Revue musicale - 28 février 1890

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Revue musicale - 28 février 1890
Revue des Deux Mondes3e période, tome 98 (p. 202-212).
REVUE MUSICALE

Théâtre de la Monnaie de Bruxelles : Salammbô, opéra en 5 actes et 7 tableaux, tiré du roman de Gustave Flaubert, par M. C. du Locle, musique de M. E. Reyer. — Théâtre de l’Odéon : Egmont, de Goethe et Beethoven.

Un de mes amis, écrit Sainte-Beuve dans un des trois articles, peu enthousiastes d’ailleurs, qu’il consacra jadis à la Salammbô de Gustave Flaubert, un de mes amis, qui n’est pas Français, il est vrai, et qui est sévère pour notre littérature, me disait : « N’avez-vous pas remarqué ? Il y a toujours de l’opéra dans tout ce que font les Français, même ceux qui se piquent de réel. » Il y a, en effet, beaucoup d’opéra dans Salammbô, et l’on ne pouvait manquer de chercher un libretto dans l’œuvre colorée, plastique, puissante et écrasante de Flaubert, la plus imaginaire à coup sûr et la plus artificielle qu’ait jamais composée le créateur, un peu surfait aujourd’hui, du réalisme contemporain. M. Reyer, le plus capable peut-être parmi nos compositeurs actuels, de mettre ce vaste sujet en musique, n’y a pourtant réussi qu’à demi. Il a renversé dans sa partition le rapport qui existait dans le roman entre les divers élémens du sujet. Chez Flaubert, Salammbô, malgré le titre même du livre, et le zaïmph, bien que la possession de ce voile sacré soit au fond le principal ressort de l’action, Salammbô, dis-je, et le zaïmph se perdent un peu dans la vaste épopée barbare, se noient dans le flot des épisodes, des descriptions de paysages, de batailles, de sièges, de monstrueuses orgies et de sacrifices sanglans. La fille d’Hamilcar se détache seulement en fine silhouette sur le fond du livre, comme sur les gigantesques parois de son palais, quand elle en descend les longs escaliers collés aux murailles. C’est d’elle, au contraire, que s’est inquiété, que s’est épris le musicien ; d’elle ainsi que de sa mystérieuse et céleste amie. Tanit ! Baalet, Rabbetna, Anaïtis, Astarté, Derceto, Astoreth, Mylitta, Athara, Elissa, Tiratha, la lune, puisqu’il faut l’appeler par son nom, voilà la véritable et la première héroïne, de l’opéra de M. Reyer. Ne croyez pas que Salammbô aime Mathô, le colossal Libyen aux cheveux noirs et crépus, ce beau drôle de Libyen, comme disait Sainte-Beuve ; ce qu’elle aime, c’est la lune ; ce qu’il lui faut, c’est la lune, ou du moins le voile éblouissant qui brille au fond du sanctuaire, lumineuse émanation, symbole argenté de la Déesse.

« Jamais, disait l’autre soir non loin de nous un spectateur, jamais je ne m’intéresserai pendant cinq actes à une femme amoureuse d’un châle ! » — Voilà, sous forme de boutade, une sérieuse critique de Salammbô. On peut, sans être pour cela un Philistin, ne pas s’intéresser au théâtre, ou ne s’intéresser que d’un intérêt vague et lointain, à l’aspiration mystique, au désir sidéral de l’étrange fille, et comme dit encore Sainte-Beuve, de cette Elvire sentimentale qui a un pied dans le Sacré-Cœur. Ce qui manque le plus à cette histoire et à cette figure, c’est l’humanité. Je sais bien que la mode actuelle est aux légendes, aux personnages surhumains, ou extra-humains, ou même anti-humains, Le drame lyrique prétend se passer d’action. D’action, peut-être ; mais de passion, non pas : l’art et surtout l’art théâtral n’a jamais vécu et ne vivra jamais d’autre chose. L’intérêt dramatique de Sigurd souffrait déjà un peu, selon nous, de la fourberie d’amour qui faisait le fond de la pièce. Il nous déplaisait de voir Sigurd aller conquérir Brunehild pour un autre, et Gunther essayer de surprendre une reconnaissance qu’il ne méritait pas de voler une tendresse qui ne lui était pas destinée. L’équivoque ne se dissipait qu’au dernier acte, le plus beau de tous, sans doute parce qu’on y rentrait dans la nature et dans la vérité.

Ici, nous sommes bien plus encore en dehors de l’humanité. Salammbô ne pense véritablement ou plutôt ne rêve qu’à sa déesse. Elle est possédée, je dirais presque hypnotisée par l’astre, dont elle semble un reflet immatériel, mais inanimé ; figure très poétique, d’accord ; mais dramatique et vivante, non pas. « Des soldats l’avaient aperçue la nuit sur le haut de son palais, à genoux devant les étoiles, entre les tourbillons de cassolettes allumées. C’était la lune qui l’avait rendue si pâle, et quelque chose des dieux l’enveloppait comme une vapeur subtile… Une influence était descendue de la lune sur la vierge ; quand l’astre allait en diminuant, Salammbô s’affaiblissait. Languissante toute la journée ; elle se ranimait le soir. Pendant une éclipse, elle avait manqué mourir. » — Je sais bien que derrière cette tendresse pour l’astre bien-aimé se dissimulent l’attente, l’inquiétude et le désir de tendresses plus précises et plus formelles1. Ce que souhaite en secret, presque en cachette d’elle-même, la fille troublée d’Hamilcar, une servante de Molière (voir le Médecin malgré lui) nous l’apprendrait sans vergogne : « Salammbô, dit encore Flaubert, avait grandi dans les jeûnes, les abstinences et les purifications, » et la Déesse, qui, au fond, dans le roman et selon les croyances prêtées par l’auteur à ses personnages, n’est que le principe féminin de l’amour, « la Déesse, jalouse de cette virginité soustraite à ses sacrifices, tourmentait Salammbô d’obsessions d’autant plus fortes qu’elles étaient vagues, épandues dans sa croyance et avivées par elle. » — Mais cette vengeance de la nature dont l’heure dans le roman finit par sonner, cette revanche de Mathô, l’ardent Libyen, sur la froide déesse, et de la passion vivante sur le mysticisme et la rêverie, voilà ce que le musicien n’a pas su ou n’a pas voulu nous montrer et ce qui nous manque. Nous y reviendrons, et pour y insister davantage.

Wagner, dit-on, a fait des drames avec des idées non moins surnaturelles et mystiques que celle-ci. Aussi les drames de Wagner manquent-ils souvent, du moins à notre gré, d’intérêt, de passion humaine. Quant à Parsifal, qu’on peut rappeler à propos de Salammbô, la portée philosophique et morale en est de beaucoup plus directe et plus profonde. Le Graal nous touche infiniment plus que le zaïmph. Le ciboire de cristal, empourpré du sang divin, a d’autres droits à notre respect, à notre émotion, à notre piété, que le voile d’une déesse punique. De plus, dans Parsifal, sous le symbole, quelle grandeur et quelle beauté morale ! Parsifal, c’est l’initiation à la pitié par le spectacle de la souffrance ; c’est l’apprentissage du dévoûment et de la compassion. Un peu naïf parfois et même quelque chose de plus, le héros wagnérien est parfois sublime : sublime lorsqu’il écoute, le vendredi saint, l’universelle leçon de sacrifice et de bonté que lui chantent les arbres de la forêt, les oiseaux du ciel, les herbes même de la prairie, toutes les créatures enfin, rachetées par la passion de Jésus ; sublime, lorsque, sorti pur et vainqueur de toutes les épreuves, la lance sacrée au poing, le manteau de pourpre aux épaules, triomphant, radieux comme un autre Sauveur, il rentre dans le cénacle pour y guérir toute misère. Tenez, ne nous souvenons pas trop de Parsifal ; oublions le Graal, ou le zaïmph étincelant ne nous semblerait qu’une guenille.

Le zaïmph, Salammbô et la lune, voilà toute la partition de M. Reyer. C’est surtout, pour ne pas dire exclusivement, dans le rôle de l’héroïne et dans les parties religieuses de l’œuvre que nous trouverons de très réelles beautés : la grâce, la noblesse, l’élévation, la pureté, que déjà dans Sigurd nous avions admirées. Quant à la force, qui, selon nous, manquait à Sigurd même, elle manque également, et peut-être plus encore, à Salammbô. De la violence, de la sauvagerie, de la barbarie du roman, rien n’a passé dans la partition. En musique, plus de peuple, plus de foule, plus de soldatesque déchaînée, plus de ces brutes humaines lâchées à travers les jardins d’Hamilcar ; plus de furieux désirs, plus de rage ni de folie d’amour chez Mathô lui-même, dont le personnage s’est refroidi et figé. De lui, au moins, nous attendions une autre passion, d’autres convoitises et d’autres transports. Son humanité robuste et vivante devait contraster avec la poésie à demi divine de Salammbô ; mais le contraste, cherché peut-être, n’a pas été trouvé, et du sujet littéraire, qui est double, la musique éclaire une face seulement. Elle l’éclairé, hâtons-nous de le dire, d’une lumière aussi mystérieuse, aussi pure que celle de l’astre chéri par la vierge de Carthage. Mysticisme, rêverie, langueur, voilà la note principale, unique peut-être de la partition ; mais cette note est toujours douce, et souvent exquise. Il semble qu’on se trompe sur le compte de M. Reyer ; tout chez lui : l’extérieur, l’abord, les allures ; tout également autour de lui : sa réputation, la nature esthétique qu’on lui prête, les tendances souvent attribuées à sa musique, tout cela jusqu’ici a peut-être donné le change sur le véritable caractère de ce très grand talent. On vante le plus souvent la vigueur de M. Reyer et son énergie, qualités qu’il ne possède pas, ou dont il a l’intention seulement, le goût sans doute et la bonne volonté. Je crois bien que dans Sigurd déjà et dans Salammbô encore, le musicien a visé à la puissance : mais je ne trouve pas qu’il y ait atteint. Les scènes guerrières et barbares de l’un et de l’autre ouvrage, du second surtout, me paraissent manquées ; elles ne sont que bruyantes, brutales même, je dirais presque grossières, témoin, dans Sigurd, l’air déplorable de Hagen, au troisième acte, et le pas guerrier ; dans Salammbô, le festin des mercenaires du premier acte, certaine marche en charivari qui accompagne l’entrée de Giscon, et surtout une autre marche au quatrième acte, entre le tableau de la tente et celui du champ de bataille. Le tableau final des noces de Salammbô ne vaut pas mieux et le bruit décidément ne réussit pas à M. Reyer. Au fond, ce prétendu violent excelle surtout dans la douceur et la tendresse ; à Salammbô comme à Brunehild, il a su donner une grâce noble et sereine, sans rien d’affecté, de mièvre ou de sensuel ; grâce surnaturelle, immatérielle, grâce d’héroïne ou de déesse plus encore que de femme. La vraie grandeur de M. Reyer est là : dans la conception très pure et l’expression très idéale du sentiment. La beauté, quand elle se rencontre chez l’auteur de Sigurd et de Salammbô, est toujours de l’ordre le plus élevé et pour ainsi dire de qualité supérieure. Les erreurs de M. Reyer semblent d’un musicien vulgaire ; ses trouvailles parfois d’un homme de génie.

Inutile, n’est-ce pas, de disserter après tant d’autres sur le roman de Flaubert ; il suffira d’en rappeler les divers épisodes au fur et à mesure qu’ils se présentent dans la partition. Manqué, tout à fait manqué le premier tableau, l’orgie des mercenaires dans les jardins d’Hamilcar et sur des lits de brocart, comme dit le livret, pour satisfaire approximativement à la tyrannie de la rime. Rien ici que du bruit, et le bruit le plus trivial des chœurs quelconques et un orchestre qui fait boumboum, voilà tout. Aucune évocation ni par les rythmes ni par les timbres, ni par les harmonies, de la cohue bariolée et grouillante et de la gigantesque ripaille que nous montre le début du roman. Songez que ces gens-là mangent des « oiseaux à la sauce verte, des gigots de chamelles et de buffles, des hérissons au garum, des cigales frites et des loirs confits, » le tout servi dans « des assiettes d’argile rouge rehaussées de dessins noirs, et dans des gamelles en bois de Tamrapanni ! » Un tel menu, un tel service et surtout de tels convives voulaient sans doute une musique un peu plus assortie. Mais voici que les portes du palais s’ouvrent ; les prêtres de Tanit (habituez-vous tout de suite à ce nom) s’avancent, chantant du haut de leur tête une mélopée efféminée et traînante, dont le caractère assez oriental contraste heureusement avec la vulgarité de la bagarre musicale qui précède. Salammbô paraît, accompagnée par une belle phrase expansive qui monte et redescend aisément, sans se hâter, sans s’étrangler surtout. Le discours de Salammbô aux barbares est encore une bonne page. La jeune fille supplie, menace, tour à tour irritée et plaintive, avec des mouvemens variés et des accens toujours justes d’indignation, de mélancolie, presque de honte. Sa première plainte aux dieux :


O ciel, où naissent les étoiles,
Cache ton azur obscurci ;
Tanit, cache-toi dans tes voiles !


a déjà cette simplicité sereine, cette gravité chaste qui souvent caractérisent l’inspiration de M. Reyer. A l’orchestre passent et repassent, mais sans exagération ni confusion, le motif de Salammbô et le motif des prêtres. Puis un autre motif se dessine, celui qui désormais exprimera l’amour de Mathô, et qui rappelle un peu par son contour sinueux, surtout par ses dernières notes, le voluptueux appel des sirènes au premier acte de Tannhäuser. Les barbares interdits se prosternent devant la jeune fille, qui, pour gage de pardon et de paix, offre à Mathô une coupe remplie par elle : Bois, dit-elle ; Bois, soldat ; sois heureux, et ces simples mots, que nul accompagnement ne soutient, ont une force ou plutôt une grâce d’expression, une justesse d’accent et une poésie tout ensemble, que plus d’une fois dans Salammbô M. Reyer obtiendra ainsi de la déclamation sans orchestre et de quelques-notes solitaires.

Le second acte est presque entièrement réussi ; il se tient et se maintient dans son ensemble. On y trouverait bien quelques taches légères, çà et là des soupçons de vulgarité rythmique ou mélodique, des mouvemens inattendus et parfois un cantique de catéchisme au lieu d’un hymne païen. La scène, en outre, paraît un peu longue et monotone : une demi-heure de clair de lune, de psalmodies, de processions et de cérémonies sacrées, c’est beaucoup, d’autant plus que déjà le second acte de Sigurd s’ouvrait par une liturgie analogue et plus grandiose. La divinité qu’on adorait n’était pas la même, je le sais. M. Reyer le sait mieux encore, et je reconnais qu’il a donné au culte de Phœbé une couleur mélodique et orchestrale plus douce et plus féminine qu’à la religion d’Odin. Le tableau néanmoins, par sa composition générale, par l’ordre même des épisodes, rappelle inévitablement le précèdent et fait un peu l’effet d’une seconde épreuve atténuée. Pour les acteurs comme pour les exécutans, un bis est toujours dangereux.

Les idées, et les idées heureuses, abondent ici. Le rideau se lève sur un prélude de cors, exposé tout seul comme le prélude de Parsifal, et suivi également d’arpèges qui semblent l’envelopper d’un nimbe. M. Reyer, pour obtenir cet effet vaporeux, s’est servi de gammes roulantes de harpes assez originales ; au loin, adoucis et veloutés par la distance, retentissent de beaux appels des trompettes sacrées. J’ai moins aimé certaine ascension lente et chromatique des violons, qui montent jusqu’à de périlleuses hauteurs et prennent là une sonorité trop mince et trop perçante. Quant à la cantilène du grand-prêtre : Sors des flots, déesse éclatante, bien posée, bien déduite et bien achevée, elle fait un digne pendant à l’invocation d’un autre grand-prêtre, celui de Sigurd : Et toi, Freia, déesse de l’amour.

La marche religieuse a beaucoup de caractère. Elle suit une progression tonale dont les degrés servent d’échelons à la progression de toute la scène. Les différens motifs hiératiques se combinent ou plutôt se succèdent : le pontife déploie le zaïmph au-dessus des prêtres et des bayadères à genoux ; il dit avec solennité le pouvoir magique du voile, les maux où sa perte plongerait Carthage et le péril de mort pour quiconque oserait le toucher. Cependant, Mathô, guidé par un esclave, a pénétré dans l’enceinte sacrée ; cachés derrière un buisson de roses, tous deux contemplent le zaïmph qu’ils viennent dérober, et leur dialogue se mêle aux homélies, aux prières, sans que la vérité de la déclamation nuise à la beauté musicale de l’ensemble. On frappe à la porte du temple ; c’est Salammbô ; le grand-prêtre demeure seul avec elle. Excellent et du plus noble style, le duo qui s’engage entre eux. Veuillez, je vous prie, excuser ce vieux mot de duo : il me paraît encore le meilleur pour désigner tout entretien en musique de deux personnages, que ceux-ci chantent ensemble ou chacun à son tour. Ici, ils ne chantent que de cette seconde manière ; mais qu’importe, puisqu’ils chantent de larges récits, de belles phrases à la fois mélancoliques et expressives, qui rendent avec autant de poésie que de simplicité la pieuse curiosité, l’inquiétude sacrée de Salammbô. On citerait volontiers plus d’un passage de ce duo : les premières paroles de Salammbô au grand-prêtre, la réponse si calme et si sereine de Shahabarim : Parmi les parfums, parmi les prières, enfin tout l’ardent récit de la jeune fille, ce récit que terminent ces mots : J’ai dormi pâle et solitaire, double soupir d’orgueil virginal et de désir amoureux.

Le prêtre, se refusant aux vœux de Salammbô, la laisse sur le seuil redoutable qu’elle peut à son gré, pieuse ou sacrilège, respecter ou franchir. De beaux récitatifs encore, simples et graves, amènent… je n’ose et ne veux pas dire un air. On m’a conté qu’un jour, à l’Opéra, M. Reyer avait tancé d’importance un directeur qui s’était permis d’appeler ainsi le chant de Sigurd : Hilda, vierge au pâle sourire. Désignons donc par cantabile, chose charitable, ce que chante Salammbô devant la porte du temple, sa délicieuse rêverie, son aspiration à se fondre en nuage flottant, en impalpable vapeur, à se perdre « dans le rayon qui passe et fuit, dans la brise aux tièdes haleines. » Toute la mélodie ici (une longue et belle mélodie) est confiée à l’orchestre ; la voix ne fait que suivre et poser de temps en temps sur le chant instrumental quelques paroles, comme l’accompagnement jadis ajoutait quelques notes à la ligne vocale. L’orchestre a le premier rôle ; il est le grand agent expressif ; Salammbô ne parle qu’après lui, elle se tait avant lui ; c’est lui qui achève l’idée et conclut la période musicale. On fait ainsi maintenant, et l’on peut faire très bien ; M. Reyer le prouve dans cette page vraiment exquise. Mais on peut faire bien aussi selon une formule différente, et M. Reyer encore l’a prouvé dans une autre et non moins exquise page, de Sigurd, celle-là : Des présents de Gunther je ne suis plus parée. Toutes deux se ressemblent un peu par le sentiment ; elles diffèrent par l’exécution : dans l’une, l’orchestre accompagne ; la voix, dans l’autre. Laquelle est la meilleure ? L’avenir jugera. Nous exposons et il décide.

Mais revenons à l’action. Salammbô sent redoubler son trouble et son désir ; les voix de nouveau l’appellent ; elle s’élance vers le sanctuaire, quand tout à coup, en haut des degrés, se dresse Mathô, couvert du pallium éblouissant. La phrase qui, tout à l’heure, guidait la rêverie de Salammbô, éclate alors avec fracas, emportant, dans son explosion magnifique, le chant triomphal du barbare. Voilà, je crois, le point culminant de l’ouvrage. Cette fois, nous croyons au voile de la déesse, et, comme Salammbô elle-même, nous sentons autour de nous, et le musicien a dû sentir en lui quelque chose des dieux.

Vers la vierge agenouillée et défaillante d’une joie divine, Mathô descend lentement. « Dis-moi, lui dit-elle, ô consolateur ! dieu jeune et charmant, dis-moi sous quel nom on t’adore. » Et la phrase musicale traduit à merveille l’hallucination ravissante. « Je t’aime ! » répond trois fois Mathô, mais tout bas, de peur que le rêve radieux ne s’envole, et l’orchestre palpite, se soulève, comme pour se porter, lui aussi, au-devant de la rayonnante apparition. L’inspiration de M. Reyer s’est élevée et soutenue ici à de grandes hauteurs. Le moindre détail de ces belles pages a de l’intérêt et du charme, témoin certaine réponse de Mathô : Je suis le mercenaire dont tu remplis la coupe aux jardins d’Hamilcar, quelques notes à peine, mais timides, mais humbles et reconnaissantes, qui ramènent gracieusement dans l’orchestre la courte phrase de Salammbô au premier acte : Bois, soldat, sois heureux !

Nous passerons, si vous m’en croyez, sur le tableau du conseil des anciens, une longue, lourde et fastidieuse scène, où, malgré les efforts du compositeur et les nôtres, nous n’avons rien trouvé, sauf une certaine ressemblance du motif d’Hamilcar avec celui de Hunding, l’époux de Sieglinde, au premier acte de la Valkyrie, et une éloquente imprécation d’Hamilcar, attestant l’innocence de sa fille accusée. Le reste est, non pas le silence, mais au contraire le bruit, un bruit le plus souvent indifférent, parfois même désagréable, bruit de gros instrumens de cuivre qui prodiguent inutilement leurs notes caverneuses et leurs meuglemens sinistres. Cette délibération de vieux Carthaginois pourrait être supprimée sans dommage pour le poème et pour la partition. Elle fait comme un trou noir entre les belles scènes du temple de Tanit et la charmante scène à laquelle nous arrivons : la terrasse de Salammbô.

M. Reyer, quoi qu’on en ait pu dire, n’a soumis sa nouvelle partition à la règle étroite, à la formule unique d’aucun système. On ne saurait voir dans Salammbô la manifestation, encore moins le manifeste d’un parti arrêté, ni d’une doctrine absolue. Sans doute, l’œuvre est ce qu’on appelle une œuvre avancée ; autrement dit, l’orchestre y joue un rôle considérable ; les scènes, les phrases même s’enchaînent sans interruption, et Salammbô n’enrichira guère le répertoire des concerts et des salons ; les duos, par exemple, ne sont pas coupés à l’ancienne mode, avec la symétrie d’autrefois ; l’emploi du leitmotiv est fréquent, sans être odieux. Et avec tout cela, ou malgré tout cela, malgré ce régime en somme assez wagnérien, les belles parties de l’ouvrage sont belles par la liberté, l’aisance et la simplicité. Le tableau de la terrasse est un exemple précieux de l’éclectisme et de l’indépendance de M. Reyer. Il s’ouvre par un court prélude où plusieurs thèmes caractéristiques, celui du voile, celui des prêtres, celui de l’amour, sont rapprochés, enchevêtrés et comme imbriqués les uns dans les autres. Cette petite cuisine, fort goûtée aujourd’hui, est faite ici avec beaucoup de goût. Mais voyez : Shahabarim, le grand-prêtre, vient supplier Salammbô d’aller au camp des barbares reconquérir le zaïmph protecteur de Carthage, et la meilleure partie de ce dialogue est déclamée à voix nue, sans autre accompagnement que de rares et courts frissons de timbales. Ce n’est plus à Wagner que l’on pense, mais à Verdi, j’entends le Verdi d’Othello.

Les exhortations du pontife ont décidé Salammbô. Elle ira, comme Judith, et comme Judith elle a besoin de toute sa beauté. La scène est charmante, eh ! oui, charmante ; ce mot revient sans cesse à propos d’une œuvre décidément plus gracieuse que grandiose. Voici les pages les plus originales, les plus étranges peut-être, que M. Reyer ait écrites. La Margyane de la Statue était plus classique que Salammbô, mais elle était moins touchante. Elle va partir, la pâle messagère, et tandis que sa nourrice, ses esclaves s’empressent à sa parure, ceignent ses épaules d’un manteau couleur de l’aurore, ses bras et son front de cercles d’or et de pierreries, le motif du voile, de ce voile que Salammbô va reprendre, revient à l’orchestre, non plus avec l’éclat d’autrefois, mais transposé en mineur, alangui et attristé. Le voile, toujours le voile ! Son souvenir est partout : dans l’âme de Salammbô, dans sa voix, même dans son silence ; dans les mélodies à demi souriantes, à demi mélancoliques dont l’orchestre accompagne ici la pantomime ; dans un intermède plein de couleur, de fantaisie et de sentiment, où l’instrumentation de M. Reyer, le quatuor surtout, par sa plénitude et sa rondeur, nous a paru presque digne de M. Saint-Saëns.

La toilette de Salammbô est achevée. Sa vieille nourrice lui présente son miroir en lui parlant de ses noces prochaines. « Mes noces, » reprend Salammbô pensive ; et, se levant lentement, montrant du doigt l’horizon où, peu à peu, vers les flots, dans la rougeur du soir, disparaît un vol de colombes :


Vois là-haut dans le ciel passer ce blanc nuage !
Nous sommes dans ces tristes jours
Où les colombes de Carthage
Partent, pour abriter loin d’elle leurs amours.


La période musicale se déroule doucement, comme une ombre qui descendrait à la fois sur la ville, sur la mer au loin silencieuse, et sur le front soucieux de la vierge tremblante. L’effet est obtenu ici par les moyens les plus simples, presque primitifs, par la seule déclamation flottant sur un trémolo de violons et quelques notes de harpe ; mais quelle poésie et quelle maladive langueur ! Dans ces tristes jours où les colombes de Carthage… Sous ces derniers mots, le dernier surtout, quelle intonation adorable, inquiète, irrésolue ! Mais elles reviendront, maîtresse. — Je le sais. — Et tu les reverras. — Peut-être. La moindre note, ici, est exquise, et quelques mesures d’orchestre, tandis que les esclaves s’éloignent, viennent achever la délicieuse tristesse du tableau. — Qui me donnera, reprend Salammbô demeurée seule, qui me donnera, comme à la colombe, des ailes pour fuir dans le soir qui tombe ? Et Les notes tombent ; aussi, d’une chute lente et molle comme celle du soir. Elles se détachent sans secousse et se posent sans bruit. Nous voilà bien loin de Wagner, de l’école avancée et de la suprématie de l’orchestre sur toute voix humaine. Ici l’orchestre se tait, ou peu s’en faut ; tout l’effet (et il est considérable) tient au seul contour de la ligne vocale, à l’isolement et à la détresse de cette faible voix que rien n’accompagne. Çà et là seulement un retour, une reprise tumultueuse d’orchestre marque le trouble croissant de Salammbô, son angoisse, ses terreurs. La nuit est venue ; là-bas, dans le temple de Tanit, sonnent les trompettes sacrées. L’épouvante redouble au cœur de la jeune fille, elle appelle à son secours les génies protecteurs de sa race, elle les supplie de la sauver, de la retenir ; mais la lune souriante apparaît sur la mer, et de l’orchestre monte en même temps, enveloppé, baigné d’une vapeur sonore, un des thèmes religieux dont le timbre velouté ressemble à la clarté qui se lève. Salammbô n’hésite plus ; avec un cri de joie, de tendresse et d’extase, elle reconnaît et salue sa protectrice, sa déesse, et comme Armide vaincue par l’amour, elle s’abandonne tout entière à son astre bien-aimé.

Mieux vaut nous arrêter ici que de poursuivre notre étude. Nous avons insisté, — un peu longuement peut-être, — sur les belles parties de l’ouvrage ; insister sur les autres serait encore plus long et plus désagréable à tout le monde. Il resterait beaucoup à dire, mais peu de bien. Moins favorisé que Sigurd, dont le dernier acte était le plus beau, la nouvelle œuvre de M. Reyer finit mal, par deux actes manqués. Passe encore pour le cinquième, auquel on eût pardonné de tourner un peu court. Mais le quatrième, l’acte de la tente, était capital. La scène décisive entre Mathô et Salammbô, voilà le centre, la clé de voûte de l’œuvre tout entière ; c’est là qu’un duo d’amour vivant, et vibrant, passionné et humain, devait faire équilibre au mysticisme, à la religiosité, à la rêverie des actes qui précèdent. Mais devant ce duo, qui pourtant s’imposait, l’inspiration du compositeur s’est dérobée ; la critique, à son tour, peut bien se dérober devant une analyse ingrate et qui ne s’impose ; pas. Parvenu à certain endroit du roman, Sainte-Beuve écrivait : « Nous entrons dans des chapitres pénibles. » Ici, nous en écrirons autant de la partition ; et, si vous le permettez, nous n’entrerons pas.

M. Reyer disait en écrivant son œuvre : Là où sera Mme Caron, là sera Salammbô. Il avait raison. Sans Mme Caron, on n’imagine pas Salammbô et le compositeur lui-même ne l’aurait peut-être pas imaginée. Le rôle est fait pour l’artiste et en quelque sorte ; par l’artiste, dont la voix, la physionomie, les attitudes, dont toute la nature esthétique a exercé sur le musicien une mystérieuse, mais très sensible influence. Mme Caron a inspiré, avant de l’interpréter, cette musique qu’elle a faite ainsi doublement sienne. Salammbô a peut-être un peu moins de voix que Brunehild, mais elle a encore plus de talent, plus de noblesse et de sérénité, plus encore de cette grâce sérieuse et un peu étrange qui nous ravit et nous inquiète à la fois. Les autres interprètes ont fait de leur mieux, et pour quelques-uns, M. Renaud, par exemple, qui joue Hamilcar, M. Vergnet dans le rôle du grand-prêtre et M. Bouvet, dans le rôle effacé et inutile de Spendius, ce mieux est le bien. Mme Caron, M. Bouvet, M. Vergnet, hélas ! sans parler de M. Reyer lui-même, tous transfuges de chez nous ! L’orchestre de la Monnaie n’est plus dirigé par M. Dupont ; on s’en est un peu aperçu. Quant au théâtre lui-même, il est dirigé par des administrateurs intelligens et courtois, auxquels nous sommes heureux, avec tous les Parisiens qui ont été leurs hôtes, d’adresser nos félicitations et nos remercîmens.


La place nous manque pour faire plus que féliciter un autre directeur de théâtre, Français celui-là, M. Porel, qui a donné une quinzaine de fois à l’Odéon l’Egmont de Goethe et Beethoven. On connaissait en France la partition, exécutée souvent au Conservatoire, où elle était accompagnée de strophes explicatives. Quant au drame, il fut récemment arrangé (vous savez ce que cela veut dire) pour l’Opéra-Comique, par MM. Wolff et Millaud. Un de nos confrères les plus écoutés a traité de « bel opéra » cette adaptation, ou cette parodie. Un autre, non moins écouté, a reproché à M. le directeur de l’Odéon d’accueillir trop de pièces exotiques. Il faut en conclure que l’original d’Egmont a semblé très inférieur à la contrefaçon, et que le théâtre de Goethe peut nous intéresser juste autant que le théâtre annamite. Tel a paru le sentiment général, et je n’ai pas ici qualité pour le contredire, ou le discuter seulement. Goethe, paraît-il, n’était pas homme de théâtre, et puis son Egmont n’est pas amusant. Le jour où nous l’avons entendu, d’aimables voisines de loges parlaient tout haut toilette et cuisine, pendant que l’orchestre jouait la Mort de Claire, quarante mesures qui sont parmi les plus belles de toute la musique dramatique. Mais, encore une fois, nous n’avons aujourd’hui ni la mission de défendre Goethe, ni le loisir d’admirer Beethoven. Si nous parlons un jour ici, comme nous en avons le dessein, de l’Héroïsme dans la musique, l’occasion sera plus favorable pour analyser le fier et doux chef-d’œuvre. Oublions en attendant de quelle triste manière la pauvre Claire a balbutié ses deux adorables chansons. Oublions aussi qu’à la répétition générale l’excellent orchestre de M. Lamoureux a joué un peu trop lentement le second entr’acte. Nous nous étions permis d’en faire humblement la remarque. Le chef impérieux avait mal pris l’observation ; mais il en a tenu compte.


CAMILLE BELLAIGUE.