Revue musicale - 1er février 1858

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Revue musicale - 1er février 1858
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 13 (p. 729-736).

REVUE MUSICALE.


Nous n’avons rien de bien important à signaler parmi les œuvres nouvelles de l’art musical. Une représentation extraordinaire, donnée le 14 janvier à l’Opéra pour le bénéfice d’un virtuose obscur, a été le signal d’un horrible et odieux attentat. Dieu soit loué, ces passions sauvages, qu’on pouvait croire disparues à tout jamais de la surface des nations policées, n’ont rien de commun avec l’art qui suscite les plus nobles sentimens du cœur humain. La fable antique, dans ses fictions profondes, qui contiennent toute une psychologie, nous représente Orphée domptant les bêtes féroces aux accens de sa lyre, pénétrant dans l’antre ténébreux du génie du mal et adoucissant ces cœurs que les prières des mortels n’ont jamais attendris :

Et caligantem nigra formidine lucum
Ingressus, manesque adiit, regemque tremendum,
Nesciaque humains precibus mansucscere corda.


Détournons les yeux de ces abominations qui soulèvent la conscience universelle, et qui n’ont jamais produit, quoi qu’en disent les politiques étroits de l’école de Machiavel, que des désastres et des réactions qui perpétuent les discordes civiles.

Le Théâtre-Italien est toujours dans une situation des plus difficiles. Les débuts s’y succèdent sans relâche. Tous les pays de l’Europe fournissent à cette scène, autrefois privilégiée, des virtuoses de contrebande qui, ne sachant à quel dieu se vouer, viennent se donner en spectacle à Paris, où ils s’assurent quelque plume complaisante qui leur décerne un triomphe éphémère, en sorte que Rome n’est plus dans Rome, et que le Théâtre-Italien de Paris est devenu une espèce de caravansérail où l’on chante toutes les langues, excepté celle de Cimarosa et de Rossini. Cependant on a repris, il y a quelques semaines, à ce théâtre qui a été pendant un demi-siècle le premier du monde, le délicieux chef-d’œuvre de l’Italiana in Algieri. Cela nous reporte à l’année 1813, où Rossini, âgé de vingt et un ans, après deux ou trois délicieux préludes, parmi lesquels se trouve l’Inganno fortwnato, composait à Venise Tancredi pour le théâtre de la Fenice et l’Italiana in Algieri pour celui de San-Benedetto, qui n’existe plus. Heureux temps que celui où le génie dans sa fleur s’épanouit sans efforts, rit et chante comme un enfant divin qui n’a aucun souci des troubles de la terre ! Voilà quels sont les vrais miracles de l’art, non pas de reproduire les tristes vicissitudes de la vie, mais d’élever l’esprit et le cœur à ce printemps éternel dont nous avons un pressentiment qui ne peut faillir. Pendant que l’Italie voyait s’accomplir les grands événemens politiques de 1813, Rossini faisait rire les Vénitiens de ce rire bienheureux que ne connaissent pas les autres peuples de l’Europe. Stendhal a très bien, apprécié ce côté délicat du génie des Vénitiens et de la musique de l’Italiana in Algieri. « Quand Rossini, dit-il, écrivait l’Italiana in Algieri, il était dans la fleur du génie et de la jeunesse ; il ne craignait pas de se répéter, il ne cherchait pas à faire de la musique forte, il vivait dans cet aimable pays de Venise, le plus gai de l’Italie et peut-être du monde. Le résultat de ce caractère des Vénitiens, c’est qu’ils veulent avant tout, en musique, des chants agréables et plus légers que passionnés. Ils furent servis à souhait dans l’Italiana ; jamais peuple n’a joui d’un spectacle plus conforme à son caractère, et de tous les opéras qui ont jamais existé c’est celui qui devait plaire le plus à des Vénitiens : aussi, voyageant dans le pays de Venise en 1817, je trouvai qu’on jouait, en même temps l’Italianain Algieri à Brescia, à Vérone, à Venise, à Vicence et à Trévise. » C’est pour la Marcolini que Rossini a composé le rôle délicieux d’Isabella, c’est pour Galli qu’il a écrit celui non moins remarquable de Mustafa. Un ténor qui notait plus jeune, Gentili, chantait la partie de Lindoro, et un nommé Rosich, qui est mort en Amérique, où Garcia l’avait engagé, jouait le personnage de Taddeo. Galli, une des meilleures basses profondes qu’ait produites l’Italie, chanteur et comédien éminent qu’on a si longtemps admiré au théâtre Louvois, est mort à Paris il y a trois ans. Quant à la Marcolini, elle était née à Vérone, ainsi que la Malanotti, qui a créé le rôle de Tancredi. D’une physionomie charmante, et la cantatrice bouffe la plus parfaite qu’on ait entendue, la Marcolini vivait encore en 1854, à Prato, près de Florence. Voilà pour quels artistes Rossini a composé ce délicieux chef-d’œuvre de l’Italiana in Algieri, d’une gaieté si franche et si bénigne, tempérée d’une suave mélancolie. Savez-vous bien qu’il se dégage de la partition de l’Italiana comme un parfum exquis du génie de Mozart qu’aurait respiré celui de Rossini ? On retrouve l’influence secrète et bienfaisante de l’auteur de Don Juan, non-seulement dans certains détails de l’instrumentation, comme l’emploi fréquent du basson dans certains passages que nous nous dispensons de citer, mais encore dans l’accent et la pureté sereine des mélodies. Écoutez, par exemple, ce petit fragment de trio que chantent Lindoro et les deux femmes qu’il tient par la main au commencement du finale du premier acte. C’est du Mozart avec son sourire baigné de larmes. On dirait un de ces petits trios que chantent les génies dans la Flûte enchantée. Il faut reconnaître que Stendhal a saisi cette parenté furtive des deux grands musiciens, car il dit en parlant du passage de l’Italiana que nous avons cité : « Jamais il n’y eut de chant plus frais et plus délicat que celui de Lindoro qui entre avec la femme du bey et son amie :

Pria di dividerci de voi signore.


« Voilà un effet que Mozart et Cimarosa peuvent envier. « Ce n’est pas mal pour un amateur. Du reste, Stendhal a assez bien apprécié tout l’opéra de l’Italiana, qui répondait à la désinvolture de son esprit et à son goût pour la vie facile de l’Italie. Avons-nous besoin de signaler les morceaux remarquables de cette partition, qu’on ne supposerait pas être âgée de quarante-cinq ans, tant il s’en exhale de jeunesse et de fraîcheur printanière ? Quoi de plus gai et de plus facile que l’ouverture et l’introduction ; l’air du ténor,

Languir per una bella ? »


le duo pétillant de verve entre Mustafa et Lindor,

Se inclinassi a prender moglio,


que Galli et Bordogni disaient d’une manière si ravissante, tandis que MM. Bellart et Rossi en font une charge digne des tréteaux ; — le duo si comique et si musical à la fois entre Taddea et Isabella,

Al caprici della sorte,


que Mme Alboni et M. Zucchini rendent avec un brio plein de charme ? Quant au finale du premier acte, c’est un de ces chefs-d’œuvre de gaieté et de bouffonnerie incomparable, qui ne peut être conçu que par un compositeur italien Donnez aux plus grands musiciens du monde ce thème si simple,

Va sossopra il mio cervello,


et il leur sera impossible d’en faire jaillir il capo d’opéra que Rossini a bâti sur ces paroles insignifiantes. Voilà le triomphe de l’art musical appliqué au théâtre. Il lui suffit d’un simple canevas littéraire pour enfanter des merveilles, tandis que les compositeurs médiocres s’en prennent toujours à l’auteur du poème de l’impuissance de leur génie. Le finale du premier acte de l’Italiana laisse pressentir celui du Barbier de Séville, que Rossini écrira trois ans après, en 1816. Les géans vont vite. L’air de Taddeo,

Ho un gran poso sulla testa ;


le quatuor de l’éternument et le trio si connu, de Papataci, sans oublier l’air que chante Isabella, sont des morceaux de premier, ordre qui remplissent le second acte de cet opéra délicieux, qu’un Allemand n’aurait jamais pu écrire, fût-il Mozart. Il n’y a que les Italiens qui sachent rire en musique, les Français ne peuvent que sourire.

Puisque nous parlons de sourire, disons un mot de la reprise de Fra Diavolo, qui a eu lieu le 4 janvier au théâtre de l’Opéra-Comique. Ce charmant ouvrage de M. Auber, qui en a tant commis de semblables et de plus jolis encore, a déjà vingt-sept ans d’existence. Il fut donné pour la première fois dans le mois de janvier 1830. La révolution de juillet en troubla le succès qui fut grand et qui n’a pas cessé de se reproduire depuis lors. Le principal rôle fut écrit pour Chollet, qui, sans être un chanteur d’un goût bien sûr, avait de l’entrain et une individualité piquante. Fra Diavolo a été traduit en italien et représenté, au théâtre du Lycaeum de Londres. M. Auber y ajouta des récitatifs, et un trio pour voix d’hommes qu’il emprunta à sa partition des Chaperons Blancs. La musique de Fra Diavolo n’a rien perdu de sa grâce spirituelle et facile, et si M. Barbot avait une meilleure voix, ce n’est pas le talent qui lui manquerait pour rendre les parties difficiles du rôle principal, dont Il est chargé. Fra Diavolo fait pressentir un bandit bien autrement, audacieux et poétique qui viendra, en 1831, émerveiller le public parisien : nous avons nommé Zampa. Quoi qu’il en soit, la reprise de Fra Diavolo a été accueillie avec faveur par le public, que les compositeurs du jour laissent mourir d’inanition musicale. Le petit acte qu’on vient de donner tout récemment à ce même théâtre de l’Opéra-Comique, les Désespérés, est des plus insignifians en effet. La musique de cette bouffonnerie est de M. Bazin, grave professeur d’harmonie au Conservatoire, qui n’abuse pas de la permission qu’on lui laisse d’avoir des idées et de la mélodie.

Le Théâtre-Lyrique est toujours plein d’activité. La direction vigilante de M. Carvalho ne recule devant aucune tentative, même hasardeuse, pour rencontrer une de ces bonnes fortunes qui deviennent de plus en plus rares par le temps de science extrême où nous vivons : je veux dire que le Théâtre-Lyrique cherche un compositeur qui soit autre chose qu’un musicien habile, estimé des connaisseurs et des experts assermentés près les tribunaux. Il croyait bien l’avoir saisi dans son nid, ce phénix des bois, lorsqu’il donna les Nuits d’Espagne de M. Semet, jeune compositeur inconnu partout ailleurs qu’à l’orchestre de l’Opéra, où il tient les baguettes du timbalier. Cet ouvrage des Nuits d’Espagne, où il y avait de la facilité et de l’entrain, semblait promettre un mélodiste un peu inexpérimenté qui viendrait, comme ce pauvre Monpou de regrettable mémoire, chanter sur sa guitare à trois cordes :

Gastibelza, l’homme à la carabine,


ou bien :

Avez-vous vu dans Barcelone
Une Andalouse au teint bruni ?


Mais non : M. Semet se trouve être un artiste fort bien élevé, qui sait le pourquoi des choses, et à qui il manque non pas la langue, qu’il a fort bien pendue, comme on dit, mais des idées qui ne sortent pas de la grande officine du Conservatoire. La Demoiselle d’honneur, opéra en trois actes, qu’on veut bien qualifier de comique je ne sais trop pourquoi, a été représentée le 30 décembre, et n’a pas répondu aux espérances qu’on avait pu concevoir de M. Semet. Je n’insisterai pas sur l’imbroglio fastidieux qui a servi de thème au jeune compositeur. Quand on a des idées, on trouve toujours une place pour les mettre, et il n’y a que les impuissans qui s’en prennent au libretto de leur stérilité. Mozart, Weber, Beethoven, Rossini ont fait des chefs-d’œuvre avec des contes de Barbe Bleue. Qu’est-ce donc que la Flûte enchantée, le Freyschütz, Fidelio, Matilde di Shabran, Ricciardo e Zoraïde, etc., sinon de mauvais mélodrames à faire peur aux enfans ? Tout le premier acte de la Demoiselle d’honneur est, à peu de chose près non avenu. On y sent l’effort et une large dose d’imitation de la manière de M. Auber, ce qui semble contradictoire. M. Semet use et abuse de l’emploi de la pédale dans l’harmonie et de la petite flûte, qui ne cesse de caqueter au-dessus de l’orchestre. Le finale du premier acte aurait pu devenir un morceau de maître, si le compositeur eût développé l’idée qu’on voit poindre lors de la remise du billet mystérieux à chacun des cavaliers. M. Semet a tourné court, en reprenant brusquement la marche qui avait déjà servi à annoncer l’entrée de la reine, et n’a pas donné suite à une situation qui était éminemment musicale. Pour ne pas être trop sévère, on peut encore signaler, au premier acte, une partie du duo que chante Tavannes avec sa sœur de lait, la petite Reinette. Au second acte, il y a un assez joli chœur pour voix de femme, une agréable ballade sur ces vers bien connus de Ronsard :

Mignonne, allons voir ai la rose…


qui est heureusement accompagnée surtout, puis un trio syllabique tout à fait dans le style de M. Auber, et le grand duo dramatique, trop dramatique, entre Hélène et son époux Tavannes, duo qui renferme quelques bonnes parties. Au troisième acte, on applaudit d’assez jolis couplets, que chante Mlle Faivre, et un chœur pour voix d’hommes, qu’on entend derrière les coulisses. Que M. Semet ne se décourage pas toutefois : il a du talent, et voilà que son nom s’est ébruité dans le public. Le reste viendra peut-être, car il ne faut qu’une bonne occasion pour s’inscrire en faux contre la critique la plus sévère. L’exécution de la Demoiselle d’honneur est assez bonne dans les ensembles. M. Balanqué serait un marquis de Mendoza parfait, s’il ne chantait pas faux de la plus mauvaise voix du monde. Une jeune personne, Mlle Marimon, s’est produite pour la première fois dans le rôle de la petite Reinette, qu’elle joue avec naturel. Élève de M. Duprez après avoir été dans la classe de Mme Damoreau, Mlle Marimon a une gentille petite voix de soprano aiguë qui manque un peu de timbre, si ce n’est de flexibilité. Mlle Marimon a été fort bien accueillie du public, et, si elle veut modérer son ambition et ne pas dépasser la mesure de ses forces, comme cela lui est arrivé déjà dans le grand air du troisième acte, elle peut devenir une cantatrice utile et agréable.

En fait de tentatives audacieuses, parlons un peu de celle de M. Gounod, qui n’a pas craint de se mesurer corps à corps avec le génie de Molière, non pas le génie de Molière réduit et accommodé pour les besoins de l’art musical, mais avec la prose même du Médecin malgré lui. Mozart, Paisiello, Rossini et tant d’autres ont bien eu la velléité de se faire tailler des libretti d’opéra dans les comédies de Beaumarchais ; mais je ne vois pas dans l’histoire un seul exemple d’un grand compositeur qui ait eu l’idée de prendre le texte même du Barbier de Séville ou du Mariage de Figaro, pour en faire le thème de ses propres inspirations. Pourquoi n’ont-ils pas osé faire ce qui a paru tout simple à M. Gounod ? Avons-nous changé les lois constitutives de l’art musical, comme Sganarelle prétend qu’on a changé la place du cœur ? Malgré tout ce qu’affirment les beaux esprits sur l’immense supériorité de notre siècle, je suis disposé à croire, avec le bonhomme Géronte, que nous avons le cœur juste à la même place où l’avait notre père Adam, et que l’art musical a des exigences qui veulent être respectées. Ce n’est pas à M. Gounod que j’apprendrai que la musique est avant tout une langue de sentiment ; qu’elle est une peinture libre de l’imagination, sans qu’aucun type extérieur l’oblige à une imitation matérielle trop prolongée. Ce que peut la musique dans ce genre d’onomatopées qui ravit les vaudevillistes est si peu de chose, si puéril, que ce n’est pas la peine d’en parler. Pour un ou deux effets sublimes qu’on trouve dans la Symphonie Pastorale de Beethoven, il y a dans les œuvres des compositeurs médiocres une foule de coucous, de cailles et de merles mal embouchés, indignes de la peine qu’on s’est donnée pour imiter leur ramage ridicule. Où sont-ils, les compositeurs de musique de piano qui, au commencement de ce siècle, faisaient des sonates sur la bataille de Marengo ou d’Austerlitz, comme ce pauvre Steibelt, qui était pourtant un homme de talent ? Il n’est plus question de ces pauvretés, qui faisaient les délices des grandes dames du consulat et de l’empire, tandis qu’on joue et qu’on jouera toujours les sonates ou fugues de Bach, Haydn, Mozart, Beethoven, Weber ; Hummel, Chopin, et tanti altri !

En s’attaquant à la prose hardie et si fortement colorée de Molière dans le Médecin malgré lui, M. Gounod s’est mis dans l’alternative ou de faire un chef-d’œuvre qui absorbât et fît oublier le texte original, ou bien d’établir une lutte entre l’esprit de Molière et l’esprit du compositeur, obligé de s’exprimer dans une langue où l’esprit des mots et les sous-entendus n’existent pas ; M. Gounod n’aurait pas été plus téméraire, si, obligé d’exprimer ses idées en vers alexandrins, il eût accepté une discussion avec un homme de génie qui aurait parlé librement en prose. La musique, étant surtout puissante par son coloris, ne supporte pas à côté d’elle un texte qui, avec la précision de l’Idée, que la musique ne peut avoir aurait encore la qualité qu’il appartient à l’art musical de donner à la parole. Il n’est donc pas vrai, comme le croient les gens du monde et les littérateurs, que de beaux vers puissent être d’un plus grand secours à l’inspiration du compositeur et à l’effet général que des rimes ou de la prose ordinaires, contenant l’expression d’un sentiment, d’un caractère ou d’une situation. Polyeucte, Athalie ou Tartufe, fussent-ils écrits pour les besoins de la musique moderne, ne vaudraient pas pour un compositeur dramatique un bon scénario de M. Scribe. Il est élémentaire de dire que deux effets qui se disputent l’attention de l’auditeur ne concourent pas à un bon effet général. Il y a un de ces élément qui doit être subordonné à l’autre, et dans un drame lyrique c’est à la parole d’obéir à la musique. Nous pouvons affirmer tout d’abord que M. Gounod n’a pas réussi à faire du Médecin malgré lui ce que Rossini a fait du Barbier de Séville, et Mozart du Mariage de Figaro, c’est-à-dire qu’il n’a pu vaincre le redoutable adversaire qu’il s’était imprudemment donné pour appui. Voyons alors quel est le vrai mérite du travail distingué de M. Gounod.

L’ouverture, qui débute par une phrase confiée aux violons, où l’auteur a ingénieusement imité la manière de Lulli, contemporain et collaborateur de Molière, devient tout à coup une sorte de fragment de symphonie d’un travail délicat, mais qui ne renferme pas une idée assez saillante dont on puisse saisir le caractère et apprécier le développement. Cette ouverture, qui ne dit rien à l’Imagination, finit comme elle avait commencé, par la phrase empruntée au style de Lulli. Le duo qui s’engage entre Martine et Sganarelle dès la première scène, car les arrangeurs anonymes n’ont fait que mettre des rimes à la prose de Molière en lui conservant d’ailleurs sa couleur et sa propriété, ce duo n’est qu’une scène dialoguée fort insignifiante. L’air que chante Martine immédiatement après les coups de bâton reçus et pardonnes est une spirituelle imitation de la vieille musique française, particulièrement de celle de Monsigny dans son Déserteur. Ce qui est tout à fait piquant, ce sont les couplets de Sganarelle :

Qu’ils sont doux,
Bouteille jolie,
Qu’ils sont doux,
Vos petits glouglous !


Dans ce genre d’imitation des phénomènes matériels, qui produit sur le public français l’impression inévitable d’un tableau d’intérieur de cuisine sur une ménagère enchantée de reconnaître tous les ustensiles dont elle se sert chaque jour, M. Gounod a été habile et spirituel. Il y a dans l’accompagnement de jolis détails d’instrumentation, et ces couplets, que le public a voulu réentendre, sont bien supérieurs au trio entre Sganarelle, Valère et Lucas. Cela manque de rondeur, et surtout de gaieté. Il y a trop d’esprit dans l’accompagnement, et M. Gounod ne trouvera pas mauvais que nous préférions celui de Molière. Le premier acte finit par un double chœur d’hommes et de femmes dont la fusion ne manque pas de vigueur.

La romance pour voix de ténor que chante Léandre au second acte est insignifiante comme mélodie ; mais l’accompagnement en est heureux, et rappelle celui de la romance de Don Juan, — Deh ! vieni alla finestra. — Après de jolis couplets chantés par Jacqueline, la nourrice, arrive la grande scène de la consultation, qui amène un sextuor où l’on remarque des parties estimables, mais dont l’ensemble est à peu près manqué. C’est dans une scène semblable qu’il aurait fallu un de ces morceaux de maître comme le sextuor de Don Juan, le quintette du second acte du Barbier, la scène de la vente dans la Dame Blanche, ou, mieux encore, comme le finale de la Gazza ladra ou celui des Nozze di Figaro ! Il fallait absolument encadrer tous ces détails du génie incomparable du grand comique dans une forme musicale ample et souple où l’auditeur pût trouver la traduction idéale de l’esprit et des saillies de caractère que la musique est impuissante à rendre. On ne peut louer dans ce sextuor mal bâti que la strette de la conclusion. Nous en dirons à peu près autant de la scène de bergerie qui termine le second acte, et qui ne produit aucun effet. L’acte suivant commence par un joli chœur de voix d’hommes, — Salut à monsieur le docteur, — dont la phrase est à la fois musicale et parfaitement en situation ; puis vient un duo entre Sganarelle et Jacqueline, qui est, à notre avis, le meilleur morceau de la partition, parce que le musicien, en profitant de la situation tracée par le poète, a substitué son inspiration à l’esprit du texte original, et l’a fait oublier. Tel n’est pas le mérite du quintette qui suit, et qui rappelle un grand nombre de détails déjà entendus dans le courant de l’ouvrage.

Il est évident qu’il y a de grandes qualités de facture dans la partition que nous venons d’analyser, mais on n’y trouve pas ce qui était absolument nécessaire pour que la tentative de M. Gounod eût un plein succès : de l’originalité, et surtout de la gaieté. M. Gounod est un compositeur d’un rare mérite, qui n’a pu vaincre, par l’inspiration de sa muse, le redoutable génie contre lequel il s’est imprudemment mesuré. Il y a beaucoup de finesse et infiniment d’esprit dans le travail ingénieux du compositeur ; néanmoins mais on se prend souvent à regretter qu’il vienne interrompre le simple discours de l’auteur original. Or c’est là un signe que la victoire du musicien n’est pas complète. Quoi qu’il en soit du succès du Médecin malgré lui et de l’avenir qui attend M. Gounod, nous sommes forcé de dire qu’il n’est pas encore complètement sorti de la pénombre qui voile depuis dix ans sa jeune renommée. L’ouvrage est monté avec soin au Théâtre-Lyrique. Les chœurs sont excellens. M. Meillet se fait applaudir dans le rôle de Sganarelle, ainsi que Mlle Girard dans celui de Jacqueline.

Aimez-vous à voir lever l’aurore, allez donc vers neuf heures du soir au petit théâtre des Bouffes-Parisiens entendre Bruschino o il figlio per azzardo, un bijou, una burla, échappé des mains immortelles de Rossini en cette année mémorable de 1813, qui vit naître à la fois Tancredi et l’Italiana in Algieri. Engagé à écrire pour un petit théâtre de Venise qui s’appelait San-Mose, où il avait donné successivement la Cambiale di Matrimonio, l’Inganno felice et la Scala di Seta, trois drôleries parmi lesquelles l’Inganno felice est un petit chef-d’œuvre, Rossini, qui devait bientôt porter son génie au grand théâtre de la Fenice, eut à supporter l’humeur jalouse de l’imprésario de San-Mose. Celui-ci, pour se venger de l’inconstance du jeune maestro, lui fit donner le plus mauvais libretto possible, celui de Bruschino. Rossini, après l’avoir parcouru, dit en riant à son collaborateur : « Je vous prouverai que je suis plus fort que vous, en faisant de la musique encore plus détestable que votre poema. » Telle est l’histoire de Bruschino, qui précéda de quelques semaines l’avènement de Tancredi, et dont le manuscrit original est entre les mains d’un dilettante vraiment distingué, M. le prince Poniatowski. Bruschino n’a été représenté que deux fois devant le public vénitien, qui, dès les premières mesures de l’ouverture, manifesta sa mauvaise humeur. Stendhal se trompe en attribuant à la Scala di Seta la plaisanterie des coups d’archet frappés sur le fer-blanc qui entoure la lumière des musiciens de l’orchestre. Cette haute bouffonnerie musicale se trouve marquée à la trentième mesure de l’ouverture de Bruschino. Cette jolie petite partition contient après l’ouverture un duettino pour soprano et ténor, un autre duo pour ténor et baryton, où l’on retrouve les germes du duo du Turc en Italie, — per piacere alla signora ; — un air de basse dont les difficulté vocales sont une malice du maestro à l’encontre du pauvre Raffanelli, qui était vieux et dans l’impuissance de rendre le plus léger gorgheggio ; puis viennent un air de soprano avec accompagnement obligé de clarinette, un trio, un charmant quatuor et le finale, qui annonce tout ce que Rossini fera dans ce genre où les Italiens n’ont pas de rivaux. La pièce a été arrangée avec goût par M. de Forges, et les pantins du théâtre des Bouffes-Parisiens ne la chantent pas trop mal. Bruschino de Rossini et l’Imprésario de Mozart vaudront à M. Offenbach le pardon de bien des péchés de sa composition.

Nous ne pouvons mieux terminer ce résumé très rapide des nouveautés musicales que par l’annonce d’une bonne nouvelle. Il vient d’arriver à Paris une famille d’artistes éminemment intéressante, dans laquelle on remarque surtout une petite fille de six ans, Mlle Juliette Delepierre, qui est une vraie et charmante merveille ! Elle joue du violon comme le faisait Marie Milanollo, avec un brio, une assurance, une justesse d’intonation et un sentiment où l’on reconnaît le doigt de Dieu. Ses petits yeux noirs scintillent comme deux escarboucles et révèlent la flamme divine dont son cœur in conscient est rempli. Mlle Juliette Delepierre sera bientôt connue et admirée dans tous les salons de Paris.

P. Scudo.