Revue musicale - 14 mai 1907

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Revue musicale - 14 mai 1907
Revue des Deux Mondes5e période, tome 39 (p. 450-456).
REVUE MUSICALE


THEATRE DE L’OPERA-COMIQUE : Circé, poème lyrique eu trois actes ; paroles de M. Edmond Haraucourt, musique de MM. Paul et Lucien Hillemacher.


L’histoire de Circé, représentée sur le théâtre de l’Opéra-Comique, est à peu près la même que nous raconte Homère au dixième livre de l’Odyssée. « A peu près » seulement, et nous dirons pourquoi tout à l’heure.

Premier acte : devant « les solides demeures de Circé, bâties en pierres polies, sur un tertre élevé, » les compagnons du héros, couronnés de fleurs et s’abandonnant aux bras des compagnes de la déesse, « savourent l’abondance des mets et des vins délicieux. » Ils mènent en un mot la vie dont le vieux poète a choisi pour symbole la métamorphose que vous savez. Celle-ci d’ailleurs ne nous est pas montrée, et messieurs les choristes du Théâtre National de l’Opéra-Comique ne paraissent point devant nous « semblables à des porcs âgés de neuf ans. »

Ulysse survient. Il s’est juré de délivrer ses amis. L’herbe magique qu’il a reçue de Mercure doit le protéger lui-même contre les enchantemens. Sourd aux conseils du sage et rude Euryloque, il frappe aux « portes brillantes, » derrière lesquelles chante une mélodieuse voix. Circé paraît, l’invite, et tous les deux pénètrent dans le palais.

Acte second : l’herbe divine a sauvé le héros de la transformation physique, mais de celle-là seulement. Le voilà l’amant et l’esclave de la déesse. Euryloque en vain lui prodigue les reproches et va jusqu’à l’outrager. Le remords pourtant s’est glissé dans son âme et bientôt l’envahit, l’occupe tout entière. Il se souvient de Pénélope. Et voici que le souvenir se change en vision triste et pâle : Pénélope lui apparaît, lui parle et le rappelle. Il ressent le regret, oublié trop longtemps, de la couche nuptiale, et le désir de « retourner, à travers les flots et les dangers, vers l’ivresse d’Ithaque et les baisers de l’épouse, plus simple et plus humaine, bref, de retourner au foyer[1]. »

Troisième acte : dernières péripéties et dénouement ; encore des larmes et des baisers encore, du courage, puis de la faiblesse, enfin séparation à l’amiable, adieux, embarquement. Nous l’avons dit, le fond de cette histoire est homérique ; mais le poète moderne y a brodé quelques ornemens de sa façon : ornemens de psychologie et de style, qui ne conviennent pas toujours très bien à la simplicité, à la naïveté du récit et des personnages antiques. Ainsi M. Haraucourt a cru bon de donner à chacun de ses trois actes une épigraphe qui le définit. Le premier s’intitule : L’emprise de la chair. Le second représente : La chair et l’idée, et le Triomphe de l’idée sert d’« argument » au troisième. Or, il semble bien, sans parler de ce que ces dénominations, — la première surtout, — peuvent avoir d’ambitieux, ou de prétentieux, que « l’idée » ne soit pas ici un élément du drame. Le combat qui se livre au fond du cœur du héros n’y met aux prises que deux sentimens, inégaux sans doute en dignité, mais deux sentimens, deux passions, deux amours. Et puis, dans l’ordre sentimental même, Ulysse comme Circé, — je parle du couple homérique, — ne faisaient vraiment pas tant de façons. Ils se piquaient moins de philosophie et de subtile analyse. Rappelez-vous la facilité de leur rencontre, de leur liaison et de leur rupture. En jetant Ulysse et Circé dans l’incertitude et le trouble, dans le conflit moral où pourrait se débattre un couple amoureux d’aujourd’hui, M. Haraucourt a compliqué les caractères et vraiment, — au sens littéral, — il a « dénaturé » la légende.

Je ne sais plus vouloir sitôt que j’ai voulu ;
Est-ce que j’aime ce que j’aime ?


Nul ne reconnaîtra l’Ulysse d’Homère à cet état d’âme et moins encore au langage qui l’exprime.

Quant à cet alexandrin synthétique :


Ah ! la chair est trop faible et l’idée est trop forte !


on le supprime au théâtre, ainsi que les quatre strophes dont il fait partie. On a raison. Circé, qui devait chanter cette moralité finale, n’y eût rien compris et surtout rien retrouvé d’elle-même.

On a dû retrancher aussi du rôle d’Ulysse les deux strophes que voici :


Rêvez sans vous plaindre, ô vous qui chantez,
Car le rêve est long, mais la chose est brève,
Et les faux trésors des réalités
Ne méritent pas d’être regrettés
Puisque la vie est un rêve.
Chantez sans vous plaindre, ô vous qui rêvez,
Et prenez de nous pitié plus qu’envie :
Nous mourons d’amour quand vous en vivez,
Et le vrai trésor c’est vous qui l’avez,
Car le rêve est une vie.


A cela pour le coup, non seulement Circé, mais tout le monde risquait de ne pas entendre grand’chose, et, dans le genre antique, je ne vois d’analogue à cette aimable devinette, que les bouts-rimés, plus concis et non moins obscurs, de la Belle Hélène : « Toute chaîne a deux poids, toute peine en a trois. »

En passant à ’Opéra-Comique, et pour prendre le ton de la maison, un personnage, secondaire à la vérité, du récit homérique, s’est transformé bien autrement encore qu’Ulysse et que Circé. Vous souvenez-vous du jeune Elpénor ? « Guerrier qui n’était point vaillant à la guerre, et doué de peu de prudence, il s’était éloigné de ses amis dans les demeures sacrées de la déesse, et, désirant respirer la fraîcheur, il s’endormit, la tête appesantie par le vin ; dès qu’il entend le bruit et le tumulte de ses compagnons, il se réveille en sursaut, et dans le trouble de son esprit, au lieu de retourner pour prendre le chemin de l’escalier, il se précipite du toit ; par cette chute les vertèbres du cou sont rompues et son âme s’envole dans les demeures de Pluton. » De ce distrait, de ce poltron, de cet ivrogne, M. Haraucourt a fait le plus gentil des jeunes premiers chantans. Il aime Glycère, une suivante de Circé, et parce qu’il n’est point aimé d’elle (la petite ayant en secret plus de goût pour Ulysse), Elpénor, au moment du départ et plutôt que de partir lui-même, se jette du haut des rochers. Il expire dans les bras de Glycère enfin attendrie et l’on ne reprochera pas au poète l’invention ou l’addition de ce couple accessoire mais aimable, car la musique s’en est fort aimablement inspirée.

La musique de Circé, dans son ensemble, nous a laissé, nous laisse encore indécis, ou plutôt partagé. A l’entendre et à la réentendre, nous avons goûté peu de joie. Lue et relue, — la partition étant de celles, très rares aujourd’hui, qu’il n’est point impossible de lire, — elle offre, en nombre de passages, un sérieux intérêt, voire un charme très délicat.

« Du génie, du talent et même de la facilité… » MM. Hillemacher, à n’en pas douter, ont reçu, ou plutôt acquis, l’avant-dernier de ces dons. Il n’est pas moins certain que le dernier leur fait entièrement défaut. C’est par la crainte ou le mépris du naturel, peut-être par l’impossibilité d’y atteindre, que se définirait le mieux leur nature de musiciens. Plus encore, et beaucoup plus, que la complication, ils ont le goût, la passion de la recherche. Embarrassée à force de raffinement, car on ne saurait la soupçonner d’impéritie, on dirait que leur musique se contourne, se contracte, se contraint volontairement, par gageure, par un parti pris singulier de se mettre elle-même à la gêne. Le rôle à peu près entier de Circé, dès le premier acte, mais principalement au second, offre un exemplaire achevé de la manière alambiquée. Sans doute il y fallait de ces grâces qu’on est convenu d’appeler félines ; mais, pour justifier l’épithète, la première qualité n’est-elle pas la souplesse ? Elle manque ici terriblement. Ici, rien ne s’arrondit et ne ploie. Ici, l’harmonie et le chant, la succession des notes et des accords, tout enfin trahit l’effort et le travail, la tension de la volonté, plutôt que le jeu libre et facile de l’imagination. L’angle, non la courbe, est le type ou la loi de ces formes sonores et la figure en quelque sorte musicale de la déesse grimace plus souvent qu’elle ne sourit.

Il existe une musique où l’intelligence l’emporte ; il en est une autre, où c’est la sensibilité qui domine. La musique de MM. Hillemacher n’appartient pas à la seconde espèce. Autant que de naturel, elle manque de spontanéité et d’élan, de passion et d’effusion. Très volontaire, très ferme, elle est non moins sèche souvent. Il est rare qu’elle s’abandonne, ou s’emporte, ou se livre, qu’elle résulte ou jaillisse de la rencontre, du choc entre un caractère, une situation, un sentiment, et l’imagination ou l’âme des musiciens. Elle a moins de cœur que de raison, et son origine est dans la réflexion et le travail, plus que dans la sympathie et l’émotion.

Voilà les défauts de cet art. Ils sont graves et se manifestent surtout, en quelque sorte, dans les grandes occasions, sur les sommets, au centre de l’ouvrage, où l’on aimerait sentir un foyer. Mais dans les accessoires, et comme aux environs du drame ou du poème lyrique, se cache l’humanité et la vie. Aride, ingrate au fond et d’ensemble, la partition de MM. Hillemacher abonde en détails agréables, et même précieux.

Le personnage d’Elpénor et celui de Glycère sont dessinés avec un peu trop de recherche, cela va sans dire, mais avec infiniment de grâce et de poésie. Au premier acte, la déclaration du petit guerrier amoureux est une chose tout à fait charmante, et charmante deux fois : par la rencontre ou la succession des motifs d’amour et de guerre, les uns belliqueux, gentiment héroïques, avec un éclat sans banalité ni tapage, les autres enveloppés et comme baignés de candeur, de timidité juvénile et de mélancolie. Ici, la technique, ou, — veuillez excuser l’affreux mot, — la facture, est précise, mais non pas sèche. Sous l’influence, la caresse de certain grupetto qui sert de leitmotiv à l’épisode entier, le style se détend et la mélodie se dégage, les harmonies se fondent, les voix, les instrumens chantent, et la musique, venue du cœur, y retourne, y pénètre et l’attendrit.

D’autres momens sont de ceux qu’on voudrait arrêter. J’aime, pour sa noblesse et pour sa franchise, — qualité rare ici, — l’appel d’Ulysse frappant aux portes du palais. Quant au chant de la déesse encore invisible, par les modes et les modulations, par le rythme et l’accompagnement, par l’heureuse hardiesse de certains « passages, » enfin par l’imprévu d’une cadence amenée de loin, mais bien amenée, il donne vraiment l’impression ou l’illusion d’une cantilène antique. Et puis, et surtout le sentiment ou l’éthos de ces strophes a je ne sais quoi de profond et d’étrange. Il mêle pour ainsi dire la bienveillance ou le bienfait avec le maléfice, avec le mensonge et la ruse de femme, une pitié mystérieuse et je ne sais quelle funeste bonté.

Plus on feuillette cette partition, plus on y aperçoit, comme autour d’un groupe principal, et tourmenté, de petits bas-reliefs au modelé délicat, aux lignes pures. C’est, au second acte, quelques pages de récitatif d’orchestre et de chant par où commence un duo d’Ulysse et de Glycère. Inégal peut-être à tout un drame lyrique, le talent des deux musiciens fraternels sait remplir exactement des cadres plus étroits. Trois ou quatre épisodes de Circé nous ont paru des lieder achevés. En regardant Ulysse humilié, farouche, la jeune Glycère soupire à mi-voix et pour elle-même, pour elle seule, des choses un peu bien subtiles toujours, mais qui sont d’un sentiment délicieux. Dans le duetto qui suit, Elpénor et Glycère, mêlant leurs regrets et leurs larmes, se disent de ces choses encore. Si le triste et noble appel de Pénélope ne produit aucun effet, la faute, la très grande ou très lourde faute, en est à l’interprète. Celle-ci vraiment y met trop de zèle et d’entrain, trop peu de discrétion et de mystère. Sa voix appuie et s’étale au lieu de glisser doucement et de suivre comme en songe le fil du courant mélodieux. Mais s’il vous plaît d’en appeler de la chanteuse à la chanson qu’elle chante, qu’elle chante trop, vous en éprouverez le charme pénétrant. Vous goûterez ce que volontiers, si les mots ne semblaient se contredire, on appellerait un lied antique. Au fait, ils ne se contredisent point ici, parce que le flottement tout moderne de la mélodie ou de la mélopée, l’ingéniosité des harmonies, moins contournées qu’ailleurs et d’autant plus expressives, se concilie avec des qualités classiques : la logique tonale, la pureté de la ligne, la régularité du rythme en accords égaux. Un plus vif accent de l’orchestre marque ou pique çà et là, dans cette musique d’apparition ou de rêve, un point sensible et presque douloureux. On se rappelle, de loin, deux belles stances de Gounod dans Ulysse, plaignant cette Pénélope, qui se plaint elle-même ici. Rien de plus opposé que les deux styles par les élémens ou les procédés ; mais par le sentiment ils se ressemblent et, de la même figure, ils nous donnent deux visions ou deux portraits également achevés.

Un dernier épisode achève dignement cette frise sonore. Il représente Ulysse près de partir, mais encore incertain et dévorant son cœur sur le rivage de la mer retentissante. Le héros évêque son fils absent et sa lointaine épouse. Il les revoit l’un et l’autre et revoit avec eux son pays, sa maison, les travaux et jusqu’aux animaux des champs, les chèvres gourmandes, le lait écumant dans l’argile, et les outres pleines de vin. La poésie a choisi là d’heureux détails et la musique a marqué chacun de l’accent le plus juste, le plus doux et quelquefois le plus fort. Pittoresque et sentimentale, cette page est en même temps une bucolique et une élégie. Bien composée et très définie, elle s’encadre entre deux appels mélancoliques, l’un à l’enfant, l’autre à l’épouse. Tous deux, sur des accords simples, mais profonds, mais lointains, s’élèvent lentement et s’épanouissent. Bien des fois, en écoutant la musique d’aujourd’hui, l’on se prend à douter si l’on comprend, si l’on aime encore la musique. Il suffit de pages comme celle-là, pour en retrouver, — avec quelle joie ! — et le sens et l’amour.

A propos de Circé, ainsi que de chacun des ouvrages de MM. Hillemacher, on a cherché de nouveau le secret de la collaboration musicale et de la division du travail entre les deux frères. Avec la liberté, si ce n’est avec l’égalité, cette fraternité paraît en effet peu compatible. Autant se comprend le partage d’une œuvre littéraire, où l’idée et la forme sont distinctes, autant s’explique peu celui de l’œuvre musicale, où toutes les deux sont confondues. Il y aurait plusieurs façons de résoudre le problème. D’abord la manière naïve : l’un des frères se chargeant de la « mélodie, » l’autre de l’harmonie et de l’instrumentation, en un mot de « l’accompagnement. » D’après la solution malveillante, ironique, le premier se réserverait les fausses notes, ou qui peuvent paraître telles, et laisserait au second les autres. Il se pourrait enfin que l’aîné fût l’auteur des pages qui nous ont charmé, tandis que son frère aurait fait le reste. Mais le contraire est possible également. Ainsi notre embarras persiste et nous ne saurons jamais auquel des deux musiciens doivent aller nos critiques et lequel a mérité nos complimens.

L’interprétation de Circé se partage en deux couples. D’un côté Mlle Vix (Circé) et M. Dufranne (Ulysse). Vix, en latin, veut dire « à peine, » et le talent de l’artiste répond tout juste à son nom. Pour M. Dufranne au contraire, ce nom-là ne saurait suffire. On reprocherait plutôt à l’excellent chanteur, comme on dit vulgairement, « d’en faire trop. » Sa voix magnifique, son action pleine de vie et de chaleur, tout en lui, ou plutôt hors de lui, se donne avec exubérance. Il ressemble au bouillant Achille plutôt qu’à l’ingénieux Ulysse. Avec son casque chevelu, sa cuirasse et son glaive, il parut un bronze descendu de son socle, ou de sa pendule.

L’autre couple (Elpénor et Glycère) est tout à fait gentil. Mlle Maggie Teyte, qui débute, n’a pas reçu en vain les leçons de M. Jean de Reszké. Cette enfant de seize ans a bien de la grâce et de la poésie, de l’intelligence et de la sensibilité. Quant à M. Devriès, il nous a charmé par l’ardeur ingénue et la sincérité juvénile de sa voix, de son chant et de son jeu.

L’exécution générale de l’ouvrage a manqué surtout de précision rythmique. Hélas ! le rythme se retirant de plus en plus de la musique aujourd’hui, nous devrions défendre le peu qui nous en reste avec un soin jaloux.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Nietzsche.