Revue musicale, 1859/05

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Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 23, septembre-octobre (p. 506-511).

REVUE MUSICALE.


Les théâtres lyriques de Paris, et nous pourrions ajouter ceux des autres capitales de l’Europe, qui ne brillent guère que de l’éclat qu’ils nous empruntent, n’ont rien produit de bien intéressant depuis les roses que nous avons vues éclore au dernier printemps. La saison musicale de Londres a manqué d’entrain, et le nombre considérable de virtuoses de toute espèce qui s’y étaient donné rendez-vous n’ont pas trouvé un public suffisamment attentif aux prouesses de leur gai savoir. Le Pardon de Ploërmel de Meyerbeer, traduit en italien, a été représenté au théâtre de Covent-Garden le 26 juillet. Mme Miolan-Carvalho était chargée d’interpréter le rôle de Dinorah. Il ne paraît pas que M. Graziani, qui chantait la partie d’Hoël, ni que M. Gardoni, qui jouait le rôle du cornemuseux Corentin, aient rempli l’attente du public et satisfait entièrement le compositeur : nous n’avons pas de peine à le croire. C’est Mme Nantier-Didiée, assure-t-on, qui, dans le rôle secondaire de l’un des chevriers, enrichi d’un air nouveau que le maître a écrit expressément pour elle, a eu presque tous les honneurs de la première représentation et fixé l’attention de ce public étrange, dont la mélomanie ne peut être considérée que comme un complément de son génie politique. Cependant c’est en Angleterre que se donnent les plus grandes fêtes musicales du monde. Un festival immense, qui a duré trois jours, a eu lieu les 20, 22 et 24 juin, au palais de Cristal de Sydenham. C’était pour célébrer le centième anniversaire de la mort de Handel, l’unique grand musicien dont l’Angleterre puisse se glorifier, parce que si elle ne l’a pas planté, elle l’a vu croître et se développer sur sa terre de liberté féconde. Le premier jour, on a exécuté le Messie, le plus connu de ses grands oratorios et le chef-d’œuvre de ce maître grandiose, qui a si bien traduit la poésie sévère de l’Ancien Testament. Le programme du second jour se composait d’un Te Deum que Handel avait composé pour célébrer la victoire de Dittingen, avec un choix de morceaux tirés des autres oratorios. Le troisième jour a été rempli par Israël en Égypte. On assure que la recette de ces trois séances s’est montée jusqu’à la somme de 2 millions (80,000 livres sterling), qui doit servir au soutien d’un établissement de charité publique, l’orphelinat de Handel. Voilà qui est digne d’une grande nation et de l’art qui contribue le plus à l’effusion des sentimens généreux.

L’Allemagne, malgré la fureur guerrière qui s’était emparée de son esprit jusqu’à la paix si inattendue de Villafranca, a eu pourtant encore assez de loisir pour penser à ses dieux domestiques. Un monument a été élevé à Handel sur la place du marché de la ville de Halle, où ce grand homme est venu au monde le 24 février 1684. C’est une statue en pied qui repose sur un socle de marbre où on lit cette inscription en lettres d’or : Monument élevé par ses amis d’Allemagne et d’Angleterre. Le grand compositeur porte le costume du temps, et sa main droite repose sur un pupitre où l’on voit la partition du Messie ouverte. Il est à désirer que le monument soit complété par l’achèvement de l’excellent ouvrage de M. Frédéric Chrysander, dont il n’a paru encore que le premier volume. On attend aussi avec impatience le quatrième et dernier volume de la Vie de Mozart, par M. Otto Jahn.

Puisque nous faisons le tour de l’Europe en nous efforçant de résumer les faits qui se rattachent à l’art, nous devons mentionner la fondation d’une grande société musicale russe, dont les statuts ont été sanctionnés par l’empereur Alexandre Il et promulgués dans la Gazette du Sénat de Saint-Pétersbourg. Le nombre des membres qui doivent composer cette société est illimité, et les femmes peuvent y être admises. À la bonne heure, voilà une institution complète, à laquelle il ne manque aucun élément de succès.

Pendant les terribles chaleurs de l’été, Paris n’a eu pour se distraire que les bulletins de la guerre d’Italie, la paix de Villafranca, les fêtes triomphales et les cantates qui en ont été le couronnement. On parlera longtemps de Magenta et de Solferino, mais qui se souvient encore de la poésie et de la musique officielles dont ces grands faits d’armes ont été l’occasion ? Le théâtre de l’Opéra-Comique a montré aussi beaucoup de bravoure pour traverser les mois caniculaires, qui ne sont pas pour les théâtres la saison des amours. Après la reprise des Mousquetaires de la Reine de M. Halévy, où M. Montaubry ne s’est montré ni plus naturel, ni moins affecté, moins content de son sort que dans les Trois Nicolas, on a donné deux petits opéras en un acte, le Rosier de M. Henri Potier, fils du célèbre comédien, et le Voyage autour de ma chambre, dont la musique est de M. Grisar, qui a été souvent plus heureux et moins économe de son fluide musical. Du reste, le théâtre de l’Opéra-Comique est dans l’état le plus florissant, car on y chante aussi peu et aussi médiocrement que possible. Rempli des meilleurs sujets que produit chaque année le Conservatoire, où l’on fait de si beaux discours sur l’institution d’un diapason légal qui n’empêchera pas de chanter faux, parce que c’est un droit qu’en France on acquiert en naissant, le théâtre de l’Opéra-Comique, disons-nous, se rapproche de plus en plus de son berceau, qui est le vaudeville. C’est bien le cas de chanter :

Et l’on revient toujours
A ses premiers amours.

Le Théâtre-Lyrique, qui n’est pas aussi protégé que celui de l’Opéra-Comique, et qui professe, en fait d’art, les principes salutaires du libre échange, a rouvert ses portes le 1er septembre par le délicieux chef-d’œuvre de Mozart, l’Enlèvement au Sérail, et l’agréable opérette de Weber, Abou-Hassan. Tout récemment on a repris le Faust de M. Gounod avec un nouveau ténor, M. Guardi, qui chante le rôle du docteur. Je ne sais pas d’où vient M. Guardi, ni quel est le maître qui lui a délié la langue ; mais il ne paraît être encore qu’un écolier dont la voix stridente et mal posée est déjà affectée de cette insupportable vibration qui dénote plus que de la fatigue, je veux dire une véritable altération de l’organe. Il est douteux que M. Guardi puisse fournir une longue carrière, surtout si on le place au premier rang et dans un rôle aussi long et aussi difficile que celui de Faust. La voix de M. Guardi n’a aucune flexibilité, et l’éclat métallique qui la distingue n’est obtenu que par des efforts visibles et pénibles à l’auditeur. Le directeur intelligent du Théâtre-Lyrique, M. Carvalho, s’efforce de suppléer à la protection qu’on lui refuse par une grande activité ; il nous promet pour cette année un programme magnifique, où l’on distingue l’Orphée de Gluck, qui serait chanté par Mme Viardot, et le Don Juan de Mozart :

Salutiamo l’altissimo maestro !

Le théâtre de l’Opéra n’a pas suivi le mauvais exemple que donne la cigale. En chantant tout l’été des cantates en l’honneur de Magenta, de Solferino et de Villafranca, il a pensé aux nécessités de la saison prochaine en nous préparant l’agréable surprise d’un opéra italien de sixième ordre qu’il a fait traduire, arranger et compléter par une foule d’hommes de talent. On n’est pas plus modeste et plus franchement résigné à avouer sa misère et son inintelligence des choses élevées de l’art, et cependant on fait de bien beaux discours à la distribution des prix du Conservatoire ! I Montechi e i Capuletti, faible ouvrage que Bellini a composé à Venise en 1829 pour les deux Grisi, Giuditta et Giulia, ne méritait ni cet excès d’honneur ni cette indignité de se voir translaté sur la grande scène de l’Opéra, où l’on ne devrait admettre, en fait de musique étrangère, que les chefs-d’œuvre consacrés par l’admiration de l’Europe. Je ne sais pas même si la Semiramide de Rossini, qu’on prépare aussi et qu’on arrange pour les débuts de deux jeunes cantatrices qui excitent en ce moment l’enthousiasme de l’Italie, aura sur la scène de l’Opéra le succès qu’on s’en promet. J’en doute si fort pour ma part, que, si j’étais l’auteur de ce chef-d’œuvre, je défendrais aux faiseurs de maculer mes inspirations de leurs embellissemens. Quoi qu’il en soit, il est bien certain que l’Opéra n’est pas un théâtre de la foire. On doit y donner des ouvrages originaux, écrits expressément dans la langue du pays et pour le goût de la nation, et si l’administration de ce grand établissement lyrique en était réduite à la dure extrémité de prendre l’ours,… je veux dire les Troyens de M. Berlioz, où l’intrépide symphoniste a enfoncé et rafraîchi Gluck, à ce qu’assurent les buveurs d’eau de Bade, cela vaudrait encore mieux et serait plus gai que le Roméo et Juliette de Bellini, enrichi d’un quatrième acte de Vaccaï et d’un divertissement de M. Dietsch, poésie française de M. Nuitter.

Je sais bien que tous ces frais ont été faits pour les beaux yeux d’une nouvelle cantatrice, Mme Vestvali, qui vient de loin, et qui a longtemps parcouru le monde, qu’elle a séduit et charmé. D’origine polonaise, assure-t-on, Mme Vestvali est une grande et belle personne qui donne l’idée de ce que devait être une amazone dans les temps héroïques. Mme Vestvali, qui peut avoir environ vingt-cinq ans, — nel mezzo del camin della sua vita, — possède une voix de contralto assez étendue, mais dont les cordes basses n’ont plus la fraîcheur et la sonorité désirées. À l’aise sur la scène, dont elle semble connaître tous les détours, la nouvelle cantatrice ne manque ni de sentiment, ni d’une certaine facilité de style qui n’est pas tout à fait le grand art de chanter de l’école italienne, qui l’a évidemment élevée. Une qualité qu’on ne peut refuser à Mme Vestvali, c’est une assez bonne prononciation, une articulation franche, qui ne laisse perdre aucun mot à l’auditeur. Elle a eu de bonnes inspirations, particulièrement dans la scène pathétique du quatrième acte, qui est l’une des meilleures pages de musique dramatique qu’on doive à Nicolas Vaccaï. Chargée du rôle de Roméo, Mme Vestvali a été faiblement secondée par M. Gueymard, qui a crié tant qu’il a pu les ravissantes cantilènes que nous avons entendu soupirer à Rubini. Quant à Mme Gueymard, qui était chargée du rôle de Juliette, je trouve que sa grosse sensibilité de Flamande ne s’éclaircit pas, et qu’elle chante toujours comme un jeune lévite aux joues candides qui porte à l’autel l’encens et la myrrhe.

On se demande quel est le répertoire que la nouvelle cantatrice devra aborder après la tentative de Roméo et Juliette, qui ne saurait avoir des suites bien sérieuses. Chantera-t-elle les rôles de Léonor de la Favorite, de Catarina de la Reine de Chypre, d’Odette de Charles VI ? Il est permis de craindre que les qualités physiques de Mme Vestvali, sa haute stature, l’ampleur de ses formes et son penchant visible à exprimer plutôt les sentimens virils que la grâce et la tendresse de la femme, ne lui soient un embarras dans des rôles où déjà Mme Stoltz dépassait la mesure. Quoi qu’il en soit de ces craintes, nous souhaitons que Mme Vestvali ne les partage pas.

Il serait injuste de ne pas mentionner ici la fête musicale qui a eu lieu dans la ville de Niort le 5 et le 6 juillet. Fondée il y a vingt-cinq ans par M. de Beaulieu, compositeur distingué, la grande association musicale de l’ouest a fait entendre cette année plusieurs chefs-d’œuvre de grands maîtres tels que la deuxième partie de l’Élie, oratorio de Mendelssohn, un psaume de Marcello, un motet de Vittoria, la symphonie en majeur d’Haydn, l’ouverture d’Euryanthe de Weber, le finale de Fidelio, etc. Près de deux cents choristes et de cent-cinquante instrumentistes, tout ce que les six départemens associés possèdent d’artistes et d’amateurs distingués, étaient habilement conduits par M. de Beaulieu, qui depuis longtemps a bien mérité de l’art qu’il cultive avec autant de zèle que de désintéressement.

La mort, l’impitoyable mort, nous a enlevé cette année une cantatrice charmante, Mme Bosio, dont le public parisien avait presque fait l’éducation. Née à Turin, élevée à Milan, où elle reçut des conseils d’un certain Cattaneo, Angiolina Bosio a débuté de fort bonne heure dans i Due Foscari de M. Verdi avec un succès de bon augure. Après avoir chanté successivement à Vérone, à Copenhague et à Madrid, Mme Bosio vint à Paris en 1848, où d’abord elle ne fut pas remarquée. Engagée à l’Opéra, Mme Bosio fît une grande sensation dans Luisa Miller de M. Verdi et dans le chef-d’œuvre de Rossini, Moïse. Revenue au Théâtre-Italien, Mme Bosio aborda les rôles les plus difficiles de l’école de Rossini avec un éclat qui lui valut une réputation européenne. Elle fut surtout admirable dans Matilde di Shabran par la grâce de sa personne et la prodigieuse flexibilité de sa voix limpide. Engagée au théâtre italien de Saint-Pétersbourg, Mme Bosio y est restée plusieurs années, vivement appréciée par la haute société russe, dont elle avait gagné les suffrages. C’est là qu’elle est morte le 31 mai 1859, à peine âgée de trente ans. C’était une femme remplie de grâce, d’une taille élancée et d’une physionomie charmante. Douée d’une voix de soprano étendue, éclatante et très flexible, Mme Bosio était surtout une cantatrice brillante, dont le style fleuri et tempéré ne s’est jamais élevé jusqu’à l’expression de la passion. Mme Bosio appartenait à cette famille de cantatrices élégantes qu’a fait éclore en si grand nombre la musique de Rossini et de son école.

Un artiste honorable, un professeur connu par des travaux utiles à l’enseignement de la musique, M. Auguste Panseron, a été aussi enlevé par la mort le 27 juillet 1859. Né à Paris le 26 avril 1795, M. Panseron était fils d’un professeur de musique qui fut l’ami de Grétry, et qui l’a aidé à écrire l’instrumentation de plusieurs de ses derniers opéras. Admis au Conservatoire en 1805, le jeune Panseron y remporta successivement le prix de solfège, celui d’harmonie, et en 1813 le grand prix de composition, qui lui fit faire le voyage d’Italie. Il se trouvait à Rome en 1816, alors que Rossini composait pour le théâtre Apollo ce chef-d’œuvre de grâce, de jeunesse et de folle gaieté qu’on appelle il Barbiere di Siviglia. De l’Italie, M. Panseron passa en Allemagne, s’arrêta à Vienne, à Munich, et puis à Eisenstadt, chez le prince Esterhazy, qui le nomma son maître de chapelle honoraire, poste qu’avait occupé l’immortel Haydn. Ce que c’est que de nous ! Revenu à Paris en 1818, après une excursion à Saint-Pétersbourg, M. Panseron s’est essayé dans toute sorte de compositions, et voulut même aborder le théâtre, où le ciel ne lui fut pas propice. Il se rabattit alors sur un genre plus modeste, et chanta sur tous les tons ; et avec accompagnement de toute sorte d’instrumens agrestes, Malvina, On n’aime bien qu’une fois, appelez-moi, je reviendrai, Petit blanc, et surtout Au revoir, Louise, romance devenue très populaire, dont les paroles sont d’un gracieux esprit, M. Emile Barateau, Panseron était si heureux du succès de ses barcarolles qu’il allait les chanter partout, assis sur son léger bateau et avec une voix qui n’a jamais pu être classée. Comme il était bon harmoniste et passablement content de tout ce qu’il faisait, M. Panseron eut un jour l’idée de se permettre une légère fraction aux règles, et mit au bas d’un passage qui contenait deux quintes de suite par un mouvement semblable, ces mots importans : Je le sais ! C’était en effet un bon musicien que M. Panseron, qui s’abusait un peu sur l’importance de ses travaux, et qui prenait grand souci de sa renommée. Ce genre d’habileté est devenu bien commun de nos jours. Je ne veux pas médire assurément de M. Panseron, qui était un bon homme au fond, un zélé admirateur de Rossini et de presque toute l’école italienne. Professeur de chant au Conservatoire, auteur de nombreux ouvrages scolastiques qui ont fait sa fortune, M. Panseron était aussi heureux que possible en n’étant pas de l’Institut. Il y serait entré sans doute, s’il avait vécu davantage. Il avait tant d’amis, tant de croix à la boutonnière, et de si bonnes relations ! Il est mort après une douloureuse et courte maladie, âgé de soixante-quatre ans. Le coup d’œil rapide que nous venons de jeter sur les faits accomplis qui se rattachent à l’art musical serait incomplet, si l’on oubliait de mentionner le triste événement qui a frappé M. Roger, de l’Opéra. On sait que le virtuose éminent, étant à la chasse dans une propriété qu’il habite près de Fontainebleau, a eu l’imprudence, en franchissant une haie, de soulever d’une seule main et d’attirer à lui un fusil chargé. Le coup est parti et lui a fracassé le poignet. On a été obligé de lui amputer l’avant-bras. Cette catastrophe, on peut l’affirmer, a ému toute la France. M. Roger est du petit nombre de ces artistes privilégiés dont le public estime autant la personne qu’il admire le talent. Au nom d’un idéal qui préside à notre critique et qui rend parfois nos jugemens un peu sévères, nous avons pu relever avec plus ou moins de vivacité quelques imperfections dans le style, d’ailleurs élevé, de M. Roger ; mais nous n’avons jamais méconnu ni l’intelligence éclairée ni les qualités nombreuses qui distinguent ce brillant chanteur, dont la carrière, espérons-le ne sera pas entièrement interrompue.

P. Scudo.