Revue musicale, 1er avril 1864

La bibliothèque libre.

REVUE MUSICALE.


Le 14 mars, on a exécuté dans l’hôtel princier de M. le comte Pillet-Will une messe à quatre parties de Rossini. J’ignore à quelle époque le grand maître s’est occupé d’une œuvre qui marquera non-seulement dans la vie de l’auteur de Moïse et de Guillaume Tell, mais qui sera une date dans l’histoire de la musique religieuse. Les admirateurs les plus sincères de Rossini n’auraient pu deviner que ce génie, le plus fécond et le plus varié qui ait écrit pour le théâtre, aborderait à soixante-douze ans un genre de composition dans lequel il n’avait produit que le Stabat. Le Stabat, qui a été exécuté dans toute l’Europe, est certainement une œuvre remarquable, mais le sentiment religieux, tel que le comprend le christianisme, n’y est exprimé que faiblement, et il n’y a guère que le quatuor sans accompagnement, — quando corpus morietur, — qui soit pénétré un peu de l’esprit de l’Évangile.

Rossini donne plaisamment à sa nouvelle œuvre, qui renferme onze morceaux fort développés, le titre de petite messe solennelle. Dès le Kyrie, qui débute par un chœur vigoureux, on sent la main du maître, et le Gloria se termine par une fugue d’une durée peut-être un peu excessive, mais qui produit néanmoins un effet puissant, parce que Rossini a su relever cette forme scolastique d’harmonies et de. modulations modernes d’une hardiesse inouïe. Dans tous les morceaux de cette grande composition, Rossini a mêlé les formes dialectiques de l’ancienne musique religieuse au coloris, aux riches développemens de l’art moderne. Le public d’élite qui écoutait cette merveille fit recommencer la fugue dont nous venons de parler ; elle se termine par le premier mouvement du Gloria. Un trio remarquable, pour soprano, ténor et basse, exprime d’une manière nouvelle le Gratias ; le Domine est rendu par un air de ténor dont il n’y a pas grand’chose à dire, mais le duo pour soprano et contralto sur les paroles — qui tollis peccata mundi, miserere nobis, — nous a paru le plus religieux de la première partie du programme.

Le credo est une conception presque nouvelle par la distribution habile des effets et des épisodes. Ainsi le Crucifixus donne lieu à un air de soprano fort beau, où l’on remarque surtout — passus et sepultus, — d’un accent profond et pénétrant, et le chœur qui reprend ensuite à ces paroles — et resurrexit tertia die — produit un effet qu’il est impossible de décrire, tant il y a de beautés partielles qui pétillent dans l’intérieur de cette masse puissante. Après un prélude de l’orgue, qu’on exécute pendant l’offertoire, fragment symphonique d’un beau caractère, vient le Sanctus, suivi du Benedictus, intermède à deux voix, qui est d’une couleur touchante. L’œuvre s’achève par l’Agnus Dei, dont le motif est remarquable aussi par la suavité, car cette phrase, qui est d’abord produite par une voix de contralto, va se réunir à un chœur puissant qui a ce texte pour appui : — miserere nobis, dona nobis pacem.

L’exécution de cette belle œuvre était confiée aux deux sœurs Marchisio ; M. Gardoni chantait le ténor, et M. Agnesi, du Théâtre-Italien, était chargé de la partie de basse. L’harmonicorde-Debain a été tenu par M. Lavignac. Malgré l’exiguïté des moyens dont on a pu disposer, l’auditoire qui remplissait les salons du bel hôtel où se passait la scène a fait répéter trois morceaux, — le Cum sancto, le Sanctus et l’Agnus Dei. — L’émotion a été grande, et les témoignages d’admiration n’ont pas manqué à cette messe, dont les proportions exigent absolument un accompagnement d’orchestre. Le maître du coloris voudra sans doute compléter son œuvre par une instrumentation qu’il saura approprier au caractère des différens épisodes qui composent le drame de l’église. Il n’y a que de pauvres esprits qui aient méconnu et qui méconnaissent encore la faculté dramatique du plus fécond et du plus varié des compositeurs de théâtre. Qu’on prenne la partition de Rossini qu’on voudra, Tancredi, par exemple, qui a été son début à Venise en 1813, et l’on y trouvera des scènes, des duos, des airs et des chœurs qui ont plus de charme et de vérité de style qu’il n’y en a dans dix opéras modernes comme Mireille de M. Gounod, dont j’aurai bientôt à m’occuper. — Ci rivedremo, ci parleremo !

Puisque nous venons de parler d’un chef-d’œuvre de la musique religieuse, il n’est pas hors de propos de dire quelques mots d’une Société académique de musique sacrée, qui s’est fondée en 1863, sous la direction de M. Vervoitte, maître de chapelle à l’église de Saint-Roch. Cette société, composée d’amateurs et de quelques artistes qu’elle s’adjoint, a pour but de concourir à une œuvre pieuse par des souscriptions et par le produit des concerts qu’elle donne chaque année. C’est le 7 mars, dans la salle de M, Herz, qu’a eu lieu la première séance de cette année. Le programme, divisé en deux parties, était assez bien composé. C’est par un Kyrie d’une messe d’Haydn qu’on a inauguré la fête ; un Tantum ergo, chœur à quatre parties, sans accompagnement, a rempli le second numéro du programme. Ce morceau original, qui a été assez bien rendu, est d’un compositeur russe Bortniansky, qui a été le réformateur de la chapelle impériale de Saint-Pétersbourg. Il a laissé, parmi des œuvres nombreuses, quarante-cinq psaumes qui lui ont valu une réputation presque européenne. Bortniansky est mort à Saint-Pétersbourg le 9 octobre 1828, âgé de soixante-quatorze ans. Nous ne dirons rien d’un fragment du Miserere de Jomelli, pas plus que d’un Dominus Deus de l’abbé Clari, deux morceaux qui, pour être bien interprétés, exigent des artistes familiers avec le style de ces maîtres du XVIIIe siècle. Après une chanson française à quatre parties d’Orlando di Lasso, les Vendanges, où l’on reconnaît l’imagination riante du contemporain de Palestrina, sont venus des fragmens de l’oratorio Élie de Mendelssohn, dont l’exécution a laissé beaucoup à désirer. En général il semble que l’honorable M. Vervoitte n’ait pas un instinct assez sûr pour indiquer les vrais mouvemens d’une grande composition ; il hésite, et ses gestes sont indécis et manquent de vigueur. La seconde partie du programme contenait d’abord un fragment d’un psaume de Pergolèse, Dixit Dominus, sextuor avec accompagnement d’orchestre. Écrit dans le style connu de ce doux génie, qui a écrit la Serva Padrona et le Stabat, le sextuor a été chanté avec justesse et ensemble. Un chœur à quatre voix, Gaudeamus, est une composition originale de Carissimi, où le bel esprit a mêlé la gaîté aimable avec la prière ; après ce piquant badinage, on a chanté un quatuor tiré d’un psaume d’Aiblinger, compositeur allemand d’un grand mérite. Je l’ai connu à Munich vers 1826, où il remplissait les fonctions de sous-maître de chapelle. Aiblinger est allé plusieurs fois en Italie, où il s’est fait connaître par des opéras qui ont eu un certain succès ; mais c’est dans la musique religieuse que ce maître a mérité la belle réputation dont il jouit en Allemagne. Un chœur de Lulli, Après l’hiver, et des fragmens du Samson de Haendel ont été les derniers morceaux de la séance dont nous venons de rendre compte. M. Battaille, à qui était confiée l’exécution d’un air magnifique, — Reviens, dieu des combats, — a été ridicule comme il l’est au théâtre depuis longtemps. Ce troisième concert de la Société académique n’a pas répondu à ce qu’on attendait du zèle de M. Vervoitte.

Nous faisons des vœux cependant pour que cette association d’amateurs distingués, qui s’est proposé un si noble but, se maintienne et continue à remplir sa mission de faire entendre à un public choisi les monumens de la musique religieuse. L’école de Choron avait été fondée en 1816, précisément pour propager et faire connaître les œuvres des maîtres des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, et c’est dans cette institution célèbre qu’on entendit pour la première fois, en France, des fragmens de Palestrina, d’Orlando di Lasso, de Scarlatti, de Porpora, de Pergolèse, de Haendel, de Bach, de Graun, et de tous les compositeurs qui ont précédé l’époque où nous vivons. Les exercices ou séances musicales qui se donnaient tous les quinze jours, pendant la saison d’hiver, attiraient dans la rue de Vaugirard, où était rétablissement de Choron, un public d’élite qui était composé de prélats, de gentilshommes, d’artistes de toute sorte et surtout de compositeurs et d’écrivains de goût, comme l’était M. Miel. J’y ai vu, à ces séances très courues, M. Fétis, qui était l’ami de Choron, qu’il a souvent défendu contre le Conservatoire et d’autres adversaires jaloux des succès qu’obtenait cette célèbre compagnie. Boïeldieu aussi y venait souvent, et son aimable figure s’épanouissait lorsqu’un passage lui plaisait. Rossini y est venu une ou deux fois, et le grand maître a conservé pour Choron une estime réelle. Il l’a défendu un jour contre un homme important qui voulait, je crois, supprimer l’institution de Choron. — Protégez plutôt un homme intelligent et dévoué qui seul, à Paris, sait aimer la musique, — répondit Rossini, qui fut écouté et qui eut le plaisir d’écarter le danger qui planait sur une école dont la fondation marque une date dans l’histoire de la musique classique en France.

Nous avons cette année de beaux et de nombreux concerts. Les plaisirs qu’ils nous offrent sont bien supérieurs à ceux que nous imposent les mélodrames qu’on donne aux théâtres sous le titre fallacieux d’opéras-comiques. À la cinquième séance du Conservatoire, qui a été fort brillante, on a entendu Mme Massart exécuter avec une bravoure admirable un morceau de piano avec accompagnement d’orchestre de Weber. Cette belle composition, où brille l’imagination chevaleresque de ce poète musicien, a produit un grand effet, et Mme Massart a été fort applaudie. Le concert a fini par la symphonie de Mozart en sol mineur, une merveille de grâce et de sentiment que l’orchestre a rendue et exécutée avec une perfection qu’on ne peut dépasser.

Les concerts populaires de musique classique attirent toujours à cette grande salle du cirque Napoléon ce public intéressant qui contient les divers élémens de la société française. Quand M. Pasdeloup ne cède pas à de fâcheuses influences, ses programmes sont plus variés que ceux du Conservatoire, qui reproduisent toujours des vieilleries insupportables, parce qu’on les a trop entendues. Le concert spirituel du vendredi saint qui s’est donné au cirque Napoléon à huit heures du soir a été le plus brillant de l’année. Le programme contenait d’abord l’ouverture d’Oberon, qui a été suivie d’un psaume de Marcello d’un beau caractère. On a exécuté ensuite un andante religioso de Mendelssohn, d’une douceur pénétrante, auquel morceau a succédé l’air di Chiesa de Stradella, que M. Delle Sedie a chanté avec un goût parfait. Je passe sur un chœur de M. Gounod, Super flamina, pour signaler les fragmens du septuor de Beethoven, dont le thème, les variations et le scherzo sont des merveilles d’imagination. L’exécution a été si bonne que le public a fait répéter le scherzo ; mais l’événement de la soirée a été Sivori exécutant la prière de Moise arrangée par Paganini. Il serait impossible de décrire avec des paroles la bravoure de ce virtuose merveilleux, qui est le premier de l’Europe. C’est un prestidigitateur qui réalise les plus grandes difficultés avec un calme qui double le plaisir et l’étonnement. Il chante admirablement ; il pleure, il rit avec un naturel qu’on ne saurait trop admirer, et il joint à ces qualités précieuses une justesse irréprochable et une sonorité que les Italiens seuls possèdent. Aussi à peine avait-il frappé le dernier accord que la salle tout entière éclata en applaudissemens frénétiques. Je n’ai jamais vu un pareil spectacle de trois mille spectateurs frappant sur leurs mains comme une armée disciplinée. Sivori a été rappelé quatre fois, et on lui a demandé de recommencer. Il s’est soumis au désir du public ; mais, après quelques mesures, on a senti qu’il jouait un nouveau morceau qui était une partie de l’œuvre de Paganini. On l’a encore accompagné par de vifs applaudissemens qui n’ont cessé qu’à la disparition du virtuose merveilleux.

Ce n’est pas avec le même enthousiasme qu’un violoniste allemand, M. Beeker, a été accueilli au deuxième concert spirituel du Conservatoire, où il a abordé témérairement le concerto de Beethoven. M. Beeker, qui est de Manheim, est venu à Paris il y a quelques années. Il a donné plusieurs séances dans les salons d’Érard, où il a fait preuve d’un talent hardi et varié. Lorsque je vis le nom de M. Beeker sur les affiches de la Société des Concerts, j’espérais qu’il aurait fait des progrès depuis que je ne l’avais entendu. Hélas ! que j’ai été désabusé ! Ce virtuose a perdu la tête, il a succombé sous le poids d’une composition qui dépasse son talent de cent coudées. M. Beeker a un petit style, des sons maigres, et dans le fameux point d’orgue il ne savait plus comment s’en tirer. Le public, qui restait calme devant ce spectacle d’un artiste qui succombe, s’est réveillé tout à coup pour réprimer des applaudissemens qui partaient de ce groupe de prétendus amis qui sont la plaie des théâtres et de toutes les représentations publiques. La leçon a été bonne, surtout pour le comité de la société, qui a grand besoin qu’on le surveille, car il ne se distingue pas par l’activité. Malgré le désastre de M. Beeker, malgré un chœur de M. Gounod, Ave verum, malgré la vieille niaiserie antique O filii de Leisring qu’on reproduit tous les ans, le concert a été brillant. L’ouverture de Zampa surtout, ce chef-d’œuvre d’un vrai génie, a été exécutée avec une précision et une fougue admirables. La salle a éclaté en cris d’enthousiasme et a rendu hommage au compositeur le plus charmant qu’ait produit la France. L’ombre d’Hérold heureusement n’a point été troublée par ces éloges excessifs qui blessent la raison et la conscience publique.

Un mot maintenant sur les deux concerts spirituels qui ont été donnés au Théâtre-Italien le vendredi saint et le jour de Pâques. Le programme contenait le Stabat de Pergolèse, des fragmens d’Haydn, et le Stabat de Rossini. Les chanteurs sont trop de notre temps pour avoir compris le style de Pergolèse, ils ont été plus habiles à rendre les beautés du Stabat de Rossini, œuvre puissante comme musique, et qui n’est pas dépourvue, comme on l’a dit, de tout sentiment religieux. Le quatuor sans accompagnement, — quando corpus morietur, — est l’expression profonde du texte sacré, et le duo charmant pour deux voix de femme, — quis est homo, — est aussi religieux que la musique de Cherubini. Les sœurs Marchisio ont chanté ce duo avec la perfection qu’elles mettent dans le duo de Sémiramis. Carlotta, qui possède une des plus belles voix de soprano qu’on puisse entendre, a chanté l’air avec chœur, — Inflammatus, — avec un éclat de sons purs qui éblouissent l’oreille sans la blesser. Dans le finale, elle n’a pas été moins heureuse que dans les morceaux précédens, et son succès a été grand et mérité.

Les nouveautés musicales n’ont pas manqué cette quinzaine au théâtre ; mais nous avons besoin de revoir, d’entendre encore ces œuvres fraîchement écloses. Pour le moment, il nous reste à dire que Fraschini est de retour et qu’il a reparu aux Italiens le 30 mars dans le rôle de Manrico du Trovatore. Il a été rappelé plusieurs fois, ainsi que Carlotta Marchisio, qui a déployé aussi les plus rares qualités. La soirée a été belle, et quelques parties de ce drame vigoureux ont produit un grand effet.

P. Scudo.