Revue musicale - 14 décembre 1850

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Revue musicale - 14 décembre 1850
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 8 (p. 1121-1130).

REVUE MUSICALE.




Le prince Puckler-Muskau, dans ses lettres sur l’Égypte, raconte, à propos d’une figurine de bronze bariolée selon l’usage de caractères hiéroglyphiques, une assez amusante anecdote qui nous revenait en mémoire à la première représentation de l’Enfant prodigue. Lorsque Champollion arriva en Égypte, dit le touriste de high life, la personne qui possédait cette figure à cette époque le pria de vouloir bien en déchiffrer les inscriptions, ce dont Champollion s’acquitta aussitôt et de la meilleure grace. Peu de temps après, la statuette passa en d’autres mains, et lorsque Champollion, après un long séjour en Nubie et dans la Haute-Égypte, revint au Caire, le nouveau possesseur de l’Isis mystique remit sous les yeux du savant cette image, entièrement oubliée par lui, réclamant une explication par écrit de la légende impénétrable. Champollion se rendit à cette seconde sollicitation avec son empressement accoutumé ; seulement cette fois le texte était tout autre, et ne s’accordait plus le moins du monde avec la première version qu’il en avait donnée. « On s’égaya beaucoup de l’aventure, ajoute le prince Puckler, mais à tort selon moi ; car lorsque Champollion arriva en Égypte, il n’était encore qu’un écolier, et comme tel pouvait se tromper, tandis que lorsqu’il s’en retourna, il était devenu maître. » A tout prendre, la justification ne contient rien que de très acceptable, et un esprit moins profondément sceptique que M. Scribe l’eût admise ; mais l’auteur de l’Enfant prodigue n’est pas de ces gens qui s’en tiennent à la lettre morte de l’histoire. Pour qu’un savant tel que Champollion, s’est dit l’auteur de l’Enfant prodigue, ait pu interpréter le même texte de deux manières différentes, il faut apparemment que ce texte prête aux contradictions. Dès qu’un hiéroglyphe se trouve avoir deux significations, rien ne l’empêche d’en avoir trois, et quatre, et cinq. Champollion a eu ses deux versions ; probablement que sur le même sujet M. Leipsius de Berlin a la sienne ; pourquoi donc, s’il vous plaît, n’aurions-nous pas, la nôtre ? Et sans tarder davantage, avec cette longue habitude des langues sémitiques, dont le haut-égyptien n’est, comme on sait, qu’un dialecte, l’auteur de l’Enfant prodigue s’est mis à étudier à neuf des pays et des peuples sur lesquels on n’avait possédé jusqu’ici que des notions vagues et indéterminées.

Ce labyrinthe inextricable des hiéroglyphes, où tant d’illustres érudits et de doctes penseurs ont laborieusement erré leur vie entière, il l’a parcouru, lui, d’un pied leste et sémillant, le sourire à la lèvre, une rose à la boutonnière, comme on parcourt un jardin anglais. Et bien lui en a pris, car cette excursion non moins féconde que rapide nous a valu tout un monde d’idées nouvelles et de points de vue originaux sur l’antique Égypte, ses symboles, ses mœurs hiératiques et guerrières, choses fort méconnues des Denon, des Champollion, des Loewe et des Leipsius, et qui, s’il faut l’en croire, ressemblaient beaucoup plus qu’on ne se l’imagine à ce qui se passe journellement parmi nous. Ainsi, en ce temps-là, un cadet de province s’en allait faire son tour à Memphis pour voir la capitale. Une fois sur le pavé du roi, on y semait ses louis en toute sorte de fredaines, « le vin, le jeu, les femmes ; » il va sans dire que ce vers sacramentel qui revient inévitablement dans tous les opéras de M. Scribe était mis en pratique. Puis, quand on avait sablé le champagne à outrance et rossé suffisamment le guet, quand on s’était grisé avec des filles d’opéra et ruiné en compagnie de jeunes seigneurs qui pipent les dés, on s’en revenait à Quimper ou à Carpentras, pour y épouser la fille du notaire et succéder plus tard au beau-père dans son étude. Voilà pour ce qui se passait dans les rues de Memphis ; quant au sanctuaire de la déesse Isis, c’était, ma foi, bien une autre affaire ! Cette mythologie profonde et terrible de l’antique Égypte, cet impénétrable symbolisme devant lequel tremblaient les Pharaons, n’inspirait à ses prêtres que raillerie et quolibets ! « À Thèbes, poursuit dans une de ses lettres le charmant écrivain que nous citions plus haut, dans le tombeau de Rhamsès-Mai-Amun, où se trouvent reproduites sur les murailles de différens cabinets des peintures ayant trait aux usages et aux mœurs de la vie égyptienne, je remarquai une série de fresques dont la cuisine fournissait le sujet. Les cuisiniers y étaient représentés la tête entièrement rasée, usage fort pratiqué d’ailleurs et dont on s’explique l’utilité. Les Égyptiens avaient en horreur la gourmandise, et la tenaient pour le pire des vices. J’ai vu, et Champollion l’a noté comme moi, l’image d’un gastronome changé en pourceau et subissant ici-bas son châtiment sous cette ignoble forme. » — C’est sans doute à cause de cette aversion constatée par la science chez les Égyptiens que M. Scribe a fait de ses prêtres du sanctuaire d’Isis autant d’ivrognes hébétés.

Les prêtres ne sont pas ce qu’un vain peuple pense,
Notre crédulité fait toute leur science.

Ô XVIIIe siècle ! ô philosophisme de l’école encyclopédique ! que de chefs-d’œuvre du genre de celui-ci vous nous avez valus, sans compter ceux qui se produiront plus tard, et qui dorment encore dans les limbes ! Il fallait être, en vérité, une imagination aussi simple, aussi naïve, aussi candide que ce pauvre Mozart, pour prendre au sérieux les mystères d’une religion quelconque, fussent même les mystères de ce temple d’Isis, dont Platon et la Grèce comprirent le génie sublime. Vous souviendrait-il par hasard de la Flûte enchantée et du style qui règne dans cette partition, la plus imposante et la plus vaste que l’immortel auteur de Don Juan ait écrite ? Là aussi figurent des prêtres de Memphis, là aussi s’ouvre devant nos yeux le sanctuaire de la Cybèle égyptienne ; mais quelle grandeur, quelles perspectives ! Y a-t-il sur la scène de l’Opéra un escalier, si gigantesque et si ruisselant qu’il soit d’almées frémissantes et demi-nues, un escalier qui descende aussi à fond dans la vie secrète d’un peuple que cette phrase admirable de l’air du pontife Zarastro ? Mais bah ! qu’est-ce donc que ce Zarastro ? Un mystagogue croyant, un prêtre voué au culte de sa religion, un hiérophante prenant au sérieux son autel et son sacerdoce. Parlez-nous au contraire du bonhomme Bocchoris, ce desservant sceptique du bœuf Apis, de ce viveur émérite du sacré collége de Memphis, de ce libre penseur du sanctuaire d’Isis, qui se moque tout haut de sa déesse, de lui-même, du peuple égyptien et de tutti quanti, et débite en petits vers de la plus drolatique facture tous les lieux communs sur l’imposture des prêtres et des religions, et toutes les rhapsodies passées de mode du Dictionnaire philosophique :

A nous les plaisirs des dieux !
A nous les plaisirs joyeux,
Et sablons les vins exquis
Que devait boire Osiris,
Et mangeons le bœuf Apis !

J’imagine qu’après avoir découvert ces belles choses, M. Scribe sera venu en faire part à M. Auber comme au plus favorisé d’entre ses collaborateurs. M. Auber, nul ne l’ignore, est homme de tact et d’esprit ; devant une composition portant, le double caractère de l’antiquité égyptienne et biblique, son génie aimable et charmant eût reculé, mieux que personne il eût senti que ce sujet n’était ni dans son style ni dans ses convenances musicales, et que, pour rendre la fameuse légende des livres saints, il ne faudrait aujourd’hui rien moins que l’inspiration mâle et sévère et la dignité racinienne de l’auteur de Joseph ; mais telle qu’on la lui a présentée, et réduite ainsi aux bourgeoises proportions d’une anecdote contemporaine, cette fable de l’Enfant prodigue l’aura séduit. Pour ces Égyptiens en frac et en bottes vernies, il aura trouvé plaisant d’écrire des ariettes d’opéra-comique, et se sera fait une douce joie de mener paître avec des rubans roses les vieux sphinx granitiques de la colossale Memphis, travestis pour la circonstance en galans agnelets de Trianon. De là une musique, vive, animée, spirituelle, pimpante et bondissante, la musique du Duc d’Olonne et de Zanetta, de la Part du Diable et de l’Ambassadrice, la musique surtout du Dieu et la Bayadère. En fait de couleur orientale, M. Auber ne saurait aller beaucoup au-delà de cette partition, et d’ailleurs, si l’on y réfléchit, sa Lia de l’Enfant prodigue n’est-elle pas un peu cousine de la danseuse Zoloë ? et cet honnête desservant du bœuf Apis, l’humoristique et jovial Bocchoris ne donne-t-il pas la main au célèbre Olifour ?

Je suis content, je suis heureux,
Tous doivent l’être dans ces lieux !

chantait jadis, si j’ai bonne mémoire, le grand-juge, notre vieille connaissance :

Quand on sort d’un bon repas,
Que tout est bien ici-bas !

dit aujourd’hui Bocchoris de sa basse-taille la plus ronflante. On le voit, c’est à peu près toujours la même philosophie commode et tempérée, le même épicuréisme gastronomique, le même sensualisme de vieillard. Mettez Bocchoris à la place du grand-juge Olifour, et vous pouvez être certain qu’il va sur-le-champ s’éprendre avec fureur de la blanche Zoloë ; en revanche, supposez Olifour pontife du sanctuaire de Memphis, et vous verrez que lui aussi s’écriera Mangeons le bœuf Apis ! O Rabelais ! ô Voltaire ! ô Pangloss ! quels initiateurs puissans vous êtes, et qu’on est sûr, en s’attachant à vous, de finir par avoir le dernier mot des choses !

Un musicien tel que M. Auber, un maître dont aux yeux de l’Europe l’école française s’honore depuis près de quarante ans, l’auteur de la Muette, ne saurait produire une œuvre de cette dimension sans y marquer cependant çà et là l’empreinte de son individualité. Isis, Osiris et Bocchoris à part, et dès que vous consentez à laisser de côté l’intelligence de la grandeur d’un pareil sujet, qu’un génie de plus haute portée, Meyerbeer par exemple, eût voulu aborder sérieusement et de front, il est impossible de ne pas reconnaître ces qualités d’élégance et de distinction dans le tissu harmonique, cet art merveilleux des accompagnemens, et dans la combinaison sonore de tant de paillettes mélodieuses cette science exquise et toujours accessible, qui sont comme autant d’attributs inaliénables du talent de M. Auber. Sans doute la romance du vieux Ruben, au second acte, ne manque pas d’un certain pathétique ; les adieux de Jepthèle, au premier, ont une grace douce et mélancolique : tout cela est charmant, je l’avoue, mais déplacé. L’élévation elle-même de ce style, si haut qu’elle puisse atteindre, ne monte jamais au-delà de l’expression d’un sentiment d’opéra-comique. Je citerai tels couplets que chante Azaël, et qu’on croirait tirés de la Part du Diable. Au lieu de ce petit monde si coquet, si fleuri, si pomponné de Tircis et de Cidalises, vous imaginez-vous Watteau peignant les mystères de la théogonie égyptienne ! L’enchantement de la palette y sera ; mais qui prendra la chose au sérieux ? Personne ; je me trompe, lui peut-être.

Musique de vieillard, disait-on autour de moi : erreur ! Citerait-on beaucoup de vieillards capables d’écrire cette bacchanale du troisième acte, et ces inépuisables airs de danse dont la chaîne ne finit pas ; ces ballets où tant de verve éclate, une inspiration épuisée par l’âge les eût-elle produits ? Ce que je reproche au contraire à cette musique, c’est son intempestive jeunesse et sa tapageuse surexcitation ; ce que je lui reproche, c’est son entrain de bal masqué. Musard dans le sanctuaire d’Isis, l’idée peut avoir du piquant ; mais j’eusse mieux aimé pour M. Auber et pour sa gloire qu’il en eût laissé à M. Scribe seul le mérite de l’exécution. — Remarquerai-je encore la puérilité de certains moyens mis en œuvre pour provoquer les frémissemens du parterre : ces jeux d’harmonica qui, à la seule annonce d’un troupeau qui rentre, se mettent à vibrer dans l’orchestre, cet ophycléide dérisoire beuglant au beau milieu d’une marche sacerdotale comme pour vous ôter toute illusion sur la gravité de la scène et vous dire en si double bémol : Ce n’est pas le bœuf Apis qui passe, vous vous trompez, bonnes gens, c’est le bœuf gras !

Étrange et singulier contraste ! Tandis que poète et musicien semblaient se donner le mot pour travestir et parodier le sujet de leur composition, le décorateur seul prenait à cœur sa tâche et l’exécutait avec un sentiment de conviction. On ne saurait exprimer combien cette vérité du décor, en rétablissant par momens pour les yeux la grandeur et la majesté des lieux où se passe l’action, contribue à faire ressortir davantage la pauvreté des gentillesses philosophiques de M. Scribe. Vous vous croiriez au temple d’Ipsamboul ! Voilà bien cette architecture des bords du Nil, harmonieuse dans ses proportions gigantesques, calme à la fois et colossale, écrasante dans son uniforme simplicité. Sur les murs, le long des colonnes, partout courent et serpentent en myriades les hiéroglyphes rouges, noirs et bleus, les dieux et les déesses à têtes de lion et d’épervier, de bélier et de crocodile, Amon, Isis, Osiris, Thoth et Phtah, tous les immortels de cette mythologie dont les emblèmes ne varient pas. Les modes ici durent trente siècles. Immobiles et silencieux sur leurs trônes de granit, ils reçoivent dans une éternelle indifférence les sacrifices que le genre humain leur apporte selon un rituel imprescriptible. Durant des milliers d’années, le genre humain a défilé devant eux du même pas, et jusqu’à la fin ils se révéleront à lui sous la même forme et le même symbole ; changer, modifier, embellir le type révélé, quel artiste l’eût osé ? Les images d’Isis qui nous sont parvenues ne se comptent pas, et cependant, parmi ces figures de pierre et de bronze qui représentent la bonne déesse, en a-t-on trouvé une seule qu’une inspiration individuelle eût animée de sa propre vie et de son propre souffle ? Pour reproduire le type traditionnel, les mains de l’artiste suffisent, et de son esprit on n’en a que faire. On se demande, à cette école-là, ce que serait devenue la madone de Raphaël ? Et c’est dans ce temple où la pensée individuelle n’a jamais pu apporter d’elle-même une manifestation quelconque, que les auteurs de l’Enfant prodigue ont imaginé de placer une intrigue de cape et d’épée, conduite par un prêtre gouailleur et badin, qui conte fleurette aux courtisanes et donne ses rendez-vous nocturnes au pied de la statue d’Amon. Écrire cinq actes, paroles et musique, pour prouver au public de l’Opéra que les prêtres de Memphis étaient au fond d’enragés voltairiens, et les patriarches de la Bible d’excellens fermiers de la Beauce, au premier abord le point de vue pourrait paraître ingénieux et piquant ; par malheur, la plaisanterie dure cinq heures, et c’est trop. En vérité, de telles énormités devraient avoir leur récompense, et, s’il existait en ce bas monde une justice, les auteurs de l’Enfant prodigue seraient condamnés à s’en aller faire un pèlerinage à Ipsamboul et à Karnak. Six mois d’hiéroglyphes à expliquer nous sembleraient un châtiment équitable, après quoi ils rentreraient en France, ayant acquis la connaissance intime de l’antique Orient et rapportant du voyage, M. Auber des airs, de danse, et M. Scribe un vaudeville de plus pour le Gymnase.

L’administration du Théâtre-Italien vient de passer cette année dans des mains nouvelles. M. Lumley, le directeur privilégié, est un homme, à ce qu’on raconte, fort expérimenté en matière de coulisses, et dont le haut dilettantisme britannique a dès long-temps apprécié l’habileté. Sur le turf musical de Queen’s Theater, M. Lumley est patroné par tout ce que le pearage compte d’illustrations élégantes. Or, on sait ce que, dans les habitudes anglaises, signifie ce mot talismanique : patronised ! Être patroné, c’est avoir réussi d’avance, c’est pouvoir compter in petto sur le succès quand même, c’est être sûr, artiste ou directeur, qu’on n’a qu’à ouvrir ses portes pour que la société la plus opulente, sinon la plus musicale de la terre, s’y précipite en foule et vienne crier bravo devant que les chandelles soient allumées. Par malheur, nous ne sommes point ici en Angleterre, et M. Lumley fera bien d’y songer. Il n’importe, donnons une larme à ce pauvre Ronconi, occupé en ce moment à rétablir à Madrid sa fortune si lamentablement délabrée par deux années d’une gestion désastreuse, et passons.

Mme Sontag dans la Sonnanbula, dans la Figlia del Regimento, dans le Barbiere, Mme Sontag partout et toujours, c’est à la fois trop et pas assez. Certes, l’organe de l’aimable cantatrice a conservé d’incroyables facultés de vocalisation ; à sa fraîcheur délicate et flexible, à son ramage étincelant, on dirait cette voix aux plus beaux jours de sa jeunesse, et c’est justement à cause de cette sonorité presque surnaturelle, de cette grace exquise, qu’il convient de la ménager davantage. Sur cette nature d’artiste, pendant plus de vingt ans exilée de la scène, le retour à sa vie première, à son existence de prédilection, a produit un épanouissement instantané. C’est comme un arbuste qui reverdirait à un soleil d’automne ; mais gare le givre et la gelée, si vous ne vous y prenez à temps pour le rentrer en serre. Or, la serre que je voudrais pour cette fleur retardataire de l’élégance et du talent, ce serait tout simplement un régime moins laborieux et moins excessif, une responsabilité moins tendue. Tenir tête à toutes les nécessités d’un répertoire n’a jamais été d’ailleurs la vocation de Mme Sontag, qui, aux meilleurs jours de sa carrière dramatique, partageait, on s’en souvient, l’empire avec la Malibran. La produire avec réserve et discrétion, plus encore peut-être comme une curiosité musicale réservée aux appréciations délicates que comme une de ces cantatrices vigoureuses sur lesquelles on compte pour la fortune de la saison, serait d’une administration habile et prévoyante ; mais cette cantatrice qui manque, où la trouver ? Avec la Grisi, on est brouillé jusqu’à l’irréconciliable, et la Frezzolini chante à Madrid au théâtre de l’Orient. En attendant, Mme Sontag regagne le temps perdu, et dépense chaque soir en trilles merveilleux, en incomparables arabesques cette voix d’ambassadrice si long-temps réduite, hélas ! à ne chanter que pour le roi de Prusse. Combien ce feu d’artifice durera ? je ne sais ; mais c’est charmant, non que vous ne trouviez çà et là, dans cette habitude de chanter sotto voce, dans ce continuel besoin de varier le motif, des façons et des tours qui ne sont plus trop de notre temps. L’art du chant, comme toutes les choses de ce monde, se transforme d’une période à une autre ; qu’il ait gagné ou perdu, là n’est point la question ; ce qu’il y a de certain, c’est qu’il a modifié ses conditions. Les vingt années pendant lesquelles Mme Sontag a vécu loin de la scène, elle les a passées en Allemagne, à Berlin, c’est-à-dire en dehors du mouvement qui se faisait en Italie et aussi un peu en France. De là ces allures rossiniennes dont la tradition semblait perdue, de là ces éternelles roulades, ces cadences, ces trilles dont le public avait désappris l’usage, de là enfin un certain rococo qui, dans sa physionomie, ne messied pas. Aussi est-ce à la Figlia del Regimento de Donizetti que Mme Sontag, depuis sa rentrée, a dû son plus beau triomphe à Ventadour, et cela s’explique par deux raisons bien simples : la première, que la Figlia del Regimento est un opéra entièrement écrit dans le style de Rossini ; la seconde, que Mme Sontag a pu suivre et étudier à Berlin Jenny Lind dans ce rôle, l’un des plus fameux du répertoire de la cantatrice suédoise. Pour se faire une idée de la transformation que peut exercer sur une œuvre musicale le génie d’une cantatrice de premier ordre, il faut avoir entendu Jenny Lind exécuter la partition de Donizetti. Ce que cette partition, médiocre au fond, et qui passait inaperçue à l’Opéra-Comique, devient entre ses mains, ce qu’elle y trouve d’effets imprévus, de hardis mouvemens, de mélodieuses révélations, ceux-là même ne se le pourraient imaginer chez lesquels Mme Sontag provoque chaque soir de si légitimes transports d’enthousiasme.

La catastrophe de février avait traité en véritable royauté le Théâtre-Italien de Paris ; ce plaisir de bonne compagnie, qui semblait devoir disparaître dans l’ébranlement des empires, nous sera-t-il rendu jamais tel que nous l’avons connu autrefois ? L’avenir se chargera de répondre à la question. Quant à l’heure présente, il y aurait grand tort à prétendre se montrer trop exigeant. Les bonnes entreprises ne se fondent qu’avec le temps, et l’on ne saurait espérer d’un directeur qu’il improvise en quelques semaines un groupe de talens illustres. Que cette saison d’hiver appartienne donc et aussi long-temps qu’elle se prolongera à Mme Sontag ; nous admettons aussi très volontiers, en manière d’intermède classique, l’intervention de M. Duprez, protégeant de son autorité de grand chanteur émérite les débuts de Mlle Caroline Duprez, sa fille ; mais qu’on n’oublie pas que, pour être renvoyées à l’année prochaine, les exigences du public n’en seront que plus absolues, et qu’à cette époque tant de débuts modestes, qu’on accueille aujourd’hui encore avec indulgence, passeraient pour une dérision. Au nombre des chances qui doivent rendre très difficile parmi nous le succès de l’entreprise de M. Lumley, on ne peut s’empêcher de compter la fâcheuse mésintelligence qui existe entre lui et les trois grands chanteurs dont le talent a le plus contribué, pendant ces dernières années, à la gloire du Théâtre-Italien de Paris. On sait d’avance que tant que durera son administration, ni la Grisi, ni Mario, ni Ronconi, ne reparaîtront sur la scène des Bouffes, et c’est là, nous ne le cachons point, une très regrettable certitude. On a parlé de l’engagement de Ronconi à l’Opéra, et il ne tiendrait peut-être qu’à un mot de Meyerbeer que celui de Mario fût signé dès demain. Une fois le noyau formé, la Grisi et l’Alboni ne tarderaient pas à s’y joindre, et vous auriez à deux pas de vous toutes les forces vives du Théâtre-Italien, se déployant sur une scène qui, avec les ressources infinies dont elle dispose, ne tarderait pas à vous écraser de sa supériorité. Évidemment ce ne sont là encore que des conjectures ; mais à de semblables éventualités il faut parer de loin, et, quant à nous, très ardemment nous souhaitons qu’on les conjure, car la ruine du Théâtre-Italien ne serait pas le moindre inconvénient d’une combinaison de ce genre, qui, à la longue, naturaliserait à notre Académie nationale de Musique les habitudes d’un langage et d’une déclamation inintelligibles, habitudes déjà beaucoup trop florissantes depuis les récens succès de Mlle Alboni.

Avez-vous entendu la reprise du Barbiere par Mme Sontag et Lablache ? Au lendemain d’une représentation de l’Enfant prodigue, la chose en vaut la peine, ne fût-ce que pour se rendre compte des progrès de l’art, comme disent les docteurs en tablature. Voilà au moins de la musique éternellement jeune et brillante, tirant tout de son propre fonds, ne comptant que sur elle pour entraîner et ravir son monde et dégagée de tout cet attirail complexe dont la vraie mélodie s’offusque, de tous ces élémens étrangers qu’on appelle à soi dans les périodes de décadence. Il y a tantôt trente-deux ans que Rossini a écrit son chef-d’œuvre, trente-deux ans pour un opéra, trois siècles ! et cependant quelle verve intarissable, quel irrésistible entrain, quelle étincelante nouveauté ! Cela sourit, cause, jase, pétille, chante toujours ! c’est comme une bouteille de vin de Champagne qu’on débouche pour la première fois, et dont la mousse enivrante vous monte au cerveau en perles sonores, en bouffées de gaz mélodieux. On sent qu’un pareil opéra était fait pour accomplir une révolution dans la musique de son temps, et que toute une école du passé devait disparaître à sa venue. Paisiello, qui avait écrit sur ce même sujet une partition recommandable, ne s’y trompa point. « Si le Barbier de Rossini réussit, disait-il, je suis perdu ; s’il tombe, ce qu’après tout je me plais à supposer, l’astre de ma vieillesse en va rayonner d’un plus vif éclat. » Cette lutte entre le jeune représentant du siècle nouveau et l’esprit d’un âge désormais révolu, l’auteur de Nina et de l’Olympiade n’eut pas le temps d’en connaître l’issue : Paisiello mourut le 5 juin 1816, et ce ne fut que trois mois plus tard que l’opéra de Rossini prit carrière sur le théâtre Argentina à Rome. L’affaire fut vigoureusement débattue, comme on pense ; les anciens tenaient pour Paisiello, les jeunes pour Rossini. Ceux-ci ne voulaient entendre parler que du passé, ceux-là saluaient avec acclamation le soleil levant. Lutte à outrance, lutte à mort entre les deux factions et dans laquelle Paris devait intervenir au dénoûment. Heureux jours que ceux où Paris se passionnait pour des questions de ce genre ; désormais, hélas ! d’autres intérêts l’occupent, et c’est presque un événement qu’une de ces soirées où le public prend goût à l’opéra qu’on lui chante et s’y laisse aller sans arrière-pensée. Par ces temps d’indifférence et de suprême désuétude, remplir la salle Ventadour de gens qui s’amusent à écouter tout simplement de la musique, et mieux encore, qui applaudissent, il n’y a qu’un chef-d’œuvre de Rossini pour faire de tels prodiges : il est vrai que Mme Sontag et Lablache sont de la partie. On connaît Lablache dans Bartholo, son aplomb de chanteur et de comédien, sa verve bouffe, parfois un peu extravagante, mais de si bon aloi, cette voix énorme et corpulente, qui, trop incomplète désormais pour la haute expression dramatique, trouve encore dans ses rôles de mezzo carattere d’inimitables effets de puissance drolatique. Quant à Mme Sontag, qui ne sait d’avance que cette partie de Rosina convient à toutes les habitudes de sa voix flexible, à toutes les coquetteries, j’allais dire à toutes les mignardises de son chant ? Je reprochais plus haut à Mme Sontag ce besoin de variations dont elle semble être possédée. Dans le Barbiere, ce goût dégénère véritablement en manie. Non contente de varier sans cesse ni répit toutes les cavatines, tous les motifs de la partition qui lui passent par le gosier, il lui faut encore au second acte les variations de Rode, les célèbres variations de Rode (pour employer le langage de l’affiche), et ce sont alors des fusées à perte de vue, d’intarissables cascades de notes emperlées qui, en témoignant d’une agilité surprenante dans le mécanisme de la voix, ont le grave tort de dénoter chez la cantatrice un amour trop prononcé pour un style rétrospectif dont le public des Bouffes semble avoir perdu le sentiment. Quand on chante comme Mme Sontag, il est au moins inutile de prendre une heure par soirée pour prouver aux gens en toute sorte d’exercices excentriques qu’on pourrait au besoin faire échec à un bengali. — Je parlais des célèbres variations de Rode. Aimez-vous les célébrités ? L’affiche du Théâtre-Italien en a mis partout. Il y a là le célèbre signor Ferranti, le célèbre signor Calzolari, le célèbre signor Niccolini. Que d’illustrations et de merveilles, bon Dieu ! Évidemment ces formules admiratives tiennent aux mœurs de l’affiche britannique. Depuis si peu de temps que M. Lumley a pris l’administration du Théâtre-Italien de Paris, on ne saurait exiger qu’il ait entièrement dépouillé le vieil homme. Par momens, l’oreille de John Bull perce encore ; mais patience, on s’acclimatera, nous l’espérons bien.

Dans une de ces brochures allemandes qui parlent de tout à propos de tout, de socialisme et de métaphysique, de sciences naturelles et de beaux-arts, nous lisions l’autre jour que Rossini était le musicien du congrès de Vienne, le compositeur né de la période des restaurations, un homme dont les ouvrages n’ont jamais cessé d’être en parfaite harmonie avec le système du prince Metternich et les principes de la confédération germanique. « Cette musique sensuelle et provoquante, théâtrale et pompeuse, anacréontique à la fois et pindarique, allait de pair avec la renaissance des solennités de cour, et l’on peut soutenir que les opéras de Rossini sont la fleur la plus délicieuse et la plus énervante du génie de la restauration. » Il est facile de comprendre, à ces quelques lignes, à quelle école appartient l’auteur de cet écrit, et que ce mot de musicien de la période du congrès de Vienne est pour lui le terme suprême du plus beau dédain. Compositeur énervant et dangereux, entaché de sensualisme et mis au monde pour le plaisir de générations amollies et bâtardes, voilà, en résumé, toute la mention glorieuse que l’histoire réserve au chantre d’Otello et de Moise, du Barbiere et de la Semiramide, et la politique de M. de Metternich ne se doutait pas d’avoir sur la conscience, comme autant de gros péchés, les vingt chefs-d’œuvre du grand maître. Cependant, aux approches de la révolution de juillet, le mouvement qui s’accomplit dans la politique et dans les lettres devait exercer son influence sur l’imagination de Rossini, et, par une de ces transformations subites dont personne désormais n’a plus le droit de s’étonner, l’homme de la restauration devient tout à coup un esthétique démagogue ; je n’invente pas, je traduis. « Guillaume Tell, écrit à la veille des journées de juillet, était comme une voix prophétique annonçant cette révolution. Et ce que j’en dis n’est point en ce sens tout matériel que l’ouvrage a pour sujet une révolution, mais parce que j’y retrouve exprimée, dans un style vraiment grandiose, toute l’agitation, toute la physionomie de la vie intellectuelle du moment. Il suffit en effet de comparer Tancrède à Guillaume Tell pour comprendre le mouvement qui s’était opéré dans les esprit pendant les quinze années de paix qu’on venait de traverser, mouvement essentiellement libéral et démocratique, par lequel furent eux-mêmes entraînés les imitateurs de Rossini. » A coup sûr, le point de vue a de quoi piquer la curiosité, et c’est un assez plaisant persiflage de la politique que de prétendre marquer par l’apparition d’un opéra chaque division nouvelle de l’ère contemporaine. Suivez jusqu’au bout un système ; il vous mènera loin. Voici maintenant l’auteur de la Muette qu’on nous proclame le musicien de cette révolution de juillet que Rossini s’était contenté de prophétiser par son Guillaume Tell. « M. Auber a émancipé les masses, il a consommé le triomphe esthétique des masses sur l’individu. » Quel pathos ! Eussiez-vous jamais soupçonné d’une vocation de ce genre l’auteur charmant de l’Ambassadrice et du Domino Noir, ou se pourrait-il encore qu’il eût, comme tant d’autres, fait de la prose ici sans le savoir ? « Dans la Muette de Portici, le peuple, réintégré dans ses pleins droits, agit en tant que masse dramatique ; le chœur, qui jusque-là s’en était modestement tenu au rôle passif d’un instrument lyrique, pour la première fois s’empare de l’avant-scène à titre de héros. Désormais l’intérêt principal se porte sur l’action des masses, et ce n’est plus sur les cavatines ou les duos des solistes aristocrates que la vie dramatique et musicale se concentre. Que peut contre le formidable déchaînement de l’orchestre la voix isolée du ténor ou du soprano ? L’aria telle qu’on la pratiquait perd, dans la Muette, toute signification et disparaît au second rang, pour faire place au chant populaire, à la barcarole, qui prime tout. » Admirable raisonnement si les mêmes choses ne se pouvaient dire à propos de vingt opéras qui sont venus avant la Muette, et que l’on s’abstient de citer par cet unique motif, que la date de leur mise en scène ne s’accorderait pas suffisamment avec le point de vue. Et penser qu’après avoir ainsi émancipé les masses, M. Auber reprenait, au lendemain de son succès de la Muette, le chemin de l’Opéra-Comique sans se douter qu’il fût un si grand révolutionnaire ! Émanciper les masses, détrôner l’aristocratie des chanteurs de duos et de cavatines, pour inaugurer en son lieu et place le règne populaire du chœur, et que cela ne vous arrive qu’une fois dans votre vie ! Quel dommage que ces grands philosophes de l’histoire de la pensée ne puissent prévenir d’avance l’homme de talent ou de génie du parti qu’ils comptent tirer de lui pour leur système ! Dans tout cela, que fait-on du poème ? Il faut bien cependant, en pareille occasion, tenir compte du hasard du sujet. Il reste donc à supposer que si M. Scribe, au lieu de porter son inspiration à M. Auber, en eût gratifié l’élève déjà célèbre de Cherubini, le compositeur de la révolution de juillet ne serait autre que M. Halévy. Où va-t-on avec de pareilles idées ? À l’absurde, personne n’en doute, pas même ceux qui les mettent en avant ; mais la classification a ses droits. N’admirez-vous pas de plus la rare et suprême habileté de cette polémique, qui, tout en déclarant abominable une période politique, attribue à son influence les plus nobles chefs-d’œuvre de l’esprit ? La restauration fut un temps d’abaissement intellectuel ; exemple : la restauration a produit Rossini. On pourrait ajouter en outre, pour compléter la preuve, que presque toute la génération qui a marqué dans notre siècle date de là. Combien de noms illustres ne citerait-on pas à côté de celui de Rossini, qui remontent à cette époque, et dont l’Europe a la naïveté de s’enorgueillir encore, en attendant les grands poètes, les grands philosophes et les grands musiciens que doit lui fournir le radicalisme aux jours bienheureux de son avènement définitif !