Revue musicale - 14 janvier 1894

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Revue musicale - 14 janvier 1894
Revue des Deux Mondes4e période, tome 121 (p. 452-457).



REVUE MUSICALE


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THÉÂTRE DE L’OPERA : Gwendoline, opéra en 3 actes ; paroles de M. Catulle Mendès, musique de M. Emmanuel Chabrier. — Mme Rose Caron dans Faust.


De Gwendoline, jouée successivement à Bruxelles, à Carlsruhe, à Munich et à Lyon, le bruit était venu jusqu’ici. Il n’y a pas à s’en étonner : cette musique s’entendrait d’encore plus loin. Sur la foi de la renommée et d’après une lecture sommaire, nous espérions beaucoup en Gwendoline ; c’était un peu trop espérer.

« Gwendoline, l’éternelle histoire de l’homme puissant, héroïque, brutal, — Samson, Hercule, Antoine, — vaincu par la femme-enfant, ingénue et perverse séductrice, — Dalila, Omphale, Cléopâtre ; — de la femme prise à son tour dans le piège d’amour qu’elle a tendu ; et des Amans triomphant de toutes les haines, de toutes les fatalités, par l’Hymen, ou mieux encore, — Roméo et Juliette, — par la Mort, qui est l’hymen plus définitif, le seul qui ne soit point sujet aux trahisons ni aux divorces. » — Tel est, suivant M. Catulle Mendès lui-même, le sujet de Gwendoline ; le poème d’après le poète. Il serait superflu d’en signaler, car les majuscules que notre citation a respectées y suffiront, le sens profond, la portée générale et les intentions hautement symboliques. Le vieux symbole a seulement été adapté par M. Catulle Mendès, wagnérien, au milieu wagnérien par excellence. Les choses se passent, comme elles le devaient, d’abord dans des temps très anciens, et puis dans la région la plus favorable au drame lyrique, laquelle comprend, chacun le sait, la Grande-Bretagne, l’Allemagne du Nord, ainsi que le Danemark et la Péninsule Scandinave. Ce poème, qui ne manque d’ailleurs ni de poésie, ni de simplicité, ni de grandeur, arrive chez nous à son heure. Il y a dix ans, peut-être eût-il ennuyé ; il nous trouve préparés aujourd’hui : il flatte la passion ou l’engouement, que nous affichons, à moins que nous ne l’affections, pour les sujets barbares et polaires, anglo-saxons ou germaniques, pour les opéras où les héros sont vêtus de peaux de bêtes, où de grands gaillards aux cheveux roux, aux bras nus cerclés de fer, célèbrent en des transports farouches l’hydromel, les combats et les Walkyries, tout ce qu’on appelait autrefois « le vin. le jeu, les belles ». Et le Walhalla, que j’allais oublier ! Vous n’imaginez pas l’effet de ce mot sur les abonnés de l’Opéra, depuis qu’ils se sont familiarisés avec Brunnhilde et Wotan. Les loges, l’amphithéâtre, ne rêvent plus aujourd’hui d’autre paradis que le paradis d’Odin. — Combien de temps cela durera-t-il ? « Qui m’emportera, comme soupirait sur les terrasses de Carthage, Salammbô, lasse elle aussi d’être barbare, qui m’emportera vers des dieux plus doux, des cieux plus clémens ? » Celui-là, que nous attendons, ne parait pas encore.

À propos de Gwendoline, on a, comme à propos de tout, parlé de Wagner. On a dit que par Wagner nous avions été initiés à M. Chabrier, par le maître au disciple, et que la Walkyrie éclairait Gwendoline. J’aurais plutôt peur qu’elle ne l’offusquât, si on établissait entre l’une et l’autre un parallèle qui serait un paradoxe.

Les œuvres wagnériennes et Gwendoline ne se ressemblent que par l’extérieur du sujet, par des analogies de poème, non de musique ; du librettiste et du compositeur, le premier seulement s’est ici souvenu de Tristan et du Vaisseau Fantôme. Quant aux quatre ou cinq pages qui dominent la partition, il sied, et nous n’y manquons pas, de les estimer, de les admirer même, mais pour ce qu’elles sont en réalité et non pour telles qu’on nous les donne.

La ballade du premier acte, chantée par Gwendoline, est belle. Elle l’est par l’idée mélodique, qui ne manque pas de couleur ; elle l’est encore et surtout par le rythme, dont d’éclat, la crânerie, l’entrain farouche et communicatif, rappellent un peu le chef-d’œuvre de M. Chabrier, España. Mais tout cela, malgré l’identité des situations, n’a pas le moindre rapport avec la ballade de Senta dans le Vaisseau Fantôme, et, pour exprimer deux rêveries au fond pareilles, faites toutes les deux de pitié féminine, d’amour et d’épouvante, il est difficile d’imaginer des formes musicales, des sonorités et des mouvemens plus divers.

Le long duo de la séduction ne doit rien non plus à Wagner, si ce n’est cette longueur même ; on y surprendrait plutôt, et sans peine, l’influence de Gounod, au moins dans l’épisode musical qui prime tous les autres : la cantilène d’Harald. Peut-être, soupire le barbare, à demi dompté déjà par les grâces coquettes de Gwendoline, et lui confessant qu’un jour, dans la mêlée sanglante, il a rêvé d’amour :


               Peut-être l’heure était venue
De prendre vers le beau Walhalla mon essor,
Et sur un cheval blanc m’apparut, dans la nue,
                La Walkyrie au casque d’or.

                En voyant sa beauté vermeille
Luire dans le soleil, tout mon cœur se troubla.
Et j’ai rêvé longtemps d’une femme pareille
                À la Vierge du Walhalla.


C’est l’accompagnement ici, qui porte la marque de Gounod ; c’est la batterie lente des instrumens à vent en triolets, formule chère au maître disparu. Le reste n’est qu’à M. Chabrier, et ce reste a beaucoup de prix. La période chantante est d’un mouvement à la fois large et doux. Il faut louer la réunion des deux strophes poétiques en une strophe musicale coulée d’un seul jet, et la fusion pour ainsi dire d’une force double en force unique ; louer également, avec l’ampleur étalée de la phrase, certaines coupes rythmiques, par exemple, à la fin du troisième vers, les trois petits mots : dans la nue, rattachés au courant général et comme rattrapés par la voix avec une aisance charmante. Fuis la mélodie s’épanche avec plus d’abondance encore, avec une ampleur presque italienne, témoin la note arrondie et portée sur le mot vermeille. Enfin la conclusion en notes graves est délicieuse ; tout cela est élégant et mâle, tout cela est tendre, tout cela est noble, tout cela est beau.

Pour apprivoiser Harald, tout est bon à Gwendoline : son rouet, quelques fleurs cueillies et tressées en couronne légère. Elle chante, la blonde bouquetière ; la blonde fileuse chante également, et des deux chansons, ou des deux lieder, pour employer un mot aujourd’hui plus honorable, on ne sait lequel a le plus de grâce ; peut-être le second, parce qu’il a le plus de franchise et de simplicité : « File, file, la belle blonde, » dit en souriant Gwendoline. « File, file. » redit, lentement charmé, le barbare, s’essayant d’une main et d’un pied inhabile à faire tourner le rouet ; les deux voix s’unissent alors et se marient, comme on disait au bon vieux temps des romances. Les compagnons d’Harald. furtivement revenus, surprennent l’étrange attitude du guerrier et sa défaite ; ils s’en étonnent en chœur, et jamais dans un drame lyrique de Wagner le rideau ne se ferma sur un chœur semblable, sur un tel refrain ni sur un pareil tableau.

Qu’aurait-il dit encore, Wagner, j’entends le Wagner authentique, celui d’après Lohengrin, qu’aurait-il dit de l’épithalame, de cette halte musicale, de cet arrêt, en quelque sorte, dans la circulation dramatique de l’œuvre ! Que les disciples de Wagner y applaudissent, fort bien ; mais du moins que ce ne soit pas au nom de leur maître. Voilà le plus beau, peut-être le seul morceau d’architecture musicale que renferme la partition de M. Chabrier, et nous ajouterons, au risque de nous faire honnir, que c’est un morceau d’architecture italienne. Ne vous récriez pas ; écoutez plutôt. La situation est celle-ci : Gwendoline et son époux Harald sont introduits dans la chambre nuptiale ; le père de la jeune fille, Armel, et le peuple les accompagnent. Alors commence, — et le fait seul de commencer nettement, en un point précis, sans attache avec ce qui précède, a déjà quelque chose de classique et de latin, — alors commence, avec une solennité douce, un chœur de félicitations, de vœux et d’affectueux hommages. Partagé d’abord entre deux groupes alternés de voix, il se déroule ; ample en est la mélodie ; et les harmonies en sont pleines. La phrase une fois développée jusqu’au bout, et cela sans hâte et sans étranglement, une autre lui succède, développée largement aussi par le vieil Armel, en hymne de paternelle bénédiction. Les triolets à la Gounod reparaissent pour soutenir le chant, et celui-ci, montant jusqu’aux notes hautes de la voix de ténor, et redescendant ensuite, décrit une courbe véritablement belle. Puis viennent quelques mesures de remplissage, un vague soupçon, d’ailleurs assez heureux, de style liturgique, et tout le monde alors, le père de famille en tête, reprend le cantique : trémolos à l’orchestre, crescendo général, deux ou trois de ces redites faciles, que le langage ou l’argot de l’école appelle des rosalies, mais en somme du mouvement, de la chaleur, des sonorités puissantes, et, comme en tout finale de ce genre, aussitôt après l’éclat suprême, l’apaisement et le silence. Telle est la meilleure page d’écriture musicale que renferme la partition. Elle est tracée d’après les grands modèles : ceux d’Italie, nous le disions plus haut, et parfois ceux de France aussi. Mais d’en citerne fût-ce qu’un seul : le septuor de Lucie, ou bien, à propos de la bénédiction d’Armel, la bénédiction d’Éléazar, M. Chabrier sans doute ne nous pardonnerait pas. Et cependant, ce ne serait point pour l’en écraser, lui, que nous l’appellerions ces fragmens admirables, mais pour leur rendre seulement, à eux, l’honneur qu’on leur refuse aujourd’hui.

Voilà pour les parties intéressantes de l’œuvre et le reste ? Ce n’est pas le cas de dire avec Hamlet : « Le reste, c’est le silence. » Au contraire, c’est le bruit, et quel bruit ! L’ouverture, à cet égard, est véritablement pénible ; rien de plus désagréable à l’oreille que la coda : les trombones hurlant le thème du Walhalla, tandis qu’au-dessous l’orchestre fait rage. Oh ! la grosse, grosse musique, pour ne pas dire grossière ! Musique taillée, équarrie à coups de serpe ou de hache, travail de praticien qui ébauche plutôt que d’artiste qui achève. Quelqu’un a dit : Musique avant tout de musicien. Non pas, car si c’est un métier, et c’en est un, de faire une partition comme de faire un livre, il semble que l’auteur de Gwendoline ne le possède qu’à demi, ou l’ait appris trop tard ; qu’il ne mette au service d’un tempérament robuste, de sensations vives et d’idées parfois originales et fortes, qu’une technique incomplète, une plume lourde et un style embarrassé. Ouvrez seulement la partition de Gwendolin : à première vue elle se hérisse ; à l’audition, elle ne s’aplanit guère. Presque partout et presque en tout elle atteste l’effort, elle trahit la peine, que l’art doit toujours cacher. On dirait que l’auteur, en composant, n’était le maître ni des instrumens ni des harmonies, que des notes insoumises il a fait ce qu’il a pu, non ce qu’il a voulu, et que dans sa lutte avec les rebelles, après avoir porté de rudes coups et combattu vaillamment, il a fini pourtant par succomber. Materiem non superabat opus. L’ouvrier, si vigoureux qu’il soit, n’a pu vaincre la matière, ou les matériaux de son art. Il est vrai que cette matière, chaque jour étendue, que ces matériaux, multipliés chaque jour par le progrès de la musique, écrasent trop souvent ceux qui ne savent pas se les asservir. La musique est à cet égard un art dangereux. L’architecte, le sculpteur, se sentent protégés dans une certaine mesure, et comme garantis par la simplicité, par l’unité de la matière, pierre ou marbre, sur laquelle ils travaillent, et par le petit nombre des moyens qu’avec elle, ou contre elle, ils peuvent employer. Mais les musiciens, les pauvres musiciens d’aujourd’hui ! Pour commander à des élémens toujours plus complexes, à des harmonies, à des timbres dont le nombre et la variété s’accroissent indéfiniment. il leur faut une main et plus ferme et plus souple que jamais, une maîtrise plus que jamais souveraine ; plus de génie pour suffire à plus de procédés, pour se servir de tous et ne pas laisser voir qu’ils s’en servent. Le malheur de M. Chabrier, c’est que pour s’en servir il s’enfle, se travaille, hélas ! et que cela se voit. Non moins que l’harmonie, l’instrumentation de Gwendoline est continuellement poussée à l’outrance, à la frénésie. Tous les instrumens y donnent à la fois ; les cuivres n’y connaissent pas le repos, ni les harpes, en sorte que l’orchestre, allant des sonorités mystiques aux sonorités foraines, fait, comme eût dit Pascal, l’ange et la bête tour à tour. De ce tumulte pourtant, on peut, on doit même, et nous l’avons essayé, dégager certains élémens de beauté : la grandeur farouche, la vie, la grâce parfois et le style même. Pourquoi faut-il que jusque dans le souvenir qu’on emporte de l’œuvre, le bruit couvre tout, et qu’à se rappeler seulement Gwendoline, on en ait encore les oreilles meurtries ! En notre temps de sujets barbares, que deviennent, hélas ! l’esprit de finesse, la facilité, l’aisance et le sourire ? Nous faisons comme Carmosine, qui s’était laissé prendre au son des clairons, au bruit des épées. Dame Pâque, sa mère, s’en félicitait : « Ah ! quand j’avais son âge… » s’écriait-elle avec ravissement. Et maître Bernard, plus calme, lui répondait : « Quand vous aviez son âge, dame Pâque, il me semble que vous m’avez épousé, et il n’y avait point là de trompettes. » Il est vrai. Jadis on se mettait moins en dépense, et ni la musique, ni l’amour, n’est-ce pas, maître Bernard, ne s’en trouvaient plus mal. Quand Beethoven écrivait les neuf symphonies, il n’y avait pas là de harpes ; quand Mozart écrivait les Noces, y avait-il tant de trompettes ? Oh ! que nous le bénirons, le premier opéra où ces deux instrumens nous seront épargnés !

Le rôle de Gwendoline est honorablement tenu, bien qu’avec un peu d’aigreur quelquefois, par Mlle Berthet. M. Renaud, au contraire, déploie dans le rôle d’Harald l’étoile douce et ferme de sa voix de velours. Et pas plus qu’à la voix, la douceur ni la fermeté ne manquent au style de ce très sympathique chanteur.

Mme Rose Caron a donné dernièrement de la Marguerite de Faust une interprétation très originale, étrange même, fort différente de l’interprétation traditionnelle, et par certains côtés supérieure. La discuter serait facile ; il est impossible de ne la point admirer. Que la tragédienne lyrique ait dignement rendu les scènes tragiques de l’œuvre : l’église, la mort de Valentin, la prison, on ne s’en est pas étonné. On attendait de Mme Caron cette large et morne façon de laisser tomber la phrase : « Seigneur, daignez permettre à votre humble servante ; » et ces mains égarées cherchant le prie-Dieu, tantôt pour s’y appuyer, tantôt pour s’y blottir. On croyait bien la grande artiste capable, après la mort de Valentin, de remonter le théâtre, comme elle seule sait le remonter, et d’imprimer sur la tête fraternelle, étreinte follement, un profond et douloureux baiser. Mais dans les parties tendres, qui sont les parties essentielles, le cœur et l’âme du drame musical, Mme Caron nous a surpris. Sans rien abdiquer ni contraindre de sa propre nature, sans presque rien, peut-être, nous donner de Marguerite, elle nous a donné quelque chose de profond et de beau. Noble, à son ordinaire, comme une vierge d’épopée, elle répand sur le rôle une couleur générale de fierté, de fatalité, de passion profonde et dès le début presque douloureuse. Oui, dès la première phrase, que jamais encore on n’avait dite ainsi. Jamais aux mots fameux : Je ne suis demoiselle ni belle, on ne donna cet accent d’incrédulité, de mélancolie, presque d’amertume, comme si dès le premier abord de Faust, Marguerite se sentait menacée et perdue ; comme si dès cette première rencontre elle entrevoyait tout l’avenir de son péché et de sa misère. Dans le rôle entier l’artiste apporte le même sentiment, la même conscience et la même souffrance de la faute. Avec quelle gravité, quel désenchantement de la vie, quelle expérience de la douleur, elle a rappelé sa jeunesse orpheline et sa petite sœur perdue ! Mais ce qu’elle a dit le plus singulièrement, c’est le duo, c’est la grande phrase d’amour : « J’écoute et je comprends cette voix solitaire qui chante dans mon cœur. » Elle a murmuré cela tout bas, épouvantée et non ravie d’entendre, et de comprendre, hélas ! cette voix élevée en son cœur pour sa joie moins que pour sa honte et sa perdition. Encore une fois, est-ce là Marguerite ? On peut en douter. Il semble que l’artiste ait dépersonnalisé le rôle ; mais elle ne l’a pas défiguré. Elle l’a plutôt agrandi. Si ce n’est plus un personnage, c’est un état d’âme ; plus d’un peut-être, car c’est l’angoisse, la tristesse, et c’est cela dégagé de toute figure et de toute représentation individuelle ; c’est le sentiment dans son abstraction et dans sa pureté. À cette interprétation, Faust est loin de rien perdre. Le propre des grands artistes est de manifester dans les grandes œuvres les forces ou les principes cachés qu’ils y découvrent. Il semble que Mme Caron ait ainsi ajouté quelque chose à la figure de Marguerite, et qu’en la faisant moins particulière, elle l’ait faite encore plus belle.

Camille Bellaigue.