Revue musicale — 14 décembre 1840

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REVUE MUSICALE

La Favorite, que l’Académie royale de Musique vient de représenter, est le troisième opéra dont M. Donizetti dote la France. En moins de quinze mois, trois partitions, la Fille du Régiment, les Martyrs, la Favorite, c’est avoir la main leste ; et les gens qui décident de la valeur d’un maître d’après le nombre de fois que son nom se produit sur l’affiche, doivent être fort satisfaits. Il semble cependant qu’un homme du talent de M. Donizetti aurait pu envisager les choses d’une manière plus grave, et ne pas exposer à des revers nécessaires une renommée devenue européenne, et qui s’appuie sur des titres tels que l’envie et l’impuissance les contestent seules encore aujourd’hui. Puisque c’est une opinion généralement reçue, et, sous plus d’un rapport, assez légitime, que Paris exerce sur toute œuvre d’art un arbitrage suprême, il semble que M. Donizetti aurait dû rassembler toutes ses forces et prendre toutes ses mesures avant de s’aventurer dans une épreuve semblable. Or, c’est justement ce qu’il n’a point fait. M. Donizetti est venu à Paris comme il serait allé à Milan ou à Florence, non comme un homme de génie dans sa liberté, mais comme un maestro à la tâche ; il a écrit pour l’Opéra comme il eût fait pour la Scala ou la Perzola, dépêchant la besogne, se libérant au plus vite de ses engagemens pour en contracter d’autres, en un mot nous traitant avec un laisser-aller plus que napolitain ; tout cela au grand dommage de sa réputation ébranlée ici par trois échecs presque simultanés, et dont le contrecoup trouvera, nous le craignons bien, un retentissement en Italie. Du reste, ce n’est pas la première fois que le cas se présente. Il n’y a guère que les Allemands qui se préoccupent de l’importance d’une telle entreprise. Rossini lui-même, si l’on s’en souvient, donna, en débarquant, dans le travers dont nous parlons ; mais Rossini est un homme d’infiniment d’esprit et de tact qui, lorsqu’il se trompe, ne met pas long-temps à s’en apercevoir. Après le replâtrage du Siége de Corinthe parut la composition sublime de Moïse, puis après le Comte Ory, Guillaume Tell, c’est-à-dire une transformation tout entière, c’est-à-dire le plus noble hommage qu’un grand maître puisse rendre au goût d’un grand pays.

La Favorite a pour elle tous les élémens qui de temps immémorial constituent dans les règles un mauvais opéra italien. Les motifs les plus vulgaires se rencontrent comme s’ils s’étaient donné rendez-vous, les duos se suivent et se ressemblent ; les réminiscences et les plagiats ne prennent plus même la peine de se déguiser dans leurs allures ; les airs de bravoure non plus ne manquent pas. Chaque personnage a sa cavatine qu’il chante à grand fracas de trombones et de timballes, en ayant bien soin de remonter la scène pendant les ritournelles. Si les traditions de la pantomime italienne, les excellentes traditions du bon vieux théâtre Louvois, étaient perdues, ce qu’à Dieu ne plaise ! on les retrouverait en ce moment à l’Opéra. À tout prendre, c’est là une partition de plus dans le bagage de M. Donizetti, une partition dont ni l’auteur ni le public ne se souviendront dans quelques jours. On me disait dernièrement que M. Donizetti ne savait pas lui-même le nombre de ses chefs-d’œuvre, je le croirais assez volontiers. Il en est un peu des compositions d’un maître comme de l’âge d’un cheval ; passé le chiffre sept, on ne compte plus. Quant à la pièce, libretto s’il en fut, on la croirait traduite de Romani, tant elle a les qualités et les défauts qui distinguent la plupart des œuvres dramatiques du poète de Turin. Le style, bien qu’il affecte trop souvent une certaine poésie déclamatoire qui rappelle un peu l’école de M. de Jouy, est cependant plus élégant et plus soigné que d’ordinaire. Mais quelle inexpérience dans l’élaboration du drame ! quel défaut absolu d’invention dans les moyens mis en œuvre pour préparer le but qu’on se propose ! Où trouver dans cette pièce une scène, une idée, une intention, qu’on n’ait déjà rencontrées ailleurs ? Ce jeune novice dans le cloître, qui raconte au prieur de Saint-Jacques ses amours pour une dame inconnue, c’est Guido chantant sa mélancolique romance ; cette Léonor au milieu de sa cour de baigneuses, c’est la Marguerite de Navarre des Huguenots ; ce vieux prêtre lançant les foudres de Rome sur le roi de Castille, c’est le cardinal du troisième acte de la Juive ; ce moine reconnaissant sous le froc les traits de sa maîtresse inanimée, c’est Comminges. Qu’on s’étonne après cela que la musique de M. Donizetti abonde en réminiscences de toute espèce. Comment ne pas céder à l’occasion lorsque vos poètes vous la font si belle, et qu’on a sur ce point la conscience un peu faible ? M. Donizetti se sera dit : Une situation de la Juive ne saurait être mieux rendue que par la musique de la Juive, et rien au monde ne convient mieux à une situation des Huguenots que la musique des Huguenots. Est-ce de la logique, oui ou non ? — En général, les tentatives romantiques ne sont pas heureuses à l’Opéra, et M. Scribe finit toujours par rester maître du terrain. Au moins, avec M. Scribe, dans ses bonnes pièces s’entend, les fils des combinaisons scéniques se croisent et s’enlacent avec art, les passions dramatiques se développent, et, si vous avez moins de belles périodes ronflantes et de vers bien frappés, les rhythmes sont traités avec plus d’exactitude et de mesure. Or, c’est de rhythme que vit la musique, et non pas de beaux vers. Certes, nous ne sommes pas de ceux qui se gendarment contre toute idée nouvelle. Nous voudrions de toute notre ame voir la scène lyrique française aux mains de quelque grand poète capable d’ébaucher à loisir toutes les figures que la musique anime et passionne. Mais où le trouver ce poète ? Shakespeare et Schiller ne sont plus de ce monde, et s’ils vivaient de nos jours, au lieu de donner leurs chefs-d’œuvre à Meyerbeer, à M. Halévy, à M. Donizetti, ils auraient le bon esprit de les garder pour eux, comme ils ont fait. Laissons donc cette besogne à ceux qui s’en acquittent le mieux de notre temps, ou, si nous voulons à toute force nous en mêler, tâchons d’inventer quelque chose ; car, pour nous traîner sur les traces de chacun, en vérité ce n’est pas la peine. Que dire de ce roi imbécile, de cette Marion de Lorme transformée en une courtisane du XIVe siècle, de ce capucin ridicule qui se prend de belle flamme pour une princesse, jette le froc aux orties, vole aux combats, et ne se donne que le temps d’aller changer de costume pour revenir vainqueur et digne de la main de sa belle ? Ce sont là des personnages qu’on irait voir aux marionnettes. Le dernier surtout, ce jeune novice que Duprez représente, mérite toutes les sympathies du public, et pour être complet, il ne lui manque, à mon sens, que ce fameux bouquet de plumes tricolores dont le ténor David s’affublait dans ses rôles de prince pour venir chanter sa cavatine di gloria et d’amore. Et l’action, sur quels pauvres ressorts elle se meut ! que de bonhomie dans les expositions, de simplicité antique dans les péripéties ! Les mystères du moyen âge n’étaient pas plus naïfs. S’agit-il de provoquer une rupture entre le roi et sa favorite, une lettre se trouve là fort à propos et vient comme d’elle-même tomber entre les mains d’Alphonse. S’agit-il de motiver le ballet, le roi prend la reine par la main, et la conduit sur un trône à droite du spectateur, en lui disant ces paroles sacramentelles :

Prenez part à la fête
Que j’ai fait préparer,

absolument comme au temps de la Caravane ; comme aux beaux jours de Grétry et de Laïs. On replâtre de grands mots les plus vieilles idées, on habille à neuf le passé, on change les toques de velours en capuchons de soie, les bottes jaunes en sandales de feutre, et cela s’appelle aujourd’hui de la poésie nouvelle, de la musique nouvelle, de l’art enfin.

L’ouverture de la Favorite est un pauvre morceau tout hérissé de contrepoint et de formules scolastiques ; nous doutons que M. Donizetti l’ait écrit tout exprès pour cette partition, à moins cependant que le maître italien n’ait voulu payer en fugues sa bienvenue à l’Opéra. Cette ouverture a l’air de s’adresser directement à M. Halévy, et de lui tenir ce langage : « Vous prétendez, vous, que les Italiens ne savent écrire que des cabalettes ; je veux vous prouver, moi, Gaetano Donizetti, que nous nous entendons fort bien à traiter une fugue dans les règles, et que les traditions du conservatoire de Naples valent au moins les traditions de la rue Bergère. » Quand M. Donizetti s’est escrimé pendant dix minutes, et pense que M. Halévy doit être parfaitement satisfait, le rideau se lève. Une procession de moines traverse le théâtre au son d’une musique lugubre ; deux frères se détachent des rangs, s’avancent devant le trou du souffleur, et voilà l’exposition engagée. N’admirez-vous pas ce système qui tient à la fois du récit classique et de l’action romantique, du Bajazet de Racine et du Don Juan de Mozart ? Jadis, au bon temps de M. de Jouy et de la Vestale, les deux moines seraient sortis des deux coulisses opposées, et venant, l’un de droite, l’autre de gauche, on les aurait vus s’aborder solennellement sur le proscenium avant d’entrer en matière. Cette procession est une véritable trouvaille, d’autant plus que la salle s’en égaie chaque soir, grâce au sérieux tout grotesque des choristes ventrus qui l’exécutent, et la prend comme un prologue bouffe au début de ce lamentable mélodrame. La cantilène du novice racontant ses amours mystiques au prieur de Saint-Jacques voudrait de toutes ses forces avoir le succès de la romance de Guido ; elle vient bien tard, et le duo qui suit entre les mêmes personnages ressemble aux plus tristes duos qu’on ait jamais taillés sur la coupe italienne. — Reste, dit Balthazar dans un adagio monotone et vide — Non, s’écrie Fernand, je pars pour les combats. — La fanfare obligée éclate, et, comme il arrive toujours, un solo de trompette invite le jeune homme à s’en aller tenter les hasards de la fortune. Vous vous souvenez de cette jolie scène des baigneuses au second acte des Huguenots ? Quelle fraîcheur ! quelle grace ! quelle mélodie dans les voix ! quelle imitation heureuse dans l’orchestre ! Weber n’a jamais mieux rendu le frémissement des eaux sous les arbres. Eh bien ! voici la même action qui va se reproduire ; encore des jardins au bord du fleuve, encore de mystérieuses voluptés et des danseuses à demi nues ; mais cette fois, comme tout cela vous semble triste, abandonné, désert ! D’où vient le sentiment pénible qui vous afflige à ce spectacle ? est-ce de ce que vous voyez devant vous ces pauvres créatures souffreteuses qui frissonnent en chantant les amours et le printemps par une température de décembre :

Rayons dorés, tiède zéphire,
De fleurs parez ce séjour,
Heureux rivage qui respire
La paix, le plaisir et l’amour.

Ou n’est-ce pas plutôt de ce que toute inspiration manque ? S’il y avait là de la musique, si la verve du maître animait les scènes, on ne s’apercevrait de rien ; mais en l’absence de toute idée généreuse, de toute passion dramatique, je ne sais quel frisson vous gagne et vous fait prendre en compassion ces malheureuses filles qui posent leurs bras violets l’un sur l’autre, et, blêmes de froid, regardent de tous côtés si quelque poêle bienfaisant ne leur enverra pas de la coulisse une tiède bouffée de ce vent du sud qu’elles célèbrent en grelottant. La cavatine du roi, au second acte, se distingue moins par la nouveauté des idées que par la manière dont elle met en relief toutes les qualités du talent de Baroilhet. Sur ce point, on ne saurait lui donner trop d’éloges. L’adagio en la mineur, qui sert d’introduction à cet air, est large et d’un beau style. Baroilhet le dit avec une expression admirable : sa voix mordante et pathétique trouve là toute occasion de se déployer à son aise et dans ses avantages. L’allegro à quatre temps qui termine ce morceau, a de la chaleur et de l’éclat, et le chanteur l’enlève hardiment. C’est un mérite incontestable des maîtres italiens, de M. Donizetti surtout, qu’ils s’entendent mieux que personne au monde à disposer des registres d’une voix. Leur inspiration peut les trahir ; leur habileté dans l’art de traiter la partie vocale ne les abandonne jamais, car ils sentent que de cette habileté dépend le succès, plus encore peut-être que de l’inspiration. Que l’idée soit vieille ou neuve, peu importe ; avec eux, vous êtes sûr, quoi qu’il arrive, de passer en revue en quelques instans toutes les qualités du ténor ou du soprano. Lorsque Baroilhet a commencé sa cavatine, personne à Paris ne le connaissait ; à la dixième mesure de l’adagio, c’était un chanteur classé. Combien faudrait-il d’airs allemands ou français pour atteindre aux mêmes résultats ? Le finale de cet acte est la plus monotone psalmodie qui se puisse entendre. Figurez-vous la forme italienne la plus vulgaire gonflée de vent sonore : dans l’orchestre, des instrumens qui grondent ; sur la scène, des chanteurs qui vocifèrent à tue-tête ; un bruit habilement combiné, il est vrai, mais un bruit sans passion, à froid, et vous aurez une idée du chef-d’œuvre de M. Donizetti. Franchement, quelle musique originale voulez-vous qu’on trouve sur une situation semblable ? Toujours des malédictions, toujours des anathèmes ; mais cela a été répété cent fois au théâtre depuis la Vestale, de M. Spontini, jusqu’à la Juive, de M. Halévy. Pour relever une aussi banale donnée, il faudrait une puissance de génie, il faudrait surtout une force de volonté dont pas un maître de l’école italienne moderne n’est capable. En pareille circonstance, soyez sûr qu’ils abandonneront la partie aux chanteurs, à l’orchestre, à toutes les chances de succès qu’a toujours devant un public le fracas organisé. Ainsi a fait M. Donizetti, quitte à reprendre sa revanche dans l’acte suivant. Nous ne parlons ni des airs de danse ni du ballet. Jamais l’administration de l’Opéra ne s’était montrée si mesquine sur le chapitre des divertissemens ; et le musicien, à qui toute espèce d’initiative répugne, a suivi en tout point l’exemple de l’administration. — Le trio entre le roi, Léonor et Fernand, au troisième acte, passe, à bon droit, pour l’un des meilleurs morceaux de l’ouvrage. Il y a là un cantabile délicieux ; Donizetti excelle dans les cantabile, Baroilhet aussi ; ce qui fait que la sensation de plaisir est unanime. Baroilhet a dans les cordes basses de l’organe des inflexions un peu voilées d’un effet ravissant, et dont le maestro a tiré bon parti dans cette phrase si remarquable où le roi, décidé à faire épouser sa maîtresse par Fernand, engage Léonor à consentir : prière de souverain, dont le chanteur rend à merveille l’expression à la fois amoureuse, ironique et suppliante. La cavatine de Léonor, qui vient après, a tout-à-fait l’air d’une mauvaise plaisanterie. La maîtresse du roi nous apprend qu’elle se résigne à mourir plutôt que de porter sa honte au jeune héros qu’elle aime, et voilà que tout à coup, sur des paroles du genre de celles-ci :

La pâle fiancée
Sera morte ce soir,

elle se met à se répandre en toutes sortes de roulades de fantaisies capricieuses et de gentillesses vocales, qui passeraient peut-être encore, si la Grisi les chantait, mais qui, de la manière extravagante dont Mme Stoltz les débite, produisent l’effet le plus bizarre et le plus comique. Le chœur d’hommes qui occupe la scène pendant que le mariage de Fernand et de Léonor se célèbre renferme d’excellentes parties. L’intention en est heureuse et nouvelle. Cette manière de faire intervenir le chœur, de le mêler au drame et de lui donner à discuter l’action qui se joue, appartient à M. Donizetti, qui l’a déjà plusieurs fois mise en œuvre avec succès dans ses bonnes partitions, dans les derniers actes d’Anna Bolena et de Lucia surtout. Fernand sort de la chapelle, les courtisans lui tournent le dos, on chuchotte, on se retire, on le délaisse ; le jeune homme apprend tout, et, dans le transport de son indignation, maudit Léonor et brise son épée aux pieds du roi qui vient de lui donner sa maîtresse pour femme. Tel est le sujet du finale où le maître va se relever un peu de son abattement, et nous apparaître pendant quelques mesures dans tout l’éclat de son inspiration et de son talent. L’adagio de ce finale se développe avec grandeur, les voix et les instrumens se combinent par degrés dans une de ces harmonies larges et pathétiques dont M. Donizetti a seul le secret, grace aux ressources de mélodie et de science dont il dispose à ses bons momens ; et lorsque le majeur éclate sur une explosion unanime de l’orchestre et du chœur, les applaudissemens ne se contiennent plus. C’est là un effet légitime et beau ; quel dommage que M. Donizetti l’ait répété si souvent dans le finale de Lucia, dans le finale des Martyrs, que sais-je ? Mais, puisque l’idée est bien venue, n’allons pas faire le procès à la forme, et lorsqu’une bonne rencontre nous arrive, prenons-la comme elle se donne ; le cas est assez rare dans la Favorite pour qu’on le remarque, d’autant plus que le plaisir ne dure guère. À peine vous vous reposez dans une sensation agréable des fatigues de la soirée, que voilà tout à coup une cabalette des plus vulgaires qui gronde à vos oreilles, comme pour vous avertir que cet éclair d’inspiration où vous venez de vous complaire a disparu. — Le quatrième acte se passe tout entier, comme l’introduction, au fond d’un cloître du moyen-âge. Encore les orgues, encore les psalmodies et les processions ! Au lever du rideau, vous assistez à tous les actes de la vie ascétique la plus terrible. Des moines, jeunes et vieux, sont dispersés de tous les côtés du théâtre ; les uns chantent la messe, les autres creusent leurs fosses, en se disant : Frères, il faut mourir (quel agréable passe-temps que le théâtre aujourd’hui !) ; ceux-ci marmottent leurs patenôtres en dévidant leur chapelet ; ceux-là, étendus au pied d’une croix gigantesque, se voilent la face dans leurs capuchons, et semblent abîmés dans tout le désespoir de la pénitence. Si vous aimez les tableaux de Zurbaran, vous en avez sous les yeux tous les monastiques et lugubres personnages. Reste à savoir jusqu’à quel point un pareil spectacle est convenable. Que le théâtre prenne au culte catholique ses orgues, ses encensoirs et ses cloches, toute sa pompe extérieure, passe encore ; la poésie et la musique peuvent, à certaines rares occasions, réclamer ces élémens étrangers à la scène, et la manière dont on les met en œuvre justifie alors l’emprunt qu’on en a fait : ainsi du cinquième acte de Robert-le-Diable et de la scène de l’église dans Faust. Mais aller fouiller jusque dans les plus intimes secrets du sanctuaire, parodier les sanglots de la prière sous les traits de malheureux comparses qui se meurtrissent le visage et la poitrine, et s’efforcent de simuler l’acte de contrition dans leur pantomime grotesque, c’est là une chose triste en vérité, d’autant plus triste, que la musique n’en tire aucun avantage. Et franchement nous ne voyons pas ce qu’un théâtre peut avoir à gagner à d’aussi pitoyables spéculations. Comme on le pense bien, cette musique, prétendue religieuse, est dénuée parfaitement de caractère. M. Donizetti écrit pour l’orgue comme il écrirait pour le piano, et ses plains-chants ressemblent à des fragmens de cavatine. Il faut cependant donner des éloges à la phrase mélodieuse qui s’élève du fond de la chapelle au moment où Fernand prononce ses vœux. Cette phrase, admirablement disposée pour la voix, et que Duprez chante posément, a de l’expression et de la grandeur. C’est du reste la seule inspiration qui se rencontre dans cet acte, où la musique n’intervient que pour accompagner, comme dans un mélodrame, l’entrée et la sortie des moines et des pèlerins. Telle est cette partition, l’une des plus vides que M. Donizetti ait écrites, la plus faible sans contredit, la plus insipide que nous ayons entendue à Paris du même auteur. Si l’on excepte les deux fragmens que nous avons cités, tout le mérite de cette œuvre consiste à produire dans l’éclat de ses facultés et de son talent le nouveau baryton que l’Académie royale de Musique vient de s’attacher. M. Donizetti n’a point à se plaindre ; car, s’il a rendu service à M. Baroilhet en écrivant pour lui de la musique de chanteur, M. Baroilhet l’a pleinement dédommagé de sa peine en attirant par son art souvent admirable les applaudissemens et l’intérêt du public sur quelques parties d’une composition des plus médiocres. On dit que les grands chanteurs n’aiment rien tant que la pauvre musique ; s’il en est ainsi, M. Baroilhet ne peut manquer d’être fort satisfait de M. Donizetti, qui certes doit avoir une royale idée de son chanteur, si l’on en juge par la manière dont il l’a traité. Baroilhet nous revient d’Italie, où, comme Duprez et tant d’autres, il était allé chercher des titres à la considération de nos directeurs de spectacles. Il y a quelques années, c’était à qui le répudierait ; aujourd’hui, grace aux applaudissemens du public de Naples, de Milan et de Venise, grace surtout à la sollicitude des maîtres italiens, les seuls qui soient encore capables de féconder une voix en travail de développement, les portes de l’Académie royale de Musique viennent de s’ouvrir d’elles-mêmes devant lui. La voix de Baroilhet est un baryton sonore, flexible, étendu, qui monte du la bémol au fa et ténorise par momens avec une agilité remarquable. Un peu voilé dans les cordes basses, cet organe trouve dans le médium toute sa vibration mordante, tout son timbre ; c’est là qu’il faut l’entendre, dans le cantabile surtout. Le chant large et posé convient à merveille à Baroilhet, qui le dit d’un organe enchanteur dont un style excellent, puisé aux bonnes sources, règle l’expression et le mouvement. Dans l’allegro, Baroilhet a moins de bonheur ; sa voix (comme il arrive toujours aux chanteurs de complexion délicate, et Baroilhet est de ce nombre), sa voix prend, lorsqu’elle veut forcer, une vibration gutturale pénible à entendre, et sur-le-champ l’intonation devient fausse ou pour le moins douteuse. Baroilhet est maigre et chétif : il suffit de le voir pour se convaincre que sa nature exige les plus grands ménagemens : quoi qu’il en soit, il y a quelque chose de fantastique dans cette voix grave et stridente enfermée en un corps si grêle et si petit et nul doute qu’à l’époque où M. Meyerbeer écrivait encore pour l’Académie royale de Musique, l’illustre maître n’eût tiré bon parti de l’organisation d’un pareil chanteur, d’autant plus que Baroilhet a du feu dans le regard, de l’ironie dans le sourire, et sa physionomie rappelle par momens l’expression diabolique de Paganini. Le succès de Baroilhet a été très grand. Il devient de jour en jour si rare d’entendre chanter à l’Opéra, que lorsque le cas se rencontre l’enthousiasme ne se contient plus. En tout autre lieu, au Théâtre-Italien par exemple, et dans le voisinage de Tamburini, le prodige aurait pu sembler moindre. Nous n’avons aucune envie d’établir entre ces deux chanteurs une comparaison inadmissible sur tous les points. Il y a aussi loin de Tamburini à Baroilhet qu’il y a loin de Rubini à Duprez ; ce que nous en disons ici est simplement pour réduire à leur valeur les frénétiques démonstrations d’un enthousiasme surexcité. Tamburini passe à bon droit pour un chanteur varié, complet, également admirable dans le chant large, moderato, et dans les emportemens de la voix. Entendez-le chanter la cavatine du premier acte de la Lucia ou l’adagio du finale de la Straniera, c’est toujours la même voix, distribuée autrement, mais forte, puissante, sûre d’elle-même dans le calme comme dans la passion. Or, voilà justement ce qui manque à Baroilhet, ce que l’étude ne saurait lui donner. La voix de Baroilhet a de bons effets, nul ne le conteste, mais seulement dans certains registres, seulement à certaines conditions. On aura beau dire, c’est là un chanteur italien, rien de plus, rien de moins, un virtuose. Pour que Baroilhet puisse rendre quelque service à l’Opéra, il faut absolument que l’Opéra déserte la route de ses anciens succès pour s’adonner corps et ame au pur système italien, au système de la cavatine sans raison, de la cavatine dans les duos, dans les quatuors, dans les finales, de la cavatine partout et quand même. Nous le voulons bien, mais alors quels maîtres écriront pour l’Académie royale ? qui alimentera le répertoire ? M. Donizetti. À merveille ; mais après ? M. Donizetti. D’accord ; mais enfin ?… Baroilhet voudra-t-il aborder les grands rôles, Guillaume Tell, Robert-le-Diable, les Huguenots ? Franchement le pourrait-il ? Quelle partie lui conviendrait dans ces chefs-d’œuvre de la scène française. La voix de Baroilhet ne peut chanter que la musique écrite expressément pour elle. C’est une voix de cavatine, une voix de luxe ; or, dans le dénuement absolu où se trouve aujourd’hui l’Opéra, un sujet de ce genre est-il bien de circonstance ? L’avenir en décidera. Duprez, dans le rôle de Fernand, crie à s’égosiller. Il s’agit bien de la cavatine d’Arnold à cette heure ? Nous avons fait du chemin depuis Guillaume Tell. À tout instant, le paroxisme du fameux ut de poitrine se renouvelle, et cet effet, si puissant autrefois, a désormais perdu toute action sur le public. Que d’efforts, bon Dieu ! que de labeur, que de terribles contorsions sans résultat ! C’est au point que, lorsqu’il arrive à la dernière scène, on est tenté de lui dire comme cet amphitryon à un poète qui venait de lui lire tout d’une haleine une tragédie en cinq actes : « Vous devez être bien fatigué. » Levasseur chante la partie du prieur de Saint-Jacques, une partie du troisième ordre, et n’a guère affaire que dans les ensembles et les finales. Lui, le Bertram de Meyerbeer, le Moïse de Rossini, le voilà donc déchu au rang d’un coryphée ! Dernier débris d’une grande époque, n’eût-il pas mieux valu pour Levasseur de se retirer à temps que de traîner ainsi dans l’abandon des maître et du public les restes d’un talent qui ne fut pas sans gloire aux beaux jours où le groupe célèbre qui devait immortaliser le trio de Robert-le-Diable se formait sous la généreuse influence de Meyerbeer ? Quant à Mme Stoltz, il est bien convenu que c’est la cantatrice par excellence ; il ne nous reste plus qu’à trouver qu’elle chante juste, et le public peut s’arranger pour l’applaudir comme une Malibran, et la redemander chaque soir ; car, sur une autre prima donna, il n’y faut point compter, pas plus que sur l’opéra nouveau de Meyerbeer. Mme Stoltz possède une voix de soprano d’une ample étende et d’un beau timbre, qui, si le travail en eût assoupli la rudesse naturelle, aurait pu aborder les grands rôles du répertoire, mais qui, dépourvue comme elle l’est de toute espèce de justesse et de flexibilité, doit s’en tenir aux emplois secondaires. Suivez Mme Stoltz dans le rôle qu’elle vient de créer, écoutez-la chanter cette cavatine de Leonor au troisième acte : quelles intonations, quel style ! Il semble qu’avec une aussi profonde inexpérience, ce qu’on aurait de mieux à faire serait de s’en tenir à la note, et de la chanter tant bien que mal : pas du tout, Mme Stoltz, comme une Sontag qu’elle est, se lance à tout moment à travers les vocalisations les plus ambitieuses ; aucun point d’orgue ne l’épouvante, aucune gamme chromatique ne l’effraie, c’est un aplomb à vous déconcerter. La pantomime de Mme Stoltz procède comme son chant, par bonds et soubresauts ; vous la voyez passer en un moment du délire de la bacchante à l’immobilité d’une statue de marbre. Jamais un regard, un geste, une intention qui dénotent chez elle l’intelligence ou du moins la préoccupation du caractère qu’elle représente. Du commencement à la fin, on dirait une gageure de tout risquer, vocalisation et pantomime : tel passage réussit, tel autre échoue, et la plaisanterie va son train. Vous figurez-vous Meyerbeer à la merci d’une pareille cantatrice. Voilà donc l’Opéra tel qu’on nous l’a fait, une entreprise sans but, sans unité, sans système, livrée à tous les hasards de la fortune, le Théâtre-Italien moins sa troupe, son répertoire, le Théâtre-Italien sans cantatrice, avec un baryton et un ténor pour toute richesse. Cependant nous nous souvenons d’un temps où l’Opéra avait à lui un genre dont il se faisait gloire, un genre à la fois dramatique et musical importé par Gluck, continué par Spontini, un genre auquel le plus grand maître de cette époque, Rossini lui-même, voulut se conformer dans Guillaume Tell, et que depuis Meyerbeer restaura à la sueur de son front. De tant de travaux et de nobles tentatives, que reste-t-il aujourd’hui ? Que sont devenus les chefs-d’œuvre des maîtres, que sont devenus ces chanteurs dont l’individualité disparaissait dans l’ensemble de l’exécution ? Vous êtes sorti de votre route naturelle, vous vous êtes recruté en dehors de votre loi d’existence, de sorte que maintenant vous avez un théâtre comme la Scala à Milan, comme la Porte de Carinthie à Vienne, un théâtre où règne la confusion des styles et des langues ; mais l’Opéra français, le théâtre de Gluck, de Spontini, de Rossini, de Meyerbeer et d’Auber, l’Académie royale de Musique n’existe plus, ou la voilà jetée sur une pente si rapide, qu’il faudrait désormais une main de fer, la main de Gluck, pour la retenir. Nous voudrions bien ne pas toujours occuper nos lecteurs des incartades plus ou moins musicales de l’auteur de la Symphonie fantastique ; mais comment faire ? Lorsque M. Berlioz ne donne pas de festival, il nous écrit des lettres ; lorsque son bâton de mesure nous laisse en repos les oreilles, sa verve épistolaire nous sollicite. On connaît le document ; comme il a déjà paru dans une multitude de journaux, sur les instances de M. Berlioz ainsi que l’indiquait chaque feuille, nous nous dispenserons d’en donner une quinzième édition, trouvant que c’est bien assez d’y répondre. On se souviendra peut-être que dans notre dernière revue, en nous élevant contre ces airs de familiarité et de protectorat que le musicien fantastique prenait à l’égard des plus grands maîtres, nous avons imprudemment parlé d’ophicléides. Or, M. Berlioz, feignant de nous prendre au pied de la lettre, a prétendu qu’il n’y avait pas le moindre ophicléide dans ce morceau, et va depuis nous foudroyant de son argument sans réplique, comme s’il s’agissait en tout ceci d’un fait matériel. Nous avons parlé de profanation, et nous maintenons notre dire. M. Berlioz a-t-il, oui ou non, arraché un acte, une scène, un lambeau à la partition de Gluck, pour l’intercaler dans le sabbat ridicule qu’il organisait sous le nom de festival ? Là est toute la question. Il s’agit bien d’un ophicléide ou d’un trombone de plus ou de moins ! Sur un pareil sujet, on ne compte pas avec M. Berlioz, et nous n’avons nulle envie de le chicaner pour si peu de chose. L’auteur de la Symphonie fantastique le sait bien ; mais n’importe, il écrit toujours. Écrire ! c’est occuper le public de soi. Quand on ne peut donner ni festival ni concert, on rédige une lettre, on la colporte ; c’est encore du bruit, du bruit qui ne coûte rien. M. Berlioz frappe sur la publicité comme sur une grosse caisse, pour attirer les badauds ; il a raison, l’expédient lui réussit quelquefois ; cependant quelquefois aussi par malheur le contraire arrive. Ainsi, l’aventure de Vienne. À force d’entendre M. Berlioz se proclamer lui-même à toutes les heures du jour, à force de voir sur des affiches monstrueuses ce nom resplendir au milieu de son auréole de quatre cents musiciens, les Viennois avaient fini par prendre au sérieux cette renommée, et regardaient comme le pus grand maître qui eût existé ce lauréat singulier d’une boutade ironique de Paganini, tout cela sans avoir jamais rien entendu de sa musique, ou plutôt pour n’avoir jamais rien entendu ; tant est grande encore, quoiqu’en dise, la puissance du charlatanisme, tant il est vrai que les réputations se forgent à coups de marteau, et qu’un nom où la publicité frappe à tour de bras du matin au soir, peut un moment tenir lieu de toute espèce d’œuvre et de chef-d’œuvre. Cependant on n’est pas du pays de Mozart et de Beethoven pour rien ; les Viennois voulurent connaître. On fit venir de Paris l’ouverture des Francs-Juges ; on l’exécuta, pour mieux dire, essaya de l’exécuter, car dès la vingtième mesure le rire suspendit la séance, un rire fou, ce rire de l’orchestre et de l’auditoire, ce rire unanime dont la musique de M. Berlioz a le secret depuis l’Olympe d’Homère, et qui suffirait à fonder sa gloire dans l’avenir : car prises à leur véritable point de vue, au point de vue des Viennois, les élucubrations de M. Berlioz contiennent plus d’élémens comiques que Rabelais n’en a mis dans Pantagruel. Cependant, comme tout le monde ne pense pas que l’art des sons ait été imaginé dans le seul but de désopiler la rate, le dilettantisme viennois eut bientôt fait de laisser là cette malencontreuse ouverture des Francs-Juges, et de revenir au plus vite à l’ouverture de Coriolan, à la symphonie en ut mineur, que sais-je ? aux walses de Strauss, à toute chose sérieuse ou non, ayant droit de s’appeler musique. Voilà un fait. M. Berlioz peut nous écrire tant qu’il voudra ; nous ne lui répondrons plus : seulement, s’il parvient à nous démontrer notre inexactitude sur ce point, aussi victorieusement qu’il l’a fait sur l’autre, nous consentons de grand cœur à proclamer que la reine Mab (la sienne bien entendu) est un chef-d’œuvre de mélodie et de clarté, et que les quatre ou cinq cents musiciens de son festival n’avaient pas le sens commun lorsqu’ils refusèrent à l’unanimité de débrouiller ce grimoire.