Revue musicale - 14 avril 1919

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Revue musicale - 14 avril 1919
Revue des Deux Mondes6e période, tome 50 (p. 923-934).
REVUE MUSICALE


Théâtre de l’Opéra-Comique : Reprise des Noces de Figaro.
Cinquantième anniversaire de la mort de Berlioz.


On connaît l’avis qui fut affiché naguère dans un music-hall d’Amérique : « Prière de ne pas tirer sur le pianiste : il fait de son mieux. « Ainsi diront, à l’Opéra-Comique, les interprètes des Noces de Figaro. Soyons leur donc indulgents. Aussi bien, comment et pourquoi, grâce à quelles leçons, à quelles traditions, pourraient-ils faire davantage ? D’abord, voilà plus de vingt ans que les Noces de Figaro n’avaient pas été représentées. Et puis, décidément, il y a peut-être non pas même « au ciel et sur la terre, » mais dans la musique de Mozart, plus de choses que dans l’esprit et dans l’âme de la plupart des chanteurs, y compris les cantatrices de notre temps. La première de ces choses, c’est tout simplement le chant. « Chanter pour parler, et chanter pour chanter : » Grétry distinguait déjà les deux méthodes. Si la première n’est plus très commune, la seconde paraît à peu près oubliée.

Chanter, c’est d’abord poser une note, ou la prendre, ou l’attaquer, c’est ensuite la tenir, ou la soutenir. Et puis, c’est la lier avec la note suivante, sans que toutes les deux se heurtent ou se confondent C’est encore conduire et comme « filer » cette ligne de sons qu’est une phrase, une mélodie. Il ne faut ici ni saccades, ni secousses. Mais il y faut l’observation du mouvement, du rythme, de la mesure et le respect des « valeurs. » Les « passages » de tel à tel registre, de telle à telle sonorité, ne sauraient non plus être négligés, brusqués moins encore. Autant qu’à moduler, chanter consiste en quelque sorte à modeler. Comme les formes visibles, les formes sonores, vocales même, ont leur clair-obscur. Un peu d’ombre parfois leur est nécessaire, et l’ombre, pour la musique, c’est, entre deux phrases, entre deux notes, un « temps » pris à propos, un silence. Mozart, le plus musical peut-être des grands musiciens, est un maître terrible, on ce sens qu’on ne peut le servir que par les moyens de la pure musique. Tragédiens ou comédiens, les interprètes de Don Juan ou des Noces n’ont à chercher leur inspiration que dans l’inspiration musicale. Leur premier devoir est de vivre, de se mouvoir, non pas à côté, mais au dedans et comme au sein de la musique même. La musique est l’élément nécessaire et suffisant à leur art. Qu’ils le possèdent, le reste, presque tout le reste, leur sera donné par surcroit. Qu’il leur soit étranger, tout leur manque. et voilà justement ce que la reprise des Noces à l’Opéra-Comique, une fois de plus, a fait voir.

Un seul, ou plutôt une seule interprète, Mme Ritter-Ciampi (la comtesse), a chanté musicalement la musique de Mozart. Les qualités, fort estimables ailleurs, de M. Vieuille, ne le désignaient guère pour le rôle de Figaro. Sachons-lui gré de l’avoir tenu convenablement en dépit de sa propre nature. Soldat et soldat courageux, soldat blessé de la grande guerre, comment le jeune M. Fontaine eût-il pris aux tranchées les allures et le ton du comte Almaviva ? L’opérette pouvait encore moins apprendre à Mlle Edmée Favart, qui s’y montra fort gentille, dans quel esprit et dans quel sentiment, — l’un et l’autre sont ici nécessaires, — se chantent les deux airs de Chérubin. Enfin la voix et le style de Mlle Vallandri (Suzanne) ont je ne sais quoi de raide et de lourd. La verve, la joie, la grâce légère, lui font défaut à tout moment, et quand vient le plus beau moment de son rôle, un des plus beaux de la musique entière, il lui manque la poésie. L’air des marronniers ! C’est là pourtant, et même un peu plus tôt, au cours de l’admirable et mystérieux préambule, c’est là qu’il faut prendre de ces « temps » dont nous parlions tout à l’heure. C’est là qu’il sied, ne fût-ce qu’une seconde, de s’attarder, de rêver, de se troubler vaguement et de s’attendrir. C’est là que la voix doit s’épancher, sfogarsi, disent les Italiens, et l’âme, l’âme tout entière, s’abandonner avec la voix.

L’exécution générale du chef-d’œuvre de Mozart encourrait encore d’autres reproches. Pourquoi ces danses surérogatoires et ces entractes empruntés ? J’ignorais aussi qu’il y eût des harpes dans l’orchestre des Noces. Après les y avoir vues et entendues, je persiste à croire qu’il n’y en a pas. Au lieu de les introduire ici, ces harpes impertinentes, que n’a-t-on gardé le clavecin et le récit rapide, brillant (recitativo secco), que le dit clavecin accompagne ! Il a cependant son agrément, ce parlando musical, et sa raison d’être, musicale également. D’abord il court, il vole. Et puis il ne rompt pas, comme le dialogue parlé, celui-ci fût-il de Beaumarchais, le fil ou la trame sonore. Enfin et surtout, il forme un lien tonal, harmonique, entre les morceaux qui se suivent, dont il assure ainsi l’enchaînement.

Voilà, nous dira-t-on, bien des querelles. Et peut-être on nous répondra comme à ce fâcheux, qui se plaignait un jour du mauvais temps : « Mieux vaut encore ce temps-là que pas du tout. » Nous accorderons volontiers cette valeur relative à la reprise des Noces de Figaro. Mieux vaut, en effet, même ainsi, les entendre. Sans compter qu’il était nécessaire d’interrompre une regrettable, pour ne pas dire coupable prescription. Le moment paraît venu de revoir et de corriger, pour l’augmenter, et pour le réduire, le « répertoire » de nos deux « grands » théâtres de musique. Trop de noms, de titres y manquent, et quelques autres y sont de trop. Est-il admissible qu’à Paris on ne puisse guère ouïr que tous les quinze ou vingt ans ! — et encore ! et dans quelles conditions ! — Don Juan, les Noces de Figaro, la Flûte Enchantée, Fidelio, le Freischütz, Orphée, Alceste, les deux Iphigénies, Armide, Joseph, la Prise de Troie, les Troyens à Carthage, Falstaff... Tout cela sans parler, — ou plutôt parlons-en, — des innombrables chefs-d’œuvre de l’opéra-comique français, fragile et précieux trésor, dont ce brave petit théâtre du Trianon-Lyrique est seul à prendre au- jourd’hui la défense et le soin. Voilà pour les additions nécessaires à nos programmes parisiens. En récompense, que d’errata, que de ratures désirables ! Mainte fois, l’idée et la tentation nous vient d’établir ce compte en partie double. On y pourrait même ajouter l’analyse critique, sur deux colonnes aussi, des ouvrages qu’on chante mal et des chefs-d’œuvre qu’on ne chante pas.

Taine a dit, à peu près : L’idéal d’un artiste consiste « à manifester quelque caractère essentiel et saillant plus complètement et plus clairement que ne font les objets réels, en altérant systématiquement les rapports naturels de leurs parties, pour rendre ce caractère plus visible et plus dominateur. » L’idéal de Mozart nous paraît aussi contraire que possible à cette définition, parce que justement il consiste moins dans l’accentuation et la mise en saillie d’un caractère unique, que dans la conciliation de tous les caractères et dans leur harmonieux accord.

C’est bientôt fait d’appeler Mozart le musicien par excellence de la pure musique, ou de la musique en soi, ou de la musique absolue. Il n’est pas moins celui de la musique en quelque sorte appliquée, pur où nous entendons une musique liée, et liée étroitement, au sentiment, à l’action, à la parole. Certes, nous n’ignorons pas que Mozart a dit un jour : « La poésie doit être la fille obéissante de la musique. » Gluck avant lui, Wagner après, ont dit juste le contraire. Mais ni l’un ni les deux autres, chacun des trois à sa manière, n’ont toujours fait exactement comme ils avaient dit. Chez Gluck, chez Wagner même, il arrive que la musique l’emporte, et Mozart, de son côté, se défend de lui rien sacrifier. Rien, à commencer par « la poésie, » ou les paroles. Mais pour s’en convaincre, si par hasard on en doute encore, c’est avec ou sur les paroles originales, tantôt italiennes, tantôt allemandes, qu’il faut entendre ou lire la musique de Mozart. Alors, mais alors seulement apparaît cette union, cette unité verbale et sonore qu’ont dissoute ou rompue à l’envi tant de traductions traîtresses. « Ah ! taci, ingiusto core, » soupire à son balcon donna EIvire éplorée. et cela devient en français : « Nuit fraiche, nuit sereine. » Dans Don Juan toujours, quelque chose comme : « Voici l’heure ! » a remplacé parfois la simple et terrible apostrophe du convive de pierre appelant par son nom « don Giovanni. » Avec les Noces de Figaro, l’on a pris naguère de pareilles ou de pires licences. Dans le célèbre et délicieux duo de la dictée (la comtesse et Suzanne), on ne craignit pas alors de changer non seulement le texte, mais la situation même, et jusqu’à l’une des deux interlocutrices. Suzanne céda sa place à Chérubin. Nous sommes devenus plus respectueux. Mais en dépit de nos soins, d’un idiome ou d’un mot à l’autre, il n’y a pas, il ne saurait y avoir d’équivalence parfaite, qui nous permette d’estimer à son prix, hors du texte original, ce qu’on appellerait volontiers, n’était le barbarisme, la « verbalité » de la musique de Mozart. Partout sensible, elle est admirable partout et jusque dans le moindre détail.


Crudel, perche fin’ ora
Farmi languir cosi !


Ainsi débute le duo du comte avec Suzanne. Et sur ces deux notes qui montent, sur cette tierce mineure, si langoureuse en effet. on ne saurait imaginer, que dis-je ? on ne sait plus entendre, l’ayant une fois entendu, un autre mot que le tendre, l’amoureux « languir » italien. Ailleurs, quand Figaro, narquois, énumère à Chérubin, qui « s’en va-t-en guerre » tous les galants atours qu’d lui faudra quitter : « quei pennachini, quel cappello, quella chioma, ces plumes, ce chapeau cette chevelure, » un orchestre ondoyant, des gammes souples et retombantes, des trilles pareils à des boucles sonores, accompagnent tout ce gracieux parler d’Italie, auquel on dirait que cette musique elle-même ressemble. Ailleurs, partout ailleurs (duo de la dictée, air de Suzanne sons les marronniers et récitatif qui précède), il n’est pas une seule parole et pas un seul personnage, qu’un accent vocal ou rythmique, un accord, une sonorité, ne mette en valeur, en relief, en lumière. Le comte réclame-t-il à sa femme la clef du cabinet où Suzanne a déjà remplacé le petit page, il le fait en quatre notes, — sur ces trois mots : « qui la chiave, » — qui parlent aussi ferme, aussi juste qu’elles chantent. Un historien de la littérature italienne, Francesco de Sanctis, a fait un jour cette remarque, à propos de Métastase, que le moment peut venir, et qu’il vint en Italie, où le drame, et par conséquent la parole, finit par se fondre et se perdre dans la musique. Alors, de l’œuvre qu’il entend, l’auditeur ne se demande plus « cosa dice, » mais « cosa suona. » Rien de pareil en écoutant la musique de Mozart, parce que, seule peut-être, elle unit la perfection du sens à la perfection du son.

Pas plus que la parole, le drame, — ici la comédie, — ne se perd dans cette musique. « On peut, » dit Suzanne, de Figaro, « on peut s’en fier à lui pour mener une intrigue. » Autant qu’à Figaro, qu’à Beaumarchais, on peut s’en lier à Mozart. Pour la vivacité et la vie, pour l’esprit et la verve, pour l’imbroglio des épisodes et des péripéties, la comédie lyrique ne le cède en rien à l’autre, si même, grâce aux vertus propres à la musique, elle ne la surpasse. Pas une action, pas un mouvement ici, qui ne soit, à tous les degrés, sous toutes les formes, imité, quand il n’est pas redoublé par les sons. Mouvement de la pensée, des lèvres et de la main, on sait comment le suit et le figure la mélodie que se partagent et se renvoient, l’une dictant un billet, l’autre l’écrivant et le relisant, la comtesse et Suzanne. Qu’y a-t-il d’autre qu’un mouvement, celui-là prompt comme l’éclair, dans le duetto de Suzanne et de Chérubin, qui dure quelques secondes, le temps pour elle d’ouvrir la porte et pour lui de sauter par la fenêtre. Quand on s’étonnait qu’il n’eût pas fait du Barbier de Séville un opéra-comique, la pièce étant d’un genre à comporter la musique, Beaumarchais, pourtant bon musicien, donnait les raisons que voici : « Notre musique ressemble encore trop à notre musique chansonnière, pour en attendre un véritable intérêt ou de la gaité tranche. Moi qui ai toujours chéri la musique sans inconstance et même sans infidélité souvent, aux pièces qui m’attachent le plus, je me surprends à pousser de l’épaule, à dire tout bas à la musique : « Eh ! va donc, musique ! N’es tu pas assez lente I Au lieu de narrer vivement, tu rabâches. Au lieu de peindre la passion, tu t’accroches aux mots. Le poète se tue à serrer l’événement, et toi tu le délayes. . » A ces reproches, et comme à ce défi de la poésie, il semble que In musique des Noces de Figaro d’abord, ensuite celle du Barbier de Séville n’ait pas trop mal répondu. Ce n’est pas ralentir le mouvement que le soutenir et le prolonger. Ainsi fait quelquefois Mozart : dans le duo de la dictée, par exemple. Ailleurs encore. Lorsque la Suzanne de Beaumarchais sort seule du cabinet où le comte s’attendait à trouver le page, elle n’a pour son maître que ce peu de mots railleurs : « Je le tuerai ! Je le tuerai !... Tuez-le donc, ce méchant page ! » La Suzanne de Mozart est plus cruelle ; ou du moins elle l’est avec plus de complaisance. C’est une longue, longue phrase qu’elle chante, une phrase impitoyable, où l’ironie se distille en notes piquées, s’étale en notes tenues, en cadences savoureuses et largement épanouies. Ainsi le sentiment s’accroît et s’avive par le progrès de la mélodie, et la musique, loin de rien délayer, comme Beaumarchais l’en accuse, redouble et renforcé tout.

En dépit de Beaumarchais toujours, il est certain que la musique a pour élément principal, — nous ne disons pas unique, — . le mouvement. Elle tire du mouvement des effets autrement variés et puissants que ne peut le faire la parole, fût-ce un Beaumarchais qui parle. D’abord elle se meut dans un plus vaste espace et littéralement sur une plus grande a échelle. » Elle monte plus haut, elle descend, ou tombe, plus bas. Surtout, — écoulez un Mozart, écoutez un Rossini — elle se meut infiniment plus vite. Les mots, sous peine de nous devenir inintelligibles, ne sauraient courir, voler comme les notes. Les vocalises, les traits appartiennent au domaine de In pure musique. Enfin, à la célérité des mouvements, la musique, et la musique seule, en peut adjoindre la simultanéité. Semblables ou contraires, elle les rassemble ou les oppose ; elle crée, à sa guise, ou leur conflit ou leur accord. « Je suis une force qui va, » dit un héros romantique, Hernani, je crois. Mais il allait sans savoir où. Chef-d’œuvre classique, chacun des deux finales des Noces, le premier surtout, est bien autre chose : succession d’abord, puis combinaison de forces, mais disciplinées et sages, qui vont, qui viennent, et qui, procédant les unes des autres, les unes par les autres se multipliant, concourent et convergent à l’infini. Tout cela sans un moment de relâche, encore moins de désordre, en pleine lumière, en pleine joie. Pour le coup, si vive que soit la pièce, c’est la musique ici qui « la pousse de l’épaule » et la précipite. Musique irrésistible et musique « innombrable, » tant elle est diverse, tout en demeurant une ; musique parlante, chantante, agissante à la fois. Il ne comprend pas moins de sept épisodes, ce premier, cet immense finale. Il commence en trio pour s’achever en septuor. Et chaque entrée d’un nouveau personnage renouvelle aussi les éléments ou les ordres sonores : mélodie, rythme, orchestre. Enfin l’esprit symphonique anime chacune des parties et gouverne l’ensemble. Il compose tout, sans rien compliquer. Comme toujours, il développe, mais ne délaye pas. Et qu’un chef-d’œuvre tel que ce finale en soit un à la fois de musique de théâtre et de musique tout court, cela témoigne une fois de plus de cet équilibre, de ce concert, où nous avons reconnu tout à l’heure un caractère éminent du génie de Mozart.

« Pour du sentiment, c’est un jeune homme qui... » dit Suzanne encore, de Chérubin cette fois. On ne le redira jamais assez du jeune, de l’immortellement jeune Mozart. Si, par le mouvement et par l’esprit, sa comédie lyrique est l’égale de l’autre, elle la surpasse, de très haut, par la sensibilité. Sensible lui-même à la musique. Stendhal, un des premiers, a clairement vu la métamorphose, ou la transformation du sujet original. Moins de vingt ans après la mort de Mozart, il écrivait déjà : « L’opéra de Mozart est un mélange sublime d’esprit et de mélancolie, tel qu’il ne s’en trouve pas un second exemple... » Un peu plus loin : « Comme chef-d’œuvre de pure tendresse et de mélancolie, absolument exempt de tout mélange importun de majesté et de tragique, rien au monde ne peut être comparé aux Nozze di Figaro. » C’est la même idée que devait reprendre, sous une forme plus brillante, un maître critique de notre temps. Victor Cherbuliez estimait qu’aux grelots de la marotte de Figaro l’auteur des Noces avait ajouté des clochettes d’or ; à travers ou plutôt au-dessus d’une comédie qui réjouit l’esprit et l’excite, il goûtait « les enchantements d’une musique qui fond le cœur. » Elles abondent au cours de la partition, les cantilènes enchanteresses : c’est le Non so più et le Voi che sapete de Chérubin ; ce sont les deux airs de la comtesse. Le vulgaire traite ceux-ci d’ « ingrats. » Pourtant, que ne rendent-ils pas à la cantatrice qui sait, comme Mme Ritter-Ciampi. leur donner le caractère qui leur sied et le style qu’il leur faut ! Quant au petit page, « son âme entière, » dit encore Stendhal, « est indiquée » en ses deux chants, inquiets, troublés tous les deux, le premier d’une inquiétude plus extérieure, le second d’un trouble plus intime, plus profond et plus mystérieux. Du Voi che sapete surtout, sans parler de la mélodie elle-même, de son ordonnance, de son évolution, il n’est pas un détail, harmonique, instrumental, qui n’ajoute un trait, une lumière, une ombre, à la délicieuse figure de l’adolescent frère de Psyché, comme elle curieux, rêveur et penché sur l’amour.

Décidément, du « Mariage » aux « Noces » de Figaro, il y a plus qu’un mot de changé. La nuit, « sons les grands marronniers, » à peine reconnaissons nous Suzanne à des accents que peut-être elle ne se connaissait pas elle-même. Avec les parures et les voiles de sa maîtresse, il semble qu’elle en ait pris l’âme. Laquelle de ces deux femmes chante, soupire ainsi ? Entendons-nous Suzanne, ou la comtesse ? Ou peut-être l’une et l’autre, et d’autres encore que toutes deux. Le texte dit ; « i furti miei. » Il a beau dire, et l’action, la parole, ont beau n’être ici que supercherie et mensonge, la musique, elle, ne ment, ne trompe pas. Elle est tendre, voluptueuse même avec sincérité et c’est le véritable, c’est l’éternel amour, qu’une voix féminine invoque dans la nuit bleue qui tombe sur « la folle journée. »

Amour, poésie, en souhaitez-vous une effusion nouvelle ? Attendez quelques minutes à peine. Dans cette nuit, favorable et trompeuse à la fois, Chérubin d’un côté, de l’autre la comtesse et le comte, se sont esquivés. Pour surprendre Suzanne, Figaro lui-même paraît, mais, à son tour, non plus tout à fait le même. Les fables de l’antiquité reviennent à sa mémoire et, sur ses lèvres, les noms de Mars, de Vénus et de Vulcain. Beaumarchais ne dit ici rien de pareil, et Mozart n’a jamais rien chanté de plus beau. C’est l’affaire d’un instant, d’un mouvement ralenti, d’une modulation imprévue. Suivent douze mesures de musique, pas davantage. Mais de quelle musique ! Auguste, solennelle et presque sacrée, on peut bien l’appeler divine, car elle nous fait, encore mieux que les paroles, nous ressouvenir des dieux. Pour le sentiment et pour le paysage, nous ne savons de comparable à cet épisode, que la scène, également de nuit et d’amour, par où commence le dernier acte de Falstaff.


« Ombra mai fù
Di vegetabile,
Cara ed amabile
E soave più.


Jamais ombre ne fut plus chère, plus aimable et plus suave. » Ainsi chante un air de Hændel. Seuls, par le mystère et l’harmonie que leur ombre enveloppe, les vieux chênes de Windsor sont un peu les flores des « grands marronniers « de Figaro.

Ailleurs, jusque dans le feu de l’action, et de la plus vive, de la plus prompte, un soupir de tendresse, un cri de passion même, peut échapper à Mozart. Chérubin, avant de sauter par la fenêtre, saute au cou de Suzanne et sur ces mots : « Je t’embrasse pour elle, » il lui jette, avec un baiser, un frémissant adieu. C’est ainsi que la gaieté, que l’esprit de Mozart, sans jamais être la dupe de son cœur, en ressent à tout moment l’influence.

Les deux éléments se partagent son génie, plus que tout autre harmonieux. S’il fallait encore une fois le définir, on redirait volontiers ce que disait Jules Lemaître, abordant naguère l’éloge de son bien-aimé Racine : « J’emprunterai beaucoup et je m’en apercevrai quelquefois. » Avec Taine, admirant chez un Mozart, — comme chez un Raphaël, — « ce goût naturel de la mesure, ces instincts affectueux qui le portent... à peindre la bonté native ; cette délicatesse dame et d’organes qui lui fait rechercher partout les êtres nobles et doux, tout ce qui est heureux, généreux et digne de tendresse, » on citerait aussi le poète-musicien, du pays de Mozart, et qui, de tous les musiciens et de tous les poètes peut être, l’a compris le mieux et le plus aimé. Il y a près de quatre-vingts ans, devant un monument de Mozart, Franz Grillparzer parlait ainsi : « Vous le nommez grand ! Il l’est en effet. Ce qu’il a fait et ce qu’il s’est interdit pèsent d’un poids égal dans la balance de la renommée. Parce qu’il n’a jamais voulu plus que ce que doivent vouloir les hommes, l’ordre : « Il le faut » sort de tout ce qu’il a créé, il a préféré paraître plus petit qu’il n’était, plutôt que de s’enfler jusqu’au monstrueux. Le royaume de l’art est un second monde, mais existant et réel comme le premier, et tout ce qui est réel est soumis à la mesure. »

Depuis, un de nos confrères étrangers a souhaité qu’on gravât ces paroles dans la chambre de tous les musiciens. D’aucuns, parmi les nôtres, ne feraient pas mal de les conserver en leur cœur. et la musique de Mozart leur enseignerait autre chose encore. Elle leur apprendrait la grâce et le charme, le sourire et la joie, cette « gioia bella » qu’invoque amoureusement Suzanne et dont est faite au moins une moitié de l’œuvre et de l’âme de Mozart. Joie pure, ingénue, infinie, que rien de vulgaire, de bas ou de trouble ne corrompt ; joie humaine et divine tout ensemble, que la musique ne devait plus connaître et dispenser. « Non più andrai... « Il semble que l’adieu de Figaro ne s’adresse pas seulement au petit page, mais à la musique elle-même, et que dans les régions sereines, fortunées où Mozart l’avait conduite, elle ne soit jamais retournée. Grillparzer encore a dit : « Un trésor s’est perdu : le bonheur innocent. Et ce bonheur, ô mon Autriche, fut le tien. » Je ne suis par très sûr que son Autriche ait connu « le bonheur innocent ; » mais certainement c’est bien celui-là que donne et donnera toujours la musique de Mozart.

Il y eut un siècle l’an dernier que naquit Charles Gounod. Il y a cette année un demi-siècle qu’Hector Berlioz est mort. On n’a rien fait pour la mémoire de l’un ; pour celle de l’autre, presque pas davantage. Sans parler de quelques fragments, donnés çà et là, certain « Festival — Berlioz, » au Trocadéro, parut un hommage insuffisant. Aussi bien, en ce local déplorable, encore plus contraire à sa destination que l’Opéra lui-même, tout le monde sait qu’il ne saurait y avoir de fête, au moins de fête musicale.

Le programme du concert dirigé par M. Victor Charpentier com- prenait avec deux ouvertures : celle des Francs-Juges et celle du Carnaval romain, plusieurs morceaux choisis des œuvres principales de Berlioz, ses œuvres de théâtre exceptées : Symphonie Fantastique, Enfance du Christ et le Requiem, Damnation de Faust, Roméo et Juliette et Te Deum. L’ouverture des Francs-Juges est une composition de jeunesse, dont le thème principal, un peu simplet, ferait penser à du mauvais Mozart, s’il existait du Mozart de cette espèce. Ici, pas un éclair encore et pas une ombre non plus de romantisme. Fulgurante au contraire, éblouissante, après un prélude chargé de mélancolie, telle est l’ouverture du Carnaval romain, la seconde que Berlioz écrivit pour Benvenuto Cellini. Il y. rappela, ou plutôt il y exposa d’avance deux motifs de l’opéra : celui de la saltarelle et certaine phrase d’amour chantée par Benvenuto. Du premier il fit l’allegro ; de l’autre, l’introduction ; de tous deux un chef-d’œuvre de rêverie d’abord, puis de mouvement et de joie. L’andante est une pure merveille ; mais, chose curieuse, il n’est cela qu’à l’orchestre. Le timbre du cor anglais lui prête un charme triste et tendre, une poésie, un mystère, que plus tard, sur les lèvres de Benvenuto, le thème ne retrouvera pas. Et ce n’est pas la moindre preuve du génie symphonique ou instrumental de Berlioz, qu’il ait su donner à l’un de ses chants, par une des voix de l’orchestre mieux que par une voix humaine, l’accent et comme le son même de l’humanité.

Oui, plus encore que symphonique, l’art de Berlioz est instrumental. L’ordre des sonorités ou des timbres, voilà son véritable royaume, celui que le premier, avant même Wagner, il a découvert et possédé. Sans doute, le premier aussi (1830), il a fait d’un thème non pas seulement rappelé, mais transformé, voire déformé, le vrai « leitmotiv » de la Symphonie Fantastique. On peut néanmoins affirmer que le principe ou l’élément symphonique par excellence, l’évolution, le progrès d’une idée musicale, ne constitue pas le fond et l’essence du génie de Berlioz comme du génie de Beethoven ou du génie wagnérien.

La mélodie même de Berlioz ne diffère pas moins, par sa nature aussi, de la mélodie classique, soit d’une mélodie de Mozart, et, si l’on veuf, du Voi che sapete, de Chérubin. Celle-ci procède en quelque sorte par l’imitation d’elle-même, par la génération de formes analogues à la forme primitive, et qui toutes entre elles se ressemblent et se répondent. Le processus de la mélodie romantique est exactement contraire. Plus de rappels ni de rapports ; indépendance, individualisme absolu de l’être sonore ; pleine Liberté pour lui de cheminer à sa guise, d’errer même, s’il lui plaît, à l’aventure et, la chose arrive quelquefois, de s’attarder ou de se perdre. « Rêveries, Passions, » de la Symphonie Fantastique ; « Roméo seul, » de Ronéo et Juliette, voilà des pages maîtresses, flottantes mélopées où se trouvent réunis les caractères éminents de la musique de Berlioz, ses défauts ou ses faiblesses peut-être, sûrement ses plus originales, ses plus émouvantes beautés.

Dans l’ordre de la mélodie encore, mais, pour cette fois, de la mélodie ordonnée, logique, Berlioz n’a rien écrit de supérieur à la cantilène, ou plutôt à l’incantation de Méphistophélès veillant Faust endormi parmi les roses. Jamais il n’a tenu, soutenu discours musical plus un et plus uni, que soulève seulement çà et là on ne sait quel afflux, quelle vague de tendresse. Et quel orchestre moelleux porte la noble berceuse et l’ennoblit encore ! Oh ! l’heureuse trêve laissée à l’esprit du mal, ou plutôt, en cet esprit et par cet esprit lui-même ! Devant la misère de l’homme, son ouvrage, le démon s’émeut de pitié, sinon de repentir. Si la Damnation de Faust est le chef-d’œuvre de Berlioz, voilà peut-être le chef-d’œuvre de la Damnation.

Le ballet des Sylphes en forme le délicieux épilogue. « Énorme et délicat, » l’art du grand artiste est l’un et l’autre tour à tour. Ecoutant, y a quelques semaines, avant le Tuba mirum du Requiem, la scène du bal, de la Symphonie Fantastique, et le trio des Jeunes Ismaélites, de l’Enfance du Christ, nous rappelant aussi le scherzo de la Reine Mab, nous avons compris le mot de Gounod : « Quel homme élégant, ce Berlioz ! »

Sa patrie pourrait dire, à peu près comme le personnage de Molière : « Vivant, je le querellais ; mort, je le pleure. » Sans doute elle attendit moins de cinquante ans, dix à peine, pour acclamer le musicien disparu de la Damnation de Faust. Mais dans les jours d’anniversaire où nous sommes, on pouvait, on devait donner un autre éclat, national et patriotique, à sa commémoration funèbre. Les circonstances y prêtaient, et quelques-unes aussi, trois exactement, de ses œuvres, qui sont le Requiem, le Te Deum et la Symphonie funèbre et triomphale. Trois « grandes machines » diront les délicats. Et sans doute ils n’auront tort qu’à moitié, s’ils entendent par là que dans ces vastes décorations musicales la matière, ou le matériel sonore l’emporte quelquefois sur l’esprit ou le génie de la pure musique. « Machines » si l’on veut, mais grandes, mais grandioses même. Il faudrait les « monter, » quand viendra le jour des suprêmes actions de grâces, sous les voûtes et sons la coupole du Panthéon. Le Requiem serait pour les morts ; le Te Deum pour les. vivants ; la Symphonie funèbre et triomphale pour les vivants et pour les morts, tous également victorieux. et ce jour-là, nos drapeaux eux-mêmes frémiraient au souffle de la marche finale du Te Deum, écrite pour eux il y a trois quarts de siècle, magnifique hommage à leur gloire. d’autrefois, que leur gloire d’hier a surpassée.

Pour nos morts bien-aimés, après ces honneurs éclatants, souhaitons-nous des prières plus discrètes et de plus pieux recours ? Demandons alors d’entendre, non pas certes au Trocadéro, ni même au Panthéon, mais dans cette chère et vieille salle du Conservatoire, où pas un son ne se perd, une exécution du Requiem qui forme la première partie de Mors et Vita, de Gounod. Presque toutes les pages en sont dignes de notre deuil, et l’exorde, l’exorde grandiose : « Ego sum Resurrectio et Vita, » n’est pas inégal à l’infini de notre espérance. Enfin, s’il est des âmes trop douloureuses, dont un concert, fût-il religieux, irriterait la douleur, pour celles-là je sais une exquise musique, apaisante et consolatrice, un Requiem français encore, celui de M. Gabriel Fauré. Vous qui pleurez dans le secret de vos demeures, pères, mères, épouses, c’est ainsi que vous pourrez le lire ou récouter. Plus tendre, plus intime que tout autre, il est mieux fait aussi pour pleurer avec vous sur des êtres jeunes, purs, et qui ne sont plus.


CAMILLE BELLAIGUE.