Revue musicale - 14 juin 1908

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Revue musicale - 14 juin 1908
Revue des Deux Mondes5e période, tome 45 (p. 908-920).
REVUE MUSICALE


Théâtre de l’Opéra : Hippolyte et Aricie, de Rameau. — Boris Godounow, opéra en trois actes et sept tableaux, d’après Pouchkine, musique de Moussorgsky. — Théâtre de l’Opéra-Comique : Snegourotchka (La fille de neige), conte de printemps en quatre actes et un prologue, tiré d’Ostrovsky. Adaptation française de M. Pierre Lalo, d’après la traduction de Mme Halpérine ; musique de M. Rimsky-Korsakoff.


Voltaire écrivait le 11 octobre 1735 : « A la longue, il faudra bien que le goût de Rameau devienne le goût dominant de la nation, à mesure qu’elle sera plus savante. Les oreilles se forment petit à petit. Trois ou quatre générations changent les oreilles d’une nation. Lully nous a donné le sens de l’ouïe, que nous n’avions pas, mais les Rameau le perfectionnent. Vous m’en direz des nouvelles dans cent cinquante ans d’ici. »

Les nouvelles « que j’apporte, » après cent cinquante ans, et même cent soixante-quinze (Hippolyte et Aricie, en réalité le premier opéra de Rameau, date de 1733), ces nouvelles ne sont ni tout à fait mauvaises, ni bonnes tout à fait : plutôt mêlées. La reconstitution, — je n’ose dire la résurrection, — d’Hippolyte et Aricie a causé des impressions de plus d’une sorte : de l’intérêt, de l’admiration même, de l’émotion parfois et très souvent de l’ennui.

n y a deux façons de juger, comme toute musique de théâtre, la musique d’Hippolyte et Aricie. Premièrement, par rapport au drame. A cet égard, elle existe peu, seulement en de rares passages, et cela pour une raison très simple : c’est que le drame n’existe pas du tout. Dans ce livret, où le merveilleux abonde, et surabonde, la merveille la plus étonnante est encore le livret lui-même. On conçoit malaisément que personne ait jamais pu faire de la Phèdre de Racine une aussi vaine, et vide, en même temps que pompeuse parodie, et changer en cette misère, en ce néant, cet infini de passion, de poésie et d’humanité. Pour y réussir, — et cela n’est pas moins singulier, — il fallut un vieil ecclésiastique, sexagénaire, et déjà l’auteur d’une Imitation de Jésus-Christ, mise en cantiques sur des airs d’opéras et de vaudevilles. L’abbé Pellegrin avait décidément le génie des « adaptations. » Aussi bien, il n’avait accepté de fournir un livret à Rameau que sur une caution de cinquante pistoles. Il est vrai qu’après avoir entendu la partition, il déchira le billet. Il eut raison deux fois : pour la musique, ce n’était pas assez, et c’était trop pour les paroles.

Hippolyte et Aricie est bien un de ces opéras où, comme disait, entre autres choses, le « neveu de Rameau » parlant du répertoire de son oncle, « il y a des vols, des triomphes, des lances, des gloires, des murmures, des victoires à perte d’haleine. » Tout cela forme, au lieu d’une tragédie, un spectacle allégorico-mythologique, héroïco-pastoral, à la fois magnifique et fade, somptueux et froid. Les personnages humains, ou qui devraient l’être, y cèdent la place et la parole aux dieux et aux déesses, aux nymphes et aux bergers. Un prologue allégorique est ici de style, et je dirais de rigueur, si l’on osait employer un terme aussi rude à propos de tendres scènes et de langoureux et languissans tableaux. Chacun d’eux est régulièrement troublé par l’orage classique, invariable signal de l’apparition et de l’allocution de quelque déité favorable ou terrible.

A propos de tout, et de rien, les intermèdes et les divertissemens, les ballets et les « entrées » suspendent l’action et, la plupart du temps, y suppléent. L’épisode musicalement le plus beau de l’ouvrage, le seul dont la beauté dure et se soutienne, l’Enfer, n’est tout de même qu’un épisode à côté du sujet. Et ce sujet, qui ne consistait que dans l’amour de Phèdre pour Hippolyte, se dérobe et s’évanouit. Plus de caractères, plus d’âmes. Presque autant que du titre, Phèdre est absente de l’œuvre. La figure d’OEnone perd ici toute sa funeste beauté. Aricie, Hippolyte, y prennent les pâles couleurs. Thésée enfin, qui ne manque, aux Enfers, ni de grandeur, ni de noblesse, opère bientôt après dans le monde des vivans une rentrée qui n’est pas loin d’être ridicule. Et puis, et surtout, d’un bout à l’autre de la pièce, les jeux, les ris et les amours remplacent l’amour, l’amour racinien, qui ne joue et ne rit guère. Qu’aurait dit Boileau, déjà peu tendre aux faiseurs d’opéras de son temps, s’il avait vu contrefaire de la sorte le chef-d’œuvre de son ami !

La musique, au moins celle d’alors, était incapable de le refaire. La tragédie poétique manquant, il ne pouvait y avoir de tragédie musicale. Aussi n’y en a-t-il point. La scène capitale, ou qui devait l’être, entre Hippolyte et la reine, est expédiée en quelques notes comme en quelques mots, en trois ou quatre pages de récitatif insignifiant. Rien ne brille au sommet de la partition ; au centre, rien ne bat. Ou plutôt, elle n’a ni centre ni sommet. Elle ne se compose guère que d’accessoires et d’alentours. C’est à peine si Phèdre par momens se révèle, quand il lui faudrait à tout moment se déchaîner. Je ne sais d’elle que deux éclats : l’un de colère, l’autre de douleur, et l’un et l’autre si courts ! Le premier, au premier acte, interrompt la cérémonie de la profession d’Aricie, laquelle était sur le point de se consacrer à Diane. C’est un beau mouvement, un beau geste sonore, et qui donne le signal d’un chœur irrité, sillonné de vocalises ou de traits : oui de traits véritables, qui filent, qui sifflent, qui percent comme les flèches de la Déesse.

A la fin de cet acte encore, Phèdre, songeant à mourir, laisse tomber quelques notes graves, profondes et déjà mortelles. Mais son discours après le trépas d’Hippolyte a le plus de beauté. Elle parle peu ici, mais comme elle parle bien ! La scène est un dialogue par brèves et fortes répliques, coupé de silences eux-mêmes éloquens, entre la reine et le chœur. « O disgrâce cruelle, Hippolyte n’est plus, » chantent les vierges en larmes. Elles chantent à peine, et bientôt le second hémistiche suffit à leurs soupirs. C’est ici de la musique en raccourci, un extrait concentré de déclamation et d’harmonie. « Quelle plainte en ces lieux m’appelle ? » interroge Phèdre qui s’avance, et sur les quatre notes, mélancoliques et montantes, d’un accord mineur, la phrase, lentement, s’avance avec elle. Elle se plaint, elle s’accuse, toujours en peu de mots, en peu de sons, mais choisis et pleinement efficaces. Derrière son récitatif, le chœur semble tendre çà et là comme un fond d’harmonie, à la fois solide et discret. La reine poursuit, dans un langage toujours juste d’accent et d’intonation, varié de rythme et de mesure, admirable surtout d’aisance et de liberté. Cela est beau, de la beauté la plus noble, la plus grave, et la plus brève aussi. Nul développement : plutôt une indication, une esquisse, et modelée à peine. Peu d’étendue, mais de la profondeur ; un art enfin dont on se demande s’il en faut ou regretter l’économie et presque l’indigence, ou vanter la concision et la sobriété.

Le tableau des Enfers, nous l’avons déjà dit, est beaucoup plus « poussé. » C’est un acte extérieur, inutile même à la tragédie, mais un acte tragique, et complet. Thésée y fait assurément figure, — une belle et noble figure, musicale et dramatique, — de héros. Ses débats avec Pluton sont d’un lyrisme oratoire, mais aussi mélodique et chantant, que de mâles harmonies soutiennent et renforcent encore. La mesure, changeante et souple, y suit et pour ainsi dire y épouse le contour sinueux du discours. La forme, verbale et vocale, est un peu nue et très pure. Mais elle s’enveloppe et s’enrichit dans le magnifique air avec chœur, où Pluton et sa cour appellent, contre l’audacieux qui les brave, et l’Averne et le Ténare, le Cocyte et le Phlégéthon. La quadruple invocation topographique, poussée, fouettée par un trait de violons circulaire, s’enroule et se déroule sur un rythme assez rare dans l’ouvrage. Il tourne, il tourbillonne, et, comme les fleuves invoqués, semble tracer autour de l’Enfer une ceinture de feu.

Avec autant d’énergie, autant de noblesse, Thésée reprend la parole. Et cette fois, sur ces mots d’abord : « Dieux ! que d’infortunés gémissent dans ces lieux ! » et puis, et surtout dans la pathétique invocation à Neptune, une note inattendue et furtive de sensibilité se mêle à l’éloquence du héros et, sans l’amollir, sans l’efféminer, la détend et nous attendrit. Mais déjà la force, presque la rudesse, reparaît. Le trio des Parques, — on devrait écrire des Parcs, au masculin, puisque Rameau les a faites hommes, — trio vocal et presque symphonique aussi, met la dernière touche, et non la moins vigoureuse, à ce tableau d’un éclat sobre et sombre, d’une âpre et dure majesté.

Rien n’est aussi beau, surtout rien ne l’est aussi longtemps dans le reste de l’ouvrage. Quelques traits néanmoins, de force ou de grâce, n’y sont pas sans beauté. L’insipidité, l’impertinence dramatique des innombrables divertissemens en compromet gravement la valeur musicale, mais n’arrive pas à la détruire tout à fait. Drue et gaillarde, purement française et gauloise, cette musique a de quoi se défendre et résister. Il y a là, disait encore le neveu de Rameau, « des airs de danse qui dureront éternellement. » Ce sera par leur franchise, leur gaieté robuste sans trivialité, leur précision élégante et spirituelle, quelquefois même, — oh ! rarement (chœurs et ballets de la chasse), — par quelque chose qui ressemble à de la poésie, mais à cette poésie qu’un Allemand, à propos de musique aussi, a su définir : « Oui, » écrivait Henri Heine, parlant de l’opéra-comique, « cette dernière (la poésie) n’est pas absente ; mais c’est une poésie sans le frisson de l’infini, sans charme mystérieux, sans amertume, sans ironie, sans morbidezza, je dirais presque une poésie jouissant d’une bonne santé. »

Rien de plus vrai. Ce charme mystérieux, ce frisson de l’infini, la musique, très nationale, de notre Rameau, ne le possède et ne le communique guère. Elle a la santé, la raison, la sagesse, mais la sécheresse aussi, quand ce n’est pas la dureté. Dans les airs de ballet, dans les chansons de nymphes, de bergères ou de « matelotes, » on surprend des cadences qui tournent court, des angles aigus et des lignes qui trop souvent se brisent. La mélodie de Rameau en général a je ne sais quoi de brusque, et son harmonie quelque chose de rêche. Le rythme surtout, constamment pointé, nous irrite à la longue et nous blesse. Comme du marbre dans la musique de Gluck, il y a des cailloux dans celle de Rameau. Ou plutôt, un opéra de Rameau nous donne un peu l’impression d’une armature, ou d’une ossature sonore. Solides et fines à la fois, les attaches n’ont pas un défaut, les articulations pas une faiblesse. Mais il manque, sur le squelette, ce que Voltaire lui-même appelait très bien le molle et amœnum, le tissu de la chair, la pulpe savoureuse et fraîche, la fleur et le velouté de la vie.

Tout cela manquera, soyez-en sûrs, à l’opéra français jusqu’à l’apparition de Gluck. Soyez-en sûrs, quoi qu’on puisse prétendre aujourd’hui. Aujourd’hui, — à moins que ce ne soit hier, — on ne craint pas d’écrire ceci, qui sans doute représente assez bien la dernière mode, et la plus élégante, de penser et de sentir : « Des deux musiques (celle de Rameau et celle de Gluck), s’il en est une qui près de l’autre paraisse « vuide » et « faible, » et « plate, » c’est celle de Gluck, souvent sommaire, monotone et superficielle, pompeuse d’apparence, pauvre et creuse en réalité ; s’il en est une qui soit riche, nourrie, pleine de substance et de force vive, c’est celle de Rameau... »

Le contraire, ou l’inverse, me parait la vérité. Mais surtout si, de la musique pure, nous passons à la musique dramatique, alors et décidément, — j’en appelle aux auditeurs d’Hippolyte et Aricie, qui le furent d’Orphée, d’Alceste ou des Iphigénies, — alors Gluck va prendre et garder l’avantage. Si l’équivalent de notre tragédie littéraire, et de la plus belle, je veux dire celle de Racine, existe dans l’ordre musical, c’est Gluck, et non pas Rameau, qui nous l’a donné. Des fragmens d’un opéra de Rameau peuvent être et sont en effet admirables. Un opéra de Gluck est le premier, en date, qu’on puisse entendre avec admiration, tout entier.

Il n’en faut pas moins féliciter et remercier messieurs les directeurs de l’Opéra d’avoir « monté » Hippolyte et Aricie. Assurément, ce n’est pas leur faute si leur théâtre, peu favorable à la musique en général, l’est encore moins à celle-là qu’à toute autre. On pourrait leur reprocher, avec plus de raison, que les chœurs chantent faux ou ne chantent point en mesure. Aussi bien, — ou plutôt aussi mal, — quelques solistes ont chanté comme les chœurs. M. Delmas, du moins, très noble, très généreux, très héroïque dans le rôle de Thésée, a chanté tout autrement.


Il a donc paru parmi nous, l’hôte farouche et superbe que depuis si longtemps appelaient nos vœux. Un livre opportun nous l’avait dernièrement annoncé[1]. Mais ce n’était rien. Il fallait entendre le monstre lui-même. Avec quelle émotion ne l’avons-nous pas entendu ! Pour le saluer et le définir, il suffirait de dire, ou de redire, ce que disait naguère l’introducteur éloquent et comme le prophète du roman russe, nous présentant un écrivain de même race et de même nature, Dostoïevsky : « Voici venir le Scythe, le vrai Scythe, qui va révolutionner toutes nos habitudes[2]. » Oui, nos habitudes non seulement nationales, mais empruntées et reçues ; non seulement les musiciens que nous sommes, mais ceux que l’Italie et l’Allemagne nous ont faits.

Élevée et comme nourrie par l’Italie au XVIIIe siècle, et même pendant un tiers environ du siècle suivant, la Russie, un beau jour, a fini par battre et renvoyer sa nourrice. Ensuite, avec la même énergie, elle a refusé de prendre une institutrice allemande. Du génie des Beethoven ou des Wagner, elle a bien voulu tout connaître, admirer tout, mais ne rien recevoir et ne rien imiter. Enfin, si les Russes sont de tous les peuples celui qui parle le mieux le français, ce n’est pas à la française qu’ils chantent.

Ainsi, l’on peut se demander, comme d’un messie nouveau, de ce génie musical russe qui vient à nous : « Qui racontera sa génération ? » elle est spontanée entre toutes. Cet idéal ne procède que de soi-même. « Où donc, interrogeait un poète de Russie parlant à ses compatriotes, où donc avez-vous pris ces chants ? Sont-ils tombés du ciel ? Sont-ils sortis de la forêt ? » Oui, de la forêt et du ciel de là-bas, dont ils sont la voix et la lumière pure.

En tout, je veux dire en chacun des élémens qui le composent, Boris Godounow apparaît comme un chef-d’œuvre sans précédent et sans pareil. Rien de cette musique-là ne ressemble à rien d’aucune autre musique. Le germe d’abord, ou le principe essentiel, la mélodie, en est absolument original. Boris Godounow ne contient peut-être pas un thème dont les notes se suivent dans un ordre banal ; pas un qui ne trace une ligne nouvelle, qui ne semble, frappant un air encore vierge, en former pour notre oreille des sons encore inentendus. Longue ou brève, développée en morceau véritable ou raccourcie en quelques accens, la phrase de Moussorgsky porte toujours une, marque singulière et comme un signe d’élection. Tantôt, c’est un mode antique ou populaire qui la colore ; tantôt, un rythme irrégulier, changeant, l’anime et l’avive, lui donne un mouvement, une allure que nous ne soupçonnions pas. Les chœurs innombrables de la foule abondent en trouvailles de ce genre, en traits, en touches faites pour nous étonner et nous ravir. C’est un chef-d’œuvre de mélodie, avant d’en être un à d’autres égards, que la scène de la niania avec les enfans impériaux. Merveille encore, merveille de mélodie ou de mélopée, la complainte de l’innocent, qui tombe, qui coule note par note, larme par larme, sur la route neigeuse où s’éloigne, allant à sa perte, la fortune de la patrie. Que si, d’aventure, une « idée » musicale, dans Boris, a moins de caractère, comme la phrase dernière du duo d’amour, il s’y trouvera néanmoins quelque chose, un détail de rythme, de modulation, de cadence, pour défendre la mélodie et pour la sauver, pour lui rendre la beauté, la nouveauté et la vie.

Et cette mélodie, admirable quand elle chante, l’est également lorsqu’elle parle. Alors même, il est vrai qu’elle demeure chantante. Ce n’est pas la moindre originalité de Boris, que la très rare façon dont se fond, dans le discours dramatique et lyrique, le mot avec la note, le verbe avec le son. S’il faut en croire les Russes, il n’est pas de musique plus adéquate, plus consubstantielle à la parole, à leur parole, que celle de Moussorgsky. Nous les en croyons volontiers. Une telle puissance d’expression et de signification émane et rayonne de la musique de Boris, que nous autres, sans comprendre ce qu’elle dit, nous la suivons note par note, avec l’illusion de la suivre mot à mot, sans que jamais rien d’elle nous rebute ou nous échappe seulement. Entre la mélodie et le récitatif, Moussorgsky, mieux que tout autre, a su conclure une étroite et singulière alliance. En des scènes comme celle de la cellule (second tableau), connue le récit, pénétrant entre tous, de Pimène à Boris (tableau final), deux formes, deux forces de la musique s’unissent, d’une miraculeuse union. Tout en demeurant deux personnes distinctes, elles n’ont plus qu’une seule nature, une seule substance, un seul être, dont chacune a sa part et qu’elles possèdent, toutes deux, tout entier.

Sur l’association de l’orchestre et du chant, il y aurait aussi beaucoup à dire, et beaucoup de bien. Opéra orchestral par le rôle et l’importance, par l’action et l’expression des instrumens, par l’intérêt, la variété, la force et quelquefois la finesse d’une instrumentation dont M. Rimsky-Korsakoff, après la mort de Moussorgsky, fut l’auteur, Boris Godounow est plus encore un opéra vocal et verbal. Pour cette raison d’abord, et pour cette autre ensuite, que la symphonie et le leitmotiv n’y ont à peu près aucune part, c’est, en un mot, tout le contraire de l’opéra wagnérien.

Que n’est-il point encore, cet étrange Boris, qui est tant de choses ! Chef-d’œuvre de musique réaliste, où l’impression, la notion des moyens ou des signes, de l’art en un mot, disparait ; où nous entrons en contact immédiat, un peu brutal parfois, terrible même, atroce, avec la vérité. Chef-d’œuvre aussi de musique historique, malgré les dédains et les défis prodigués à ce genre soi-disant indigne de vivre, ou de ressusciter. Chef-d’œuvre enfin de musique dramatique, au sens du mot le plus noble et le plus pur, chef-d’œuvre d’une musique interprète et conductrice toute-puissante des événemens et des âmes, créatrice incomparable, au dehors, et surtout au dedans, d’action, de mouvement et de vie.

De quelle vie ils vivent tous, en ce drame que je ne vous ai pas même conté ! L’argument en est simple. Boris, régent de l’Empire russe, a fait étrangler le petit Dimitri, l’héritier légitime. Il règne donc, étrangement sombre et farouche, ployant sous le double fardeau de sa puissance et de ses remords. Il y succombe enfin, et Grégoire, un jeune moine échappé de son couvent, un imposteur, lui succède, en se donnant pour Dimitri, le tsarévitch assassiné.

Je ne sais pas d’abord où parut jamais sur la scène lyrique une figure égale, pour la force et la violence, mais pour la tendresse aussi, pour la mélancolie grandiose et la torture intérieure, pour la noblesse jusque dans le crime, dans l’épouvante et la folie, à l’inoubliable figure du tsar meurtrier et mourant. Où donc aussi jamais, à l’autre pôle de l’art comme de la vérité, où donc a régné plus de calme, une paix plus profonde et plus sainte que dans la cellule du moine Pimène ? Où donc a souri, gazouillé plus de joie innocente et délicieusement enfantine, qu’autour de la table où bavarde, joue et chante avec leo petit tsarévitch et sa sœur, leur vieille et familière niania !

n n’est pas jusqu’aux moindres personnages, ceux que toute autre musique eût laissés à l’état de figurans, que cette musique, extraordinaire avec simplicité, ne change en figures vivantes. Qui donc, après avoir entendu ce vieux renard de prince Chouïsky, naguère témoin du crime de Boris, aujourd’hui de ses remords, qui donc oublierait jamais tout ce qu’il y a dans un récit, ou plutôt dans un rapport de l’équivoque personnage à son maître, d’hypocrisie et de bassesse, parfois même d’émotion sincère et d’horreur ! Un simple messager murmure quelques mots à l’oreille du tsar ; aussitôt, en moins de trois mesures, le désordre et la volubilité de son débit, l’incohérence et comme le détraquement de l’orchestre qui l’accompagne, tout cela, ou plutôt rien que cela confère au banal porteur de mauvaises nouvelles une tragique, une sinistre beauté. Parlerons-nous enfin de l’‘innocent ? Celui-là ne fait que passer. Je me trompe : il demeure, et quand il demeure, seul, après que le sauvage cortège a disparu, la route au bord de laquelle il est assis pleurant, devient en réalité, comme on l’écrivait récemment avec éloquence, la route même de l’histoire[3].

Mais la foule surtout, voilà l’élément, voilà la force, que le musicien de Boris a portée à un paroxysme jusqu’alors inconnu. Il y arrive, très naturellement, par des moyens primitifs et dédaignés aujourd’hui. Plutôt que de la partager, cette foule, à la façon des maîtres de la polyphonie, il la rassemble et la masse, il la déchaîne et la précipite, toujours mobile et changeante, mais toujours compacte, et tout entière toujours. « C’est le sanglot de tout Moscou, » dit Pouchkine, au premier acte de son Boris à lui, dont est tiré le Boris de Moussorgsky. Sanglot de douleur ou de colère, de joie, d’enthousiasme et d’amour, il n’en est pas un dont le musicien ne nous communique la secousse et l’ébranlement ; pas un transport, pas une crise de l’âme populaire, qu’il ne provoque et ne déchaîne. En vérité, cet homme fut digne d’être compté parmi les grands conducteurs d’hommes, parmi ceux dont parle l’Écriture, « qui travaillent sur les nations. »

Travailleur national et populaire, comme Q les a aimés tous deux, son peuple et son pays ! Nous parlions plus haut du réalisme de Moussorgsky. Mais, ne l’oublions pas, le réalisme russe, musical ou littéraire, loin d’être grossier et vil, de se fonder sur le mépris et la haine, est toujours à base de sympathie et d’amour. De quelle noble et pure atmosphère s’enveloppe le drame sombre, où ni le crime, ni la misère, ne dépouillent de je ne sais quel idéal supérieur ni les plus grands ni les plus petits ! Musique plus que toute autre terrible, plus tendre également que toute autre, cette musique, infinie en violence, ne l’est pas moins en miséricorde. Elle a pitié des malheureux, elle a pitié du coupable, et, livrant Boris au remords, à l’agonie, elle le fait excusable, intéressant et presque mystérieusement sacré.

Enfin, et nous terminons par là, ce grand musicien de drame et d’histoire, du peuple et de la patrie, est encore un grand musicien religieux. Un admirable sentiment liturgique anime tel ou tel épisode : une prière de la foule, une brève homélie de pèlerins. La cellule de Pimène, que les chants du monastère enveloppent d’un halo mystique, est l’un des plus pieux asiles où l’âme de la solitude, de la prière et de la méditation ait jamais soupiré. Le récit du moine, au dernier acte, baigne dans une lumière et dans une paix surnaturelle. Ainsi la dureté, la cruauté du drame s’atténue, et sur toutes les violences, toutes les horreurs de la terre, comme au-dessus des champs de bataille que Tolstoï a décrits, le ciel étend à l’infini sa douceur et sa pureté.

Chef-d’œuvre national, populaire et religieux, chef-d’œuvre simple, primitif même, et puissant, et nouveau par cette primitive simplicité, si nous en ramassons tous les traits, il nous faudra convenir que depuis longtemps un coup aussi retentissant n’avait été frappé à notre porte et que nous n’avions reçu de personne d’aussi hautes et salutaires leçons.

Que les serviteurs du maître, comme le maître lui-même, nous enseignent. Ce fut plaisir de les entendre, de les voir le servir tous, tous égaux, tous émules par la conscience et par le zèle, par le dévouement, ou la dévotion. Du premier au dernier, il semble que ni la voix, ni le talent ne leur manque. Pas un n’est insuffisant, peut-être parce que pas un n’est indifférent. Chacun fait de son mieux tout ce qu’il doit faire, et la plus noble fâche, comme la plus humble, est par eux accomplie avec amour. Ce qui « saute aux yeux » d’abord, après l’exacte magnificence des costumes authentiques, après le style des décors, éclatant, mais volontairement sommaire et libre, analogue à celui de la musique même, c’est « l’action » des chœurs, ou leur jeu. Ce qui saute, si j’ose dire, aux oreilles, c’est la pureté juvénile et la fraîche splendeur de leurs voix, la fermeté rythmique, la justesse musicale, autant que dramatique de leur chant.

Dirigé par M. Félix Blumenfeld, kapellmeister de l’Opéra impérial de Pétersbourg et musicien consommé, l’orchestre de notre Opéra ne pouvait, pour exécuter un ouvrage inconnu, trouver une direction plus intelligente, plus remarquable par la finesse autant que par l’énergie.

C’est un ténor délicieux, à la voix chaude, claire, et comme italo-slave, que M. Smirnow (le faux Dimitri). M. Kastorsky chante, joue et vit avec une sérénité noble, impassible, le rôle du moine Pimène. Il n’est pas jusqu’au vieux Chouïsky, — je vous répète que pas un n’est médiocre, — dont M. Altchefsky ne trace une silhouette saisissante. Et les quatre rôles féminins, de moindre importance, furent tenus excellemment, surtout celui de la Niania. Enfin je ne sais trop que dire, ou plutôt j’aurais à dire trop du héros de ces inoubliables soirées, de M. Chaliapine. A-t-il une voix magnifique, un extraordinaire talent de tragédien et de chanteur ? Peut-être, et même, entre nous, je le crois. On ajoute, plus brièvement, qu’il a quelque chose comme du génie. Et cela, j’en suis sûr.


Il me reste peu de place pour vous parler, ou vous reparler de Snegourotchka, déjà présentée naguère aux lecteurs de la Revue. En peu de mots, qu’en dirais-je ? Toujours la même chose, parce que c’est toujours la même chose : une chose délicieuse, comme Boris en est une colossale.

Dans la Russie non plus de l’histoire, mais des contes et des rêves, il y avait une fois une belle et froide enfant. Elle se nommait Snegourotchka (la fille de neige). Son père était le bonhomme Hiver et sa mère la fée Printemps (en russe, la saison capricieuse est femme). Ses parens l’avaient élevée dans la solitude et dans la froidure, parce que l’Été jaloux s’était juré de la tuer en la faisant fondre sous le premier rayon de soleil et d’amour qui toucherait son front et son cœur. Mais un matin l’enfant souhaita de quitter sa retraite et d’aller vivre de la vie humaine. Elle avait entendu les chansons d’un berger, elle l’avait aperçu lui-même, le beau Lel, jouant avec des jeunes filles, et ces jeux, et cette voix avaient troublé son âme. Ne pouvant plus retenir leur fille, l’Hiver et le Printemps la confièrent à des paysans qui demeuraient aux portes de la ville.

Alors commença pour elle un étrange et mélancolique destin, fait de son désir et de son impuissance d’aimer. Elle souhaita vainement l’amour du berger mélodieux. C’est un autre qu’elle charma. Un jeune et riche marchand, Mizguir, trahit pour elle Koupawa, sa fiancée. Celle-ci, maudissant le parjure, s’en vient demander justice au vieux tsar bienveillant et doux, gardien des promesses d’amour. Et Mizguir pour sa défense, ne trouve que ces mots : « Ah ! Tsar, si tu voyais Snegourotchka ! » La voici, l’enfant de neige, et le vieillard, la voyant si belle, s’afflige qu’elle soit insensible. Aussitôt il décide de tenir et de présider le soir même, dans la forêt, une sorte de cour d’amour, une joute de poésie et de chant, dont la jeune fille sera le prix. Le berger Lel est vainqueur. Mais c’est devant Koupawa qu’il s’incline. Auprès de Snegourotchka, méprisée à son tour, Mizguir redouble de tendre ardeur. Elle résiste, il la menace et, pour la sauver, il faut l’intervention des esprits de la forêt. De plus en plus Inquiète et désireuse d’amour, l’enfant de neige ira trouver sa mère et lui demander le don divin, en dût-elle mourir.

Elle l’obtient, et, revoyant Mizguir, elle sait enfin l’aimer. Devant tous elle l’avoue, et bénit la douceur nouvelle du sentiment qui l’envahit. Mais l’aube se lève et, de son premier rayon, fond lentement le cœur et le corps de neige. Mizguir disparaît, et cette gracieuse aventure, où la logique le cède à la poésie, s’achève par un splendide cantique à la gloire du soleil et de l’été.

Il ne faut pas que le terrible drame écrase le conte charmant. Gardons-nous de sacrifier la Fille de neige à Boris, au sentiment grandiose et farouche le sentiment naïf, intime et familier. Ce fut une rare, une heureuse rencontre, que celle de la musique de M. Rimsky-Korsakoff avec la musique de Moussorgsky. Opposées presque en tout, sur quelques points cependant elles se rapprochent et même se touchent.

Deux figures, entre autres, se font le plus curieux vis-à-vis. Que État, pourrait-on dire, et quel État ! Quel tsar que le formidable Boris ! Et quel tsar que le vieil et débonnaire souverain des heureux Bérendès ! La félicité de son règne évoque le souvenir de cet aphorisme de Renan : « L’intention de l’univers est généralement bienveillante. » La musique n’a presque pas d’autre intention dans les scènes exquises où vraiment « une immense bonté » tombe des lèvres mélodieuses du « petit père >» à la barbe d’argent. Nous disons « presque pas » d’autre, car un grain d’innocente ironie se cache quelquefois en cette indulgente musique. De plaisantes sonneries de trompettes semblent se moquer, gentiment, de cette cour dépourvue d’étiquette et de cérémonie. Mais à tout moment, et par un savoureux contraste, le style se relève, et très haut. Si le vieux roi s’amuse à peindre de couleurs vives les pilastres de son rustique palais, il accomplit sa naïve besogne aux sons d’un hymne étrange, grandiose, que des rapsodes aveugles chantent à pleine voix. Si, du haut des balcons, deux hérauts convoquent le peuple de la ville, il y a peut-être dans leur appel un soupçon de raillerie encore, mais certainement il y passe un souffle épique, et qui remplit tout l’horizon, de grandeur et de majesté. Enfin je ne sais rien de plus touchant que la cantilène d’extase que murmure le tsar, incliné sur le front de sa visiteuse ingénue. Respect et regret pieux, hommage d’un empereur à cheveux blancs à une enfant aux blonds cheveux, salut de ce déclin à cette aurore, tout à fait attendrissante et bien près d’être sublime cette rencontre de l’extrême vieillesse avec l’exquise beauté.

Partout se mêle ainsi, d’un bout à l’autre de l’ouvrage, la note familière à la note poétique, l’idéal supérieur à la proche réalité. Le parfum d’une telle musique lui vient de ce mélange. Un de ses parfums plutôt, car le grand artiste russe a fait sa gerbe avec plus d’une sorte de fleurs. Mais elles sont toutes de son pays. Et voilà comment, dissemblables à tant d’égards, incomparables pour l’esprit ou le sentiment, pour les formes ou le style, l’œuvre de M. Rimsky-Korsakoff et celle de Moussorgsky finissent néanmoins par se rejoindre et par trouver dans la communauté de leur nationalisme leur analogie et leur unité.

Par là toutes les deux, bien que nous étant amies, nous sont étrangères. Snegourotchka diffère tout autrement de nos opéras que Boris Godounow, mais en est à peine moins différente. Pour le faire voir, jusque dans le détail, le temps seul nous fait défaut aujourd’hui. Moussorgsky, nous le disions tout à l’heure, bouscule nos habitudes musicales. Il les brise avec violence et comme à coups de poing. Avec une grâce subtile et d’une main légère, M. Rimsky-Korsakoff les dénoue.


Quelques-uns, dont nous sommes, ont regretté que l’interprétation générale de Snegourotchka, par les artistes de l’Opéra-Comique, eût, avec trop d’emphase, de lenteur et de lourdeur, trop peu de naturel et de naïveté.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Moussorgsky, par M. Calvocoressi, dans la collection des Maîtres de la musique, Paris, Félix Alcan.
  2. M. le vicomte E.-M. de Vogué.
  3. Mme Marie Olénine d’Aleim : Le legs de Moussorgsky, 1 vol. Paris, E. Rey, 1908.