Revue musicale - 14 juin 1890

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Revue musicale - 14 juin 1890
Revue des Deux Mondes3e période, tome 99 (p. 936-943).
REVUE MUSICALE

Théâtre de l’Opéra : Zaïre, opéra en 2 actes, paroles de MM. Edouard Blau et Louis Besson, musique de M. Véronge de la Nux. — Théâtre de l’Opéra-Comique : la Basoche, opéra comique en 3 actes, paroles de M. Albert Carré, musique de M. André Messager. — Théâtre de l’Odéon : Béatrice et Bénédict, opéra comique en 2 actes, paroles et musique de Berlioz. — Théâtre de l’Opéra : le Rêve, ballet en 2 actes, de M. Edouard Blau, musique de M. Léon Gastinel.

« Mesdames et messieurs, l’ouvrage qu’on vient d’avoir… » L’autre soir, à l’Opéra, quelques spectateurs avaient cru entendre : « l’audace de représenter devant vous. » Ils s’étaient trompés. M. le régisseur a dit, comme toujours : l’honneur de représenter. L’audace eût été excessif ; l’honneur l’est aussi ; le tort aurait peut-être mieux valu. Mais ce tort, si c’en est un, n’est pas trop imputable aux directeurs de l’Opéra, le cahier des charges stipulant expressément qu’ils devront tous les deux ans représenter l’œuvre d’un prix de Rome, choisi par M. le ministre des Beaux-Arts sur une liste dressée par l’Institut. La clause d’ailleurs n’a rien que d’assez naturel : elle sanctionne une distinction qui sans cela risquerait souvent de demeurer purement honorifique ; elle peut un jour ou l’autre révéler, imposer même un chef-d’œuvre. Ce chef-d’œuvre toujours possible, Zaïre ne l’est pas. Mais faut-il s’étonner qu’un débutant ne soit pas un maître ?

MM. Besson et Blau ont réduit en scénario la tragédie de Voltaire. Ils ne l’ont pas fait sans quelque dextérité. Mais qu’avaient-ils besoin de le faire ? Que nous veut une Zaïre après tant d’Otellos ? La pièce de Voltaire n’est elle-même qu’une belle œuvre de second ordre et de seconde main, une imitation de Shakspeare où le souvenir de Racine se mêle parfois au pressentiment de M. d’Ennery. Zaïre, tragédie encore et déjà mélodrame, Zaïre, classique et romantique à la fois, aurait quelque droit à s’appeler la Croix de ma mère, ou l’Enfant du mystère, comme Cœlina. Il y a pourtant de sérieuses qualités dans Zaïre : une intrigue dramatique, d’éloquentes tirades, beaucoup de passion chez Orosmane, et plus de grâce encore chez Zaïre. Les librettistes, en serrant l’action et surtout les caractères, n’ont laissé au musicien qu’un sommaire de l’œuvre originale. Ils ont supprimé tout développement passionnel et psychologique. Quelques vers de Voltaire seulement ont été conservés. Presque tous ont disparu : notamment le fameux : Soutiens-moi, Châtillon ! et le non moins fameux : Vivre sous Orosmane est ma seule espérance.

Nous ne connaissions rien encore de M. Véronge de la Nux. Zaïre, paraît-il, est sa première œuvre de théâtre. Modestement, il ne l’a pas faite trop longue. Il l’a faite avec non moins de conscience et de sincérité que de modestie ; sans préoccupation de doctrine ni de système, il a tâché de dire franchement ce qu’il sentait. Mais il nous a paru qu’il avait deux manières de sentir, et quelque peu contradictoires. Sa partition est un alliage de recherche, évidemment intentionnelle, et de banalité, sans doute involontaire. Les formules rythmiques, mélodiques ou instrumentales les plus familières à notre mémoire traînent ici à côté de tournures gauches et gênées, dans l’embarras d’une déclamation pénible. Quand la route ne fatigue pas par ses aspérités, c’est par sa platitude qu’elle désespère. Pour les voix, par exemple, M. de la Nux écrit d’une singulière façon : d’abord et presque toujours trop haut, puis avec des intonations scabreuses, des intervalles maladroits, qui sèment la phrase vocale d’obstacles et de casse-cou. Dès lors, plus de ligne mélodique, un dessin constamment brisé ; au lieu de la certitude, ou du moins de la sécurité dans la modulation et la tonalité, partout l’équivoque et l’ambiguïté. Orosmane, par exemple, quand il entre au premier acte, chante une sorte d’air, ou de récit mesuré, quelque chose enfin d’insaisissable et d’indéfinissable, série de phrases qui semblent n’aller nulle part et n’aboutir à rien. Tous les récitatifs sont dans un style qui paralyse constamment la parole et torture la déclamation. En vérité, nous étions sur le point de regretter les romances de Dante. Et, par un contraste bizarre, que nous signalions plus haut, M. Véronge de la Nux, à ce perpétuel tourment de lui-même, unit une excessive indulgence, pour lui-même aussi. La contradiction éclate parfois dans la même page entre un chant, une déclamation trop excentrique et des accompagnemens trop ordinaires. Non pas que l’orchestre accompagne jamais en guitare ; mais que de plates ritournelles, que d’effets trop connus, dont on ne saurait plus rien attendre : par exemple, l’effusion sans cesse répétée, l’effusion à l’unisson, large et chantante, des violons ou des violoncelles ! Le quatuor de M. de la Nux s’abandonne trop souvent à ces épanchemens faciles. Et puis l’auteur de Zaïre, comme celui de Dante, manifeste pour les harpes une tendresse exagérée. Qu’on chante l’amour ou la guerre, que Zaïre meure ou que rugisse Orosmane, tout se passe en arpèges ; décidément on fait trop d’honneur, ce printemps, à l’instrument que chérissait Corinne. En dépit des harpes, et aussi d’un orgue, dont les sonorités orthodoxes ne conviennent peut-être pas très bien au sérail d’un Soudan, l’orchestration de M. Véronge de la Nux ne manque pas toujours d’une certaine puissance. Une marche, au second acte, a paru bien développée. Au premier, si le finale : France ! France ! pèche par la banalité, certaines pages qui le précèdent nous avaient presque ému. Il s’agit d’une sorte d’homélie religieuse et patriotique adressée par Lusignan à ses compagnons de captivité, délivrés avec lui. Le musicien a obtenu ici un effet vraiment pathétique d’une déclamation rapide, jetée avec emportement, avec enthousiasme, sur l’ensemble des masses chorales. Un certain souffle d’héroïsme emporte le cantique du vieillard et le maintient même trop longtemps sur des hauteurs où M. Escalaïs n’a pas bronché. Outre ce passage, le meilleur, on pourrait citer encore quelques détails, des amorces d’idées ou de phrases : la première entrée de Zaïre après un chœur oriental agréable : le duo de Zaïre et de Fatime ; dans le rôle de Zaïre encore, au second acte, un air d’un sentiment juste et touchant.

Les interprètes principaux de Zaïre, Mlle Eames et M. Delmas, ont prêté à deux rôles ingrats et difficiles, l’une sa grâce, l’autre son énergie. M. Delmas a beaucoup de talent, un talent simple, solide et sain. Il chante juste, dans toutes les acceptions du mot ; il joue avec intelligence et chaleur et prononce à merveille. Que les directeurs de l’Opéra, au lieu de le laisser partir, lui fassent donc une situation jusqu’ici faite à d’autres qui sont loin de le valoir. — Mlle Eames est en progrès : sa prononciation s’est améliorée et son expression a pris de la variété. Sa voix ne pouvait embellir : elle demeure toujours un peu froide, on l’a dit ; mais, on l’a dit aussi, froide délicieusement. Et puis (je dis : et puis, non : d’abord) la jeune fille est si jolie ! Les auteurs déviaient lui dédier leur Zaïre comme Voltaire dédia la sienne à Mlle Gaussin :

Zaïre est ton ouvrage.
Il est à toi, puisque tu l’embellis.
Ce sont tes yeux, tes yeux si pleins de charmes,
Ta voix touchante et tes sons enchanteurs,
Qui du critique ont fait tomber les armes.
Ta seule vue adoucit les censeurs. On aurait tort, en effet, de ne pas désarmer, et d’accueillir une Zaïre avec la même sévérité qu’un Dante. On doit quelquefois avoir deux poids et deux mesures et ne jamais refuser à des débuts, modestes mais honorables, ni le crédit ni les délais. M. Véronge de la Nux aura peut-être beaucoup de talent. N’en faut-il pas un peu déjà pour écrire deux actes d’opéra ?

Après quelques soirées sévères, on avait besoin de s’amuser à tout prix. On s’en est donné à cœur joie chez M. Paravey où la Basoche a très brillamment réussi. Je n’ai jamais si bien compris qu’en assistant à cette représentation, écrivait un de nos confrères, ce qui distingue l’opéra comique de l’opérette. Nous de même, et jamais non plus nous n’avons si vivement regretté d’entendre une partition commencer, que dis-je, se soutenir presque tout un acte comme un délicieux opéra comique, pour tourner et finir en trop facile et trop légère opérette. Mais, dira-t-on, qu’est-ce donc qui distingue l’opéra comique ? Une nuance, un rien, mais quelque chose pourtant, sinon dans la quantité, du moins dans la qualité de notre plaisir. Ce rien ne permet pas de rire du même rire en écoutant la Petite Mariée et le Roi l’a dit, le Tableau parlant et l’Ile de Tulipatan. L’opérette, dit-on encore, est un succédané de l’opéra comique. Fort bien, mais ce vilain mot n’implique-t-il pas justement une idée d’infériorité et de décadence ? — Auber enfin, Auber est parent de M. Lecocq. — Parent éloigné, et la Fille de Mme Angot elle-même n’a pas détrôné le Domino noir. Et puis Auber, malgré tout son talent, n’est pas le premier, il s’en faut, dans la maison des Grétry et des Boïeldieu, dans un genre dont on se moque en ce moment, mais pour lequel ceux qui se vantent de le mépriser le plus, trouvent des cris d’admiration et des larmes de tendresse, dès qu’un de leurs favoris daigne y condescendre, quitte à descendre même un peu plus bas qu’il ne faudrait. Rien de plus divertissant que de voir les plus avancés d’entre nous, les éclaireurs et même les incendiaires, allumer leurs torches sacrées à la moindre lampe, pourvu qu’elle brûle dans une de leurs chapelles et crier à la fois : « Haro » sur la Dame blanche, et, pour la Basoche : « Hurrah ! »

A Paris, sous le règne de Louis XII, devant l’hostellerie du Plat d’Etain, les clercs du Parlement procèdent à l’élection de leur roi pour rire. C’est le plus savant qu’on doit nommer : le plus savant en gai sçavoir et gentil langage, celui qui rime et chante le mieux. Clément Marot, tout jeune et déjà poète, triomphe d’un rival pédant et jaloux : il est proclamé roi. Mais le roi, de par les statuts de la Basoche, doit être célibataire. Or Clément s’est marié en secret et voici sa femme Colette, gentille pastourelle, venue de Chevreuse à Paris pour le chercher. Au milieu des clercs et des étudians, elle retrouve Clément et le reconnaît, ou plutôt elle va le reconnaître ; mais, sur un regard de lui, devinant un danger, elle se rétracte : « Je suis veuve, dit-elle, avec des pleurs dans la voix. J’avais un mari naguère, et ce jeune homme lui ressemble ; mais il est mort et je me suis trompée. » — C’est en miniature la situation, conjugale et non plus maternelle, du quatrième acte du Prophète. — Et maintenant je ne vous conterai pas l’inénarrable et désopilant imbroglio qui s’ensuit, et les deux rois, le roi de France et le roi de la Basoche, et les aventures des deux reines. Il faut voir la pièce pour s’y reconnaître et s’en divertir. Elle s’achève dans la bouffonnerie et la caricature par un troisième acte qui passe peut-être un peu la mesure de la parodie et le ton de la maison, même en ses plus libres jours. N’est-ce pas manquer légèrement, je ne dis pas à la vérité historique, car elle n’a que faire ici, mais à certaines délicatesses qui devraient avoir affaire partout, que de donner à une ganache le personnage et le nom de Louis XII ? Les noms de Laurent XVII ou de Kakatoès XXIV, plutôt que ceux des rois de France, devraient être réservés aux gâteux d’opérette, qui n’en seraient pas moins drôles pour cela.

La Basoche, (et maintenant nous parlons de la partition) débute à merveille. Il est dommage qu’à partir du second acte, l’œuvre dévie un peu et penche, je ne dis pas vers la trivialité, nul reproche ne serait plus injuste, mais vers la banalité. Je sais bien que, par la faute du livret lui-même, le dommage pouvait être plus grand encore, si la musique, au lieu de retenir la pièce et de la relever un peu, l’eût entraînée et précipitée dans la charge. Elle ne l’a pas fait, et c’est bien quelque chose. Les deux derniers actes eux-mêmes, le second surtout, renferment des pages où le comique et l’émotion demeurent de bon aloi ; le musicien y fait preuve encore, à l’orchestre particulièrement, d’un esprit fin et d’un talent délicat. Mais le ton général, le sentiment et le style ont pourtant baissé. Nous sommes descendus de quelques degrés. Et sachez bien que nous étions tout d’abord à une certaine hauteur, de plain-pied avec le Roi l’a dit, de M. Delibes, peut-être même avec les premières scènes de Carmen. La Basoche ne commençait pas avec moins de distinction, de mouvement et de verve, avec un plus clair rayon de gaîté, avec une ombre plus douce de sentiment et de mélancolie. Tout est charmant durant cette première demi-heure de musique, et même plus longtemps, je crois ; tout : la chanson légèrement archaïque de Marot sur les paroles mêmes du poète : Je suis aymé de la plus belle ; la villanelle : Quand tu connaîtras Colette. Adorables, le chœur des femmes à la fontaine, l’entrée, les récits, le premier air de Colette, j’allais dire de Micaela, tellement ces jolies pages m’ont paru dignes de Bizet. Dans la mélodie, l’harmonie, le rythme, l’orchestration, partout l’originalité, l’adresse, beaucoup d’allure et de vie. A la bonne heure ! voilà des flûtes modestes et des harpes, une harpe plutôt expressive par sa discrétion même. Et que d’accompagnemens ingénieux ! Quelle jolie tenue du quatuor sous le premier air de Marot ! quels gracieux dessins enroulés autour de la prière de Colette : O mon patron ! saint Nicolas ! Surtout, quelle parfaite justesse, quelle délicatesse exquise de sentiment et d’accent dans la scène où, pour sauver son mari, Colette feint de ne pas le connaître ! Il fallait craindre ici toute exagération, même et surtout l’exagération sentimentale. Le musicien l’a compris avec un tact parfait, et c’est à peine s’il a fait poindre une larme dans les yeux de la petite paysanne. Elle se plaint doucement, la pauvrette, avec chagrin, avec un peu de honte et de crainte, comme si renier son amour, fût-ce par un pieux mensonge, c’était le profaner, le blesser, qui sait ? le tuer, peut-être !

Nous pourrions citer plus d’une page encore, par exemple, les couplets du ténor : Mais jurez, Colette, de rester discrète ! avec le refrain, très gentiment tourné, qui n’a pas été moins gentiment chanté par un jeune débutant, M. Carbonne. Tout ce premier acte fourmille de jolis détails ; on y surprend à chaque page quelques mesures piquantes de récitatif ou de chœur, et, dans l’orchestre surtout, mille petits coins charmans.

L’interprétation de la Basoche est excellente. M. Soulacroix chante, comme toujours, à merveille. M. Fugere est d’un comique puissant, presque grandiose. J’imagine qu’il ne doit pas être au-dessous de ce que furent les grands artistes bouffes de l’Italie. À Mme Landouzy, je préfère encore Mme Molé-Truffier. Elle joue avec esprit et chante pareillement, d’une voix pour ainsi dire retroussée, ainsi que toute sa petite personne. L’orchestre est parfait et ne laisse rien perdre de toutes les gentilles choses qui lui sont confiées.

Voilà enfin une agréable soirée de musique. Elle nous était bien due. Quand vous irez entendre la Basoche, ne manquez pas surtout la première moitié du premier acte. Si vous trouvez que, par la suite, M. Messager a repris un peu trop souvent la grand’route, souvenez-vous qu’il a marché d’abord dans un sentier fleuri. Nous l’y avons suivi avec délices. S’il n’a pas achevé le petit chef-d’œuvre espéré, félicitons-le de l’avoir un peu plus que commencé. Qu’il le recommence au plus vite, et, cette fois, nous gagerions volontiers qu’il le finira.

Passons maintenant au spectacle sélect du jour. On savait, depuis quelques mois, que les plus nobles, les plus élégantes et les plus riches d’entre les Parisiennes avaient fondé une société dite un peu emphatiquement Société des grandes auditions musicales de France. Après une première épreuve, Société des grandes mystifications paraîtrait un meilleur titre. La société en question, qui promettait de nous faire entendre les chefs-d’œuvre oubliés, vient de débuter assez piteusement par une partition de Berlioz, Béatrice et Bénédict, trop peu oubliée, hélas ! puisqu’il s’est trouvé des gens pour s’en souvenir. Au seul nom de Berlioz, et par genre beaucoup plus que par goût, le « tout Paris » s’est précipité vers l’Odéon, en toilette de gala. On a vu des cravates blanches au parterre et des diamans au paradis. On allait ouïr une merveille. Berlioz n’est-il pas, après Wagner, le musicien le plus en vogue, le mieux porté ? le berliozisme une forme très distinguée du snobisme esthétique ? Si les princes de la jeunesse musicale commencent à se lasser un peu de la Damnation de Faust, déshonorée, à leur gré, par l’admiration populaire, ils nous vantaient les autres œuvres du maître, les œuvres jouées en Allemagne, comme ils disent avec onction, et ce petit bijou, honteusement ignoré de notre pays : Béatrice et Bénédict. « Pour la première fois en France, » disent les affiches avec un air de reproche ; elles auront bientôt dit : « Pour la dernière fois. » — Jamais on ne s’est plus ennuyé que l’autre soir à l’Odéon. Il fallait voir la douloureuse surprise de tout ce beau monde ! Ah ! l’ennui dans la musique, et dans la musique des plus grands maîtres ! — Sera-t-on encore taxé de paradoxe et d’irrévérence si parfois on le dénonce, si l’on ose dire aux gens de bonne volonté et de bonne foi : « Ne soyez dupes ni des doctrinaires, ni des meneurs, — des fumistes, dirait M. Sarcey. Ne méprisez et n’admirez rien de confiance, par pose mondaine ou par docilité moutonnière, par préjugé d’école ou parti pris de salon. Défiez-vous des légendes, des réclames ; au besoin, des souscriptions, des comités qu’on affiche, mais qu’on ne réunit pas, et quand on bat la grosse caisse autour de l’Odéon, rappelez-vous que toutes les montagnes, fût-ce la montagne Sainte-Geneviève, dont le théâtre est voisin, peuvent accoucher d’une souris. »

Les gens de génie sont terribles ; quand ils sont ennuyeux, ils le paraissent encore plus que les gens d’un peu ou de peu de talent, parce qu’on leur demande davantage, et qu’après la Damnation de Faust on ne s’attend pas à Béatrice et Bénédict. L’œuvre a déplu par bien des raisons. Des idées peu mélodiques, peu musicales, peu vocales surtout, y sont constamment présentées sous des formes vieilles et poncives. Tout y est froid, long et lent. De sentiment théâtral, pas l’ombre, et de sentiment littéraire, pas davantage. Berlioz, quoi qu’on en ait dit, quoi qu’il en ait dit lui-même, n’a pas toujours compris Shakspeare. Fantaisie, poésie, caractères, rien n’est resté, dans Béatrice et Bénédict, de Beaucoup de bruit pour rien. La gaîté s’est éteinte et la passion s’est glacée. Quant à l’esprit, je vous recommande l’intermède satirique du maestro ridicule conduisant une fugue de sa façon ; c’est à faire regretter le comique des Maîtres chanteurs. L’orchestre même, l’orchestre de Berlioz ! est ici déplaisant, aigrelet, et maigre. Parlerons-nous du fameux et ravissant duo-nocturne ? Ce mystérieux et suave rayon ne saurait à lui seul éclairer une aussi morne partition. Depuis trente ans il se chante dans tous les concerts et point n’était besoin, pour nous le servir encore une fois, de dépenser, les uns disent cinquante, les autres quatre-vingt mille francs. Si on se demandait pourquoi, de Béatrice et Bénédict, on connaissait le duo seulement, je pense qu’on ne se le demandera plus maintenant.

L’interprétation n’a pas semblé moins pâle que la musique elle-même. Ceux qui jadis entendirent l’ouvrage à Bade affirment qu’ils le goûtèrent davantage dans un cadre et devant un public moins imposant. Ils disent aussi, mais tout bas, que M. Lamoureux a peut-être pris tous les mouvemens avec trop de lenteur et de solennité.

N’avons-nous point assez parlé musique et faut-il allonger encore cette chronique par l’analyse du Rêve, un ballet que vient de représenter l’Opéra pour allonger Zaïre ? L’action, d’ailleurs inintelligible sans le livret, et avec le livret insignifiante, comme dans tout ballet véritable, se passe au pays de Mme Chrysanthème. Les costumes sont charmans et la mise en scène brillante. On parlera beaucoup d’un éventail gigantesque et superbe, dans les branches duquel s’endort Mlle Mauri, pour rêver qu’au bord d’un lac éclairé par les lueurs étranges chères à M. Besnard, elle est poursuivie par un vieux monsieur japonais et défendue par un jeune, son frère ou son fiancé. A la fin elle se marie, et l’on voit un vilain mandarin avec une grande ombrelle en papier. Voilà. — Mlle Mauri danse à ravir les différentes phases de ce drame, surtout un pas, un tout petit pas exquis, pour lequel je donnerais tout le reste. C’est plaisir de la voir, en longue robe de chambre japonaise, rejeter d’un coup d’éventail la traîne soyeuse qui voltige autour d’elle, et cela avec des trottinemens et des révérences de perruche tout à fait spirituels et gracieux.

Mais la musique ? La musique est de M. Léon Gastinel, qui, dit-on, a eu le prix de Rome il n’y a pas encore cinquante ans. C’est de la musique… Comment dire ? Plus que dansante, oh ! oui, beaucoup, infiniment plus, quelque chose comme une sélection de Sellenick, d’Arban, de Fahrbach ; les érudits ajoutent : d’Artus et même de Hubans ; grosse musique, gaie, bonne fille, qui rappelle tour à tour la Valse des Roses et En revenant de la Revue.

Décidément, le printemps a été dur : Dante, Béatrice et Bénédict, le Rêve, tout cela en quelques semaines. Mais c’est fini ; voici la morte-saison, ou plutôt la saison vivante, la saison du départ et de la liberté ; et, soit par indulgence, soit par lassitude, après huit mois de musique, on ne veut plus médire de rien, fût-ce du Rêve.


CAMILLE BELLAIGUE.