Revue musicale - 14 mai 1896

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Revue musicale - 14 mai 1896
Revue des Deux Mondes4e période, tome 135 (p. 459-467).
REVUE MUSICALE

OPERA : Hellé, opéra en 4 actes ; paroles de MM. du Locle et Nuitter, musique de M. Alphonse Duvernoy. — OPERA-COMIQUE : Le Chevalier d’Harmental ; opéra-comique en cinq actes ; paroles de M. Paul Ferrier, d’après Dumas et Maquet, musique de M. André Messager.

Si « c’est une entreprise hardie que d’aller dire aux hommes qu’ils sont peu de chose », on ne risque pas moins à leur dire que leurs œuvres sont peu de chose également. Et l’ennui, les scrupules d’une telle démarche s’accroissent, lorsque l’œuvre est d’un homme pour lequel on éprouve la plus amicale sympathie… Je crains qu’à ce début vous n’ayez deviné tout ce qui va suivre.

« Les paroles de cet opéra ont paru généralement mauvaises et la musique médiocre. » C’est en ces termes concis que le Mercure de France, en 1779, rendait compte d’une Hellé du sieur Lemonnier poulies paroles et du sieur Floquet pour la musique. Cela semble écrit d’hier, et de la nouvelle Hellé je ne vois malheureusement guère autre chose à dire. De celle-ci encore, les paroles ont paru mauvaises : livret sans intérêt ni vraisemblance, personnages sans caractère et sans vie. On a difficilement admis la conservation jusqu’au milieu du XIVe siècle, et l’exercice aussi prolongé par une congrégation de femmes, du culte antique de Diane, fût-ce en un pli caché du golfe thessalien. Dans l’âme surtout de la prêtresse, les vœux et la foi païenne ont semblé des ressorts que le temps devait avoir singulièrement affaiblis. C’est peu de n’avoir contre l’amour, brutal ou chevaleresque, d’autre défense qu’un sacerdoce aussi attardé. C’est peu pour résister d’abord, et quand on a cédé, c’est peu encore pour en mourir. Quoi qu’il en soit, apprenez qu’Hellé résista longtemps, et d’une double résistance. Au père, pour commencer : à cet aventurier de terre et de mer, à certain Gauthier de Brienne qui l’avait arrachée à son temple, à sa déesse, à ses compagnes, et traînée de Grèce en Italie, à Florence par lui conquise et asservie. Plus que jamais farouche, la vierge résistait désespérément au tyran et cherchait sa vengeance. Elle la trouva dans le fils même du ravisseur. C’est de lui, c’est de Jean qu’elle souhaita l’amour, se promettant d’ailleurs de n’y jamais répondre… Et le reste se devine. Forte contre le père et d’abord aussi contre l’enfant, Hellé succombe pourtant en ce deuxième et trop cruel effort. Entre les bras du jeune homme elle oublie enfin sa déesse. Le père surprend les coupables, les maudit ; ils s’enfuient et meurent ensemble : l’une de son remords sacerdotal, l’autre, d’avoir vu la bien-aimée mourir.

On a généralement jugé médiocre, — et j’ai peur qu’on ait bien jugé, — la partition de M. Duvernoy. Mais on a fondé ce jugement sur des raisons contre lesquelles il est permis de protester et de s’inscrire. Raisons de doctrine, de théorie et de prétendus principes ; en réalité raisons de système et d’un système étroit autant qu’arbitraire. Œuvre médiocre, dites-vous, parce qu’elle n’est pas un drame lyrique, mais un opéra ; parce qu’elle s’éloigne, à reculons, du type ou de l’idéal qui prévaut aujourd’hui, et qu’à vous entendre, toute musique de théâtre sera désormais selon cet idéal ou ne sera pas. Voilà la prétention exorbitante et l’insupportable tyrannie.

Elle s’autorise en vain de la réforme wagnérienne et de l’esprit nouveau. Lorsque l’éternel Esprit descendit autrefois sur les hommes, ce fut pour leur révéler toutes les langues et non pour leur en imposer une seule. On croit trop, ou du moins on veut trop faire croire ‘que Wagner a créé la forme, la catégorie désormais unique du drame musical. Le maître de Bayreuth a modifié prodigieusement certains rapports essentiels, c’est-à-dire certaines lois de son art ; il n’a pas le premier et pour jamais, établi les) lois. Différens et, si l’on veut, [opposés, d’autres rapports, [qui préexistaient jadis, peuvent coexister encore avec ceux que Wagner a établis.

On s’est demandé, pendant les entr’actes d’Hellé, pourquoi l’œuvre était impuissante à nous charmer. Les uns, accusant le poème, oubliaient que la musique est accommodante, et que de pauvres livrets ont suffi à d’immortelles partitions. D’autres, — les plus nombreux, — reprochaient au compositeur sa résistance, ou sa réaction contre les procédés et les formules hors desquelles on ne voit plus aujourd’hui de salut. Eh quoi ! , pas de leitmotive, pas de mélodie infinie, aucun asservissement des voix à l’orchestre, nul développement de thèmes par la symphonie ! « Voilà, criait-on à M. Duvernoy, pourquoi votre fille est muette. Voilà pourquoi votre musique ne nous dit rien. » — Ils oubliaient, ceux qui parlaient ainsi, tant de chefs-d’œuvre exempts de leitmotive et partagés en morceaux définis. Ils oubliaient que ni dans les opéras de Gluck ni dans ceux de Mozart, ni dans Fidelio, ni dans le Freischütz, ni dans Guillaume Tell ou les Huguenots, on ne trouverait trace, — une trace profonde, — de ce que depuis Wagner seulement nous entendons par la symphonie dramatique et le développement. Ils oubliaient enfin que la beauté — et la médiocrité pareillement — peut être égale à elle-même par des moyens, sous des formes diverses et presque contradictoires.

Qu’on cesse donc de s’en prendre à la forme choisie par l’auteur d’Hellé. Le mal, ou le malheur, n’est pas que le musicien adopte tel ou tel cadre, mais qu’il n’ait pas de quoi le remplir. Libre à lui découper, — à l’ancienne mode, — sa partition en morceaux nettement distincts, pourvu que de ces morceaux chacun ait une valeur individuelle, et, à la rigueur, indépendante. S’il lui plaît d’écrire des chœurs, — fussent-ils de prêtresses ou même de soldats, — que ce soit d’une main plus légère ou plus vigoureuse ; qu’il y ait moins de vulgarité dans les rythmes, plus d’intérêt dans les thèmes, dans les combinaisons vocales plus d’abondance et de variété. Ce peut être, même en notre siècle de symphonie, une admirable chose que la déclamation à peine accompagnée ; encore faut-il que la ligne en soit pure, et chaque note riche de pensée et de signification. Il n’est pas jusqu’au ballet dont le drame lyrique ne soit capable de s’accommoder ; mais à la condition que le ballet serve l’action, qu’il y coopère et que par la plastique et la danse s’achève la signification de la musique, et sa beauté.

Ainsi les défauts et les faiblesses d’Hellé ne sont pas dans le genre ou le type de l’œuvre. Il les faut chercher plus au fond et jusque dans les élémens constitutifs de la musique. Je ne reprocherai pas à M. Duvernoy, — je l’en féliciterais plutôt, — d’avoir voulu conserver entre les voix et l’orchestre certaines proportions qu’on altère systématiquement aujourd’hui. Mais je regrette que de l’orchestre, de son orchestre, la composition ne soit pas plus équilibrée, que les timbres, mieux assortis et fondus, n’y soient pas employés avec plus de discernement ; qu’un hautbois, — fût-ce celui d’un virtuose tel que M. Gillet, — y joue un rôle exorbitant et aussi contraire que possible à la nature et à la vocation plus discrète de l’instrument. De l’harmonie comme de l’orchestration, la trame a semblé souvent inégale. On y sent tour à tour des aspérités et des trous. En certain cantabile du premier acte (Gauthier de Brienne à Hellé) la magnifique voix de M. Delmas se heurte, — sans broncher du reste — à d’inutiles rudesses. Telle ritournelle du troisième acte, accompagnant l’entrée du ténor, est d’une écriture lâche et qui laisse trop de vide entre les deux parties extrêmes. Enfin, et pour en venir à l’élément premier, au corps simple de la musique : la mélodie, celle-ci, paraît dans Hellé plus abondante qu’originale. Le rappel des motifs, — qu’il ne faut pas confondre avec le leitmotiv — y est pratiqué ; mais c’est le rappel des motifs d’autrui. Presque jamais la pensée du compositeur n’est assez forte pour qu’il s’affranchisse d’une influence et s’abstienne d’une citation.

On alléguera l’inanité d’un semblable reproche, et que tout est dans tout. On répondra que les plus authentiques chefs-d’œuvre, voire les plus personnels, offrent des exemples, parfois singuliers, de réminiscences inattendues et formelles. L’auteur d’une étude récente ; sur ce sujet a pu signaler de curieuses rencontres entre des pages de musique ancienne ou moderne : entre un chœur célèbre de la Passion selon saint Mathieu de Bach et le scherzo du Songe d’une nuit d’été de Mendelssohn ; entre le couvre-feu des Huguenots et le thème de la huitième fugue du Clavecin bien tempéré ; entre la cavatine de Faust et le motif principal de l’adagio du concerto en ut mineur de Beethoven[1]. Nous-même, il y a peu de jours, écoutant M. Van Wœfelghem jouer sur la viole d’amour un menuet d’un certain Milandre ( ? ), nous y avons trouvé le point de départ du finale de la symphonie en ré de Beethoven. — Oui, mais le point de départ seulement. L’important, c’est que de deux motifs analogues, identiques même, naissent deux œuvres et deux impressions différentes. Il ne faut rien emprunter que pour le transformer et le faire sien. M. Duvernoy manque malheureusement de l’énergie et de la personnalité nécessaires à cette appropriation. Il reflète, il n’absorbe pas. A son foyer ne brûle pas la flamme où les élémens étrangers se fondent en un métal nouveau qui rendra des sons inconnus.

L’écrivain que nous citions plus haut distingue avec raison deux sortes de réminiscences : les réminiscences de procédés, — il entend par-là les analogies de système ou de plan général, de composition ou de conception esthétique — et les réminiscences d’idées, c’est-à-dire de mélodie, d’harmonie ou d’instrumentation. À cette seconde catégorie appartiennent les réminiscences d’Hellé. Non seulement elles sont nombreuses, mais elles sont en quelque sorte multiples et comme à double, triple ou même quadruple percussion. Elles éveillent dans la mémoire des groupes ou des familles d’images sonores, et toujours avec un souvenir principal, toutes les harmoniques de ce souvenir. Au premier acte, certaine imprécation d’Hellé rappelle en même temps le premier motif de la Fonte des Balles dans le Freischütz et tel motif sinistre de Lohengrin, à la fin du duo d’Ortrude et de Telramund. Quanta l’agréable cantilène, si purement soupirée par Mme Caron toute blanche dans la nuit bleue, qui dira ce qu’elle doit aux stances du Songe d’une nuit d’été d’Ambroise Thomas, à celles d’Herculanum, à celles de Sapho, à telle phrase de Sigurd et même de Dimitri ! Mais que servirait-il de le dire ? De telles confrontations sont vaines. En outre elles ont toujours quelque chose d’incivil, d’ingrat, et je reconnais qu’à la longue elles sentent un peu le pédant.

Aussi bien, nous approchons ici de l’élément irréductible et de l’impénétrable mystère. Si nous laissons de côté le plus ou moins d’originalité d’une mélodie, et, par exemple, de cette mélodie d’Hellé, que chante au premier acte Mme Caron ; si, renonçant à discerner ce qu’elle possède en propre et ce qui lui vient d’ailleurs, nous recherchons seulement ce qui lui manque pour être belle, sommes-nous assurés que cette recherche ne sera pas vaine ? Est-ce donc que la phrase musicale est trop brève ? qu’elle n’égale pas en ampleur celle de Shakspeare dans l’opéra-comique d’Ambroise Thomas, encore moins celle d’Hélios dans l’opéra de Félicien David ? Mais il est d’admirables mélodies, qui sont plus courtes encore. — Se plaindra-t-on qu’elle module à peine ? Mais entre la tonique et la dominante, rien que dans cette modulation, la plus simple de toutes, il y a place pour un trait de génie. Les grands maîtres classiques l’ont mainte fois prouvé. Qu’est-ce donc alors ? C’est l’éternelle, c’est l’indéfinissable inconnue. C’est que la beauté des choses, comme le destin des hommes, ou celui des empires même, tient à des riens, qui sont et qui font tout. C’est une note, une seule, altérée ; un rythme précipité ou ralenti d’une demi-seconde. C’est le grain de sable de Cromwell ; c’est le nez de Cléopâtre : « S’il eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé. »

Le plus magnifique opéra ne pourrait être mieux chanté en ce moment à Paris que ne l’est celui de M. Alphonse Duvernoy. Mme Caron, selon son habitude, est la prêtresse par excellence, la prêtresse en soi. Elle n’a pas de rivale dans le genre hiératique et farouche, et rien ne lui sied, à elle tout entière : à sa voix, à son chant, à sa démarche, à son visage, à ses moindres gestes, comme d’être insensible — ou sensible seulement à la longue et sans entrain, — à ce qui fait en général la joie et la durée de l’espèce humaine. Avec moins de réserve et plus d’emportement, M. Delmas n’a pas moins de mérite. Il se donne tout entier, comme toujours, à un rôle qui lui donne peu en retour. Quant à M. Alvarez, il faut lui savoir gré de faire des progrès et de devenir un artiste. Avec cette admirable voix plus d’un ténor n’y aurait pas même prétendu. Celui-là est en train d’y réussir.

Ainsi les interprètes ont été très supérieurs à l’œuvre qu’ils ont défendue sinon sauvée. Et tel me paraît un peu le cas de l’auteur lui-même. La musique d’Hellé n’est pas excellente ; mais, virtuose et professeur émérite, juge très ferme et très sensé des choses de son art, l’auteur d’Hellé n’en est pas moins un excellent musicien. C’est ce qu’il fallait, non pas démontrer, mais en tout cas retenir.


« Et maintenant, messieurs, comme disait Mélingue au beau temps du mélodrame, chez la duchesse du Maine ! » Sous les charmilles de Sceaux, vous verrez se nouer la double intrigue, amoureuse et politique, que le très fin musicien de la Basoche et de Madame Chrysanthème eut peut-être le tort de choisir pour sujet de comédie lyrique. 1

La conspiration de Cellamare, avec participation du chevalier d’Harmental, constitue le côté historique de ce livret ; l’élément sentimental en est fourni par les amours du chevalier et de Bathilde, une orpheline, la fille adoptive du brave gazetier Buvat. La découverte du complot, l’arrestation du chevalier et sa condamnation à mort forment la péripétie, r et quel dénouement était [possible, sinon l’héroïne en pleurs aux pieds du Régent, la clémence de Philippe et l’hymen des deux amans ?

Il n’y avait pas grand’chose là pour la musique, ou plutôt il y avait pour elle trop de choses. Et pourtant, il y a là plus de musique, — je veux dire en plus grande quantité, — que dans l’une ou l’autre des deux précédentes partitions de M. Messager. Il y en a même trop pour une pièce de cette nature, toute d’action et de mouvement.

C’est en vieux style qu’il eût fallu traiter ce vieux sujet, dans le style de l’ancien opéra-comique, mêlé de dialogue et de chant. On a beau se moquer du « parler » d’autrefois ; il avait du bon. Il abrégeait, il allégeait, il « déblayait ». Il débarrassait la musique de ce qui l’encombre et la retarde ; il eût raccourci d’une bonne heure le Chevalier d’Harmental. On veut à présent que tout soit musique, que rien ne se dise, ne se fasse qu’en musique. En musique les préparations, les explications, les conversations ; l’action non moins que le sentiment, les faits autant que les âmes. Il faut que tout soit chanté, et accompagné plus encore. Pour une mince et superficielle comédie, pour un Chevalier d’Harmental, cinq actes, une partition de trois cents pages, un orchestre qu’on prendrait à certains momens pour celui des Maîtres Chanteurs. Sous le moindre récit ou le dialogue le plus insipide, les recherches de l’harmonie et de l’instrumentation la plus raffinée. Tout cela soigné d’ailleurs, ingénieux, habile ; mais trop de travail peut-être, trop d’intentions et de prétentions ; pas assez de désinvolture et d’aisance cavalière. L’autre soir, on en était presque à regretter « le père Auber ». Celui-là du moins se moquait, et n’était point dupe, fût-ce de lui-même.

Mais sans remonter, — d’aucuns diraient sans descendre, — jusqu’à Auber, il est un autre maître, il est un autre opéra-comique dont nous nous sommes souvenu. C’est Hérold, et c’est son chef-d’œuvre, le Pré aux Clercs. Chef-d’œuvre du genre historique pourtant, chef-d’œuvre d’action, de mouvement, d’intrigue même, non moins que de sentiment et de caractère. Serait-ce donc, comme nous le disions plus haut à propos d’Hellé, que décidément le livret n’a pas tant d’importance, et que rien au fond n’est radicalement incompatible avec la musique. Vous connaissez le mot de Grétry : « Il y a chanter pour chanter, et il y a chanter pour parler. » Il y a aussi, — du moins il y avait en notre art lyrique français, — parler pour parler, et je connais peu d’opéras-comiques ou de comédies musicales, — le mot n’importe guère, — où soient, plus heureusement que dans le Pré aux Clercs, combinés et conciliés ces trois modes d’expression. En relisant hier la partition d’Hérold, j’admirais une fois encore avec quel art, quelle entente des proportions et des alternatives harmonieuses, le compositeur a distribué pour ainsi dire les pleins et les vides, comme il a su répartir et ménager sa musique : la sacrifier là où elle n’a que faire ; lui tout sacrifier au contraire quand il le faut ; enfin, quand il le faut aussi, l’atténuer, la réduire à n’être plus qu’une parure, un agrément léger de l’action ou du discours. Il y a relativement peu de musique en cette partition du Pré aux Clercs, d’un tiers moins volumineuse que celle du Chevalier d’Harmental ; mais que ce peu est donc significatif et efficace ! Comme avec sobriété, mais avec justesse, tout est marqué de l’accent, de l’empreinte nécessaire et suffisante !

Le moindre personnage est « posé » : celui de la reine Margot en trois ou quatre phrases, pas davantage, et n’eussiez-vous jamais vu cette princesse que sous les espèces de Mlle Chevalier, interprète ordinaire des grandes dames à l’Opéra-Comique, aujourd’hui de la duchesse du Maine, vous conserveriez d’elle pourtant le plus délicieux souvenir. Parmi ces phrases de la reine, rappelez-vous, au second acte, les instructions données au tremblant Cantarelli, pour assurer, à la faveur de la mascarade, l’enlèvement d’Isabelle par Mergy :

A la fête Isabelle
Va se rendre avec vous ;
Prévenons avec zèle
Les soupçons du jaloux.
Sur un mot de colère
Que m’a lancé le roi,
J’ai dit devant ma mère
Que je restais chez moi.
Il faut, pendant la danse,
À cette porte-ci
M’amener en silence
Notre tendre Mergy ;
Dans ce jour de folie
Vous commandez à tout,
Et votre seigneurie
Peut se glisser partout,
Ce soir la mascarade
Peut encore vous servir,
Voilà votre ambassade,
Et courez obéir.


Je cite longuement, non pour la beauté des vers, mais pour préciser le mérite de la musique en cette page. C’est du mouvement, cela, et de l’action, encore une fois, c’est de l’intrigue ; c’est même un complot, — sujet ingrat par excellence, — tout comme au premier acte du Chevalier d’Harmental. Mais il est mené d’un autre train. Et voilà, quand il le faut, comment une phrase, une période, une voix, un orchestre, doivent et savent courir. Voilà un modèle achevé du style de la comédie musicale.

Il a semblé que la veine mélodique même fût moins abondante et moins claire dans le Chevalier d’Harmental qu’elle ne l’était dans Madame Chrysanthème et dans la Basoche. Au premier acte, l’air de Balhilde : Je suis la reine de la Nuit, rappelle vaguement certaine cantilène de la petite mousmé, sans en avoir le pur contour, la couleur pittoresque, ni les transparentes sonorités. Rien non plus d’égal, pour la sensibilité, la grâce émue et furtive, à quelques scènes du premier acte de la Basoche ; pour la verve un peu lâchée, mais entraînante, rien enfin de comparable à certaine valse éperdue que, dans la Basoche toujours, le cordial M. Fugère chantait. Partout en somme des teintes un peu grises et neutres, une pâleur générale ; bon style, bonne facture, de la correction, voire de l’élégance, sans assez de relief et de vie.

Mais un acte se détache des autres et mérite d’être retenu. On y retrouve l’invention facile et sans banalité, l’agrément à la fois très léger et très vif des meilleures pages de M. Messager. Le livret ayant laissé quelque répit au musicien, celui-ci s’est accordé une halte charmante, et d’une comédie presque toujours en mouvement, la scène la mieux venue est une scène en quelque sorte immobile. Rien ne s’y passe, ou presque rien.

C’est la nuit, une nuit de lune, et dans la rue des Bons-Enfans, sous les fenêtres du Palais-Royal, les conjurés attendent le Régent. Vêtu en simple garde-française, avec deux joyeux compagnons, Philippe sort du palais et monte souper chez une belle voisine. Et vous savez comment il rentra chez lui cette nuit-là : par les gouttières à la barbe des guetteurs obstinés et deux fois déconfits. De cette faction prolongée et vaine, de ce coin de Paris nocturne, le musicien a fait un très pittoresque tableau. Il en a marqué par des thèmes, des rythmes, des harmonies, des timbres tous caractéristiques et tous efficaces, les lumières et les ombres. Les ombres, c’est un petit chœur à l’unisson et plein de mystère ; ce sont des sonorités étouffées et qui semblent parfois même un peu plus d’église que de carrefour ; c’est un dessin d’orchestre, un trait, une gamme, quelques mesures symphoniques accompagnant la fuite effarée d’un passant. Les lumières, ou plutôt les lueurs seulement, c’est un scherzo à trois voix dans le goût harmonique et rythmique du quintette de Carmen ; puis une excellente chanson de soldat ; enfin, se détachant sur le fond obscur par la tonalité, le mouvement, et le timbre clair des flûtes, c’est le motif allègre de l’Altesse en bonne fortune. Décidément, le musicien de la Basoche et de Madame Chrysanthème a montré parfois plus de sensibilité ; je doute qu’il ait jamais plus qu’ici fait preuve de vivacité, d’élégance et d’exactitude. Tout cela est spirituel, tout cela est précis, tout cela est charmant.

Mais tout cela, dit-on, est peu de chose, tout cela n’est pas une œuvre. Hélas ! je ne crois pas l’heure prochaine où une œuvre nous sera donnée. Je ne vois même pas en ce moment de quel côté, de quel point de l’horizon elle pourrait venir. « Et quel temps fut jamais moins fertile en miracles ? » Nous traversons des années de disette, et les vaches maigres se succèdent mélancoliquement. Musiciens, public, tout le monde est incertain, tout le monde est las. Il faudrait peut-être décréter une trêve et que tout le monde se reposât un peu. Pendant quelque temps on ne jouerait rien de nouveau et l’on reprendrait seulement les chefs-d’œuvre. Qu’en pensez-vous ?


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Voir la brochure de M. Jean Hubert : Des réminiscences. De quelques formes mélodiques particulières à certains maîtres ; Paris, Fischbacher, 1895.