Revue musicale - 14 décembre 1889

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Revue musicale - 14 décembre 1889
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 96 (p. 921-930).
REVUE MUSICALE

Concerts du Châtelet : l’Ode triomphale de Mme Augusta Holmes. — Concerto pour piano de M. E. Lalo ; Mme Krauss. — Mireille, à l’Opéra-Comique. — Lucie de Lammermoor, à l’Opéra.

Que l’auteur de Lucie ne soit plus de ce monde, cela est fâcheux : d’abord pour lui ; ensuite pour le public, parce que Donizetti, à défaut de ce qu’on appelle aujourd’hui le talent, avait un peu de ce qu’on appellera toujours le génie. Mais cela est heureux pour nous, car, s’il vivait encore, nous compterions, à la fin de cet article, un ami de moins ou un ennemi de plus. Nos lecteurs nous permettront-ils, à ce propos, de nous entendre avec eux une bonne fois sur la critique telle que nous la comprenons, sur ses devoirs et sur ses droits ?

Cette minorité de gens aimables ou méchans, intelligens ou sots, quelquefois très riches, jamais très pauvres, ce groupe social qui se croit toute l’humanité et s’appelle le monde parce qu’il se prend pour l’univers ; le monde paraît étrangement méconnaître le rôle et l’honneur de la critique, lorsqu’il lui reproche trop de rigueur ou de franchise seulement. Notre seule vertu nécessaire est la sincérité. Le public ne peut exiger de nous le talent, qui est rare ; ni le goût, chacun ayant le sien ; mais nous lui devons la vérité, ou du moins ce que nous croyons la vérité. Qu’il nous pardonne des erreurs ; mais qu’il n’ait jamais à nous reprocher un mensonge.

Au nom de quels principes le monde prétendrait-il nous imposer la dissimulation et le silence ? Par respect pour la vieillesse ? — Mais je ne sache pas que le don de produire et le droit de juger se mesurent aux années. Des critiques peuvent commencer très jeunes et des compositeurs finir très vieux. — Par égard pour des amis ou d’anciens maîtres ? — Mais c’est à eux-mêmes et non à leurs ouvrages que nous devons notre déférence et notre gratitude, que nous gardons notre amitié, souvent plus fidèle, hélas ! que la leur. Faut-il donc laisser notre conscience artistique à la merci de nos affections aujourd’hui, demain de nos rancunes ? Si encore, de cette indulgence qu’on nous prêche, on nous donnait l’exemple avec la leçon ! Si le monde, qui nous conseille la complaisance, pratiquait seulement la charité ! Mais il faut les entendre, ceux et celles que la libre critique d’art effarouche, diffamer les gens comme nous ne discuterions pas les œuvres, ne reculer devant aucune médisance, aucune calomnie. Colporteurs de scandale et d’infamie, leur bouche, comme disait Henri Heine, est une véritable guillotine pour toute bonne renommée. Prêter des amans à Mme X… « est-ce péché ? Non, non. » Mais faire des réserves sur la romance ou le ballet de M. Z ! .. « Juger l’œuvre d’autrui, quel crime abominable ! »

Si nous entendons parler à cœur ouvert, nous ne prétendons pas juger à coup sûr. Nous ne croyons pas rendre des arrêts, mais nous voulons encore moins rendre des services. Comme des devoirs moraux envers les êtres, on a des devoirs intellectuels envers les choses, et le premier est la justice. Elle est souvent cruelle et nous savons ce qu’il en coûte d’écrire, selon sa pensée et contre son cœur. Il le faut cependant, et pour cela le mieux encore est de s’en tenir à la vieille devise : Amicus Plato, sed magis amica veritas. On ne lui obéit ni sans regrets ni sans périls ; mais on ne la trahirait pas : sans honte ni, je veux le croire à leur honneur, sans perdre l’estime de ceux-là ; mêmes auxquels on l’aurait sacrifiée.

Et maintenant que nous nous sommes expliqué (je vous prie de ne pas lire : excusé), oserons-nous juger l’œuvre d’une femme et d’une artiste sympathique : l’Ode triomphale de Mme Augusta Holmès ? Ce fut, il y a un mois environ, au concert du Châtelet, le dernier écho de l’Exposition. Mais quel écho ! Les oreilles nous en tintent encore. On nous a assuré, et nous le croyons, que l’Ode triomphale avait beaucoup perdu en remontant la Seine. Au palais de l’Industrie elle devait être mieux à sa place, et surtout plus à son aise. Les questions de cadre sont capitales ; on n’expose pas un panorama dans un salon, et c’est un panorama en musique que Mme Holmès a brossé pour l’immense hall des Champs-Elysées. Panorama civil et militaire, où défilent toutes les classes de la société : laboureurs, forgerons, troupes de terre et de mer, amoureux, bataillons scolaires. On se croirait au Conservatoire des Arts-et-Métiers, des métiers surtout. Pour sauver de la, monotonie cette série de chœurs, il fallait la variété de la représentation, théâtrale, le prestige de la lumière électrique, de la figuration et d’une mise en scène qui fut, dit-on, pittoresque. Elle aura même été émouvante, et l’œuvre a dû bénéficier de l’enthousiasme auquel ne pouvaient échapper des milliers d’auditeurs réunis dans un théâtre de circonstances, et de circonstances flatteuses pour notre fierté nationale. On aura acclamé par amour du pays, sinon par amour de l’art, une œuvre que l’auteur semble avoir composée en patriote plutôt qu’en artiste.

Mais au Châtelet, plus d’appareil national, plus de drapeaux, de décors ni d’uniformes ; tout le cortège assis, et rien n’est plus nuisible à l’effet d’un cortège. La dame chargée de chanter la conclusion a eu beau lancer les grands mots de travail, de gloire et de liberté ; elle avait quitté le peplum tricolore et le bonnet phrygien. Les choristes étaient immobiles et vêtus de noir. Alors,.. alors nous sommes restés froids et nous n’avons pas entendu, au fond de nos âmes, la voix du sang, du sang de France. Nous n’avons entendu qu’un vacarme terrible, comme si toute la section des cuivres à l’Exposition (vous rappelez-vous cet amas de bassines et de chaudrons rouge et or ? ) s’était mise à hurler en l’honneur de la patrie. A quels excès se porte le zèle, non pas, comme disait Voltaire, de la dévotion, mais du patriotisme chez les dames ! Du moins à quels excès de sonorité !

Si l’Ode triomphale nous a paru trop bruyante, la faute en est un peu au local ; mais, et je crains cette fois que la faute en soit à l’œuvre même, elle nous a paru un peu vulgaire aussi. On nous dira qu’il ne s’agissait pas de distinction. Nous le savons et nous n’attendions pas un nocturne. Mais point n’était besoin de frapper si fort. De Mme Holmès, les petites compositions parfois sont exquises ; mais les grandes ne sont trop souvent que grosses ou vides. Même quand on y trouve du Massenet (ce qui arrive), c’est du Massenet épaissi ; du Massenet encore féminin, mais pour femme géante.

La page qui nous a laissé la meilleure impression est le chœur des ouvriers, aussi franc et moins trivial que les autres. Voilà. L’accent et l’allure que nous aurions souhaités à l’ensemble. Le reste est seulement national et décoratif, un peu dans le style des personnes opulentes et crénelées qui siègent sur les édicules de la place de la Concorde. Mais que de bruit ! Je ne crois pas qu’une dame, excepté Mlle Louise Michel, en ait jamais fait autant à propos de la République.

Nous avons eu chez M. Colonne des séances plus douces. M. Diémer y a joué on impeccable virtuose un concerto de M. Lalo, de grand style et de belle allure. Il comprend trois morceaux, dont les deux derniers surtout nous ont plu. Non pas que le premier soit indifférent. On y croit trouver ; parfois des réminiscences de l’hymne russe. Mais nous préférons de beaucoup l’adagio et le finale. Très noble, très pur, l’adagio repose presque tout entier sur un dessin continu de deux notes. L’idée maîtresse en est originale, très grave et très belle. Exposée par le piano d’abord, elle passe ensuite à l’orchestre, pour y prendre toute sa plénitude au-dessus d’un trille de piano éclatant, prolongé, qui marque l’apogée, l’épanouissement du morceau. De tous les musiciens, ce doit être Beethoven que M. Lalo préfère. L’élévation de la pensée et la solidité de la forme trahissent ici, non pas l’imitation, mais la connaissance et l’admiration profonde du maître. Le finale n’est pas moins conforme aux traditions de Beethoven. L’auteur du premier morceau de la symphonie en la et du finale du concerto en un bémol en eût aimé l’aplomb rythmique, l’élan un peu sauvage et la rude énergie, détendue çà et là par une grâce sans fadeur et une fantaisie sans désordre. M. Lalo ne s’égare jamais ; il va tout droit, et très vite : dans ce finale, peut-être même trop vite. Le développement d’un motif du premier morceau, repris avec un rythme nouveau, s’arrête un peu court ; en faisant plus long, le compositeur eût fait mieux encore. Voilà, dira-t-il, une critique qui ressemble à un éloge. Nous l’entendons ainsi, et la manière très sobre, très brève de M. Lalo, peut lui mériter parfois ce reproche flatteur.

Dans le même concert, Mme Krauss a chanté mieux que jamais, ou plutôt aussi bien que toujours. Allez l’entendre dire l’air d’Alceste : Non ! ce n’est point un sacrifice. Voyez-la debout, en vêtemens sombres, immobile, l’œil perdu dans son extase de mort. Quelle grandeur, due à quelle simplicité ! Quelle assurance à ces mots : Non, ce n’est point un sacrifice ! prononcés pour la première fois. Mais voici le trouble, les défaillances, et quand les mêmes paroles reviennent, c’est sur des lèvres tremblantes, incapables de les prononcer sans paraître les démentir. Image d’un époux que j’adore et qui m’aime ! Par quel heureux contraste, par quel cri de passion aussitôt suivi de quel soupir de modestie, presque d’humilité, l’artiste indique une nuance exquise entre l’amour que ressent Alceste et celui qu’elle inspire ! Quand on chante ainsi, on chantera ainsi toujours. Le talent de Mme Krauss ne passera jamais, parce qu’il est avant tout la manifestation d’une âme, et que l’âme ne passe point. Cette voix peut tomber, sans que cette ardeur s’éteigne.

Il semble même que le chant de Mme Krauss se spiritualise de plus en plus que tout intermédiaire matériel ait désormais disparu entre son cœur et le nôtre.

C’est par le cœur, sans lequel il n’est pas d’artistes ou d’œuvres d’art, que nous a repris Mireille. Mireille a vingt-cinq ans, et, comme on dit, ne les paraît pas, tant elle a de grâce juvénile, et même adolescente. Vous savez qu’aujourd’hui l’héroïne ne meurt plus : elle épouse Vincent. On a trouvé ce dénoûment plus conforme, sinon à l’esthétique, du moins à la sensibilité des habitans du quartier. Les quais ont plus de cœur que le boulevard. On a trouvé aussi ce dénoûment plus humain, et je ne vois pas trop pourquoi, les gens qui meurent étant plus nombreux encore que ceux qui se marient. Mais que la pièce finisse bien ou mal (et c’est aux personnes mariées de décider quelle est la fin la meilleure), la partition ne finira jamais très bien. Le dernier tableau découronne un peu cette œuvre, d’ailleurs toute charmante. Médiocres, la cavatine de Vincent et le dernier duo, accompagné de harpes banales et coupé, selon l’usage antique et solennel, en trois couplets pareils : un pour Mireille, un pour Vincent, un pour les deux ensemble.

Le maitre nous permettra-t-il de signaler encore deux petites faiblesses (et ce sera tout) : la valse du premier acte et le grand air du second. Au lieu de la très belle scène du Rhône, voilà ce qu’il fallait retrancher. Le personnage de Mireille serait complètement naturel s’il était débarrassé de ces deux postiches. Du grand air, le larghetto seul est expressif ; le reste est banal et démodé. Quant à la valse, il s’en faut d’elle seule que le premier acte soit irréprochable. Plus faible, plus sèche surtout que celle de Juliette, l’ariette à trois temps de Mireille, avec sa ritournelle à la Marcailhou, est plus déplacée encore. A l’extrême rigueur, on peut excuser dans un bal, surtout le premier bal d’une jeune fille, ces fioritures mondaines. Et puis Juliette n’a pas encore vu Roméo. Ce n’est que son plaisir qu’elle chante, et non pas son amour. Mais Mireille, la paysanne, l’amoureuse, en pleine nature, sous les mûriers, parler de Vincent avec sa voix seulement, quand elle vient d’en parler, quand elle va lui parler, et si délicieusement, avec son cœur ! « Chantez, chantez, magnanarelles, » mais sans faire de roulades, comme vous chantez quand le rideau se lève et quand il tombe sur l’adorable premier acte de la partition. Oh ! l’aimable chanson de jeunes filles, de gracieuses ouvrières des champs ! Quelle élégance mélodique et quel naturel ! Quel agrément donne à la reprise une discrète broderie, un petit filet sonore de hautbois ! ce chœur est à la fois joyeux et paisible ; la persistance du rythme, l’aisance des modulations et des rentrées expriment bien un travail sans arrêt, mais sans fatigue, un léger travail de femmes. Cette esquisse charmante échappe à la monotonie par mille nuances dans la demi-teinte : nuances de mouvement et surtout de sentiment. Voici Taven, qui vient mêler aux refrains de la cueillette sa complainte de mauvais augure. Ecoutez-les chanter et rire, gronde-t-elle sur un ton d’ironie, presque de reproche, et la phrase, qui semble trembler de vieillesse, semble aussi trahir le deuil des illusions perdues et des printemps évanouis. Mais décourage-t-on la jeunesse de la joie et de l’amour ? Les fillettes ripostent gaîment et toujours chantant se content entre elles leurs espérances ou leurs chimères. Rappelez-vous, dans un chef-d’œuvre plus récent que Mireille, dans Carmen, le trio des cartes. Là aussi des femmes devisent de l’avenir, mais tout autrement. Les Bohémiennes de Bizet ont des gaillardes, et Carmen une coquine. Les magnanarelles ont plus de sagesse et de modestie. Quand la belle Clémence a conté son rêve, dont elle rit la première, à Mireille d’avouer le sien, mais sans en rire. M. Gounod trouve d’exquises mélodies pour nous présenter ses héroïnes. Mireille se détache de ses compagnes avec simplicité, seulement par sa grâce plus touchante, et sa voix plus émue. Au milieu des rires de ses sœurs et de leurs souhaits ambitieux, sa modeste phrase éclôt comme une humble fleur d’amour. Écoutez ces vingt ou vingt-cinq mesures : le plus pur de L’inspiration de M. Gounod est là. Le voilà tout entier, traduisant un sentiment profond, sincère, dans une forme irréprochable ; le voilà avec tout son art et tout son cœur.

Si Mireille nous apparaît charmante, Vincent n’a pas moins bonne façon. « Vincenette a votre âge… » On ne saurait noter la déclaration du gentil vannier avec une plus souple intelligence de toutes les nuances : timidité, respect, passion. Quelle malicieuse coquetterie dans l’exclamation de Mireille : Ah ! c’Vincent ! Quelle chaleur dans l’effusion du jeune homme ! De ce petit duo, tout est parfait ; ravissante, la dernière phrase de Mireille, arrondie comme le bras de la jeune fille assurant sur son front son panier ; très poétique, l’écho lointain, sous la feuillée, du refrain des magnanarelles.

Le second acte renferme trois pages de prix : le duo de Magali, la chanson de Tavenet la plainte de Mireille aux genoux de son père. Pour le duo, M. Gounod s’est inspiré d’un thème provençal, et, n’en déplaise aux dévots de la mélodie populaire, il a mieux fait que de le transcrire. Il suffit, pour s’en convaincre, de comparer la chanson originale au célèbre duo, qui, depuis vingt-cinq ans, se défend contre les amateurs ; acharnés à sa perte. Ah ! le brave petit duo ! Non-seulement il n’est pas mort, mais il ne paraît pas même fatigué. Il court toujours aussi leste, tantôt joyeux, tantôt attristé par un nuage du ciel, par l’ombre du monastère, marquant à chaque mesure de nuances nouvelles les hasards du chemin, les métamorphoses de la vierge fugitive et rejointe enfin. C’est plaisir de l’entendre chanter autrement que par une demoiselle musicienne et un gros monsieur qui s’essouffle à se faire « abeille ou papillon ; » de retrouver au théâtre ce que les salons ne peuvent donner : la reprise finale avec le murmure des chœurs qui semble l’assentiment du peuple à des fiançailles populaires et la consécration, je dirais presque la contagion douce de ce mélodieux amour. On a indiqué ici aux choristes une mimique assez heureuse, à la condition de ne pas être exagérée : ils suivent de la physionomie et du geste le chant dialogué de Vincent et de Mireille. Sans doute on leur a lu cette strophe de Mistral après les couplets de Magali : « Les autres, en même temps, d’un penchement de front, — l'accompagnaient, sympathiques ; — comme les touffes de cresson, — qui, pendantes et dociles, — se laissent aller ensemble au courant d’une fontaine. »

La chanson de Taven : Voici la saison, mignonne, a plus, ou du moins autre chose que de la grâce et de la bonhomie. On y trouve un peu, selon nous, la même âpreté sombre que dans la phrase signalée au premier acte, et le curieux accompagnement des bassons achève de rendre à Taven le caractère de sorcellerie qu'avait affaibli le livret, mais dont la musique s'est souvenue. J'aimerais que l'interprète applaudie de ce rôle montrât davantage qu'elle s'en souvient, elle aussi.

Que nous reste-t-il encore à signaler ? La touchante prière de Mireille à son père, reprise en un bel ensemble, que termine une vigoureuse montée de trombones ; au troisième acte, le Val d'Enfer, de beaux récits d'Ourrias, un appel pathétique de Vincent à Mireille et la querelle mouvementée des deux rivaux. La couleur fantastique du tableau, qui parfois rappelle un peu Mendelssohn, préparait très bien au tableau suivant, le Rhône, que les difficultés de la mise en scène, d'autres disent un effet trop lugubre, ont fait retrancher. Décidément, on a peur de la mort à l’Opéra-Comique, et cette pusillanimité nous a privés d'une page magnifique. Peut-être n'est-ce pas très regrettable. Ce genre de musique souffre aisément de la représentation, et les décors, les trucs, auraient pu nous gâter l’impression de ces chœurs funèbres, surtout de la plainte délicieuse exhalée sous les flots clairs par les pauvres mortes d'amour.

Enfin, n'oublions pas, avant de finir, deux exquises petites chansons qui se suivent : celle du pâtre Andreloun et celle de Mireille. Voilà le plus beau paysage de la partition, et le plus ressemblant. Ressemblant, dira-t-on. Mais le prélude de hautbois pourrait bien n'être qu'un refrain de pifferaro. — Je ne déciderais pas, il est vrai, si nous sommes en Provence ou dans la Campagna ; en tout cas, nous sommes au soleil. Je ne connais pas de chanson plus lourde de chaleur. Comme l'enfant qui la murmure en fermant ses yeux appesantis, elle semble ployer et s'endormir sous l'accablante pesée du jour. Derrière la naïveté presque enfantine du tableau, se cachent les plus jolis détails de paysage et de sentiment. La chanson d'Andreloun est pour ainsi dire impersonnelle, indifférente : on dirait un soupir de la terre ; celle de Mireille est plus humaine et mélancolique. La pauvrette, toute triste et un peu jalouse, regarde le petit pâtre s'endormir sous l'azur du ciel, qu'une modulation pittoresque suffit à nous montrer tout bleu au-dessus de sa tête.

Ce lumineux épisode est le foyer de la partition ; il l'échauffe et l'éclaire. Il a dans l'ensemble de l'œuvre une importance capitale. A l’Opéra-Comique, on l'a bien compris, et on a soigné le tableau : décor ensoleillé et charmante interprète. Mlle Auguez, qui ressemble à un blond petit Phœbus et chante sa chanson comme il faut la chanter, avec langueur, presque avec somnolence, Mlle Simonnet a plus de grâce que de tendresse, grâce un peu immobile, qui convenait à la Rozenn du Roi d’Ys, une figure un peu hiératique, une « vierge en or fin d’un livre de légende, « beaucoup mieux qu’à Mireille. L’actrice a paru assez touchante ; que la chanteuse prenne garde à l’intonation de sa voix, quelquefois un peu basse. M. Clément, un tout jeune homme à peine sorti du Conservatoire, ne chante pas mal, et ce qui est plus rare, ne chante pas « bête. » Il a l’effusion, la sincérité, presque la naïveté de ses vingt ans. Enfin, un interprète qu’il faut citer avec éloge, c’est M. Gillet ; car le hautbois, instrumenta la fois pastoral et désolé, chante tout le long de cette douloureuse églogue, sans souci du nouveau dénoûment. L’excellent orchestre de M. Danbé a mis en lumière une orchestration qui plus que jamais nous a charmé par sa clarté, son agrément et son expressive sobriété. Les chœurs ont chanté avec style, avec nuances, ce qui n’arrive qu’à l’Opéra-Comique, et décidément M. Paravey est en bon chemin.

Il est vrai qu’il n’a pas repris Lucie. Mais la direction de l’Opéra veillait, et grâce aux 2,580,790 francs encaissés pendant l’Exposition[1], grâce aux costumes de la Dame de Montsoreau et je crois aussi d’Henri VIII, demeurés sans emploi, grâce aux décors de Sigurd ou autres, grâce enfin à la bonne volonté de ces jeunes choristes que dévore le zèle et que ne rebute aucune des difficultés, aucun des casse-cou qui hérissent, on le sait, les chœurs de Donizetti, on a pu enfin donner à l’Académie nationale de musique une reprise peut-être inattendue, vraisemblablement inutile, mais certainement économique, de Lucie de Lammermoor.

Que pourrions-nous offrir au public, se demandait-on à l’Opéra, comme s’il n’y avait au monde que Lucie. — Ce qu’on pouvait nous offrir ? Laissons Lohengrin, hélas ! le chauvinisme de quelques camelots étant chose sacrée ; mais Ascanio, par exemple, pour ne parler que d’un ouvrage non-seulement accepté, mais commandé par la maison. Il est vrai que Mlle Richard, qui devait créer le rôle principal, a quitté le théâtre. On l’a même remplacée par deux dames, dont j’ai entendu l’une seulement dans le Prophète, et jusqu’ici, j’aime mieux l’autre. A défaut d’Ascanio, Salammbô peut-être, avec l’interprète exigée par M. Reyer, avait droit de paraître et chance de réussir. Othello (celui de Verdi) n’est pas non plus à mépriser ; ni Samson et Dalila de M. Saint-Saëns, ni le roi de Lahore de M. Massenet, injustement délaissé. Et puis, même avant Lucie, on avait déjà composé des opéras, Beethoven avait écrit Fidelio ; Gluck, Orphée, qu’un Jean de Reszké saurait chanter, fût-ce sous un des costumes et dans les décors de Sapho. Les directeurs de l’Opéra ne se sont souvenus que de Lucie. Ils nous ont fait là une piètre aumône, et les gagnans d’un gros lot ont coutume de se montrer plus généreux.

Non pas que l’œuvre de Donizetti soit bonne à jeter tout entière là ou Alceste voulait mettre le sonnet d’Oronte. Il reste de Lucie au moins deux pages sublimes : le sextuor et surtout l’admirable scène finale. Quand on les a écrites, on a touché le fond du cœur humain ; on a compris et rendu le comble de la tendresse et de la douleur, on a eu du génie, et sous les décombres le trésor enseveli se conservera. A côté de ces fragmens précieux, on noterait encore au hasard des détails délicats, quelques touches d’un sentiment exquis : les premières mesures du premier air de Lucie, le début de son air de folie, sa phrase : Pleurant son absence, dans le duo avec son frère. Mais l’ensemble de la partition ne saurait plus s’entendre sans un mortel ennui. Le temps, qui consacre et condamne, a fait sa double besogne, et l’œuvre principale a été l’œuvre de destruction. L’indifférence de la musique à l’action, à la parole, la faiblesse et souvent la fausseté de l’expression, voilà ce qui gâte les trois quarts de Lucie, comme les neuf dixièmes des Puritains, Somnambule, Linda et autres productions. N’allons pas au moins, comme on le fait parfois, imputer à la mélodie en général la caducité de certaines mélodies particulières ; elles n’ont péri que par leur propre faute et leur misère à elles. La preuve en est que les autres, les survivantes, ne sont pas moins qu’elles des mélodies, mais belles, mais éloquentes. La différence est dans la qualité et non dans la nature de l’inspiration.

A une certaine époque, des maîtres d’un génie facile et superficiel ont malheureusement rencontré des interprètes avant tout virtuoses. Les deux écoles de composition et de chant se sont mutuellement égarées. Les Bellini, les Donizetti, sans parler de Rossini, du Rossini seulement italien, ont trouvé des complices de leurs faiblesses. Mais depuis lors, l’Allemagne et la France ont fini par retenir l’Italie sur cette pente. Elle-même d’ailleurs a paru la remonter dans ces dernières années à la voix d’un de ses enfans, d’un maître qui en se corrigeant tentait de corriger son pays, qui le premier a jeté le cri d’alarme et de salut : Torniamo all’antico ! L’Italie, pour se réformer, n’avait en effet qu’à se convertir à elle-même, à reprendre les traditions de son passé, à chercher auprès de ses grands artistes d’autrefois, les Cavalli, les Cesti, les Carissimi, les principes éternels de beauté et de vérité que de temps en temps on s’imagine découvrir et qu’on ne fait jamais que retrouver.

Lucie manque trop souvent à ces principes. Il y a longtemps qu’on s’en est aperçu. Si Lucie avait été au répertoire, on aurait pu l’y laisser ; puisqu’elle n’y était plus, il était inutile de l’y remettre. La Favorite (soit dit sans ironie) suffisait à garder de notre oubli la gloire de Donizetti.

Mais nous n’avons ni le temps ni l’envie de faire, à propos de Lucie, une leçon d’histoire ou d’esthétique musicale. A l’Opéra plus que partout ailleurs, l’ouvrage devait paraître vieilli, maigri, ridé ; il a paru tout cela. La résurrection, ou plutôt l’exhumation de Lucie, a été marquée par un incident à la fois pénible et ridicule, qu’il serait superflu de raconter encore une fois. M. Engel, le suppléant improvisé de M. Cossira, a chanté Edgar avec une voix qu’il a la sagesse de ne pas forcer ; il a du goût, de la chaleur, et certainement il est bon musicien.

Quant à Mme Melba, sa voix superbe, ses trilles, ses gammes, ses notes piquées ont fait merveille dans la scène de la Folie, qu’elle a chantée en grande virtuose. Elle rend supportables, même intéressans, par la hardiesse et la grâce de l’exécution, les exercices difficiles (plût à Dieu qu’ils fussent impossibles ! ) auxquels ne manque jamais de se livrer, quand vient l’heure de la folie obligée, l’héroïne de tout véritable opéra italien (voir les Puritains, Linda, etc.). Cela arrive parfois, même dans les opéras français, et ce n’est pas moins ennuyeux, sauf dans Hamlet. De toutes les jeunes filles vêtues de blanc et qui déraisonnent, Ophélie seule nous attendrit. M. Ambroise Thomas a su donner à son égarement la plus étrange poésie.

Les autres interprètes de Lucie ont été médiocres, excepté la flûte enchantée de M. Taffanel, qui n’a pas quitté d’une seconde, plutôt d’une tierce (oh ! pardon ! ) la voix agile de Mme Melba. C’est à M. Taffanel, et non à M. Vianesi, que la cantatrice aurait dû tendre la main, si elle voulait absolument la tendre à quelqu’un. Mais M. Taffanel était trop loin. D’ailleurs, cette petite effusion à l’italienne a paru un peu plus qu’inutile.

Les chœurs n’ont pas été médiocres : dans le finale des Tombeaux, où l’un des plus beaux effets leur est confié, ils ont été très mauvais. Quant à la mise en scène, elle est variée : on voit des costumes Charles IX, Henri III, Henri IV, dans une Écosse bénie où fleurissent toutes les plantes tropicales. Allons, allons, tout cela n’est pas digne de l’Opéra. Mais vienne la prochaine Exposition, on nous rendra sans doute Matilde di Sabran ou l’Elisire d’amore.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Voir le Figaro du 15 novembre.