaqué, ceci ne l’est pas. Qu’en savent-ils ? Les plus fins sont conduits plus loin qu’ils ne le veulent et ne savent plus où s’arrêter… » Il s’agissait, pour Sainte-Beuve, de taquiner l’auteur méticuleux de Notes sur Corneille, Edouard Fournier, dit le furet des grands hommes. Et il l’admonestait ainsi : « Pourquoi remettre éternellement en question ce qui est décidé ? Pourquoi venir infirmer, même en des matières légères, ce qui est appuyé suffisamment et ce qui est mieux ?… » M. Michaut ne s’est pas établi le furet de La Fontaine. Il a une manière simple et franche de lire, de se faire une opinion, de la dire et, quelquefois, rudement. Il ne « subtilise » pas et, quelquefois, on le regrette. Il vous juge le poème sur La captivité de Saint Malc sans ménagemens et n’y trouve qu’un très ennuyeux mélange de vers cornéliens, devers galans et de vers « qu’on dirait bêtes par la Deshoulières. » Que de sévérité ! Mme Deshoulières ne bêle pas toujours ; et ce n’est pas bêler que d’invoquer, comme elle a fait, les bocages d’automne, dévastés par le vent, qui chasse


Jusqu’à l’heureux débris de vos frêles beautés !

Quant à La captivité de Saint Malc, M. Michaut n’est-il pas enchanté, lorsque le saint moine, à qui les Arabes ont donné pour compagne une « bergère » chaste et jolie, se plaint au ciel :


Tu m’as donné pour aide au fort de la tourmente
Une compagne sainte, il est vrai, mais charmante… ?


Puis une lionne mangera le barbare qui s’est mis en tête de marier Malc et la bergère. Alors Malc aura licence de retourner au cloître et de s’y enfermer avec sa pudeur définitive ; la bergère entrera au couvent. Mais avant cela et quand Malc en est à regretter le cloître et sa calme sagesse, on n’est pas sûr que La Fontaine, en lui prêtant ces paroles de nostalgie, ne songe pas du tout à l’Oratoire, où il a passé, dans sa jeunesse, un peu de temps :

Je vous ai fait récit quelquefois de ces heures
Qu’en des lieux séparés de tout profane abord
Je passais à louer l’arbitre de mon sort.
Alors, j’avais pitié des heureux de ce monde,
Maintenant j’ai perdu cette paix si profonde ;
Mon cœur est agité…

C’est en 1673 que parut, chez Claude Barbin, le Poème de la captivité de Saint Malc. La Fontaine avait cinquante-deux ans ; et il n’était pas au bout de son erreur, qui a duré presque jusqu’à la veille de sa mort. Beaucoup plus tard, à soixante-six ans, il écrivait à M. de Bonrepaus, lecteur du Roi : « Je continuerai encore quelques années de suivre Chloris, et Bacchus, et Apollon, et ce qui s’ensuit ; avec la modération requise, cela s’entend. » Bref, les souvenirs de l’Oratoire ne sont pas, dans sa pensée et dans son cœur, si actifs qu’ils le divertissent de sa vie amusante ; mais il les garde gentiment et il réserve pour plus tard leur activité.

Certes, M. Michaut n’a pas tort de préférer les Fables aux Contes et de blâmer les Contes. Il acquiesce au jugement de Brunetière qui déclarait les Contes « un mauvais livre, un livre à garder sous clef dans les bibliothèques. » C’est la vérité. Cependant, ni Brunetière ni M. Michaut ne disent qu’il ne faut pas avoir les Contes dans sa bibliothèque. J’avoue aussi que les Contes, si choquans pour tant d’immoralité, ont l’inconvénient de ressasser leur plaisanterie : les aventures de moinillons éperdus et de nonnes folâtres finissent par lasser la complaisance du lecteur et, par endroits, le font rougir de sa complaisance. Mais je ne sais si La Fontaine a rien écrit de plus ravissant que Joconde, au moins que la première partie de Joconde. Et La Coupe enchantée ne vaut pas Joconde, à beaucoup près ; mais il y a, dans La Coupe enchantée, ces deux vers :


Ménélas rencontra des charmes dans Hélène
Qu’avant d’être à Paris la belle n’avait pas…


Avec l’idée de ces deux vers si jolis, La Fontaine aurait pu faire tout un conte, une comédie, un roman de petite honnêteté, de vif agrément. Les deux vers lui suffisent ; et ils suffisent. La Fontaine n’épargne pas ses trouvailles. Il les prodigue. Elles sont perpétuelles, dans les Contes, variées, attrayantes. Et elles ont un charme périlleux, tel que M. Michaut nous est bien utile, quand il nous avertit de ne pas céder à tant de séductions.

Ce n’est pas tout ce dont nous remercierons M. Michaut. Mais il a très finement examiné, très finement et avec un loyal entrain, la plupart des problèmes que posent la vie de La Fontaine, l’histoire de ses œuvres, ses œuvres même. Par exemple, il y a, dans le roman de Psyché, quatre personnages, Polyphile, Acante, Ariste et Gélaste, à propos desquels les critiques ne sont pas unanimes. Généralement, on veut que Polyphile soit La Fontaine ; Acante, Racine ; Ariste, Boileau ; Gélaste, Molière. Ce serait fort agréable : nous aurions le portrait de La Fontaine par lui-même et le portrait de Racine, de Boileau, de Molière par leur ami. Seulement, Walckenaër reconnaît Boileau dans Acante et Racine dans Ariste. Saint-Marc Girardin prend Gélaste pour Boileau et Ariste pour Molière. M. Roche, l’auteur d’une précieuse Vie de Jean de La Fontaine, se demande si Gélaste ne serait pas Molière d’abord, et puis Chapelle. Enfin, quant à ce Gélaste, Faguet déclare qu’ « on ne sait pas qui c’est. » Molière, non ; Chapelle, peut-être : « ou plutôt on doit renoncer à donner aucun nom réel. » La question n’est pas facile à résoudre, et d’autant moins qu’aux argumens les plus rigoureux se mêlent d’autres argumens, de l’ordre sentimental : « Que l’on a de peine à ne plus trouver Molière dans la société des Amours de Psyché ! » s’écrie M. Paul Mesnard ; et nous éprouvons, avec lui, ce regret. Je ne dis pas que M. Michaut ne l’éprouve pas du tout ; mais il résiste là contre et n’est pas la dupe de son cœur. Il écoute sa raison, qu’il a très nette. Il discute ; et il arrive à cette conclusion. La Fontaine, dans Polyphile, Acante, Ariste et Gélaste, n’a pas eu l’intention de peindre lui-même et tels de ses amis. Ses personnages sont des personnages de roman ; si l’on veut, des personnages de dialogue philosophique : chacun d’eux représente une opinion. D’ailleurs, il a pu emprunter à ses amis quelques traits de leur caractère, qui convenaient aux personnages de Psyché. Sans doute y a-t-il du Boileau, du Racine, du Molière et du Chapelle dans les interlocuteurs qu’il imagine, et du La Fontaine dans chacun d’eux : du La Fontaine, surtout dans Polyphile, et dans Acante aussi. Mais nous n’avons point ici des portraits Tant pis !… Afin de nous consoler, disons-nous que les portraits, si c’en étaient, ne seraient pas d’une ressemblance criante, lorsque les commentateurs reconnaissent, dans le seul Gélaste, Boileau, Molière ou Chapelle ; dans le seul Ariste, Racine ou Boileau, comme dans le seul Acante ; et lorsque, dans Gélaste, Faguet ne reconnaît, au bout du compte, personne. Puis, M. Michaut ne nous invite pas à nous consoler : il cherche, tout bonnement, la vérité ; dès qu’il a conscience de la posséder, il nous l’impose. Il ne va pas par quatre chemins. Sa critique ne fait pas la renchérie. Elle fait de bonne besogne.


Avec tout cela, et après tant de livres savans consacrés à La Fontaine, après M. Michaut, M. Roche, après un essai joli de M. Edmond Pilon, après Faguet, donc bien après Walckenaër, après la remarquable notice de Paul Mesnard et après les admirables notes et notices de M. Henri Régnier dans l’édition des Grands écrivains de la France, La Fontaine est bien mystérieux encore. Mystérieux, cet écrivain si clair ? Si clair en chacune de ses phrases, oui. Si habile à choisir exactement ses mots, à dire ce qu’il entend et à ne pas dire davantage ? A ne pas dire davantage ; et, quelquefois, à dire moins. Que de fois ne soupçonne-t-on pas qu’il entend plus qu’il ne dit, et ne vous offre-t-il pas la tentation d’aller, avec lui qui vous accompagne en secret, au-delà de ce qu’il a dit ! En outre, la diversité de sa pensée nous amuse et, volontiers, nous égare. Dans la campagne, par les beaux jours et quand l’air est parfaitement pur, tous les détails du paysage que nous regardons nous sont bien visibles et, jusqu’à l’horizon, nous voyons les bouquets d’arbres, les clochers, les routes et les chemins. Ce n’est pas la lumière, qui manque : plutôt y aurait-il trop de lumière éparpillée ou répandue partout également. C’est la quantité des objets visibles, et tous également visibles, et divers, qui dissémine nos regards et qui empêche que notre idée du paysage soit aussi nette que notre idée de chacun de ses élémens. Le paysage nous échappe, et La Fontaine. Il est difficile à tenir et, si l’on peut ainsi parler, difficile à réunir.

Les contemporains de La Fontaine semblent avoir éprouvé, à son égard, cette incertitude. Ils l’admirent et ils l’aiment : ils ne savent pas où le placer. Boileau, qui l’admire et qui l’aime, et qui a défendu Joconde, et qui ne doute pas que « c’est beaucoup dire, » mais qui n’hésite pas à déclarer la nouvelle de son ami « même plus agréablement contée que celle d’Arioste, » Boileau ne sait pas où placer La Fontaine dans son Art poétique ; et il ne l’y place nulle part. En 1675, Mme de Thiange, que La Fontaine appelle un ange et à qui La Fontaine donnait « sa gloire aménager, » fit présent, pour les étrennes, au duc du Maine d’un petit théâtre doré, dit « la Chambre du Sublime. » Mathieu Marais a décrit ce petit théâtre : « Au dedans étaient M. le duc du Maine, M. de La Rochefoucauld, M. Bossuet, alors évêque de Condom, Mme de Thiange et Mme de La Fayette. Au dehors du balustre Despréaux, avec une fourche, empêchait sept ou huit méchans poètes d’approcher. Racine était auprès de Despréaux… Toutes ces figures étaient en cire, en petit, et très ressemblantes… » Et La Fontaine ? Mme de Thiange n’aurait pas oublié La Fontaine. La Fontaine est là, sans y être. Il est là, mais non pas au même rang que Racine ou Despréaux : il est « un peu plus loin ; » Racine lui fait signe d’approcher. Il a de la timidité : c’est qu’il est timide ; mais encore on l’est pour lui, Mme de Thiange n’ose ni l’écarter de la chambre du sublime ni tout à fait l’y installer.

Ce qui montre aussi l’embarras où furent les contemporains, à l’égard de La Fontaine, c’est la légende qui se forma autour de lui. Une légende, habituellement, se substitue à la vérité et la remplace, quand la vérité n’est pas commode. Pour peu que la vérité soit toute simple, on s’en contente. Or, du vivant même de La Fontaine, on lui créa un personnage assez plaisant pour que lui-même en fût satisfait, un personnage qui est celui dont la tradition dure et qui n’est pas véritablement le sien. Je ne prétends pas que cette légende n’eût, avec la vérité, nulle analogie : aucune légende n’est absolument fausse. Et je ne prétends pas que La Fontaine, au bout du compte, ne fût pas « le Bonhomme ; » mais on lui a orné sa bonhomie. Je crois qu’il s’y prêtait ; et on lui en a prêté. Certaines anecdotes célèbres et qui servent à le peindre sont toutes dépourvues d’authenticité, de sorte qu’on vient à se méfier des autres. En 1691, il fit représenter à l’Académie royale de musique son opéra d’Astrée. Et l’on raconte qu’il sortit après l’acte premier, pour aller au café Marion ; là, il s’endormit et, comme un quidam s’étonnait de le rencontrer hors du théâtre, l’auteur d’Astrée affirma que le premier acte l’avait ennuyé à l’excès. Que d’abnégation ! quel détachement de toutes les passions naturelles à un auteur ! Mais, peu de semaines avant qu’Astrée parût aux chandelles, Mmes d’Hervart, de Virville et de Gouvernet, qui sont des « muses, » qui sont « les Grâces, » l’avaient prié de les rejoindre au château de Bois-le-Vicomte. Il leur répond : « De demeurer tranquille à Bois-le-Vicomte pendant qu’on répétera à Paris mon opéra, c’est ce qu’il ne faut espérer d’aucun auteur, quelque sage qu’il puisse être. » Et il ne manqua pas de suivre les répétitions d’Astrée ; et, quand l’opéra fut tombé, si bien qu’on plaignit Céladon « qui, sortant des eaux du Lignon, s’était noyé dans la Fontaine, » il eut tout le chagrin d’un autre en pareil cas. On raconte aussi qu’à la représentation de sa pièce, La Fontaine, qui s’ennuyait, demanda de qui elle était ; de lui : « Elle n’en vaut pas mieux ! » Cette anecdote, qui n’est pas vraie, de La Fontaine qui oublie que l’Astrée est son ouvrage, vaut l’anecdote de La Fontaine qui, voyant son fils, demande quel est ce jeune homme et dit : « Je crois l’avoir vu quelque part… » Ce mot fâche Lamartine et ravit d’aise d’autres personnes : ce mot ridicule, absurde, et qui n’est pas de La Fontaine. La légende veut aussi que La Fontaine fût un garçon très paresseux, — mais son œuvre n’est pas si courte ; — paresseux et qui dort sans cesse, et qui se réveille avec ennui, se réveille à demi, se rendort et, dans l’intervalle de ses deux sommes, n’a pas de conversation. La Bruyère écrit : « Un homme paraît grossier, lourd, stupide ; il ne sait pas parler ni raconter ce qu’il vient de voir… » Cet homme se met à écrire : et c’est La Fontaine. La Bruyère a peut-être connu La Fontaine ; sans doute l’a-t-il entrevu : il ne l’a pas trouvé brillant. Et Louis Racine : « Autant il était aimable par la douceur du caractère, autant il l’était peu par les agrémens de la société. Il n’y mettait jamais rien du sien ; et mes sœurs qui, dans leur jeunesse, l’ont souvent vu à table chez mon père, n’ont conservé de lui d’autre idée que celle d’un homme fort malpropre et fort ennuyeux. Il ne parlait point, ou voulait toujours parler de Platon. » Voilà deux témoignages. Mais il résulte de ces deux témoignages que, ni dans la maison de Condé, chez « les grands, » ni auprès d’une famille un peu austère, La Fontaine n’était bien à son aise et fort content : il s’ennuyait. L’auteur du Portrait de M. de Lafontaine, dans les Œuvres posthumes, avoue qu’il ne soignait beaucoup ni sa toilette, ni sa mine ; puis : « Dès que la conversation commençait à l’intéresser et qu’il prenait parti dans la dispute, ce n’était plus cet homme rêveur : c’était un homme qui parlait beaucoup et bien. Il était encore très aimable parmi les plaisirs de la table ; il les augmentait ordinairement par son enjouement et par ses bons mots ; et il a toujours passé, avec raison, pour un très charmant convive. » Eh ! il fallait que la causerie l’intéressât : faute de quoi, il préférait le silence !… Comme il devait aller, pour quelques semaines, à Bois-le-Vicomte, Vergier, qui le connaissait de longtemps, écrivit à Mme d’Hervart :


Je voudrais bien le voir aussi,
Dans ces charmans détours que votre parc enserre,
Parler de paix, parler de guerre,
Parler de vers, de vin et d’amoureux souci,
Former d’un vain projet le plan imaginaire,
Changer en cent façons l’ordre de l’univers ;
Sans douter, proposer mille doutes divers :
Puis tout seul s’écarter, comme il fait d’ordinaire,
Non pour rêver à vous qui rêvez tant à lui,
Non pour rêver à quelque affaire,
Mais pour varier son ennui.


Ce n’est pas là le portrait d’un homme grossier, lourd et stupide. La Fontaine, à Bois-le-Vicomte et dans une société fort élégante, où il se sent chez lui, non point en cérémonie, comme il était en cérémonie dans la maison de Condé ; auprès de jolies femmes indulgentes et qui n’ont pas la pruderie que Racine n’eut pas toujours en sa vie, mais eut toujours en son ménage : alors La Fontaine se montre ce qu’il est, vif, enjoué, le plaisir des autres et de lui-même. Il a besoin d’une excitation perpétuelle : et c’est le propre des sensibilités les plus délicates et frémissantes et, plus elles sont frémissantes, bientôt lasses. Elles ont un grand remuement, puis tombent, se reposent. Après qu’il a « changé en cent façons l’ordre de l’univers, » La Fontaine « s’ennuie : » il se repose.

Dans le conte des Filles de Minée, La Fontaine s’écrie : « Je veux des passions ! » S’il ne voulait pas de passions, il croirait que les morts sont heureux. Entre la vie morne d’un « cœur froid » et le néant, il ne fait pas de différence.


La sensibilité de La Fontaine, telle qu’on la voit dans sa poésie, et non dans la légende, mais dans la vérité de son personnage, lui est extrêmement particulière ; et elle étonne chez un écrivain de son temps. Je ne dis pas que le XVIIe siècle ne soit que raison, comme les faiseurs de systèmes historiques ne découvrent aussi, dans la Renaissance, que la luxure et ses prouesses. Le XVIIe siècle aurait inventé la raison, qui dompte la sensibilité, l’opprime, la supprime ? Niaiseries ! et ni Ronsard n’est dénué de raison ni de sensibilité, Racine. Cependant, il est vrai qu’au temps de Ronsard l’idéal de la vie et de l’art a plus de fougue, au temps de Racine plus de mesure. Au temps de Racine, il est vrai que la raison fut à la mode. Et La Fontaine, s’il n’a pas été le seul poète de son temps qui eût, pour les mouvemens de sa prompte sensibilité, une obligeante prédilection, du moins ne se cachait-il pas de ne contraindre guère son humeur. Il y avait alors, à l’égard de la sensibilité, une certaine pudeur, qu’il ignorait, ou peu s’en faut.

De cette manière, il ressemble à tels écrivains de l’époque précédente, plutôt qu’à ses contemporains. L’amitié qu’il témoigne à maître Clément, par exemple, et à maître François, et à nos vieux conteurs les moins raisonnables, à leurs facéties les plus audacieuses et à leur langage, est un indice : il eût aimé leur compagnie, comme leurs ouvrages. Et, en quelque sorte, il les continue, dans une société qui a changé de caractère et dans laquelle il parait un peu dépaysé. L’auteur de l’Art poétique ne le nomme pas ; surtout l’idée de la poésie et de la littérature que l’Art poétique formule n’a pas de rapport avec l’idée poétique et littéraire de La Fontaine. C’est tout une autre idée. L’ami de Boileau, de Racine et même de Molière est tout un autre homme. Et c’est ainsi qu’il n’entre ni dans l’Art poétique, ni tout à fait dans la Chambre du Sublime. Ses contemporains les plus illustres sont, à propos de lui, très embarrassés : ils le devinent grand ; et ils ne le reconnaissent pas pareil à eux. La Fontaine n’est pas pareil à eux. Et, comme il ressemble à des écrivains du siècle passé, il ressemble, dans son siècle, à des écrivains d’une autre catégorie, et d’une catégorie inférieure. Il y a plus d’analogie de nature entre lui et Saint-Amant ou Saint-Évremond ou Bussy qu’entre lui et Boileau ou Racine. Mais il est de la qualité des plus grands. Le résultat de cette contrariété, c’est qu’on ne savait au juste que faire de lui.

La liberté qui s’épanouit durant tout le précédent siècle avec tant d’exubérance, le XVIIe siècle ne l’a pas annihilée : il l’a disciplinée ou, s’il ne le pouvait, il l’a reléguée au second plan. Durant tout le XVIIe siècle, il y a des libertins et qui font la transition de la Renaissance à la Régence ou de Rabelais à Voltaire. Libertins de Conduite et libertins de pensée. La Fontaine est l’un d’eux, s’il est, par le génie, l’égal de Racine.

La Fontaine écrit à Saint-Évremond : « Vous me louez de mes vers et de ma morale, et cela de si bonne grâce que la morale a fort à souffrir, je veux dire la modestie. » La morale de La Fontaine, que loue Saint-Évremond, ce n’est pas tout uniment la morale des Fables ni, je l’avoue, la morale des Contes : c’est la philosophie de La Fontaine, sa philosophie épicurienne et libertine. Mais La Fontaine ajoute : « J’en reviens à ce que vous dites de ma morale, et suis fort aise que vous ayez de moi l’opinion que vous en avez. Je ne suis pas moins ennemi que vous du faux air que prend un libertin. Quiconque l’affectera, je lui donnerai la palme du ridicule. » Ainsi, La Fontaine, que nous serions tentés de ranger parmi les libertins, les condamne. Ce qu’il condamne, plus exactement, c’est la doctrine et c’est le dogmatisme du libertinage ; c’en est l’affectation : c’en est le cynisme. Un Nicolas Vion-Dalibray, un Desbarreaux et un Lhuillier sont des cyniques ; et voilà ce que La Fontaine a blâmé. Ce sont des gens qui font la théorie de leur désinvolture, qui affichent leur mécréance et leur débauche, et qui ont de la superbe dans l’inconduite. Il y faut de la modestie, au moins de la simplicité.

Il y faut de la bonhomie. Et ce fut, dans sa vie hasardeuse, l’art de La Fontaine. Cette bonhomie, c’est ce qu’on appelle sa naïveté ; c’est ce qu’il appelle son ingénuité. Il n’était pas du tout naïf et il suffit de l’avoir lu pour être sûr qu’il ne l’était pas. Il était fort avisé, très malin, dans son art, dans ses pensées, dans l’arrangement de son existence. On a de lui des lettres d’affaires qui montrent que, s’il a négligé parfois ses intérêts, pourtant il ne les ignorait pas. Mais il aimait assez qu’on le crût naïf. Et il n’était pas ingénu le moins du monde ; mais il aimait assez qu’on le crût tel. Dans son remerciement à Messieurs de l’Académie française, il dit : « Mon ingénuité… » L’abbé de La Chambre, alors directeur de la Compagnie, va le chapitrer sans douceur : « Songez que ces mêmes paroles que vous venez de prononcer et que nous insérerons dans nos registres, plus vous avez pris peine à les polir et à les choisir, plus elles vous condamneraient un jour, si vos actions se trouvaient contraires, si vous ne preniez à tâche de joindre la pureté des mœurs, la pureté du cœur et de l’esprit, à la pureté du style et du langage. » A une telle semonce, que répondre ? — « Mon ingénuité… »

Son ingénuité ?… Il n’est pas ingénu dans ses Contes, où la polissonnerie n’est rien, mais où la perversité est délicieuse. « S’il y a quelque chose dans un écrit qui puisse faire impression sur les âmes, ce n’est nullement la gaîté de ces contes ; elle passe légèrement… » Mais il sait qu’il n’y a pas que de la gaîté dans ses contes ; et il n’est pas ingénu, quand il se vante d’y avoir observé les lois de la bienséance, qu’il nous invite à ne pas confondre avec la pudeur. Il n’est pas ingénu dans ses fables, où Lamartine trouve l’expérience désabusée d’un vieillard et, si c’est trop dire, où i il y a pourtant une science très avertie de l’humanité, du monde et des précautions utiles. Au jour la journée, il n’est pas ingénu, si on lui voit « les petites façons qu’il emploie quand il veut caresser les jeunes filles. » Sa fausse ingénuité lui est commode pour éconduire ce qui ne lui agréerait pas et pour se donner des libertés ou licences.

Mais, à défaut de son ingénuité, sa bonhomie !… La bonhomie, c’est une espèce d’humilité envers les gens et envers les choses, envers la philosophie et, pour ainsi dire, envers soi-même. C’est le contraire du pharisaïsme ; et il y a du pharisaïsme à se croire parfait, mais pareillement à se croire détestable. C’est de l’indulgence à la disposition du prochain : et l’on se traite aussi comme le prochain. C’est, dans le péché même, une sorte de pardon, qui vaut presque l’innocence. Les docteurs considèrent que, le péché grave, on le commet avec le propos d’offenser Dieu. Ainsi fait don Juan, s’il a dessein de railler la charité, d’avilir le pauvre homme auquel il tend un louis d’or ; et ainsi fait la jolie dame de Stendhal qui, sur la Piazza, par un beau soir de Venise, regrette que le sorbet qu’elle hume ne soit pas un péché ; ainsi font les libertins qui lancent leur éthique insolente à l’encontre de l’Évangile. Les libertins, la jolie dame de Stendhal et don Juan sont dénués de bonhomie. Non La Fontaine : il a de la modestie dans son erreur. Et il écrit à Mme de La Sablière :


Si j’étais sage, Iris… Mais c’est un privilège
Que la nature accorde à bien peu d’entre nous !


Son libertinage n’est pas une doctrine ; et son libertinage ne dépend guère d’une métaphysique. Les philosophes l’ont séduit, Platon surtout et Socrate dans les écrits de Platon. Mais, aux dialogues des philosophes, il « se laisse amuser insensiblement comme par une espèce de charme » ; et il ne s’aventure pas à chercher avec eux la vérité : eux-mêmes avaient « peu d’espérance » de la trouver. « Leur modestie les a empêchés de décider dans cet abîme de difficultés presque inépuisable. Ils faisaient avouer au moins qu’on ne peut connaître parfaitement la moindre chose qui soit au monde… » La Fontaine aboutit à une sorte d’agnosticisme où il n’est ni malheureux ni impertinent. L’incertitude philosophique le dispense de rien affirmer : elle lui épargne aussi les négations : et, quand il retournera aux croyances religieuses, il n’aura point à quitter un système. Il fera sans peine son chemin de retour. En attendant, l’incertitude philosophique et la bonhomie l’engagent à regarder la vie humaine, et la sienne, comme une chose de petite conséquence. Le prêtre qui s’occupera de le convertir, ou de le ramener plutôt, ne rencontrera de sa part aucune répugnance aux mystères et miracles ; mais il ne le persuadera point aisément de craindre l’enfer et les châtimens éternels : c’est que La Fontaine, avec bonne foi, ne parvient pas à croire la vie assez importante pour mériter de telles représailles.

Si la vie est peu importante, elle admet la « plaisanterie, » d’où résulte quelque tristesse et qu’il faut égayer. La volupté est un secours.


Volupté, volupté, qui fus jadis maîtresse
Du plus bel esprit de la Grèce,
Ne me dédaigne pas, viens-t’en loger chez moi.
Tu n’y seras pas sans emploi.
J’aime le jeu, l’amour, les livres, la musique,
La ville et la campagne, enfin tout : il n’est rien
Qui ne me soit souverain bien,
Jusqu’au sombre plaisir d’un cœur mélancolique.


Le « plus bel esprit de la Grèce » organisait le bonheur. La modestie de La Fontaine veut, souhaite plutôt, qu’il se contente du plaisir. Il en a paré sa vie et ses poèmes, sans orgueil et avec adresse. Le « passe-temps » a été l’objet de son art et de sa conduite ; et il lui a donné des grâces tantôt rieuses, tantôt souriantes à peine et dont le sourire cache ou esquive du chagrin. Tout allait bien, sans la mort ! Mais, quand il fut à l’article de mourir, il écrivit à son ami le chanoine : « O mon cher ! mourir n’est rien. Mais songes-tu que je vais comparaître devant Dieu ? Tu sais comme j’ai vécu. »

Il y a la mort ! et même en un temps jadis où la vie était douce, anodine, et pouvait être inutile avec innocence.


ANDRÉ BEAUNIER.

  1. La Fontaine, par G. Michaut, deux volumes, chez Hachette.