Revue musicale - 14 mai 1876

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REVUE MUSICALE

Il y a au théâtre des sujets qui sont toujours à faire ou à refaire : Jeanne d’Arc est de ce nombre. Qui relèvera le catalogue des pièces écrites sous l’invocation de la pucelle de Domremy, drames, opéras, pantomimes ? Soumet en fait une tragédie classique, Schiller une tragédie romantique, laquelle ne serait même, à proprement parler, qu’une éblouissante féerie. Jamais l’histoire ne fut si complaisamment traitée ; un étranger seul pouvait se permettre de pareilles licences, disons mieux, de pareils sacrilèges envers la plus illustre et la plus sainte de nos chroniques nationales. « Je vous répète que je n’ai rien fait que du commandement de Dieu et que je n’ai jamais tué personne. » Celle qui dans le procès s’exprime ainsi est travestie en amazone de la Jérusalem du Tasse, on la voit batailler et se démener furieusement, elle tue en virago Mongommery dans une lutte corps à corps, s’élance l’épée haute contre le chevalier Lionel, dont le casque sous le choc jaillit en éclats, et la voilà qui soudain, en apercevant les traita de son jeune et brillant adversaire, la voilà qui devient amoureuse et succombe à l’insolation foudroyante, ni plus ni moins que Juliette quand elle aperçoit Bornéo. Alors sa damnation commence ; à ces voix qui venaient du ciel succèdent les voix de la passion, qui viennent de l’enfer : comme elle fut naguère possédée de Dieu, elle se sent désormais possédée du démon ; après l’illuminisme le sortilège, et, pour que personne n’ignore la confusion de sa pauvre âme et de son pauvre esprit, elle se dénonce elle-même. C’est d’abord Agnès Sorel qui reçoit sa confidence, puis le roi, puis ses sœurs, puis tout le monde ; si bien que, chassée, honnie et mise au ban, l’infortunée erre à travers bois pendant l’orage et ne trouve d’abri que dans une hutte de charbonniers, d’où presque aussitôt elle est expulsée, car le fils qui revient du camp la reconnaît. « Chère mère, que faites-vous ? à qui donnez-vous l’hospitalité ? C’est la sorcière d’Orléans I » N’admirez-vous pas la pente tout allemande que prend ici la chronique française ? On songe involontairement à Geneviève de Brabant, aux contes des frères Grimm, vous nagez en plein romantisme germanique ; du procès de Rouen, pas un mot, rien du bûcher. Tombée aux mains d’Isabeau de Bavière, qui, elle aussi, bat la campagne en Bellone casquée et cuirassée, notre héroïne est enfermée dans la tour du nord ; du haut de sa bastille, elle assiste au combat qui se poursuit dans la plaine avec des fortunes diverses : tantôt c’est le léopard qui l’emporte et tantôt c’est la bannière aux fleurs de lis. Tout à coup cependant le parti de France ploie, le roi est menacé, les lances bourguignonnes déjà l’enveloppent ; pauvre Jeanne, affolée à l’idée que ton gentil seigneur va devenir le prisonnier des Anglais, comment t’y prendras-tu pour le tirer de ce nouveau pas ? Elle invoque ses saintes, rompt ses liens et se précipite par la fenêtre du donjon. Qu’est-ce après tout que cent coudées quand l’aile des anges vous soutient ? Ainsi rendue par miracle à la liberté, la Pucelle, sa hache en main, se rue au plus fort de la mêlée et reçoit le coup mortel en dégageant son roi. Jeanne meurt sur le champ de victoire, et, tandis que les drapeaux s’inclinent au-dessus d’elle, le ciel lui ouvre ses portes d’or, et des légions de séraphins, chantant et semant des fleurs, sillonnent les airs à sa rencontre. Vous voyez d’ici l’apothéose.

Tout cela, au point de vue de l’histoire, est simplement absurde, et cependant cette féerie, — car, je le répète, c’en est une, — nous montre de temps à autre, par éclairs, un poète de génie. La scène de Jeanne avec le chevalier noir dénonce un maître. A l’horizon se dresse la cathédrale de Reims, que le soleil empourpre d’un nimbe de feu, et dans la campagne, où l’on se bat, la Pucelle d’Orléans s’est égarée à la poursuite d’un chevalier mystérieux dont le sinistre aspect l’intrigue et l’épouvante. Elle le somme de lever sa visière et de croiser le fer bravement ; l’inconnu ne répond que par des paroles brèves et prophétiques. Irritée, elle s’élance sur lui et le traverse de son épée lorsque soudain, au bruit du tonnerre, le spectre se fond dans les vapeurs du soir et disparaît. Ce chevalier noir, c’est le destin, le propre destin de la vierge guerrière qui vient l’avertir au moment suprême : « Jeanne d’Arc, jusqu’aux murs de Reims, la victoire t’a portée sur ses ailes ; que ta renommée te suffise, congédie la fortune qui t’a suivie en esclave, avant que, frémissante du joug, elle s’affranchisse d’elle-même. » Que dire aussi ou plutôt que ne pas dire du caractère de Talbot, ce chef militaire, ce tacticien éprouvé, ce penseur placé là comme antithèse au surnaturalisme ambiant ? Vaincu par un idéal dont le sens lui échappe, il se fait noblement tuer quand il voit ses soldats s’enfuir éperdus devant ce qu’il appelle « une œuvre de pure jonglerie » et meurt en stoïcien, seul, sous un arbre de la forêt, l’amertume au cœur et le blasphème à la bouche. « O monde, reprends ces atomes un moment réunis pour la joie et pour la souffrance ! » L’œuvre de Schiller étincelle de beautés, même à ne point parler de la partie lyrique, admirable en tout état de cause ; les adieux de Jeanne d’Arc au sol natal, les stances désolées qui s’exhalent de son âme après la défaillance, tout cela compte parmi les plus beaux vers de la muse moderne, — seulement ces beautés sont d’ordre cosmopolite, et pour traiter un pareil sujet l’inspiration pure et simple d’un grand poète ne suffit pas, il faut encore y joindre toutes les sympathies, toutes les flammes du sentiment national porté à sa suprême puissance. Mysticité, patriotisme, dans ces deux mots tient l’épopée de Jeanne d’Arc, l’héroïne est une des plus complètes qu’il y ait jamais eu : grande par sa volonté, plus grande par ses actes et plus grande encore par son martyre ; elle a le laurier et la palme ! Elle est de son pays et de son temps, elle en a l’âme, c’est la foi du moyen âge doublée d’un enthousiasme encore ignoré, le patriotisme. Le peuple des campagnes, plus près du sol, ressent ce que les classes supérieures ne ressentent pas ; nos guerres avec l’Anglais avaient eu jusqu’alors plutôt une physionomie chevaleresque, ce fut Jeanne qui la première imprima le caractère national à ces passes d’armes féodales et qui, donnant au pays conscience de sa haine instinctive contre la domination étrangère, transforma ces luttes périodiques de chevaliers à chevaliers en une guerre populaire d’extermination. La nuit du moyen âge commençait à s’éclaircir un peu, un renouvellement secret dont sans doute les masses n’avaient aucun pressentiment s’annonçait déjà par certains signes. Saint François d’Assise au XIVe siècle, sainte Catherine de Sienne au XVe, avaient, comment dirai-je ? assoupli, imprégné d’amour et de tendresse le vieux dogme inflexible et dur. La foi régnait partout, de plus en plus accrue, exaltée par les horreurs du temps : peste noire, massacres, invasions et fléaux de toute espèce. À ces époques, la plante humaine grandit à des proportions formidables, dans le bien comme dans le mal ses facultés se décuplent, la rêverie devient extase, un fluide mystérieux circule qui, selon les prédispositions de l’individu, va développer chez lui le delirium tremens de la politique ou tel état convulsionnaire se traduisant par les visions et l’hallucination. Jeanne d’Arc est bien l’enfant du siècle : un système d’une susceptibilité nerveuse extraordinaire, une imagination inflammable et vibrante, la prédisposent à sa vocation ; elle y croit et bientôt force les autres à croire en elle. Croire, être crue, de ce double courant résulte sa mission nécessairement surnaturelle pour les contemporains. Œuvre du ciel et miracle ! s’écrient ceux qu’elle sauve ; œuvre de l’enfer et sorcellerie ! hurlent ceux qu’elle frappe.

Il y avait à coup sûr de tous ces élémens un immense drame musical à dégager, une sorte de composition historique à la manière des Huguenots. M. Mermet a mieux aimé s’en tenir à la légende, et sa pièce s’ouvre autour de l’arbre des fées. L’auteur a son parti-pris ; loin de se répandre à l’aventure comme Schiller, il se concentre, n’invente que juste autant qu’il faut pour donner à l’action couleur dramatique. Son programme ne nous offre guère qu’une suite de tableaux dont chacun marque une étape du glorieux chemin parcouru : Domremy, Chinon, Orléans ; Rouen seuil est omis. Cette idée de sous-entendre le bûcher et de terminer le poème en plein triomphe, vous séduit au premier aspect ; cependant à la réflexion votre esprit se ravise et toutes les splendeurs de ce sacre, — un des plus beaux spectacles qui se puissent voir à l’Opéra, — ne sauraient être prises pour un dénoûment. L’histoire s’impose à vous malgré l’auteur, une Jeanne d’Arc simplement militante et triomphante ne sera jamais qu’une figure incomplète ; une scène et la plus admirable, manque à la trilogie, un volet au triptyque. Vierge, héroïne et martyre, nous dit l’histoire, comme s’il fallait que cette gloire si pure eût son châtiment et fût expiée à l’égal d’un crime. On cherche, on regrette le grand épilogue du procès, on songe à l’acte du sénat dans Othello, au conseil des évêques dans l’Africaine, et l’imagination se représente ce qu’un Meyerbeer aurait pu faire de ces effroyables assises où sombra l’honneur de deux nations. Je viens de nommer Shakspeare et je me rétracte ; le mieux ici est de le laisser de côté pour n’en point rougir. À quoi sert donc le génie, s’il ne nous défend pas contre les plus tristes et les plus vulgaires préjugés ? Tous les odieux commérages qui traînaient au XVe siècle dans les sacristies et dans les camps de la vieille Angleterre, le grand poète les adopte sans critique et les reproduit sans vergogne. Jeanne est une virago, une drôlesse fieffée, une infâme sorcière, son supplice même ne trouve point grâce devant lui, — disons plutôt devant l’auteur de cette première partie du King Henry VI, — car heureusement l’incertitude plane encore sur l’authenticité de ce drame, et bien des gens doutent qu’il soit de Shakspeare ; mais ce ne sont point là les affaires de M. Mermet, et quand on parle d’un ouvrage, l’important est bien moins d’insister sur les choses que le poète ou le musicien, pour une raison ou pour une autre, en a écartées, que de s’occuper de celles qu’il y a mises.

Le premier acte de Jeanne d’Arc est charmant ;, on citera le prélude symphonique qui lui sert d’ouverture, le récit de Gaston de Metz, bien conduit et se terminant par un de ces rhythmes vigoureux que reprend le chœur et dont le chantre de Roland a le secret ; on vantera les couplets de Jeanne, où je souhaiterais chez Mlle Krauss un peu plus d’énergie d’accentuation sur ces mots : une femme a perdu la France, une vierge la sauvera, qu’elle efface par trop d’émotion pathétique, au lieu de les mettre nettement en relief. Ce qui fait à mes yeux le charme de ce premier acte, c’est son caractère d’ensemble, le drame et la musique tout s’y tient, et le tableau serait complet si les voix célestes ne laissaient beaucoup à désirer. D’où partent ces voix ? que veulent-elles ? Il y a là un effet que le public ne s’explique pas, soit à cause de l’éloignement du chœur placé derrière la scène, soit à cause de l’absence de l’élément surnaturel, dont le compositeur a négligé d’éclairer son cantique. De toute façon, cette espèce de confusion aurait pu être évitée par un simple jeu de mise en scène ; il eût suffi d’entr’ouvrir un coin du ciel et de nous montrer dans l’azur les saintes femmes et saint Michel archange. Le deuxième acte nous transporte à Chinon. Tandis que son royaume s’effondre de partout, le gentil dauphin de France, suspendu aux lèvres d’Agnès Sorel, attend que sa douce maîtresse lui donne le la ; si vous aimez les cavatines à l’italienne, c’est le moment : cavatine du roi, chanson à boire, air de bravoure d’Agnès surchargé de vocalises, agrémenté de roulades imitant l’appel du clairon, morceau très brillant en somme, et que Mlle Daram enlève avec une certaine crânerie.

Au troisième acte, l’intérêt musical se réveille. Le mouvement du drame, l’entrain pittoresque amènent les bons numéros. Le trio entre Agnès, le traître Richard et l’astrologue a bien son prix. Cette phrase du nécromancien, lisant dans les étoiles la mort d’Isabeau de Bavière et reprise en canon par les autres personnages, rappelle pour le ton sinistre et prophétique un passage de Roland resté célèbre : Roncevaux, vallon triste et sombre. Vient ensuite la romance de Gaston contemplant Jeanne endormie et soupirant : Qu’elle est belle ! comme Robert le Diable en arrêt devant sa princesse, — mélodie que M. Salomon dit à merveille. L’épisode de l’orgie avec l’étourdissant ballet qui le complète est une des plus grandes curiosités de la soirée et dans ce succès de décors, de costumes et de mise en scène, le musicien peut, à bon droit, revendiquer une large part. Ces thèmes qui se croisent et se combinent, ce mélange d’archaïque et de moderne, répondent singulièrement au caractère picaresque de la situation, c’est du Callot très réussi. Le motif sur lequel entre ou plutôt bondit en scène Mlle Amélie Colombier, pétulante, intrépide, toute joyeuse et triomphante de ses quinze ans, et déjà l’œil fixé sur son étoile qui danse au firmament, — ce motif est des mieux trouvés, plein de grâce et de belle humeur, et lorsqu’il reparaît vers la fin dans le tourbillon de la bacchanale, vous pensez à la Marche turque de Mozart, instrumentée par Auber pour le ballet de don Juan, et à l’effet qu’il en a su tirer dans le branle-bas général de la conclusion. Quant au Veni Creator, chanté d’abord par Jeanne, puis repris à pleine voix par les soldats et les prêtres, c’est à mon sens le morceau capital de l’œuvre, et ce que j’appellerais le couronnement de l’édifice, attendu que le quatrième acte, tout entier aux processions, aux pompes et cérémonies du sacre, ne peut guère figurer que comme un magnifique épilogue décoratif. Comment se fait-il qu’on ait tenu si peu compte de ce morceau capital, et que le même public qui jadis acclamait le cri de guerre de Roland reste froid à ce déploiement de toutes les sonorités de l’orchestre et des chœurs manœuvrant sous l’inspiration d’une Gabrielle Krauss !

Ici se présente une question toute personnelle et qui pourrait s’appeler le cas de M. Mermet. Bien avant le premier soir la malveillance se donnait carrière, partout déjà circulaient les méchans bruits, les pronostics funestes, lorsque vint la répétition générale qui, donnée dans des conditions désastreuses, devait porter à l’ouvrage un si rude coup. La première représentation fut moins mauvaise qu’on aurait pu le craindre ou le souhaiter, selon le point de vue où ton se place ; mais le lendemain, justes dieux ! quel déchaînement de critiques acerbes ! Un véritable malfaiteur n’aurait pas trouvé des juges plus impitoyables. C’est que M. Mermet a, je le crains, un tort immense par le temps qui court : il n’est membre d’aucun conservatoire, d’aucune coterie, d’aucun groupe ; jamais il ne fut prix de Rome ni saint-simonien. M. Mermet ne se réclame de personne, et personne ne le réclame, sauf quelques rares amis soigneusement choisis en dehors des musiciens, Eugène Forcade, Émile Augier, etc. Sur cette asphalte parisienne où s’agitent et se culbutent tant de compétitions dévorantes, il va seul placidement son chemin, « son petit bonhomme de chemin, » dirait Gautier ; étranger aux questions du jour, il s’inquiète aussi peu du wagnérisme que du jacobinisme. Timeo hominem unius libri, M. Mermet est bien cet homme-là, son livre à lui change quelquefois de titre, jamais d’auteur. En 1846, ce livre s’appelait le Roi David ; seize ans après, il s’intitulait : Roland à Roncevaux, aujourd’hui il a nom Jeanne d’Arc. Tandis que les autres vont en guerre et se ruent à la croisade, M. Mermet, imperturbable, compose et minute son opéra, et, quand il a fini de l’écrire, il le fait jouer, chose plus difficile, et qui ne laisse pas de lui donner un certain avantage sur l’énorme quantité de gens qui font des opéras qu’on ne joue pas. Aussi n’a-t-il guère à compter sur l’indulgence de la galerie : trois ouvrages représentés à l’Académie nationale, sur le premier théâtre du monde, trois opéras, presque un répertoire, quand on ne s’appelle ni Meyerbeer, ni Rossini, ni Halévy, ni Auber, trois opéras dont un Roland à Roncevaux, compte pour un grand succès et pendant cinquante représentations a fait le maximum des recettes. De tels griefs ne se pardonnent point, et M. Mermet, honni, rabroué, n’a que ce qu’il mérite. Par bonheur, le public n’épouse pas ces querelles d’Allemands, l’excès dans l’attaque a ses réactions, et Jeanne d’Arc profite aujourd’hui d’un de ces mouvemens en sens contraire ; mais que sont de tels argumens contre la malveillance, qui soutiendra toujours que cette affluence a pour raison la splendeur du spectacle, et que les applaudissemens ne visent que la cantatrice ?

Sur la personne physique de Jeanne d’Arc, la chronique et l’imagerie nous réduisent aux conjectures : en fait de portraits, rien d’authentique, et la seule manière de se représenter la Pucelle d’Orléans est encore de rapprocher entre eux divers traits épars et flottans dans les procédures relatives aux gestes de son existence. Nous apprenons ainsi qu’elle était de taille moyenne, svelte et vigoureuse, bien formée, bien plantée, avec un buste dont la beauté se dessinait surtout lorsqu’elle maniait son cheval de bataille, poussant et retenant l’animal superbe qui ne savait que mordre son frein blanc d’écume et se plier aux volontés de la jeune guerrière. Le sire d’Aulnon, chargé par le dauphin d’accompagner Jeanne d’Arc en qualité de garde du corps, raconte des merveilles de ce buste, dont, paraît-il, la cohabitation forcée de la vie des camps lui permit souvent d’inventorier les trésors du coin de l’œil : aliquando videbat ejus rnammas qaœ pulchræ erant. Elle avait au plus haut degré le diagnostic des natures nerveuses : sensible à l’excès, portée aux larmes, et dans les momens d’enthousiasme son visage s’illuminait de radiations célestes. Remarquons aussi la vibration particulière de sa voix : vox infantilis, quelque chose d’immaculé, de virginal, et notons à trois siècles de distance le même phénomène chez une autre héroïne de notre histoire : Charlotte Corday avait également cette limpidité d’accent, cet enchantement de la voix ; un peintre allemand nommé Hauer, qui dessina ses traits in extremis et ne la quitta qu’au marchepied de l’infâme charrette, a constaté ce don exquis, et, sans établir de parallèle entre la grande libératrice du sol national au XVe siècle et cette pauvre fille toute romaine qui ne reconnaissait d’autres héros que les héros de sa république, d’autres dieux que ses dieux, cherchant des Brutus et des Cassius sous les ombrages du Palais-Royal et des Champs-Elysées, encore est-il permis de relever un signe d’ineffable pureté commun à ces deux belles âmes. On voit par ce rapide crayon ce qui manque à Mlle Krauss pour ressembler à Jeanne d’Arc. Tout le côté en dehors est rendu admirablement : elle a la force et la puissance, l’autorité du geste et du maintien ; le reste, naïveté, pathétique, illuminisme, est absent, elle a le casque sans le nimbe. Je ne veux point dire que le double aspect du rôle échappe à son intelligence ; elle comprend très bien au contraire, seulement les moyens lui font défaut ; son tempérament de grande tragédienne classique se refuse à l’expression des rêveries et des extases de la jeune fille, et puis cette résonnance idéale, cette voix de l’enfant qui cause avec les anges et les saints du paradis, où la trouver ? La vraie place de Mlle Krauss est sur la terre et non dans les régions mystiques, son triomphe est dans l’appel aux armes, dans son invocation au dieu des batailles, quand, aux dernières mesures du Veni Creator, elle enlève d’un effort surhumain et les chœurs, et l’orchestre, et la salle ; noble et -généreux mouvement où l’on sent que la valeureuse artiste épouse en plein la cause de l’auteur, dont elle finit pair gagner le procès devant le public ! Si Mlle Krauss ne ressemble guère à Jeanne d’Arc, M. Faure ne ressemble pas davantage au dauphin de France, et bien lui en prend, car ce très pauvre sire était de sa personne un assez vilain masque, et M. Faure est assurément le plus beau roi qui jamais ait balayé de son manteau fleurdelisé les planches d’un théâtre. Le chanteur n’est peut-être pas ce qu’il fut, la voix s’empâte, et le fameux effet obligé sur la pénultième du rhythme commence à perdre de son prestige ; mais dans l’acte du sacre, quel souverain ! comme il s’entend à manier le sceptre et la couronne, à jurer sur les évangiles, comme il harangue son peuple et le bénit bien ! Il est à lui seul toute la cérémonie, et lorsqu’il s’agenouille sous le dais pour recevoir la sainte ampoule des mains de l’archevêque de Reims, on dirait qu’il n’a fait que cela toute sa vie.

Débuts modestes et progrès soutenus aboutissant au développement complet des facultés du maître, c’est histoire de la plupart des grands artistes de notre ancienne école française. Aujourd’hui la théorie gouverne le monde et chacun prétend dès l’abord s’affirmer en réformateur. De technique traditionnelle, il n’en existe plus, mais nous avons le style expérimental, le style subjectif, en d’autres termes, une manière d’éclectisme qui va de Boïeldieu, d’Hérold et d’Auber à Richard Wagner en passant par Donizetti, Weber, Meyerbeer et Verdi, — le style Gounod, une forme mélodique indécise, flottante, toujours la même, sans mouvement et sans couleur, qui recherche de préférence les salles de concert et s’y épanouit en oratorios, suites d’orchestre et grandes conceptions mirifiques. Quant à ce qui regarde le théâtre, c’est autre chose ; comme on n’y réussit qu’à certaines conditions, ceux qui s’en rapprochent sont d’ordinaire les mieux doués et les plus habiles, qu’ils se nomment Bizet, l’auteur de Carmen, ou Guiraud, l’auteur de Piccolino. Eux aussi ont leur façon d’écrire, leur style subjectif, ce qui ne les empêche pas, en montant sur la scène, de mettre la théorie de côté et de parler une langue en rapport avec les goûts du public non moins qu’avec la science ayant cours. M. Guiraud semble avoir enfin trouvé sa voie, et certes, par tant de travaux et d’essais multipliés, il l’a bien mérité. Goethe assurait qu’on n’arrive jamais à produire une œuvre qu’après en avoir raté au moins dix. Faut-il porter au compte des œuvres avortées les divers opéras-comiques en un ou deux actes donnés soit à Favart, soit à l’Athénée : Sylvie (1864), le Kobold (1870), Madame Twrlupin (1872) ? Je me garderai de me prononcer là-dessus ; mais je reconnais volontiers que le ballet de Gretna-Green, représenté a l’Opéra en 1873, est une composition musicale pleine de distinction et qu’il n’y a qu’à louer dans la suite d’orchestre exécutée au Cirque-d’Hiver et dont le finale, intitulé Carnaval, figure au troisième acte de Piccolino. Le nouvel ouvrage de M. Guiraud ne contient pas moins de vingt-trois morceaux, autant dire que la musique y déborde ; ajoutons qu’elle a de plus le tort de se produire presque constamment à l’état épisodique. Le premier acte est une sorte d’oratorio monotone où la fête de Noël célébrée en famille et le défilé des rois mages servent de prétexte à des trios, à des quatuors, à des chœurs, en un mot à de la musique pour de la musique. Viennent ensuite les intermèdes idylliques, bouffes, carnavalesques et tragiques, car il y a de tout dans ce mélodrame : des cantiques, des coups de poignard et des scènes de rapins. Convenons que voilà un fier cadeau que M. Sardou a fait au musicien, mais aussi pourquoi le musicien s’est-il si bénévolement trompé de porte ? M. Sardou ne fut jamais un librettiste et n’entend rien aux choses de la musique. Quelle idée de supposer qu’il ira se mettre en frais de situations claires, nettes et définies, comme il en faut à l’Opéra, lui qui dans son théâtre n’a de complaisance que pour les accessoires et les minuties ! Chacun d’ailleurs connaît le zèle à retaper ses vieux manuscrits qui caractérise l’auteur des Pattes de mouche. C’est assez que les Près Saint-Gervais aient été représentés cent fois à Déjazet sous forme de vaudeville pour qu’il s’ingénie à les resservir en opérette au public des Variétés, et ce Piccolino, qui n’avait déjà point tant fait merveille au Gymnase, demeure à ses yeux un si précieux objet d’art qu’après en avoir donné jadis une seconde édition à Ventadour avec de la musique de Mme de Grandval, il sent aujourd’hui le besoin d’en apanager l’Opéra-Comique, en attendant sans doute de le porter à la Gaîté sous couleur de ballet-féerie. Et cela s’appelle aider à la fortune des jeunes compositeurs !

Je me demande ce que tel maître du genre, Hérold, Auber, pourrait bien tirer d’un pareil texte. Tout le monde connaît la Claudine de Florian, c’est la même anecdote sentimentale, enguirlandée et soutachée des mille et une fanfreluches d’une dramaturgie de pacotille. Claudine, à l’Opéra-Comique, se nomme Marthe, l’amant de cette espèce de Mignon bâtarde l’a quittée pour courir les aventures, et la voilà qui se met à le relancer par monts et par vaux, travestie en petit colporteur de statuettes. Une fois sur cette piste, l’imagination ne s’arrête plus. C’est vers Rome que l’infidèle s’est dirigé, via Helvetiœ ; mais il aurait pu tout aussi bien aller par le canal de Suez promener dans l’Inde ses fantaisies expérimentales, et, la pièce restant la même, le pittoresque n’eût fait qu’y gagner ; au lieu de ces aubergistes renouvelés de Fra Diavolo, de ces rapins démodés chantant la complainte de la brune, de la blonde et de la chauve ! de tout ce mauvais goût et de tout ce fatras, voyez d’ici la perspective, des théories de bayadères, des chœurs de brahmines, des sarabandes de fakirs, des maharajahs sur leurs éléphans, et le bûcher légendaire de la veuve du Malabar, comme dans le Tour du Monde ! M. Guiraud a spirituellement procédé selon la circonstance. On lui donnait un scénario dépourvu d’intérêt et de situations, il s’est jeté à corps perdu dans l’accessoire, prodiguant les sérénades, les sorrentines, les carnavals romains, les tarentelles et les ritournelles, et composant moins une partition qu’un chatoyant recueil de pièces et de morceaux. Toujours est-il qu’il y a là bien du talent, et que, si l’homme de théâtre a besoin d’une autre épreuve pour s’affirmer définitivement, le musicien reste dès aujourd’hui hors de cause. L’orchestre, habilement manié selon l’esprit du temps, abonde en ingéniosités harmoniques, en résonnances curieuses, la mélodie a de l’essor, heureuse souvent, parfois banale, presque toujours amusante. Tout cela, quand on se rappelle l’ancien style de l’Opéra-Comique, le vieux jeu, vous paraît dès l’abord singulièrement original et battant neuf ; on fera bien cependant de ne point oublier que ces tendances nouvelles, Bizet les avait déjà mises en pratique et que c’est lui qui le premier, dans Carmen, donna la note.

Un acte de comédie agréable et de jolie musique : voilà pour les Amoureux de Catherine, qu’on a donnés cette semaine. La comédie, très ingénieusement adaptée d’après un conte d’Erckmann-Chatrian, est de M. Jules Barbier, qui s’entend fort aux paysanneries, ainsi qu’il l’a prouvé dans les Noces de Jeannette, le Chien du Jardinier et vingt autres pastorales tant réalistes que florianesques ; le musicien, M. Henri Maréchal, nous revient d’Italie, où dès 1870 l’envoyait son prix de Rome, et c’est par des oratorios et des compositions de haute volée qu’il y préludait à son début d’aujourd’hui ; cela se voit au style aisé, sobre et sûr de sa chanson, qui, grâce à Dieu, ne prétend pas être une symphonie. Cette plume-là sait déjà ce qu’elle veut et ce qu’elle peut, et ce ne sont certes pas les aptitudes qui lui manquent.

Outre qu’elle a les plus beaux yeux du monde, Mlle Catherine tient une auberge des mieux achalandées, et naturellement chacun s’évertue à lui plaire, mais sans réussir, car c’est son caprice à cette bonne et gentille fée d’élever jusqu’à elle et de rendre à la fois heureux et riche, d’un coup de sa baguette enchantée, un pauvre diable de maître d’école qui l’adore en silence du fond de son humble condition. Mlle Chapuy joue le rôle de la bonne fée Catherine, et met beaucoup de grâce et de talent à rendre ce personnage, auquel son costume d’Alsacienne prête une sympathie de plus ; le jeu, le chant, tout est exquis chez cette jeune artiste, et je m’étonnerais qu’un administrateur aussi habile que M. Perrin ne parvînt pas à tirer d’une pareille étoile le parti le plus complet pour la rénovation de l’Opéra-Comique. Dans certaines reprises bien ménagées d’anciens ouvrages, Mlle Chapuy rendra les meilleurs services. Ceux qui l’ont entendu chanter l’air du Calife de Bagdad savent ce que valent sa manière et son goût ; cet art, si délicat, si mignon qu’il soit, convient au genre, il ne s’agit que de le bien mettre en crédit près du public, et de ne pas perdre une occasion d’informer les amateurs qu’on a chez soi un Meissonier, et des plus rares.

Il faut que ce nom de Verdi possède quelque influence talismanique ; dès que les cinq lettres mystérieuses commencent à flamboyer sur une affiche, les têtes se montent et la discussion se ranime. Parlez-moi de ces hommes puissans auxquels rien ne résiste, capables de forcer à l’enthousiasme l’indifférentisme le plus récalcitrant, et de ramener d’un coup de main vigoureux vers les sentiers de l’art, du plus grand art, toute une foule désœuvrée qui semblait ne plus croire qu’à l’opérette ! Meyerbeer eut cet ascendant, mais il en jouit moins, car ce fut seulement à dater de sa période française, à dater de Robert le Diable et des Huguenots, que la gloire le prit.. Verdi au contraire n’a pas attendu, il n’a même point failli attendre : la renommée est venue à lui tout de suite et sans l’ombre d’hésitation. Du jour de son début à l’heure présente, la faveur du public ne s’est pas démentie un instant, se passionnant tour à tour en 1843 pour les Lombardi, en 1850 pour Rigoletto, en 1874 et 1876, pour la messe de Requiem, et le splendide ouvrage que le théâtre italien vient de représenter. Autant d’évolutions, autant de crises dont l’Europe entière s’est occupée. Les premières variations de Meyerbeer eurent lieu dans la plus complète obscurité. Chez Verdi, nous comptons déjà trois manières, dont pas une n’aura passé inaperçue. Une énergie extraordinaire de tempérament, l’accent dramatique et mélodramatique au plus haut degré, l’entraînement et trop souvent aussi la frénésie dans la passion, avec cela les grands partis-pris dans les masses, des trios magnifiques, des finales qui vous électrisent toute une salle, — voilà pour la physionomie du Verdi de la première manière en réaction contre les vaines élégances du rossinisme, contre l’énervante morbidesse de Bellini, pour le Verdi de Nabucco, d’Ernani, de Macbeth, de Loïsa Miller et des Masnadieri. « Verdi est une rude pilule à avaler pour la critique de parti-pris, — remarque un très-judicieux écrivain viennois, M. Hanslick[1], pour cette critique qui, placée en face d’un compositeur puissant et populaire, aime mieux nier carrément que d’aller y voir. » Rigoletto, la Traviata et surtout Un Ballo in maschera caractérisent une nouvelle période où l’influence française se fait sentir à certaine recherche du détail, à certains raffinemens d’exécution, à l’étude moins négligée de l’expression dramatique. Cependant les principes du wagnérisme se sont répandus de par le monde, la musique de l’avenir et la mélodie continue ont posé bruyamment leurs conclusions. À ce moment (1867) arrive Don Carlos, œuvre de transition, œuvre amphibique, étrange composé de cantilènes italiennes et de récitatifs prolongés, assemblage des élémens les plus divers, qui nous montre des préoccupations symphoniques, un orchestre chargé, compliqué, se surmenant, et parmi toute sorte d’incohérences, l’admirable finale de l’auto-da-fé et la sublime scène entre Philippe II et le grand-inquisiteur. Un pas de plus, laissez le temps au maître de se retrouver, de se reconquérir lui-même, et vous avez d’abord Aïda, puis la Messe pour Manzoni.

Cette Aïda, que Paris enfin vient d’entendre, tient une place a part dans le répertoire de Verdi : c’est là son œuvre d’art par excellence ; le maître n’a jamais rien écrit de plus fort. Aller au fond d’une pareille composition n’est pas un simple jeu. Comme l’Isis égyptienne dont elle s’inspire, cette musique a ses voiles qu’il faut savoir soulever, et alors que de beautés d’ordre purement technique, de merveilles vous découvrez qui vous avaient échappé, saisi que vous fûtes d’abord par l’ivresse de ces mélodies, l’impulsion de ces rhythmes, irrésistibles courans dramatiques qui se croisent à l’extérieur ! N’allons pas croire cependant que tout le monde soit content. L’homme est un animal fort bizarre et généralement grand ennemi de ses plaisirs. Personne n’ignore dans quel discrédit était tombé naguère l’ancien opéra italien. Eh bien ! il suffit qu’un musicien de génie se rencontre et fasse résolument acte de souveraine et radicale régénération, pour qu’à l’instant mille partisans vrais ou faux du passé dressent l’oreille et protestent au nom de la routine. Voyez-les se démener, tous ces malveillans déguisés en voltigeurs du donizettisme. Écoutez-les demander qu’on les ramène aux platitudes du passé : « Et la cavatine, monsieur, qu’en faites-vous ? Que faites-vous du canto spianato, si cher au divin Rubini, de ce bel canto italiano che nell’ anima si sente ? Oh ! la Niobe de Pacini, la Vestale de Mercadante, qui nous les rendra, qui nous rendra Mme Fodor et la Pisaroni ! » J’entends autour de moi nombre d’honnêtes gens s’écrier : C’est du Wagner ! Rien de moins juste. Verdi, en s’efforçant de se rapprocher d’un idéal plus haut, en mettant au service de cet idéal toutes les ressources de la science moderne, n’entend pas se convertir aux théories du mystagogue de Baireuth, et, la preuve, c’est qu’il reste à travers tout, dans Aïda, le mélodiste que nous connaissions. Loin de rompre avec sa mélodie, — on ne rompt pas avec la mélodie, c’est elle qui nous plante là, — il se contente d’en agrandir le caractère et de la dégager des élémens vulgaires qui jadis avaient pu contribuer à sa popularité. Quand on a, comme le maître qui nous occupe, l’avantage de s’appuyer sur une technique traditionnelle aussi puissante que celle de l’école italienne, on n’abandonne point de gaîté de cœur une semblable position. Je prends pour exemple le finale du deuxième acte.

Essayons de nous rendre compte de ce morceau monumental. Après une tragédie de palais, — le duo de jalousie entre Amnéris et Aïda, — le finale s’ouvre par une marche triomphale éclairée de fanfares, et quelles fanfares ! deux groupes de trompettes thébaines gigantesques donnant à toute sonnerie ! Là-dessus la marche développe son motif, dont le corps de ballet, pirouettant et gambadant, scande le rhythme. Cependant le théâtre s’emplit d’une foule immense : prêtres, guerriers, prisonniers, peuple, esclaves, tout ce monde émettant ses vœux, lançant vers le ciel ses prières et ses objurgations. Les prisonniers, parmi lesquels se trouve le père d’Aïda, demandent leur grâce, les prêtres la refusent ; Radamês intervient alors, et le roi finit par céder aux instances de son jeune général victorieux. On devine ce que devait amener, comme effet d’ensemble et de projection instrumentale et vocale, un pareil conflit dramatique traité musicalement par un homme qui, dans l’emploi du crescendo, n’a pas son égal au théâtre : trois chœurs manœuvrent devant vous à la fois, distincts et confondus en un seul, distincts parce que chacun a son motif, confondus parce que chacun de ces motifs particuliers va se combiner et se perdre dans le formidable tutti. C’est d’une coloration, d’un mouvement, d’une audace à vous éblouir ; mais cet admirable morceau, si original qu’il puisse être, n’en conserve pas moins la coupe du finale italien, et c’est bien là ce dont je lui sais gré. Croyez-vous qu’un génie, si magnifiquement doué qu’il soit, arrive du jour au lendemain par le seul acte de son inspiration subjective à produire de tels effets ? Dans ce finale, conception superbe, il y a deux choses : les idées, l’impulsion musicale et dramatique qui n’appartiennent en propre qu’à Verdi, et la forme dans laquelle ces idées et ce drame se meuvent, la coupe et les grands plans d’architecture, héritage des siècles et du pays de Dante, de Palestrina, de Pergolèse, de Cherubini et de Rossini. Je voudrais bien savoir comment M. Gounod s’y prendrait pour écrire une page de ce relief dans « cette forme directement issue de l’émotion » qu’il préconise en théorie et qui nous a valu en pratique les tirades sans fin de Roméo et Juliette et les vagues mélopées de Faust ; mais revenons à la question et prenons l’adorable duo entre Amnéris et Radamès au quatrième acte. Quel autre qu’un Italien de race trouverait cette inspiration, et, l’ayant trouvée, la formulerait ainsi d’un style net, solide, lumineux comme le cristal de roche ? En dehors du morceau que je cite, les beaux duos foisonnent : au premier acte, duo entre Amnéris et Radamès se terminant en trio à l’entrée d’Aïda ; au second, duo tragique entre les deux rivales, plein d’énergie, de pathétique, où reparaît, au milieu des colères jalouses de la fille du roi et du déchaînement de ses menaces contre la pauvre esclave éthiopienne, une phrase divinement élégiaque entendue dans le prélude symphonique servant d’ouverture : Amore, amore ! et que vous respirez chaque fois comme l’émanation mélodieuse de ce caractère ; enfin le duo du dénoûment avec sa strette passionnée. — Le jeune chef des armées égyptiennes, Radamès, condamné à mort pour crime de haute trahison, est enterré vivant ; mais dans le caveau funèbre où l’infortuné doit subir son supplice, Aïda, furtivement, s’est glissée et vient recueillir les derniers soupirs de son amant et mourir avec lui. Par le fait, c’est bien un duo, puisque nous avons là devant nous un drame musical à deux personnages, mais prenons garde que le décor est à compartimens et qu’au-dessus du caveau s’ouvre à nos yeux le temple de Phtah ruisselant de lumières et d’harmonies sacrées. Nous avons donc affaire, on le voit, à l’un de ces violens effets de contraste que l’auteur du Miserere du Trovatore et du quatuor de Rigoletto s’entend mieux que personne à gouverner. Les cantiques d’en haut se marient aux voix plaintives d’en bas ; cependant ni la curiosité du spectacle, ni les complications harmoniques, ne détournent l’intérêt de ce qui se passe à l’étage inférieur. Après quelques mesures empreintes d’ineffable douleur et sur lesquelles entre Aïda, le duo s’engage : d’abord un andante doux, tendre, pathétique, puis l’adieu suprême, l’extase amoureuse dans la mort : O terra addio, addio valle di pianto ! Une mélodie céleste, je ne sais quoi d’ailé, de pur, le sillon lumineux d’une âme s’envolant vers l’infini, car cette partition tonnante et fulgurante, cette œuvre grosse de toutes les tempêtes de l’instrumentation moderne, finit par un soupir d’amour.

Où trouver dans tout cela trace de wagnérisme ? Qu’est-ce que le dialogue récité et la mélodie continue ont à réclamer dans un système uniquement préoccupé du beau dramatique et musical, qui, négligeant la lettre pour l’esprit, dédaignant un mot-à-mot servile, ne s’attache qu’à rendre l’expression de la situation, et, sans empiéter sur la liberté de l’artiste, laissant au génie ses franchises d’allures, n’en maintient pas moins à son programme le duo, le trio, l’air, la romance, le finale, toutes ces belles formes d’invention et de tradition italiennes, véritable canon liturgique de l’opéra ?

L’interprétation est admirable ; cette phrase dont je viens de parler, M. Masini ; chargé du rôle de Radamès, la dit avec une tendresse, une suavité pénétrantes ; sa voix a le timbre et le charme de Mario dans ses beaux jours ; plus tard, nous nous informerons de son style, car pour nous, habitués à n’entendre jamais que des ténors éraillés et poussifs, c’est déjà presqu’un enchantement que d’assister à l’émission d’un son limpide et naturel. La Stolz chante Aïda, la Waldmann fait Amnéris : l’une et l’autre, le public de Paris les connaissait d’avance pour les avoir acclamées dans la célèbre Messe. Amnéris, c’est l’altière Vasthi de Racine ; malheur à qui se rencontre sur son chemin ; sa jalousie a des bonds de tigresse et d’un coup de griffe vous extermine. Aussi, pauvre Aïda, quel triste sort ! Aimer le même guerrier que cette furie et, danger plus grand encore, être aimée de lui ! Cette fille de tant de rois, superbement inexorable, c’est la Waldmann qui la représente, et, pour une tragédienne de vingt ans, elle n’y va pas de main morte. Princesses de l’ancien répertoire classique, Atalide, Junie, vous si bien élevées, si convenables, que diriez-vous à voir cette jeune fille s’abandonner à toutes les violences, à toutes les frénésies d’un grand premier rôle ? Plusieurs reprochent à la Waldmann de jouer ce personnage d’Amnéris et de le chanter à outrance ; le fait est qu’elle ne s’y ménage pas ; mais franchement peut-on blâmer une telle amazone de combattre avec tous ses moyens ? On l’engage à se modérer, à se réserver davantage, et la vaillante continue à se prodiguer, donnant sa belle et sympathique voix en toute résonnance, et dans le duo du second acte passionnant la salle par son diable au corps. Un maître a toujours les interprètes qu’il mérite ; en ce sens, Verdi doit se féliciter. N’est-ce pas un touchant spectacle que le dévoûment de ces deux femmes si intimement liées à la fortune de ses deux chefs-d’œuvre et qui parcourent ainsi le monde en l’évangélisant au nom d’Aïda et de la Messe pour Manzoni ! Teresa Stolz surtout semble brûler de cette flamme du prosélytisme. Il y a dans sa voix chaude et nerveuse, dans son geste ému, attendri, comme une puissance de conviction qui vous électrise. Regrettons seulement que pour une fois qu’il nous est donné d’admirer au théâtre la grande artiste elle nous apparaisse sous les traits d’une Éthiopienne plus que basanée. Piètre ornement pour la beauté que ce maquillage sombre ! Du reste nous touchons au côté critique du sujet ; cette couleur locale de commande, et fort de circonstance au pays des Pharaons, devient en Europe une vraie disgrâce et projette même à la longue une certaine monotonie sur la partition.

Sans être un esprit absolument frivole, on peut n’avoir qu’un enthousiasme assez médiocre pour le cérémonial du vieux culte égyptien. Ces idoles colossales, ces dieux à tête de singe ou d’épervier, nous les connaissons d’ancienne date, et le théâtre italien ne nous les a que trop servis ; vous me direz que depuis, les temps ont marché et que les prêtres et prêtresses d’Isis, dans Aïda, composent un personnel bien autrement sérieux que les ministres légendaires du temple de Belus dans la Semiramide de Rossini ; il n’en est pas moins vrai que ces allées et venues de figurans en costumes plus ou moins hiératiques, impriment à l’action un caractère d’éternel solennel, dont la musique se ressent ; les mouvemens lents prédominent, les contrastes manquent ; toujours des marches triomphales et des chœurs de prêtres, il vous faut attendre un acte entier pour saisir au vol une mesure à trois temps. Au Caire, l’égyptologie avait sa raison d’être, mais nous qui n’aimons guère ce vieil Orient qu’à l’Académie des inscriptions et ne nous intéressons, au théâtre, ni à ses mœurs, ni à ses religions, ni à sa politique, ces processions de mystagogues et ces défilés de moricauds, ce rituel et ce bois d’ébène nous ennuient. N’importe, étant donné ce sujet ethnographique traversé par trois ou quatre situations transcendantes, mais toujours dans la violence et la note sombre, on n’en admire que davantage le génie du musicien capable de vous promener ainsi dans une crypte, et de vous y tenir en haleine et sous le charme quatre heures durant.

Arrivé à ce point de sa carrière, Verdi ne s’y arrêtera pas ; fort de sa virtualité native et des riches trésors acquis, il tentera au théâtre comme ailleurs d’autres explorations, et le jour qu’il lui plaira de s’inspirer d’un poème intéressant, varié, poétique, et surtout mieux en rapport qu’une chronique du temps des Pharaons avec les idées et les goûts de l’âge actuel, ce jour-là, l’auteur d’Aïda lui-même aura trouvé son maître.


F. DE LACENEVAIS.

  1. Notons au passage un fait bien significatif : la pédante Allemagne, longtemps hautaine et rogue, et ne voyant aucune différence entre les opéras de Verdi et ceux de Mercadante ou de Pacini, à partir de Rigoletto changea de gamme, et maintenant s’est mise sur le pied de ne parler de l’auteur d’Aïda et de la Messe qu’avec toutes les déférences esthétiques et comme il sied de parler des maîtres.