Revue musicale - 30 avril 1906

La bibliothèque libre.
Revue musicale - 30 avril 1906
Revue des Deux Mondes5e période, tome 33 (p. 199-208).
REVUE MUSICALE


Théâtre de l’Opéra-Comique : Aphrodite, drame lyrique d’après le roman de M. Pierre Louys ; paroles de M. Louis de Gramont, musique de M. Camille Erlanger. — Concerts du Châtelet : la Symphonia domestica de M. Richard Strauss.


On peut adresser aux personnes qui vont entendre Aphrodite, le souhait que font aux visiteurs de leur île délicieuse les petits enfans de Corfoue : « Puissiez-vous jouir de vos yeux ! » Aphrodite, c’est de la musique à voir. Avec — et peut-être même avant — l’auteur du livre, celui du livret et celui de la partition, il eût été juste de nommer celui de ces décors ou de ces tableaux admirables : la jetée d’Alexandrie, le temple de Vénus et surtout le bois sacré de cyprès et de platanes où, dans la nuit bleue, au bord de l’étang, deux petites joueuses de flûte viennent ensevelir la dépouille légère de Chrysis à la chevelure d’or. L’œuvre que l’Opéra-Comique vient de jouer est, pour les paroles, de M. Louis de Gramont, d’après le roman luxurieux et pittoresque de M. Pierre Louys ; elle est de M. Camille Erlanger pour la musique ; elle est de M. Jusseaume pour la poésie et pour la beauté.

Heureux théâtre que ce théâtre, où le plaisir de voir tantôt s’ajoute au plaisir d’entendre, et tantôt — le plus souvent même — y supplée. Quel que soit l’ouvrage qu’il représente, M. Albert Carré consacre le même soin, la même intelligence, le même goût à le représenter. Et s’il se rencontre des œuvres, dont cette représentation fait le mérite plus manifeste, il s’en trouve aussi, dont elle rend plus sensible l’insignifiance, la faiblesse ou le néant. Ainsi, pour notre plaisir toujours, par des moyens pareils et des services inverses, M. le directeur de l’Opéra-Comique sert également la cause de l’art et de la vérité.

Du roman, ou du poème de M. Pierre Louys, il ne reste guère au théâtre qu’un mélodrame un peu gros et deux assez tristes personnages. Le beau sculpteur Démétrios ayant rencontré sur le môle d’Alexandrie Chrysis, la belle courtisane, il lui demanda de l’aimer. Pour prix de ses faveurs, moins coûteuses d’ordinaire, la perverse créature exigea, par serment et d’avance, trois cadeaux précieux : un miroir, un peigne, un collier. Le miroir était le célèbre miroir de Rhodope ; le peigne brillait dans les cheveux de la femme du grand prêtre ; enfin le collier de perles, à sept rangs, flottait sur le sein de la statue, sculptée par le sculpteur lui-même, de la déesse Aphrodite. Démétrios commit le triple attentat et conquit le triple trésor. Voleur, assassin et sacrilège, il vit Chrysis accourir et tomber dans ses bras ; mais par un retour assez singulier, défaillance ou remords, c’est à peine s’il daigna l’y recevoir et l’y retenir. Sans compter que, par une revanche encore moins glorieuse, il lui fit jurer de se dénoncer elle-même et, pour cela, de paraître devant toute la ville, ayant le miroir à la main, le peigne dans sa chevelure, autour de son cou le collier. « J’irai, daigna-t-il seulement lui promettre, j’irai te dire adieu demain dans ta prison. » Mais il manqua même à ce dernier rendez-vous, et l’amoureuse hétaïre ferma ses paupières, appesanties par la ciguë, sans revoir le lâche héros qu’elle avait fait criminel, et qui n’avait osé recevoir de ses crimes ni la récompense ni le châtiment.

La partition de M. Erlanger a pour élémens le « tout à l’orchestre » habituel et l’inévitable leitmotiv, ces deux principes de l’idéal d’hier, lequel est en train de devenir le système d’aujourd’hui et le poncif de demain.

Les thèmes conducteurs d’Aphrodite ont généralement peu de relief et de couleur, en dépit des modes orientaux qui parfois les régissent, mais n’arrivent guère à les caractériser. Ils reviennent, comme bien vous pensez, le plus souvent qu’ils peuvent ; je crois même qu’ils se combinent et se transforment avec un louable zèle. Ils font enfin, de leur mieux, leur métier de leitmotiv. Mais à la longue on nous l’a gâté, ce métier. Il nous rebute maintenant et nous excède. Nous demandons que pour créer des caractères et pour animer des personnages, la musique de théâtre trouve d’autres moyens, d’autres ressources d’analyse ou de psychologie, et que, des profondeurs de son être, elle fasse jaillir une source nouvelle de vie et de vérité.

Nous souhaitons aussi que l’orchestre s’allège, se ménage et se réserve, qu’il cède ou qu’il rende à d’autres forces de la musique : à la voix, à la parole, quelques-uns de leurs droits usurpés si longtemps. Dans Aphrodite comme ailleurs, l’orchestre prend trop de place et fait trop de bruit. A peine si deux ou trois fois il s’apaise, s’affine, et se clarifie. Je me souviens seulement de quelques mesures, dans le duo du premier acte, entre Démétrios et Chrysis, où passe à travers l’épaisseur de la polyphonie un joli rayon de lumière, où quelques détails justes et sobres se détachent avec netteté.

Sans compter que l’orchestre, ou la symphonie, a manqué les occasions les plus favorables, les thèmes ou les idées qui l’auraient le mieux inspirée.. Comment a-t-elle négligé le miroir, le peigne et le collier, leur éclat et leur beauté funeste ! Que ne les a-t-elle animés tous les trois et fait vivre du désir même dont ils furent l’objet, de l’audace dont ils furent la conquête ! Dans la symphonie et par elle il fallait que le collier de perles étincelât au cou de la déesse et que le sacrilège hésitât un instant, ébloui par leur splendeur nacrée. Rappelez-vous, dans un opéra qui n’est pourtant pas d’un maître symphoniste — la Salammbô de M. Reyer, — la brusque apparition du voile de Tanit ravi par le barbare et tout ruisselant de lumière. A l’orchestre encore il appartenait d’exprimer l’orgueil, l’ivresse impie de la courtisane se parant de la triple parure. Voilà des cas où dans le domaine de la symphonie, et dans celui-là seulement, la musique pouvait et devait se donner carrière.

Ailleurs nous ne lui demandions pas tant, et rien que par la justesse de l’accent, par le charme de la mélodie, elle nous eût contentés. Mais ces modestes plaisirs ne sont plus de ceux que notre musique nous donne. Grétry disait : « Il y a chanter pour parler et il y a chanter pour chanter. » Nos musiciens ont perdu le secret de l’un et de l’autre chant. Ils ont faussé tous les rapports : celui des notes avec les mots et celui des notes entre elles. Il a paru que le geôlier seul, dans la scène de la prison, prenait quelque souci de conformer son chant ou sa mélopée à son discours. Quant au trait, au contour mélodique, vous n’ignorez pas comme on dessine mal en musique aujourd’hui. Lisez, pour vous en mieux convaincre, le duo d’amour du quatrième acte d’Aphrodite. Inégale et fantasque, la ligne chantante ne s’élève et pointe que pour redescendre et retomber. Au lieu de s’infléchir et de se mouvoir avec souplesse, elle se disloque et se déhanche, elle se casse ou se hérisse. L’angle, et non pas la courbe, est la figure qu’elle préfère. Son graphique ressemble à celui de la fièvre, et sa démarche ordinaire n’est faite que de capricieux écarts et de soubresauts désordonnés.

« Alexandrie ! Alexandrie ! » Chaque fois que revenait ce nom dans Aphrodite, je me demandais où je l’avais déjà entendu chanter » Bientôt il m’en souvint : c’est dans l’histoire, lyrique aussi, d’une autre courtisane d’Egypte, au début du second acte de la Thaïs de M. Massenet. J’ai relu ce prélude d’orchestre et l’air d’Athanaël, qui le suit. L’auteur n’a peut-être jamais écrit de pages plus éblouissantes. J’ai retrouvé l’ample et majestueuse mélodie que les violons balancent, déroulent comme une vague et que les flûtes, les hautbois, les clarinettes, couronnent de trilles écumans. Sur le thème onduleux. un autre se pose ou plutôt éclate et jaillit en fanfare de cuivre. Et sur l’un et sur l’autre, par momens, les harpes font pleuvoir leurs gouttes de lumière. Enfin la cantilène se déploie et le grand nom d’Alexandrie entre magnitiquement dans la féerie sonore. Loin de la dissiper, il la rassemble. Il en devient le centre et le foyer. C’est autour de ce nom que l’étincelante symphonie se meut et s’illumine tout entière. Et tout entière aussi — privilège et miracle de la musique — tout entière, avec l’éclat de son azur et de sa blancheur, avec sa gloire et sa volupté, avec ses paysages et sa pensée elle-même, avec son génie et avec son âme, Alexandrie, impure et radieuse, resplendit, respire et revit dans les sons.


« Horace avec deux mots eu ferait plus que vous ! »...


Quelquefois même, on vient de le voir, il n’est besoin que d’un seul. Et c’est pourquoi nous ne nous rappelons guère autre chose, de toute la partition, ou à propos de toute la partition de M. Erlanger, qu’une page de M. Massenet.

Il ne faut pourtant pas oublier les deux principaux interprètes d’Aphrodite. Miss Mary Garden est une Chrysis alexandrino-britannique ; l’Egypte avec les Anglais, Albion et Tanagra panachées. Sa voix est un fil de métal, souple, solide et brillant. Son talent est mêlé de nerf et de grâce, de beaucoup d’art et d’un peu d’artifice. Et celui de M. Beyle (Démétrios), que sert la voix la plus sympathique, est fait de passion et de goût, d’intelligence et de sensibilité.


La dernière symphonie du plus grand musicien vivant de l’Allemagne, M. Richard Strauss, ayant, ainsi que les précédentes, un titre et un sujet, il convient peut-être de la juger premièrement par rapport à son sujet et à son titre, puis en elle-même, en elle seule et comme musique pure.

Le sujet est indiqué d’abord par le titre de l’ouvrage, ensuite par la dédicace : « A ma chère femme et à notre jeune enfant. » Voilà pour la donnée générale. Quant aux idées ou aux intentions particulières, l’auteur ne nous en a révélé qu’une seule, à laquelle apparemment il attache le plus de prix. C’est au moment où la famille semble réunie autour de l’enfant ; alors, sur un fragment du premier thème paternel, les tantes sont censées dire : « Ganz der Papa ! Tout à fait le papa ! » Sur un fragment du premier thème maternel, les oncles sont censés dire : « Ganz die Mama ! Tout à fait la maman. »

Par le musicien lui-même, nous ne savons rien de plus. Mais les commentateurs nous en apprennent davantage. Ils ont bien senti qu’un titre seul, fût-il suivi d’une dédicace et complété par un détail insignifiant, ne suffirait jamais à donner l’intelligence d’une œuvre aussi considérable. Ils en ont donc entrepris l’exégèse intégrale, avec l’agrément — tacite au moins, — de l’auteur et d’abord en son propre pays. C’est de la glose allemande que s’est inspiré notre ingénieux et savant confrère, M. Charles Malherbe, pour nous présenter et nous expliquer à son tour la partition de M. Strauss. Ainsi nous pouvons tenir la brochure qui se distribuait dans la salle pour le programme officiel de la Symphonia domestica.

« L’homme, y lisait-on d’abord, l’homme est un être qui agit et qui pense ; son corps se meut, son esprit médite et rêve. De là deux thèmes qui s’enchaînent dès le début... Le premier soulignera la volonté de l’époux ou du père de famille. Il représentera l’énergie et l’activité dans le ménage ; le second s’appliquera plus spécialement aux manifestations de son intelligence, à ses pensées ou à ses désirs ; l’union de ces deux principes déterminera la force créatrice, l’élan passionné...

La femme se présente sous deux aspects, qui justifient la présence de deux thèmes : l’un dit la fantaisie et le caprice de sa nature ; l’autre correspond à ses facultés affectives, au charme de sa grâce, à la tendresse de son cœur.

« L’enfant doit se contenter d’un motif unique... et cette unité s’explique par l’absence de personnalité, ou du moins de nuances distinctives et appréciables dans son caractère. »

Voilà pour le fond psychologique de l’œuvre. En voici maintenant les dehors. Après les sentimens, voici les incidens et les menus faits de la maison. Ce sont les jeux de l’enfant ; c’est son lever à sept heures du matin et son coucher à la même heure, le soir ; quand il est endormi, c’est le travail du père en son cabinet, à son bureau ; c’est une querelle de ménage. Ailleurs, c’est l’épisode que nous rapportions plus haut, le seul que M. Strauss ait jugé digne d’une mention particulière, le débat, entre les oncles et les tantes, sur la ressemblance, paternelle ou maternelle, de leur neveu.

Peut-être voyez-vous, par ce résumé d’une analyse à laquelle pas une intention, pas une prétention n’échappa, tout ce qu’une telle œuvre comporte de volonté, de recherche, de préméditation, d’arbitraire et, çà et là, de puérilité. Qu’arrive-t-il alors ? Ou nous n’avons pas lu le commentaire préparatoire et nous ne comprenons rien à la musique ; ou, l’ayant lu, nous risquons encore, faute de le posséder suffisamment, de la comprendre tout de travers et de la méconnaître. Ainsi dans le premier cas, nous devons craindre l’ignorance et, dans le second, c’est l’erreur que nous avons à redouter.

Au théâtre du moins, l’action et la parole sont présentes. Compagnes de la musique, elles la déterminent et nous aident à la suivre, à la comprendre. Mais ici leur aide nous manque et nous sentons bientôt quelle injustice c’est à la musique pure d’exiger de nous la même attention, la même intelligence que la musique dramatique, sans nous fournir les mêmes secours. Autour de nous, en nous, tout se confond et se brouille, notre esprit s’efforce et se lasse. Il cherche obstinément, — et vainement, — entre les thèmes et les idées, les sentimens, les personnages, des rapports qu’on lui donne comme nécessaires et que souvent, s’il réussit à se les rappeler et à les reconnaître, il trouve artificiels et convenus. Un thème d’enthousiasme nous paraît exprimer la colère. Nous prenons le Pirée pour un homme, la mère pour l’enfant et le sommeil du bébé pour la veillée du papa. Ainsi les clartés qui devaient nous illuminer, nous aveuglent ; à force de vouloir conduire notre imagination, on n’arrive qu’à l’égarer, et nous maudissons, pour la contrainte qu’elle nous impose, la symphonie, cette forme de la musique pourtant, qui, par nature et par définition, devrait être la plus respectueuse de notre liberté.

Si trop de littérature obscurcit et complique le sujet, il se peut également que trop de musique l’écrase. Pour honorer la famille, le foyer ou la maison, n’était-ce pas le cas ou jamais d’écrire de la musique de chambre ? Est-ce bien une symphonie, et celle-là surtout, qui devait s’appeler domestique ? Entre l’idée, ou l’idéal, et l’œuvre, il y a beaucoup moins conformité que disparate et disproportion. Quoi ! Trois quarts d’heure de musique, et de quelle musique ! la moins simple, la moins naturelle, surtout la moins intime du monde, pour un père, une mère et leur enfant ! Et leur enfant unique encore ! Que serait-il donc arrivé si le compositeur en avait eu vingt et un, comme Bach, et qu’il eût entrepris de nous les raconter ! Sérieusement, gardons-nous de brouiller les genres, sous prétexte de les amplifier et de les ennoblir. Ne confondons pas la rhétorique avec l’éloquence et ne prenons pas un agrandissement pour une apothéose. Fût-ce en musique, une idylle ne sera jamais une épopée ; on ne traite pas l’une dans l’esprit et le style de l’autre. Il n’est pas vrai qu’une querelle de ménage fasse autant de bruit que le choc de deux armées, que l’écroulement d’un empire ou d’un monde. C’est un excès de zèle autant qu’un manque de goût, d’employer toutes les ressources de la polyphonie moderne, tout l’effort d’un orchestre de cent vingt musiciens et tout le travail d’une fugue à deux sujets et à je ne sais combien de parties, pour essayer de nous faire comprendre, et n’y réussir qu’à demi, tantôt qu’un enfant ressemble à ses parens et tantôt qu’on l’envoie se coucher à sept heures.

La famille ! Est-ce donc ainsi que jamais la poésie et la peinture nous l’ont faite ? En écoutant cette musique, ou plutôt quand on a fini de l’entendre, on songe aux chefs-d’œuvre d’un autre art — tout autres également — que le même sujet inspira. Il y a peu de jours, à cette place, n’évoquait-on pas la trinité familiale, et familière aussi, qu’a figurée au bas de la voûte Sixtine, une main, terrible ailleurs, mais ici détendue et attendrie ! Les voilà, les symphonies de lignes et de couleurs véritablement domestiques. La voilà, la famille idéale et vivante, sublime et prochaine, humaine et presque divine à la fois. Et celle-là, nos yeux, notre esprit et notre cœur n’ont besoin que d’un moment pour la voir, la comprendre et l’aimer.

C’est une chose insoutenable, une chose qui dépasse les bornes de l’attention comme de la patience, que trois quarts d’heure de musique sans action, ni paroles, ni spectacle, sans relâche et d’un seul morceau. Vainement, en ce terrible tout, on essaie de nous faire distinguer les quatre parties de la symphonie classique. Elles s’y trouvent peut-être, mais assurément elles s’y mêlent, elles empiètent et chevauchent les unes sur les autres. On doute si, comme dans la chanson, la première va devant, si la seconde suit la première, si les deux autres viennent les dernières. Elles vont et elles viennent toutes ensemble. L’impression générale n’est pas d’une ordonnance et d’une hiérarchie, mais d’un amalgame. Elle n’est pas davantage d’une évolution et d’un progrès. Un auditeur arrivant « pendant l’exécution du morceau », ne reconnaîtrait peut-être pas à quel moment il arrive, et si c’est au début, au milieu ou à la fin d’une symphonie dont on pourrait dire, comme on a fait de certaine mélodie, qui lui ressemble, qu’elle ne commence ni ne s’achève, mais qu’elle dure.

Il y a du moins une partie et comme un ordre de la musique où M. Richard Strauss règne en maître : c’est celui des sonorités et des timbres. Peu de nos contemporains possèdent cette maîtrise et l’exercent aussi plénière, tantôt avec une pareille puissance et tantôt avec une semblable délicatesse. Le musicien excelle à réunir les instrumens comme à les distinguer, à rassembler, à lier son orchestre en gerbe, en faisceau, puis à le dénouer, à l’éparpiller d’une main légère. Chaque instrument séparé sonne à merveille, selon la loi de sa propre nature, et ce n’est pas une moindre merveille d’ouïr tous les instrumens sonner ensemble, suivant les lois de leurs relations et de leur concert. La musique de M. Strauss peut lasser notre attention, accabler notre esprit, tromper notre sensibilité, et en effet, elle n’y manque guère ; il est rare qu’elle n’enchante pas notre oreille.

Virtuose de l’orchestre, l’auteur de la Symphonia domestica l’est encore, nous ne dirons pas de la symphonie, mais de la polyphonie, et par là nous voulons dire quelque chose de moins large et de moins indépendant, quelque chose de moins naturel et de moins spontané, quelque chose enfin qui sent l’effort et l’élaboration, l’école et l’artifice, plus souvent que l’inspiration, le génie et la liberté.

Nous signations tout à l’heure, en quelque sorte à l’extérieur de l’œuvre une disproportion considérable entre la symphonie et son sujet. Elle se retrouve, plus profonde, au sein de la musique même, entre le travail, ou le développement, et l’invention des thèmes, entre la mise en œuvre des élémens et leur valeur en quelque sorte spécifique. M. Richard Strauss est de ceux, — et peut-être le premier de ceux-là, — dont l’esprit combine à l’excès et crée à peine. La plupart de ses idées ne semblent pas assez dignes de l’honneur et du sort qu’il leur fait.

« Les idées... » Ici n’allons-nous pas nous heurter à la question préalable d’Henri Heine : « Madame, avant tout, avez-vous l’idée d’une idée ? » En des pages longtemps inédites et par nous citées naguère, peut-être pour la première fois, Gounod a donné « l’idée d’une idée, » d’une idée musicale et de musicien. Parlant des quatre premières notes de la symphonie en ut mineur, il écrivait : « C’est bien peu de chose ; mais avec quel empire soudain ces quatre notes s’emparent de l’auditeur ! Avec quelle puissance et quelle autorité elles le captivent, le dominent et l’étreignent jusqu’à la fin de l’incomparable morceau !

« Mais, me dira-t-on, comment appelez-vous cela ? Est-ce de la mélodie ? — Je n’en sais rien, je vous le demande. Ce que je sais, c’est que c’est une idée, c’est-à-dire une forme musicale précise, qui me saisit à l’instant, sans attendre, et, de plus, une forme féconde, qui contient en elle tout le morceau qu’elle annonce, morceau qui se déroule clair, puissant logique, un, sans que je sois obligé de me tramer à tâtons pour en percevoir la robuste et majestueuse identité...

« Le propre d’une mélodie, c’est d’être non pas une forme quelconque, plus ou moins vague, mais une silhouette déterminée, avec un caractère distinct, frappant instantanément, dès sa première apparition. Ce n’est point une énigme, un problème ; c’est une figure nette, c’est-à-dire un être. Une succession telle quelle de notes ne constitue pas une mélodie ; il faut que cette succession aboutisse à une réalité complète, vivante par elle-même et consistante par elle seule. »

Wagner, eut aussi quelquefois, (première entrée de Tristan) de ces thèmes instantanés et souverains, A quoi tient leur toute-puissance ? Non pas à leurs dimensions, puisqu’ils durent si peu ; mais à leur caractère, à un élément ou à un principe intérieur que rien n’explique, et que rien ne remplace, et qui s’appelle la vie. Voilà ce qui manque aux mélodies ou aux « idées » de M. Richard Strauss. Groupes ou successions de notes quelconques, par elles-mêmes, par elles seules, elles ne consistent que faiblement. Grâce à tous les efforts, à tous les prestiges d’un merveilleux talent, elles vont devenir sans doute, mais d’abord elles sont à peine. Et c’est pourquoi, dans le cours de leurs combinaisons les plus riches, de leurs plus savantes métamorphoses, elles n’acquerront pas la beauté formelle et plastique, l’autorité et la puissance qu’elles ne possédèrent point à l’origine et comme au premier degré de leur être.

Et puis, dans l’ordre musical aujourd’hui, comme en tout autre, il est un élément qui s’accroît outre mesure et qui menace peut-être la musique elle aussi. C’est le nombre. « Musique foule. » Le mot déjà ancien d’Amiel, à propos de Wagner, se vérifie avec le temps. Nous n’en avons jamais compris le sens et la portée aussi bien que l’autre dimanche, en regardant, du haut des galeries supérieures, la vaste scène du Châtelet encombrée par la multitude des instrumentistes et des instrumens. Le spectacle prenait la valeur d’un enseignement et d’un symbole. On eût dit que la nature elle-même conspirait avec les hommes, et que, pour fournir tant d’engins sonores au souffle de tant de lèvres, au toucher de tant de mains, elle avait épuisé tout le métal de la terre et le bois de toutes les forêts. Mais tandis qu’à nos yeux et à nos oreilles s’accomplissait l’énorme travail, il nous inquiétait par son énormité même, et pour exprimer l’idée, ou l’idéal, de la trinité domestique, le charme du foyer et de la maison, nous rêvions d’un art plus sobre, plus économe des forces de la matière et de celles de l’humanité.

Oui, toutes les forces de la musique, les mélodies et les sonorités, les motifs comme les timbres, n’ont pour loi que le nombre et n’opèrent que par lui. Elles agissent toutes ensemble, elles donnent en masse, sans que jamais l’une d’elles se détache des autres, les domine et leur commande. Un thème, un chant n’a plus le droit de s’élever, personnel et solitaire. On vante les dessous d’une œuvre, leur profondeur et leur richesse ; on s’inquiète peu qu’elle n’ait pas de dessus. Rien de ce qui n’est pas complexe et multiple ne saurait prétendre à notre admiration ou seulement à notre estime. L’art du contrepoint et de l’orchestration, — quand ce n’en est pas le métier, — est devenu le tout de notre art. Ainsi, remplaçant l’unité par le groupe, et par le détail infinitésimal les vastes généralisations et les grands partis pris d’autrefois, la symphonie s’éparpille et s’émiette chaque jour davantage, La polyphonie instrumentale va tomber dans l’excès, pour ne pas dire dans la folie où s’égara, vers la fin du XVe siècle, la polyphonie des voix. Il est temps qu’elle se ressaisisse et se rassemble, et que le génie d’un grand homme simple vienne, sinon réduire, au moins rappeler au principe individuel, une puissance trop répandue et qui se perd, à force de se distribuer.

Puisse-t-il aussi, le maître que nous attendons, rendre à la musique la sensibilité qui paraît se retirer d’elle ! Une symphonie comme celle de M. Richard Strauss est la production d’une intelligence, d’un cerveau de musicien peut-être sans pareil aujourd’hui. Mais qu’elle est donc peu l’inspiration d’un cœur ! A peine si quelque trait pathétique, émouvant, traverse par endroits cette épure sonore. Oui, sans doute, Archimède « éclate aux esprits, » mais Archimède était un savant. Il n’y a de grand artiste que celui qui, non moins qu’aux esprits, peut-être plus encore, éclate aux âmes. En architecture même, pour la coupole de Saint-Pierre, un Michel-Ange a su trouver une courbe de sentiment ou d’amour.

Enfin, s’il est vrai que l’art en général et particulièrement la musique ne doit pas être un plaisir trop facile, et vulgaire, il ne faudrait pas non plus qu’elle devînt un plaisir d’initiés et de professionnels et, pour ceux-là même, un trop difficile et trop austère plaisir. Hélas ! elle s’achemine de plus en plus vers ce genre de beauté réservée et laborieuse. « Travaillez, prenez de la peine. » Il est trop vrai que, dans la musique aujourd’hui, « c’est le fonds qui manque le moins. »


CAMILLE BELLAIGUE.