Revue musicale - 14 juin 1897

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Revue musicale - 14 juin 1897
Revue des Deux Mondes, 4e périodetome 141 (p. 929-936).
REVUE MUSICALE

THEATRE DE L’OPERA-COMIQUE : Le Vaisseau Fantôme, opéra en trois actes, de Richard Wagner. — THEATRE DE L’OPERA : L’Étoile, ballet-pantomime en deux actes, de MM. Adolphe Aderer et Camille de Roddaz ; chorégraphie de M. Hansen ; musique de M. André Wormser.

Il nous est arrivé de nous plaindre que la joie, la gioia bella, comme l’appelait Mozart, fût absente de la musique de Wagner. Mais au lendemain de l’horrible désastre, en écoutant le Vaisseau Fantôme, nous avons béni cette œuvre de n’être point joyeuse, d’être une œuvre de douleur et de pitié, qu’il ne fût pas trop cruel d’entendre en ces douloureux et vraiment pitoyables jours.

Œuvre de douleur et de pitié ; le premier des opéras de Wagner, — et peut-être de tous les opéras, — auquel ces deux mots et cette définition en quelque sorte morale puisse convenir. La musique de théâtre jusque-là n’avait rien offert de semblable. Non pas que dans le Vaisseau Fantôme il soit question pour la première fois en musique de dévouement et de sacrifice ; mais je ne vois pas qu’un autre drame musical ait eu comme celui-ci pour sujet ce que notre époque a nommé la religion de la souffrance humaine.

Bien que nul aujourd’hui ne soit plus censé ignorer Wagner, il n’est peut-être pas superflu de rappeler la légende du Hollandais maudit. Errant à jamais sur les mers, une fois tous les sept ans, — et pour un seul jour, — il aborde, et demande à de nouveaux rivages la vierge dont l’amour doit le sauver. Au fond d’un golfe du nord il la rencontre enfin. Elle l’attendait. Senta, la fille du marin Daland, avait ouï conter l’histoire du nocher sombre, et la pitié d’une telle infortune avait rempli et comme enchanté son cœur. Elle l’attendait, celui dont le portrait mystérieux ornait la muraille de la salle. Elle l’attendait, insensible à tout ce qui n’était pas lui, absente du monde réel et de la vie, sourde à la voix de ses compagnes, aux reproches même d’Erik le chasseur, son fiancé d’autrefois. Elle l’attendait, absorbée et perdue en son hallucination de miséricorde et d’amour. Et voici que sur le seuil de la maison, ressemblant trait pour trait à l’image familière, l’étranger parut un soir. Le père de Senta l’avait rencontré sur la plage ; sans le connaître il l’amenait à sa fille et le lui proposait pour époux. Ainsi la rédemption allait s’accomplir. Hélas ! pour avoir surpris auprès de la jeune fille Erik lui disant un dernier adieu, le Hollandais la crut parjure, et, désespérant du salut, remonta sur son navire. Mais à peine avait-il levé l’ancre, que Senta, fidèle jusqu’à la mort, se précipita dans les flots. Le vaisseau-fantôme aussitôt s’engloutit, et vers le ciel on vit s’élever, à jamais réunies, l’âme sauvée et l’âme libératrice.

Longtemps avant le Vaisseau Fantôme, une Alceste, un Fidelio avaient déjà glorifié l’héroïsme féminin poussé jusqu’à la mort, jusqu’à la mort bravée sinon subie pour le salut d’un être aimé plus que la vie. Mais, dans l’un et l’autre chef-d’œuvre, il semble qu’on trouve quelque chose de plus particulier et de plus concret que dans l’œuvre de Wagner. Léonore, Alceste, sont des créatures de chair et de sang ; Senta nous apparaît plutôt comme un fantôme de mystère et de rêve. Rêver et nous induire en rêverie, c’est ce que font le moins les deux héroïnes très vivantes, très actives, et je dirai presque très pratiques, de Gluck et de Beethoven. Égales à Senta par la magnanimité et le sacrifice, elles ignorent cette mélancolie, cette langueur et cette vague détresse de femme qui donne à la première des « rédemptrices » wagnériennes une nouvelle et mystique douceur.

Par des formes sonores différentes ces différences psychologiques ont été rendues. Ainsi, dans la représentation musicale d’Alceste et de Léonore, tout exprime la réalité, tout respire un ardent courage, une force robuste et presque virile. Rappelez-vous la carrure, l’aplomb des deux airs qui se suivent : Non, ce n’est point un sacrifice ! et : Divinités du Styx ! Quelle solidité et quelle certitude ! Tout, — jusqu’au retour périodique et de plus en plus accentué du thème, — tout ici atteste la précision non moins que la fermeté de l’entreprise, la vision sans effroi, presque sans défaillance, de l’acte qu’il faut accomplir. Oui, presque sans défaillance : à la pensée de ses enfans, la voix d’Alceste se brise à peine un instant. Pareille intrépidité chez Beethoven. Soit dans l’ouverture (je parle de la plus belle, celle en ut), soit dans son grand air, Léonore, elle aussi tout entière à son dessein, ne se laisse reprendre et bercer que durant quelques mesures au souvenir du bonheur passé. Le trait particulier de l’héroïne wagnérienne est une pitié plus tendre, un ressentiment plus intime de la souffrance d’autrui. Cette partition fort inégale du Vaisseau Fantôme, ou plutôt ce rôle de Senta, le plus intéressant, renferme quelques accens de compassion, de charité véritablement exquis. Ils sont peu nombreux, car la figure musicale n’est qu’ébauchée, mais ils suffisent. Tels sont les premiers mois de la jeune fille, répondant après un long silence au babil moqueur des fileuses : Pourquoi m’avoir conté son histoire ? Pourquoi m’avoir dit qui il est ? Oh ! que certaines notes, certaines appoggiatures pèsent ici lourdement ! Comme cette phrase tourmentée rend bien le tourment de ce cœur ! Plus on étudie le second motif de la ballade, plus on admire le sortilège des sons, et que si peu de matière — une altération de mouvement et de tonalité — puisse contenu" et exprimer tant de sensibilité, tant d’âme. Il n’est pas jusqu’à la plus simple formule, à cet ornement du discours musical appelé grupetto, qui ne prenne ici pour la première fois une valeur et comme une physionomie particulière. Wagner aima toujours cette fioriture légère, ce bouquet de notes qu’il ne dédaigna pas de suspendre à quelques-unes de ses plus belles mélodies. Des grupettos accompagnent les pudiques aveux d’Elisabeth au début du duo du second acte de Tannhauser, Par un grupetto s’achève la première phrase d’amour du grand duo de Lohengrin. Au second acte de Lohengrin encore, des grupettos enveloppent et fleurissent l’adorable remontrance d’Eisa à Ortrude. Il semble que pour Wagner cette figure musicale soit demeurée jusqu’à la fin le signe ou le symbole préféré de la sympathie, de la confiance, de tout l’ordre enfin des sentimens bienveillans et affectueux.

Un seul instant la pitié rêveuse de Senta s’exalte jusqu’au transport. La ballade s’achève par un élan d’enthousiasme, et ce court passage est peut-être dans tout l’opéra l’unique application du leitmotiv véritable. Partout ailleurs les thèmes sont plutôt rappelés. Mais ici le motif subit une altération de mouvement et de rythme ; une transformation musicale correspond à la transformation du sentiment, et cette correspondance est le principe même du leitmotiv tel que Wagner le pratiquera désormais.

Le Vaisseau Fantôme n’est pas seulement le premier opéra où domine un sentiment cher à Wagner : la pitié ; c’est aussi le premier qui soit une œuvre de sentiment pur, une œuvre toute psychologique et morale, strictement conforme à l’idéal que Wagner venait d’apercevoir et de faire sien à jamais. En nul autre de ses drames Wagner n’a réduit ainsi l’intérêt aux plus secrets mystères de l’âme ; jamais il n’a conçu d’action aussi intérieure, aussi indépendante des causes et des influences du dehors. Les raisons de ce cœur de femme sont bien de celles que la raison ne connaît pas. Quel héros, quelle héroïne de Wagner aimera jamais comme Senta ? Sera-ce Elisabeth ? Sera-ce Brunnhilde ? Sera-ce Parsifal lui-même ? Par tendresse ou par pitié, tous ils se dévoueront ; mais à des êtres vivans, réels, et qu’ils auront connus, aimés, au moins vus souffrir. Du Vaisseau Fantôme, au contraire, toute réalité, toute personnalité parait absente. L’objet, sinon le sujet, se dérobe au sentiment. Un des commentateurs les plus pénétrans de Wagner ne s’y est pas mépris. Il a signalé ce qu’il y a d’abstrait dans la passion maîtresse qui conduit le drame et possède l’héroïne. « Absolu, inexpliqué, inexplicable, tel est le dévouement de Senta. Au point de vue de la psychologie dramatique, il y a là une lacune, une sensible insuffisance : nul enchaînement d’états moraux ne nous est présenté ; il nous faut admettre une situation extraordinaire, conclusion de développemens inconnus, ou la repousser immédiatement… Nous avons peine à croire que la contemplation d’un portrait et la méditation d’une légende amènent une humble jeune fille à des résolutions aussi terribles que celles dont nous allons voir l’accomplissement. Il est déraisonnable qu’elle se livre à une telle folie d’héroïsme, qu’elle se voue d’avance au salut d’un personnage mystérieux, nié de quelques-uns, redouté de beaucoup, qui ne viendra sans doute jamais, qui, logiquement, naturellement, ne peut venir. » — Mais, sur le point de blâmer son maître, le disciple fervent que nous citons se dérobe ou du moins se reprend. Il justifie, que dis-je ? il glorifie Wagner de ce dont il avait commencé par lui faire un reproche. « L’étonnant exploit de Wagner est de ne pas avoir tenté d’atténuer, par de vaines apparences, cette incompréhensibilité de la passion qui anime Senta. Hardiment, il s’est attaqué à l’impossible : l’enthousiasme de Senta, que notre esprit refusait d’accepter, se prouve à notre cœur par le sacrifice même qu’il provoque et qui se réalise à nos yeux. Notre pensée hésite, notre raison proteste ; le fait triomphant de l’amour, qui n’a pas besoin d’argumens pour se justifier, annule nos objections et nos réserves : l’absolu peut négliger le relatif[1]. »

L’absolu, voilà le vrai mot qui résume le drame et la figure principale. Ainsi le premier élan de Wagner l’a porté plus loin que depuis il ne devait jamais atteindre. Auprès du Vaisseau Fantôme, les œuvres suivantes, fût-ce les dernières, offriront quelque chose d’atténué et de relatif. En nulle autre nous ne retrouverons un aussi fier mépris des conjonctures et des contingences, une intransigeance aussi farouche non pas même de la passion, mais de l’hallucination, de l’idée fixe et du rêve.

Le rêve, et le rêve allemand, voyez comme il s’est étendu, comme a grandi le cercle de son ombre, depuis la Flûte enchantée et le Freischütz, ces premiers chefs-d’œuvre rêveurs ! Le rêve effleurait seulement le front d’Agathe pensive ; il possède Senta tout entière, il est la condition, l’unique loi de son être. Et la nature ou la qualité même du rêve a changé. Ils venaient du dehors, de la nuit et des bois, ils entraient par la fenêtre ouverte de la maison forestière, les souffles qui faisaient tressaillir la fiancée de Max le franc-tireur. C’est le mystère des choses dont elle était troublée. Purement moral au contraire est le trouble de Senta ; les mystères de l’âme, et ceux-là seulement s’accomplissent, en son âme. Sur les amours de Max et d’Agathe, sur leur entretien et ; leurs adieux au second acte du Freischütz, plane une vague mélancolie. On sent autour d’eux je ne sais quelle influence et quels maléfices. Les choses pourtant se passent là comme dans la vie. Mais au second acte du Vaisseau Fantôme rien ne se passe que comme en songe. Quelle est donc cette première rencontre, muette et morne ! Quels étranges fiancés, tels que n’en vit jamais ce théâtre de l’Opéra-Comique, ordinaire berceau de plus riantes amours. Le Hollandais et Senta se regardent, se reconnaissent en silence, et leurs deux motifs, — vraiment on pourrait prendre le mot dans le sens philosophique autant que musical, — leur deux motifs s’énoncent et s’opposent à l’orchestre seulement. Ce ne sont pour ainsi dire pas deux créatures ou deux êtres, mais deux principes ou deux élémens, deux états d’âme plutôt que deux âmes en présence. C’est le malheur lui-même et la pitié en soi. Témoin pour la première fois de cette scène, il m’a semblé comprendre, mieux que je ne l’avais fait encore, pourquoi le drame musical de Wagner a été surtout symphonique, et par quelle affinité naturelle il se rapproche de la musique pure. Celle-ci ne représente pas des personnages qu’un sentiment anime. Son objet est le sentiment lui-même, indépendamment des individus qui l’éprouvent. Ainsi le plus grand des musiciens purs, Beethoven, a exprimé par les sons telle ou telle passion ; il n’a pas créé telle ou telle figure passionnée. Il a pour ainsi dire versé la vie et l’être en des réservoirs sans fond où chacun de nous ira puiser éternellement. Il a écrit une symphonie héroïque, et tous les héros peuvent s’y reconnaître ; une symphonie en ut mineur, et toute douleur s’y retrouve, toute vertu s’y retrempe, toute volonté s’y fortifie. Voilà par où Wagner ressemble à Beethoven et comment le « drame lyrique » procède de la symphonie. La figure de Senta, — cette première figure vraiment wagnérienne, — a déjà quelque chose d’impersonnel. Elle s’évanouit en quelque sorte dans le sentiment, plus grand, plus fort et en quelque sorte plus réel qu’elle-même. Elle n’existe que pour signifier et représenter ; elle représente et signifie infiniment plus qu’elle n’existe. Et je ne conteste pas que cette abstraction de l’individu soit contraire aux traditions, peut-être à la nature de la musique dramatique. Elle est du moins conforme à la nature de la musique tout simplement. Elle est la marque d’un art très général et d’un idéalisme supérieur.

On a dit, avec raison, que le style du Vaisseau Fantôme est dépourvu d’unité. Les gallicismes, les italianismes y abondent. Mais il convient d’être indulgent aux antithèses de cette musique. Elles ont leur excuse ou leur justification dans le poème, et peut-être dans la réalité. Autour de la vie intime et profonde, de la vie passionnelle et morale, n’est-il pas vrai que la vie extérieure et superficielle partout se déploie et se joue ? Inégales autant qu’étrangères l’une à l’autre, elles sont pourtant l’une et l’autre la vie. C’est l’autre, la vie du dehors, la vie inférieure, que la nourrice de Senta, son fiancé, son père, représentent avec simplicité. Sourions du brave Daland au premier acte, alors que son langage est celui de l’opérette et presque de la parodie. Mais, au second acte, il ne parle que le langage de la nature, de la vérité moyenne et courante, celle dont les esprits et les cœurs moyens se contentent, la tenant pour la vérité supérieure et l’éternelle vérité. J’aime l’innocente bonhomie du marin proposant à sa fille, dans un air qu’on a tort de railler, le terrible idéal qu’il ne soupçonne pas et qu’il ne saurait comprendre. Quant au chœur délicieux des fileuses, c’est par lui surtout que proteste la vie, la vie chaude, vermeille et toute physique, battant à plein cœur dans la poitrine de ces filles de pécheurs, blondes riveraines des mers du Nord. Toute préoccupation morale est absente du refrain qui bourdonne et qui gronde ; il n’y a pas d’âme en ce chant. Jamais plus insoucieux ne tournèrent des rouets ni des fuseaux. Les fileuses du bon Haydn lui-même, que la veillée d’hiver rassemble, ne filent point aussi gaiement. Plus triste encore et pleurant l’enfant disparu, la « pauvre dame Marguerite » dévide de ses vieilles mains de servante des fils moins blancs que ses cheveux. De l’autre Marguerite, celle de Goethe et de Schubert, le rouet plaintif entre tous ne chante pas non plus comme ces rouets. Ceux-ci ne sont ni des confidens ni des consolateurs. Leur voix indifférente essaie de couvrir la voix de Senta, mais elle ne peut y parvenir. Et qu’elle n’y parvienne pas, cela nous a paru l’autre soir le signe certain que l’œuvre de Wagner enferme au moins une parcelle de vérité profonde et d’éternelle beauté. Hélas ! en ces jours de deuil, nous venions d’éprouver nous-même que la vie intérieure est la plus forte, et que toutes les voix du dehors ne sauraient imposer silence à celles qui parlent, surtout à celles qui gémissent et qui crient au dedans de nous. Il est des châteaux de l’âme, comme a dit la plus mystique des saintes ; et que le rêve, la pensée, ou la douleur les habite, la vie extérieure peut bien les assaillir, les ébranler même : elle ne les forcera pas.


Vous trouverez encore un bel exemple d’amour fidèle et de renoncement dans l’histoire de Zénaïde Bréju, l’héroïne du nouveau ballet de l’Opéra.

Fille d’une fruitière qui tenait boutique aux environs du Pont-Neuf à la fin du siècle dernier, Zénaïde n’aimait au monde que la bourrée et le petit Séverin, apprenti saltimbanque. Un jour, l’illustre Vestris, en se promenant au bord de l’eau, vit danser la jeune fille, et, charmé de sa grâce, lui proposa de la faire entrer à l’Opéra. En même temps, les sergens de l’armée du Rhin s’emparaient du petit amoureux et l’entraînaient, lui aussi, malgré sa résistance, dans une plus glorieuse carrière. Voilà le premier acte. Et le second nous montre d’abord un examen à l’Opéra et le triomphe de l’étoile en son éclat naissant ; puis le retour de Séverin, passé caporal ; enfin la démission de Zénaïde, sacrifiant son art à son amour et ses jambes à son cœur.

Le jour où les propos indiscrets d’une femme de chambre apprirent à la petite Paule Méré qu’elle n’était pas orpheline et qu’elle avait pour mère la première danseuse de Venise, vous rappelez-vous toutes les belles choses que se figura la romanesque héroïne de M. Cherbuliez ? « J’avais deviné, dit-elle, que la danse est un art. Je me persuadais que ma jeune maman était la favorite de mes fées, une prêtresse vouée au service de leurs autels, et qu’elle avait reçu de ses divines patronnes la mission d’inspirer aux hommes l’amour des belles lignes et de leur enseigner les lois de la cadence, les secrets de l’harmonie, l’art d’exprimer par les grâces de l’action l’accord des sentimens et des pensées. Quand j’étais seule, fermant les yeux, je croyais voir un rideau se lever, et ma jeune maman m’apparaissait… Par ses postures et ses attitudes, elle révélait à la foule émue le grand mystère des lignes onduleuses, que connaissent les soleils et les oiseaux, et qui échappe au vulgaire humain, et cette foule enthousiaste abjurait sa grossièreté native en tombant aux pieds de la prêtresse. »

J’ignore si l’idéal du ballet approcha jamais de cet idéal, mais on peut affirmer qu’il s’en éloigne de plus en plus aujourd’hui. Ce qui ne vaut pas la peine d’être dit, on commence à ne le plus chanter ; on le danse toujours, et ; dans un ballet comme l’Etoile, c’est cela seulement qu’on danse. De la danse telle qu’on la pratique à l’Opéra, il semble que toute notion d’art soit en train de disparaître, surtout celle-ci, la plus nécessaire de toutes, qu’un art, fût-ce la danse, ne doit pas être sa propre fin, mais un moyen et un signe. Or je ne vois pas que dans les deux actes de l’Étoile, un seul mouvement, une seule attitude, exprime ou signifie rien, sentiment, pensée, mystère des lignes, qui mérite vraiment d’être signifié. Le premier acte entier se passe en pantomimes vaines. L’autre, plus important, et dont les auteurs sans doute espéraient davantage, a le défaut d’imiter par la danse non pas l’action ou la vie, mais la danse elle-même, et de n’être ainsi qu’une représentation au second degré, la copie d’une copie et l’ombre d’une ombre. Si du moins c’était le génie, la poésie, l’esprit et l’âme de la danse que la danse reproduisait devant nous ! mais ce n’en est que la virtuosité, le travail, le mécanisme et le métier. Voilà, madame Bréju, pourquoi votre fille est muette, et pourquoi nous n’en disons pas plus d’un ballet qui ne dit rien. Le sujet pouvait-il être traité d’une autre manière, à la fois plus fine et plus profonde, avec plus de réalisme, d’ironie et de modernité ? Avions-nous le droit d’attendre un ballet de caractère ou de mœurs ? la comédie dansée du personnel, du monde et du « milieu » des danseuses, enfin une transposition chorégraphique des Petites Cardinal ? Il y a des choses qui se disent, qui s’écrivent, mais ne se dansent pas.

La partition de l’Etoile a paru inférieure à la délicieuse partition de l’Enfant prodigue ; elle n’en est cependant pas indigne.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. M. Alfred Ernst : L’art de Richard Wagner. — L’œuvre poétique ; Paris, E. Pion, Nourrit et Cie, 1893.