Revue musicale — 14 novembre 1834

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MUSICALE.

Le zèle de la troupe italienne est infatigable : deux mois sont à peine écoulés, et déjà six opéras ont été mis en scène, tous dignes d’être entendus trois fois, et remarquables par la beauté de la musique ou l’éclat inoui d’une exécution non pareille. À la Gazza ladra a succédé le Barbier, composition charmante et rajeunie encore par la verve entraînante et l’agilité du brillant Figaro ; ensuite nous avons entendu la Straniera et ses deux admirables cavatines, la Somnambula a passé comme pour révéler à ceux qui l’ignoraient encore tout ce qu’il y a d’expression douce et mélancolique dans cette voix de Rubini ; le maestro Campanone est venu à son tour, suivi de son poète, et les rires ont éclaté avec les applaudissemens. Enfin, aujourd’hui, voici Mose. Ô prodige ! le même homme qui, vêtu d’une façon grotesque, imitait hier à s’y méprendre la grâce affectée et les minauderies de la belle prima donna, revêt ce soir la robe grise du prophète, et chante au nom de Jehovah. Lablache, qui jouait Campanone, représente Mose ; son visage, si parfaitement ridicule et bouffon, contemplé à travers un nuage de poudre, est devenu calme et grave tout-à-coup ; ses yeux semblent illuminés d’une lueur morne et terrible, sa démarche est auguste et solennelle, et tant de majesté l’environne, qu’on tremble à chacune de ses paroles, comme s’il avait en lui quelque étincelle du buisson ardent. Certes il y a loin du vieux Campanone au révélateur hébreu, aussi loin que du plâtre de Dantan au marbre de Michel-Ange, et cependant Lablache a franchi d’un pas la distance. La partition de Mose, tout incomplète qu’elle est au théâtre Italien, n’en reste pas moins une des plus belles de Rossini. L’introduction du premier acte, le quatuor du second, la prière, sont des morceaux d’un sentiment profond et vrai, admirables surtout par la constante élévation du style. La phrase que chante Elicia sur le corps foudroyé du jeune roi est d’une expression déchirante ; c’est ainsi que doivent éclater les regrets de la Juive amoureuse ; son désespoir s’élève et grandit jusqu’au délire ; c’est bien là le transport d’une ame ardente qui se révolte et blasphème avant que de se résigner. Mais sa colère tombe ; ses larmes ruissellent, et le verset divin qu’elle chante dans la prière au milieu du désert vient expier ce qu’il y avait d’amer dans la première effusion de sa douleur. À part quelques marches banales et quelques motifs vulgaires jetés çà et là comme par négligence, Mose est une œuvre élevée et qui se maintient presque toujours dans une sphère idéale et poétique. On y respire je ne sais quel parfum oriental ; on sent que cette musique se chante dans la ville du Pharaon, au pays du désert et des sphynx de granit. Certes jamais musicien au monde ne fut moins que Rossini préoccupé du caractère de son œuvre, et cependant d’où vient que sa musique vous ravit comme par magie au lieu de l’action ? d’où vient que les chœurs de Sémiramis vous font rêver aux magnificences d’Orient, à toutes les splendeurs des fêtes de Tyr et de Babylone ? d’où vient que, pendant l’introduction de Mose, vous êtes pris de terreur comme si vous lisiez les pages de la Bible où les fléaux sont racontés ? d’où vient que durant tout le premier acte de Guillaume Tell, sur cette mélodie heureuse et calme, il vous arrive comme une sereine fraîcheur du lac et des montagnes ? C’est que le génie est doué d’une force d’instinct merveilleuse ; qu’il s’élève tout à coup par l’inspiration sur des sommets que la science met cent ans à gravir ; qu’il porte en lui la connaissance innée de toutes les sources de la couleur et de la vie, et tantôt plonge dans la lumière des soleils, tantôt se roule sous la neige des montagnes.

Avec cette partition du Mose italien, Rossini avait fait un chef-d’œuvre en l’augmentant il y a quelques années d’un duo, d’un air et du plus beau final qu’il ait peut-être jamais écrit ; cependant, si nous entendons encore aujourd’hui cette musique, c’est grâce aux chanteurs italiens. Du Moïse français, il n’en faut plus parler : il est enfoui dans la même poussière que la Vestale et Guillaume Tell. Au moins, ces deux derniers ouvrages n’ont pas été retirés complètement du répertoire, il en reste encore quelque chose, et, de loin en loin, lorsqu’on ne peut jouer ni le Philtre, ni la Bayadère, il en paraît un acte. Je demanderai la même faveur pour Moïse ; les admirateurs de Mlle Elssler en seront quittes pour arriver une heure plus tard ; quant à ceux qui aiment encore la divine musique, ils y gagneront une grande jouissance, et l’administration ne perdra rien à les satisfaire. Ô Rossini ! c’était donc pour l’ensevelir que tu parais ton œuvre avec magnificence, pour l’ensevelir que tu couvrais ses bandelettes avec les plus beaux diamans de la couronne ? L’exécution de l’ouvrage italien est admirable ; c’est Lablache qui représente aujourd’hui le prophète, et grâce à cette voix puissante, aux élans sublimes de ce grand tragédien, le rôle a repris toute son importance. En effet, c’était pitié, les autres années, de voir ce pauvre Moïse toujours dominé par Pharaon, et ne lever les mains que pour faire descendre la lumière ou recevoir des chaînes ; maintenant il parle, il chemine, il se mêle aux Hébreux, et cependant le drame est toujours resté le même, l’action ne s’est pas retrempée aux sources bibliques. Mais Lablache, artiste intelligent, s’est inspiré des beautés de l’œuvre musicale, et les rend par son geste énergique et son regard, non moins que par sa voix mâle et profonde. L’air qu’il chante au second acte étonne et ravit ; jamais cet organe sans pareil n’avait éclaté avec plus de véhémence ; jamais aussi l’enthousiasme du public n’avait été plus grand. En effet, on avait déjà souvent entendu les belles notes de cette voix formidable sonner au milieu d’un final ; mais c’était la première fois qu’on le voyait aux prises avec un air impétueux et rapide, et qu’il s’en tirait si vaillamment. On a beaucoup blâmé Lablache d’avoir introduit dans le chef-d’œuvre de Rossini une assez pitoyable cavatine d’un auteur étranger. J’avoue, en effet, que la musique de Pacini est commune et vulgaire ; c’est là une de ces cavatines comme en écrivent tous les jours par centaines les imitateurs de Rossini ; mais Lablache a deux bonnes raisons à donner : la première, c’est qu’il la chante, cette cavatine ; la seconde, que l’air original de la partition est un des plus faibles de Rossini. D’ailleurs, c’est Rossini qui l’a conseillé dans cette affaire, il ne nous appartient pas d’être plus sévères que lui. Le duo de Mose est devenu trop célèbre aujourd’hui pour qu’on en parle encore ; tout le monde en connaît les merveilles. On sait avec quel art chantent ces deux rivaux, comment, dans cette lutte harmonieuse, la note passe d’une voix à l’autre sans jamais altérer sa transparence et roule à l’infini, trouvant à chaque instant des sons et des effets inattendus, pareille aux gouttes de cristal qui tombent des cascades et vont se nuançant toujours d’une teinte nouvelle.

Le concert donné au bénéfice des inondés de Saint-Etienne est jusqu’ici la plus brillante réunion musicale de la saison.

Rubini, Tamburini, Mme Damoreau, en ont fait les honneurs. Mais ce qui avait surtout attiré les artistes, ce qu’ils attendaient avec plus d’impatience que le duo de Moïse tant de fois applaudi, c’était l’Adélaïde de Beethoven que devait chanter Rubini ; Adélaïde, rêverie adorable, étoile sereine qui ne luit et ne tremble au ciel de l’art qu’à de si lointaines distances.

Après une absence de plusieurs mois, Mme Damoreau est rentrée à l’Opéra. Sa voix, qui d’abord semblait s’être altérée, a bientôt eu repris son timbre et sa sonorité. Elle a chanté Zerline, dans Don Juan, avec une grâce charmante, une finesse exquise, dont elle seule est capable aujourd’hui. Aux dernières représentations du Comte Ory, Mlle Falcon s’est emparée avec honneur du rôle de la comtesse, l’un des plus difficiles du répertoire de Mme Damoreau. Pour qui avait assisté aux débuts de cette jeune cantatrice, ou l’avait entendue chanter cette grande musique de la Vestale, il était clair que c’était là un talent énergique et vrai ; mais, tout en admirant la puissance et la vibration de cette voix si pleine, on pouvait encore douter de son agilité. L’exemple de Mme Devrient était là tout récent ; on se souvient de la belle Allemande habituée aux chants simples de Beethoven et de Weber, et de son embarras lorsqu’il lui fallut assouplir sa voix et la ployer à toutes les délicatesses du chant italien. Le rôle de la comtesse a donné à Mlle Falcon l’occasion de faire briller un côté de son talent qui jusqu’ici était resté dans l’ombre.

M. Berlioz a donné son premier concert. La lutte que ce jeune homme soutient depuis long-temps, est âpre et rude, et ne paraît pas devoir bientôt finir. La haine que lui portent tous les directeurs de spectacle, est héréditaire ; celui qui se retire la transmet à son successeur. Je suis certain que M. Paul, avant de céder sa place à M. Crosnier, l’aura conduit dans le magasin du théâtre pour lui faire jurer sur quelque vieux autel haine mortelle à Berlioz. À voir l’effet terrible et spontané que le simple nom de Berlioz produit sur le plus mince comparse, on dirait que les murailles doivent crouler le jour où l’on entonnera sa musique ; de telle sorte que, toutes les fois que ce jeune homme impatient veut se faire entendre du public, il rassemble une troupe de musiciens, et donne un concert dont il supporte à lui seul toute la responsabilité. Il faut que certains esprits médiocres, envieux de toute gloire qui s’élève, exercent une influence bien profonde sur la volonté des hommes qui dirigent nos théâtres, pour les empêcher de comprendre qu’il est même de leur intérêt le plus matériel de représenter un ouvrage de M. Berlioz.

L’empressement du public et des artistes à ses concerts prouve assez que ce n’est pas un de ces hommes qu’on accueille avec indifférence. La première séance était composée en entier de morceaux déjà connus. La symphonie a produit son effet accoutumé, et cette audition nouvelle a confirmé la haute admiration que nous avions déjà pour certaines parties de cette œuvre. L’ouverture du Roi Lear est d’une belle ordonnance. C’est là un morceau qui se développe et se conclut. Aujourd’hui que les tristes musiciens, maîtres de notre scène, se sont mis à composer leurs ouvertures avec de vulgaires motifs de leurs opéras, qu’ils nous font entendre ainsi deux fois lorsque c’était déjà trop d’une, il faut louer ce retour vers la manière large et consciencieuse de Mozart et de Beethoven. La phrase qui naît vers les dernières mesures, est surtout pleine de mélancolie et de fraîcheur. Je n’aime pas le chant de Sara ; la teinte gothique jetée sur ce morceau, n’est pas d’un effet heureux : on dirait que c’est là une mélodie écrite il y a vingt ans, et qui depuis a vieilli. En général, je crois que les jeunes musiciens feront bien de se défier à l’avenir de la strophe poétique ; ce rhythme, qui d’abord séduit, les contraint à n’employer jamais que la même formule, et leur musique en devient parfaitement monotone. M. Berlioz annonce, pour ses prochains concerts, un grand nombre de compositions nouvelles. C’est un spectacle intéressant que le développement successif d’une intelligence en progrès. Le public verra sans doute avec plaisir le jeune maître abandonner les tournures bizarres qu’il affectait d’abord, pour le style simple et vraiment beau. Nous avons foi dans l’avenir de M. Berlioz. Sous les fils les plus embrouillés de ses œuvres premières, on sentait déjà se débattre le papillon divin qui tôt ou tard ouvrira ses ailes.


B. H.