Revue musicale - 14 mai 1913

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Revue musicale - 14 mai 1913
Revue des Deux Mondes6e période, tome 15 (p. 445-456).
REVUE MUSICALE


Théâtre des Champs-Elysées : Benvenuto Cellini de Berlioz et le Freischütz de Weber. — Théâtre de l’Opéra-Comique : Le Pays, drame lyrique en trois actes ; poème de M. Charles Le Goffic, musique de M. Guy Ropartz. — Théâtre Municipal de la Gaîté-Lyrique : Panurge, opéra-comique en trois actes ; paroles de MM. G. Spitzmuller et Maurice Boukay, musique de Massenet.


Avant de connaître le Benvenuto Cellini de Berlioz, et le croyant, sur la foi de ses dévots, qui s’annonçaient comme ses vengeurs, un ouvrage « d’avant-garde, » sa chute, il y a soixante-quinze ans, nous semblait toute naturelle. Après connaissance faite, elle nous étonne au contraire, tellement cette musique nous est apparue, au fond et dans la forme, assortie et, comme on dit en style pédantesque, « adéquate » à son temps. Hormis deux ou trois scènes, dont une admirable et de tout point nouvelle, il n’y a rien, absolument rien dans Benvenuto, qui devance ou surpasse la moyenne et surtout, — permettez-nous l’expression, les chefs-d’œuvre du « grand opéra français. » Les Huguenots entre autres, ou plutôt au-dessus des autres, en tant que musique de théâtre, et Guillaume Tell, comme pure musique, l’emportent de très haut sur les trois quarts au moins de Benvenuto Cellini.

Voulez-vous ne rien ignorer de l’opéra de Berlioz ? Alors lisez, — vous avez déjà, n’est-ce pas, deviné le nom de l’auteur et le titre de l’ouvrage, eh bien ! oui, lisez, dans le second des trois volumes de M. Adolphe Boschot (Un romantique sous Louis-Philippe), les chapitres cinquième et septième. Lisez-les également si, de l’opéra de Berlioz, vous souhaitez, autant que tout savoir, tout ou presque tout admirer. Mais ensuite, nous n’osons pas vous conseiller d’entendre ou de lire l’opéra lui-même. Il se présente et se défend moins bien. La forme, ou la coupe, est celle de l’époque : morceaux détachés (airs, duos, ensembles), reliés par un récitatif. Cette forme d’ailleurs n’est pas en cause : d’assez nombreux chefs-d’œuvre, et de tous les temps, ont démontré ce dont, au sens littéral du mot, elle est « capable. » Ici, malheureusement, elle est vide ; ou du moins, au lieu de créatures humaines, elle n’enveloppe, ne drape que des mannequins ou des fantoches. Le 20 septembre 1838, dix jours après la première représentation de son ouvrage à l’Opéra, Berlioz écrivait à son fidèle ami Humbert Ferrand : « Quand je vous dirai : « Cette partition est douée de toutes les qualités qui donnent la vie aux œuvres d’art, » vous pouvez me croire et je suis sûr que vous me croyez. La partition de Benvenuto est dans ce cas. »

Berlioz, une fois au moins, et cette fois, s’est trompé. La vie est ce qui manque le plus, — deux ou trois scènes toujours exceptées, — à cette partition de Benvenuto. Entendons-nous : la vie manque aux personnages isolés. Auprès de certain cardinal qui figure dans les dernières scènes, le cardinal Brogni, de la Juive, prend une valeur psychologique, un air d’humanité et de vérité. Les autres n’existent pas davantage en musique, ou par la musique. Quant aux paroles, mieux vaut n’en rien dire et se refuser à croire qu’un vers, un hémistiche, un mot de ce « poème » puisse avoir eu Vigny pour auteur. Mais, encore une fois, la musique n’a pas été créatrice ici d’un seul caractère, d’une seule ame. Certain Fieramosca, rival burlesque, ou qui voudrait l’être, de Benvenuto, sert tout au plus à nous convaincre que le sens du comique, l’esprit, le rire enfin, ne fut jamais le propre de l’homme qu’était Berlioz. Au surplus, après Benvenuto, Béatrice et Bénedict un jour devait confirmer ce témoignage. L’amoureuse Teresa n’est, elle aussi, qu’une silhouette, une ombre. Enfin et surtout, on peut s’étonner que le musicien romantique par excellence n’ait trouvé que de si pâles et si fades romances (témoin celle du dernier acte) pour exprimer le romantisme ardent, pathétique, exalté, du sculpteur florentin. « Bandit de génie, » c’est ainsi qu’il appelait volontiers le farouche, l’indomptable Benvenuto. Mais il ne l’a pas, tant s’en faut, représenté ainsi. Ou plutôt, et c’est à n’y pas croire, il ne la pas du tout représenté, Dans la galerie des contemporains (et des contemporaines) de ce héros d’opéra, pas un type, j’entends parmi les survivans, qui ne l’efface ou ne l’écrase : il suffit de citer, avant lui, Bertram de Robert le Diable, Valentine et Marcel des Huguenots, déjà nommés, et ; Rachel, et même Éléazar, de la Juive, et la Fidès du Prophète, onze années après lui. Ils vivent, tous ceux-là, ils vivent encore, d’une vie personnelle et qui sans doute ne les dépasse ou ne les déborde pas assez, mais qui les anime. Autrement dit, on peut regretter qu’ils ne soient qu’eux-mêmes, eux seuls, et non pas nous, chacun de nous et nous tous, mais on doit reconnaître qu’ils sont.

Musique inanimée et froide, il est singulier, il semble paradoxal qu’on puisse qualifier ainsi la musique d’un Berlioz. Elle est pourtant cela dans les pages les plus nombreuses de Benvenuto : pages de mélodie ou de chant, pages également de récitatif. Rien de moins ému que l’air languissant de Teresa au premier acte, si ce n’est, au dernier, certain air, élégiaque et rococo, où Benvenuto se repent d’avoir préféré la carrière aventureuse de l’artiste au bucolique destin du berger. Quelques pages auparavant, un récitatif de Benvenuto, narration de meurtre, de bagarre et de fuite, n’a pas au moindre degré l’accent, le mouvement, l’intensité de la vie, surtout de la vie telle que la comprenait et la menait un Cellini.

Dans une œuvre, même secondaire, pour ne pas dire inférieure, du plus passionné, du plus frénétique des grands artistes, de celui dont l’existence entière ne fut qu’un perpétuel transport, un paroxysme sans relâche, ne rencontrons-nous donc rien de vivant, ni personne ? Si : la foule, ou seulement, quelquefois, tel ou tel groupe choisi. Certain Tersetto demi-bouffe, au premier acte, est animé de la plus vive, de la plus légère gaîté. On trouverait là, pour le dessin et la couleur, une esquisse du quintette pimpant de Carmen : « Quand il s’agit de tromperie, de duperie, de volerie ! » A la fin du premier acte encore, la scène de Fieramosca poursuivi, bâtonné par la troupe des voisines et des servantes, forme un épisode plus développé, mais non moins leste, brillant, pétillant de verve, et d’une verve toute française aussi : quelque chose d’intermédiaire entre l’énorme bagarre des Maîtres Chanteurs et l’éblouissant imbroglio qu’est, dans Falstaff, le finale du panier. Mais le chef-d’œuvre de la partition, chef-d’œuvre musical et dramatique, ou scénique, chef-d’œuvre de vérité et de vie, de vie populaire, est la mascarade nocturne du mardi-gras, à Rome, sur la place Colonna. Vingt élémens, vingt incidens variés composent le tableau sonore ; les mouvemens les plus divers tantôt s’y combinent et tantôt s’y contrarient ; une action tragique (enlèvement, querelle et meurtre) s’y noue et s’y dénoue au bruit d’une fête, devant un théâtre en plein air, à la lueur des moccoli, dans le tourbillon dansant et chantant d’un salterello.

Notre confrère M. Boschot a fort bien parlé de cette scène. En des pages aussi solides que brillantes, il a tout dit sur les origines, la composition et les caractères, sur la valeur, musicale autant qu’expressive, de ce finale, centre, ou plutôt sommet, de Benvenuto[1]. Rien, dans notre musique française, n’y atteint ni peut-être même n’y ressemble, pour l’entrain et la verve, pour le naturel aussi, pour la puissance autant que pour la finesse, pour la poésie quelquefois, et toujours, et partout, pour la clarté. Cela est proprement à nous, ou de nous ; cela, pour le coup, nous donne une place, et bien nôtre, — que dis-je I cela nous l’assura d’avance, — entre le musicien des Maîtres Chanteurs et celui de Falstaff, en un genre, en un sujet qu’ils devaient traiter après nous. Oui, c’est de poésie, d’une poésie langoureuse, qu’est imprégnée l’ariette mimée par Arlequin sur les tréteaux de sa baraque, et chantée pour lui par un cor anglais et deux harpes. Exquise cantilène, que le pauvre Berlioz avait publiée autrefois dans un journal de modes (!) et qu’il reprend, qu’il transfigure ici. « Autour d’elle, les a parte des voix, très faibles, semblent un frémissement d’émotion ; le cor anglais lui prête sa douceur rêveuse. ; les deux harpes, pianissimo, lui font un frêle et tendre accompagnement, lumineux, aérien, qui flotte au-dessus du murmure de deux violoncelles mélancoliques[2]. » Au milieu de l’action tumultueuse, et qui marche, se précipite, c’est une halte, un repos délicieux. Et puis, au milieu d’une scène comprise, traitée, nous le disions, à la française, on surprend ici, dans la nuit romaine, un souvenir en effet, peut-être un regret de cette Rome, que Berlioz, pensionnaire de la villa Médicis, avait mal comprise en général et médiocrement aimée. Il en rapporta peu de chose : la Sérénade du montagnard, transcrite en son mélodrame de Harold, et, dans Benvenuto même, (avant-dernier tableau) certain refrain entendu naguère à Subiaco. Italienne aussi, parle sentiment au moins, sinon par le thème, l’ariette d’Arlequin nous paraît un peu la sœur, charmante et pensive, de l’une et de l’autre chanson.

Il est un Berlioz qui, dans Benvenuto Cellini, tantôt s’annonce et déjà s’affirme, tantôt ne se laisse en rien deviner : c’est le Berlioz symphoniste. On s’étonne qu’il ait manqué, ce qui s’appelle manqué, la scène de la fonte du Persée, au dernier tableau. Aucune autre pourtant ne paraissait devoir être mieux selon sa nature et, pour ainsi dire, à sa taille. Sans même l’ébaucher, il s’est dérobé devant elle. L’orchestre, au cours de l’ouvrage, alors qu’il se contente d’accompagner, ou de concourir, n’a pas non plus toujours l’intérêt, la nouveauté, l’importance et le rôle enfin qu’on pouvait attendre. Mais aussitôt que, se sentant seul, il se donne carrière, alors, et tout de suite, le génie instrumental de Berlioz éclate. Italienne à demi par le principal thème, l’ouverture est personnelle déjà par la verve, l’emportement et le coloris sonore. Mais elle n’est rien auprès d’une autre, jouée en guise de prélude avant le second acte, et depuis longtemps connue, célèbre même, sous le nom d’ouverture du Carnaval romain. Celle-ci ne fut composée que six ans après le reste de l’ouvrage, en 1844. Berlioz, ayant rouvert un jour la partition de Cellini pour en faire exécuter un fragment au concert, se sentit en quelque sorte pris, ou repris d’amour, de pitié aussi, pour quelques-uns de ces chants, condamnés autrefois, et si vite, au silence, et qui sans doute, sur le théâtre, ne chanteraient jamais plus. Il en choisit deux, parmi ceux qui lui plaisaient, le touchaient davantage, et par l’orchestre, ou dans l’orchestre, il résolut de leur rendre la voix et la vie. L’orchestre ! Berlioz alors pouvait se croire à la veille de le conquérir. Dans ce domaine, dans ce royaume, objet de ses ambitions et de ses rêves, il avait conscience d’entrer et de s’établir en maître. Il venait d’achever et d’imprimer son grand Traité d’instrumentation. La transcription de l’Invitation à la valse avait reçu, même du public, un favorable accueil. L’orchestre, l’orchestre seul, était capable de consoler le grand artiste méconnu, de le défendre, de le venger peut-être. Sur le socle de son Persée de bronze, vainqueur enfin de l’envie et de la haine, Benvenuto, le héros de l’opéra malheureux, n’avait-il pas gravé ces mots : « Si quis te læserit, ultor ero. » Promesse pour l’artiste, menace contre ses ennemis, l’orchestre de Berlioz saurait bien reprendre un jour le fameux serment, et le tenir. Berlioz, en attendant, remit à l’orchestre l’avenir et la fortune de deux idées, de deux « motifs, » très différens, qui lui tenaient chèrement au cœur : le thème bondissant de la saltarelle romaine, et certaine phrase d’amour, chantée, dans un duo du premier acte, à Teresa par Benvenuto. De l’un, Berlioz fit l’allegro de sa nouvelle ouverture ; de l’autre, l’introduction ; de tous deux, un chef-d’œuvre de rêverie et de langueur d’abord, puis de mouvement et de folle joie. Très supérieur à l’ouverture primitive, l’allegro n’est comparable, dans l’œuvre entier de Berlioz, qu’au bal chez Capulet, de Roméo et Juliette. En liesse toutes les deux, Rome et Vérone se répondent. Ici et là, même verve, même éclat, mêmes « soleils tournans, » même feu d’artifice sonore. Quant à l’andante qui précède, c’est une pure merveille ; mais, privilège singulier, il n’est cela qu’à l’orchestre. Le mois dernier, quand on l’entendit au théâtre pour la première fois, chanté par Benvenuto sur ces paroles : « Teresa, vous que j’aime plus que ma vie, » on s’étonna de reconnaître à peine la mélodie, si connue, si admirée, et depuis si longtemps, sous une autre apparence. On n’en retrouvait plus ni la couleur, ni la forme elle-même ; avec le timbre des sons, leur charme s’était perdu. L’orchestre heureusement vint peu après le leur rendre. Alors il nous émut de nouveau, le thème lointain, mystérieux, que M. Boschot a si bien qualifié de nostalgique. Avant la Rome du carnaval, il semble en évoquer une autre, asile sacré du silence, de la solitude et de la mélancolie. Il y a plus : le thème pittoresque est également un thème pathétique ; il va au cœur parce qu’il vient du cœur ; autant qu’un paysage, une âme vit, respire, soupire en lui. Et ce n’est pas la moindre prouve du génie symphonique ou instrumental de Berlioz, qu’il ait su donner à l’un de ses chants, par la voix de l’orchestre mieux que par une voix humaine, l’accent et comme le son même de l’humanité.

Une dernière question pourrait se poser à propos de Benvenuto : quelle est la part et quels sont les signes du romantisme dans cette œuvre du plus romantique des musiciens ? La part, il la voulut, ou plutôt il la rêva très grande. « Imaginant son héros à travers les Mémoires de Cellini, récemment traduits et fort sympathiques aux Jeune-France ; l’imaginant aussi à travers certains contes d’Hoffmann, Berlioz faisait de Benvenuto un autre Berlioz : c’était encore un frère de cet Artiste qui avait déclamé dans le Retour à la vie, un frère d’Harold, un héros indiscipliné, révolté, ravagé par les passions aux griffes de vautour, traqué par les gens en place et raillé par les stupides bourgeois, — un véritable héros 1830, un artiste enfin[3]. » Ce n’est pas tout. Un autre article du Credo romantique prescrivait alors le mélange, au besoin la confusion des genres, à la Shakspeare : l’alternance du comique, voire du burlesque, avec le plus noble lyrisme. Berlioz encore se piqua d’introduire en son Benvenuto cette nouveauté. Nous y sommes peu sensibles aujourd’hui. Et le reste, qu’il y prétendait mettre aussi, nous échappe également. Romantique, et d’un romantisme superficiel, artificiel, le sujet l’est peut-être, et le livret : par l’idée, du moins, et les intentions, car le style !... Quant à la musique, elle nous paraît manquer étonnamment des caractères où se reconnaît le mieux le romantisme proprement musical. La place nous fait défaut aujourd’hui pour l’analyser ou seulement le définir. M. Boschot, dans l’ouvrage par nous cité maintes fois, s’est acquitté de ce soin. En tout cas, et cela soit dit en manière de conclusion, après avoir entendu Benvenuto, l’on peut douter encore si l’œuvre la plus fougueuse et la plus exubérante, la plus fiévreuse et la plus extraordinaire, la plus romantique, enfin la plus berlioziste ou berliozienne de Berlioz, est la Symphonie fantastique, ou Harold en Italie, ou le Requiem, ou Roméo et Juliette, ou la Damnation de Faust ; on a du moins la certitude que cette œuvre-là n’est pas Benvenuto.


Mais le Freischütz demeure assurément le chef-d’œuvre, sans égal et sans pareil, du romantisme sincère, profond, ingénu, que fut le romantisme allemand. Chef-d’œuvre national, et pourtant qui n’a rien d’étroit, encore moins d’hostile ; chef-d’œuvre universel, que, sans nulle contrainte et sans aucun sacrifice, sans rien abdiquer ni rien forcer de soi, chacun de nous, de nous tous, l’ignorant au cœur simple et même le savant, s’il ne s’enorgueillit pas de sa science, peut comprendre et peut admirer.

Oui, dans l’histoire entière de l’opéra, de l’opéra de tous les temps et de tous les pays, le Freischütz est unique. Il l’est d’abord parce que la musique y donna pour la première fois la plus grande place, et, si le mot ne sentait un peu trop le théâtre, nous dirions le principal « rôle, » à la nature. A côté du Freischütz, la plupart des drames lyriques antérieurs, — et nous ne parlons que des chefs-d’œuvre, — nous font un peu l’effet de se passer, tantôt (comme ceux de Gluck) dans un temple, tantôt (ceux de Mozart) dans un salon, à moins (rappelez-vous le Fidelio de Beethoven) que ce ne soit dans une cave. Il arrive sans doute qu’un souffle du dehors les traverse et les embaume ; mais le chef-d’œuvre de Weber, le premier, baigne presque tout entier dans l’air ; autant, sinon plus qu’une action, il est un paysage en musique.

Il l’est à chaque instant. Il l’est dès les premières mesures. Avec quelle grandeur, et pourtant quelle intimité, quel mystère, le chant des quatre cors, au début de l’ouverture, en témoigne. Ailleurs, jusque dans les moindres détails et comme dans les coins les plus cachés, partout la nature est présente. Il suffit, non pas même d’une phrase, mais de quelques mesures, de quelques notes, pour nous la rappeler. Entre le récitatif qui précède le premier air de Max, et cet air, un appel de clarinette prépare le coloris de l’admirable cantilène, où la musique, à la fois large et précise, va nous rendre vraiment sensibles ces bois et ces plaines, que la parole ici nomme d’abord (« Durch die Walde, durch die Auen »), mais qu’elle ne sait que nommer. Même impression après la période agitée et tumultueuse de cet air, lorsque l’idée, ou plutôt l’image, l’image sonore d’Agathe ouvrant sa fenêtre, vient ramener un instant le calme dans l’âme inquiète du chasseur. L’effet n’est pas moindre, bien que résultant d’une moindre cause (exactement quatre notes) au début du grand air d’Agathe, de cet air où le détail pittoresque abonde au point d’en faire un poème descriptif autant qu’un poème du cœur. Il y a deux airs d’Agathe : celui dont nous parlons, qu’on pourrait appeler nocturne, et l’autre, matinal. « Rein und klar, pur et clair. » Il s’achève par ces deux mots, que la musique transfigure, qu’elle illumine et purifie encore. Les deux scènes, qui se passent également dans la chambre de la jeune fille, montrent, chacune en son genre, quelle est, sur la musique du Freischütz, et jusque sur les tableaux d’intérieur, l’influence du dehors ; combien les âmes dépendent ici de la nature, changeantes comme elle, et tour à tour avec elle orageuses et rassérénées.

Quand vient le dénouement heureux, la nature encore en ressent l’allégresse. Elle participe au cantique final. Comme le prince et comme l’ermite, j’allais dire : comme le pouvoir civil et le pouvoir religieux, il semble que les puissances naturelles veuillent aussi pardonner. Témoins de la hardiesse de Max et de son impiété, les bois, les rochers, le sont maintenant de son repentir et lui redeviennent amis. « Une voix est dans tout, un hymne sort du monde. » L’opéra de Weber se termine par un hymne de ce genre, universel, et qui jaillit des choses non moins que des cœurs. Au théâtre, avant le Freischütz, on n’avait encore entendu rien de pareil. Depuis, excepté le chœur, final aussi, de Guillaume Tell, apothéose à la fois pastorale et religieuse, il n’est pas sûr que rien de semblable ait été chanté.

Le romantisme du Freischütz est dans le sentiment de la nature, et de la nature bienveillante. Il est encore, et beaucoup plus, dans le sentiment, dans la sensation même de la nature devenue en quelque sorte surnaturelle, fantastique et terrible. Ce brusque revirement fait l’une des beautés, — innombrables, — de l’épisode fameux appelé tantôt la Fonte des balles et tantôt la Gorge au loup. Quelqu’un a dit, en termes pittoresques et justes, que c’est là de la musique à ne pas traverser la nuit. Toutes les puissances, tous les maléfices des ténèbres y sont en effet conjurés ; ils y sont représentés sous des formes, sous des figures sonores, dont on ne sait qu’admirer davantage, ou la valeur dramatique, ou la musicale, et rien que musicale, beauté. De celle-ci, tout était nouveau jadis. Après quatre-vingt-douze ans, tout le paraît encore. Premièrement, le rôle de la symphonie, et ce rapport entre elle et la voix, dont personne peut-être, pas même Wagner, n’a déterminé la nature et les conditions avec plus de justesse. Il semble que du premier coup, — un épisode de ce genre ayant été jusque-là sans exemple, — les deux élémens aient trouvé dans le Freischütz leur parfait équilibre et leur concert harmonieux. La voix et la symphonie sont ici tour à tour, quand ce n’est pas ensemble, ouvrières de beauté, de la beauté la plus originale et la plus diverse. Toute la partie orchestrale de la Wolfschlucht constitue un trésor inépuisable de formes et de forces, de mouvemens, de rythmes et de timbres. Chaque page, et presque chaque paragraphe, la fonte de chacune des balles, a son caractère et son coloris. Rien ne traîne en longueur et rien n’est écourté. Avec cela, tout est mélodique, tout chante, les instrumens comme la voix, et celle-ci, même alors qu’elle parle, ajoute encore à tant d’effets musicaux son effet, rien que sonore, mais singulièrement pathétique, de froideur et de nudité.

Tout a paru nouveau, disions-nous, dans le Freischütz tel qu’on vient de le reprendre. Tout, y compris le dialogue, heureusement rétabli, qui rend au chef-d’œuvre son charme, sans lequel il n’est pas tout lui-même, de candeur et de naïveté. Ajoutez qu’à notre époque de musique surabondante et qui littéralement nous étouffe, plusieurs d’entre nous éprouvent comme une tendresse rétrospective pour le bon vieux genre d’autrefois, ce genre mixte, où la musique, tempérée par la parole, nous laissait quelque relâche et nous permettait çà et là de respirer. Enfin, la nouveauté par excellence de ce chef-d’œuvre à peu près centenaire, c’en est la grâce, l’aisance, la fraîcheur, avec un naturel que rien ne flétrira ; c’est le don de plaire et d’émouvoir tout de suite. Oui, tout de suite, et pour si peu ! Pour trois notes, ou quatre. Ne les comptions-nous pas tout à l’heure ? Mettons- en cinq et, si vous voulez, que ce soit les cinq notes initiales, déjà citées, de l’air de Max au premier acte : « Durch die Walde, par les bois. » Elles n’ont pas même besoin des paroles, ces notes-là, par elles seules expressives et toutes-puissantes. Qu’elles résonnent, qu’elles chantent seulement à l’orchestre, et nous voilà gagnés, ravis, et le royaume et le mystère des sons devant nous se découvre ; alors, une fois de plus, nous reconnaissons combien est juste cette définition de l’art véritable, en deux mots qu’on ne saura jamais trop répéter et qui suffisent : supérieur et prochain.


C’est une œuvre supérieure assurément que celle dont nous avons encore à parler. Il lui manque seulement, ou surtout, d’être prochaine.

M. Charles Le Goffic a pris dans l’Islandaise, une des plus poétiques nouvelles de son poétique recueil, Passions Celtes, le sujet, très simple, non moins triste, et très musical, ou « musicable, » du Pays. Tual, un marin breton, a fait naufrage sur les côtes de l’Islande. Un brave insulaire, Jörgen, a sauvé Tual, du péril de la mer d’abord, et puis d’un autre danger : l’enlizement dans les fonds mouvans d’un marécage ou d’une tourbière, qui s’appelle, d’un nom géologique plus qu’harmonieux, le Hrafuaga. Du naufragé blessé, longtemps malade, la fille du vieux Jorgen, Kœthe, aux cheveux couleur de miel, a pris de tendres soins, qui l’ont guéri. L’amour est né de cette cure. Aucun pasteur ne se trouvant à proximité, pour unir le pécheur de Paimpol et la petite Islandaise, il suffira de leurs sermens échangés devant le Hrafuaga, terrible, paraît-il, aux parjures. Le vieux Jorgen ajoute seulement à cette formalité sa bénédiction paternelle. Ainsi l’on nous a rapporté que, naguère, un illustre géographe, et qui n’était pas Islandais, avait coutume de procéder sans autre cérémonie à l’hymen de ses descendans.

Le sacrement n’eût pas été de trop pour défendre un bonheur aussi menacé. Le mal du pays ne tarda point à s’emparer de la mémoire de Tual, de son imagination, de son âme enfin, qu’il posséda peu à peu tout entière. Ni l’amour conjugal, ni la prompte espérance de l’amour paternel, ne purent triompher de l’autre, de l’invincible amour. Un jour enfin, ou plutôt une nuit. Tual apprit la présence, dans une baie voisine, des goélettes de Paimpol, et leur prochain départ. Alors, se dérobant aux bras de l’épouse endormie, il sella son cheval et prit la fuite. Pour arriver plus tôt, il ne craignit pas de se lancer, la croyant encore gelée par l’hiver, sur la surface du perfide Hrafuaga. Mais le printemps approchait, son premier souffle avait commencé de fondre la croûte de glace. Elle fléchit, et, sous les yeux de Kœthe et de son père accourus en hâte, l’abîme vengeur engloutit le cheval et le cavalier.

On le voit, ce n’est pas le genre enjoué, comme disait Molière. Mais, nous le disions plus haut, c’est le genre lyrique par excellence, où le dehors ne compte pas, où le dedans seul importe. Un seul épisode, la chevauchée finale, est extérieur, et n’y gagne rien. La musique en est un paroxysme qu’on voudrait plus court. L’action dramatique même, par sa durée aussi, manque à la vraisemblance. On ne saurait suivre si longtemps des yeux un cheval au galop. Pour le reste, ce poème est des plus favorables à la musique, ayant comme unique sujet le sentiment, et presque un sentiment unique, dont les autres ne sont en quelque sorte que les accessoires ou les dépendances. Et ce sentiment enveloppe ou baigne tout l’ouvrage. Il en fait l’unité, la profondeur, et la monotonie.

La partition de M. Guy Ropartz est strictement conforme aux principes wagnériens. C’est dire assez que la symphonie et le leitmotif y sévissent. L’influence de M. d’Indy ne s’y trahit pas moins que celle de Wagner. Fervaal et Tristan se rencontrent ici. Les thèmes d’ailleurs, indépendamment de leur valeur représentative, ont souvent leur beauté spécifique. Outre qu’ils signifient, ils sont. Ils ne sont pas seulement en eux-mêmes : ils existent les uns par rapport aux autres ; autant qu’une vie personnelle, ils ont une vie de relation. Et sans doute le mode ou la forme particulière de cette vie, étant celle du leitmotif, n’a plus pour nous de secret. Les moindres ressorts nous en sont familiers ; que dis-je ! l’abus qu’on en a fait nous les a rendus fastidieux. Il faut du moins reconnaître qu’ils jouent ou qu’ils travaillent ici d’après toutes les règles du genre. Le mécanisme ou le système ne laisse rien à désirer.

Quelque chose heureusement, et de plus désirable encore, y vient s’ajouter et comble nos désirs : c’est le sentiment, l’émotion, l’âme enfin. Oui, le sentiment général et dominant, cette nostalgie qui sur tout le poème est répandue, la musique en est pénétrée tout entière. Elle l’exprime partout, avec autant de force, d’intensité, que de noblesse. Rien de vulgaire en elle, ou seulement de superficiel et de léger. Elle est profonde, elle est grave et souvent elle sait être tendre. La partition de M. Ropartz compte parmi celles, — aujourd’hui rarissimes, — qui redoublent chez un critique le regret de ne pouvoir faire des citations de musique ainsi qu’on en fait de poésie. Qui saura transposer dans les mots le charme des sons, de quelques sons : par exemple des premières mesures du premier acte, où tout de suite, l’orchestre et les voix, les deux voix de Tual convalescent et de Kœthe qui le soutient, suffisent à donner comme le ton et la couleur générale de l’idylle tragique à peine commencée. Que de pages on aimerait de signaler encore, ou de mesures seulement ! Rien que dans ce dialogue du premier acte, que d’accens, tantôt de tendresse douce, et tantôt de passion véritable ! Enfin et surtout il se pourrait qu’au second acte, le très long, très libre, très varié monologue de Tual, regrettant sa Bretagne, fût une chose admirable et méritât une place d’honneur, au-dessous du monologue de Tristan moribond, dans un ordre qu’on appellerait celui des chefs-d’œuvre de la mélancolie...

Avec, ou malgré cela, nous ne nous étonnerions qu’à moitié si vous preniez, à l’audition de l’œuvre de M. Ropartz, un plaisir... comment dirons-nous, plutôt austère. Cette musique est sombre et hautaine, elle est touffue et distante aussi. Elle se réserve et se renferme. Il lui manque la spontanéité, le don et l’abandon de soi, l’effusion et l’éclat, le charme et la grâce avenante. Assurément, cela n’est pas le Freischütz, ni même les Noces de Figaro. Que voulez-vous ! Nos musiciens d’aujourd’hui, fût-ce les meilleurs, ou du moins la plupart d’entre eux, semblent ne rien craindre autant que de nous faire plaisir. Il suffit de nommer les partitions les plus insignes, que d’ailleurs on les aime ou non, de notre temps : un Fervaal, un Pelléas, une Ariane et Barbe-Bleue, pour mesurer tout ce que leur nature, leur beauté même, comporte de tristesse et de sévérité, de ténèbres ou d’ombre. Ayons patience et ne nous lassons pas d’appeler de nos vœu : x le jour que souhaitait Gœthe, où le poing longtemps fermé s’ouvrira sous la caresse d’une main amie.


Avec un Amadis et une Cléopâtre, Panurge est l’une des trois œuvres inédites laissées par Massenet : œuvres de la dernière heure, de cette heure dont l’illustre musicien, malgré la maladie et la souffrance, fut, avec un rare courage, l’infatigable et vraiment héroïque ouvrier. La musique de Panurge est agréable, un peu mince. Il y aurait fallu surtout plus de gaieté.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Voir le second volume de la trilogie « berlioziste : » Un Romantique sous Louis-Philippe, par M. Ad. Boschot (p. 419 et suiv.), 1 vol. in-8 ; Plon.
  2. Ibid.
  3. M. Ad. Boschot, op. cit.