Revue musicale - 30 juin 1891

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Revue musicale - 30 juin 1891
Revue des Deux Mondes3e période, tome 106 (p. 219-225).
REVUE MUSICALE

Théâtre de l’Opéra-Comique : le Rêve, drame lyrique en 7 tableaux, tiré du roman de M. Emile Zola par M. Louis Gallet, musique de M. Alfred Bruneau.

Ce n’est pas une œuvre indifférente que vient de représenter l’Opéra-Comique. Au double point de vue littéraire et musical, elle est des plus significatives. On en peut attendre du bien et du mal. Le livret promet beaucoup, et la partition menace encore plus. Voyons d’abord les promesses.

Du seul roman à peu près pur de M. Emile Zola, M. Gallet a tiré l’un des meilleurs poèmes offerts depuis longtemps à la musique. Oui, poème véritable, un peu monotone peut-être, et trop uniment épiscopal et mystique, mais plein de piété et d’amour, de charme surnaturel et de vérité douce, où les figures du livre ont perdu le moins possible de leur taille et de leur physionomie. Et puis, ce drame lyrique prouve bien (et c’en est l’intérêt et la nouveauté) qu’on peut traiter en musique les sujets contemporains, que le langage des sons n’est pas le privilège des âmes d’autrefois, et que nos âmes, à nous aussi, peuvent chanter. On se demandait, en attendant le Rêve, quel effet produiraient sur un théâtre lyrique les personnages modernes, les costumes surtout, des costumes comme les nôtres. Ils y ont paru tout naturels. N’allons pas trop loin, cependant. Par des vêtemens comme les nôtres, je n’entends pas nos costumes de mondains et de riches, nos modes 4e luxe et d’apparat : redingote, habit noir ou robes de visites. Ceux-là ne se prêteront jamais à la musique. On l’a bien vu par la répétition générale du Rêve. Le dernier tableau nous montrait la sacristie après le mariage d’Angélique et de Félicien : Mlle Simonet en mariée, M. Engel ganté et cravaté de blanc, Mme Deschamps en belle-mère ; à gauche, les invités : messieurs en frac, dames en robes à traîne, plus un étonnant petit vicaire qui faisait signer les témoins. Rien de plus risible que cette noce : une toile de M. Béraud en musique. Quitte à dénaturer le dénoûment et, d’ailleurs, pour la plus grande joie des personnes sensibles, désireuses que « cela finisse toujours bien, » on a supprimé l’épilogue et la mort d’Angélique, comme naguère celle de Mireille. On a bien fait et, du coup, nous voilà prévenus. Nous saurons que, pour mettre en musique des sujets modernes, il faut prendre des précautions, ne jamais aller jusqu’à l’excès du réalisme ou seulement de la vérité, chercher ailleurs, mais chercher encore le prestige qu’on ne demandera plus au passé. Si l’action se passe de nos jours, que ce soit dans une demi-solitude, dans le lointain et pour ainsi dire avec le recul de la province. Que l’herbe pousse entre les pavés de la rue ; que sur l’enclos, où courent des eaux vives, l’ombre d’une cathédrale s’allonge le soir. Quant aux héros de ces nouveaux récits, prenez-les de préférence parmi les humbles et les petits. « Les pauvres en tout valent mieux. » En tout, même en musique, ou pour la musique. Je ne sais trop s’il faut un art pour le peuple, mais je réponds qu’il peut y en avoir un par lui. Faites donc chanter, non pas les salons, mais les mansardes, les ateliers et les boutiques. Comme M. Zola, montrez-nous, blotti au flanc d’une église, le laborieux asile des brodeurs et cette charmante famille Hubert, artisans, artistes à demi, deux fois rapprochés du Seigneur, par sa demeure voisine et par leur travail pieux. Le voici peut-être enfin pour notre pays, l’avenir du drame lyrique (je ne parle que du poème). Voici une note nouvelle, et juste, pourvu qu’on ne la force pas. Laissons dormir un temps les Grecs et les Romains, les chevaliers du moyen âge et les dames de la renaissance. Renvoyons à l’Allemagne ses légendes, les guerriers bras nus, casqués d’airain et vêtus de bêtes écorchées, toute la ferblanterie et la pelleterie préhistoriques, dont on voudrait nous affubler. En fait de bras nus, qu’on nous montre ceux d’une jolie fille de France, comme l’Angélique du Rêve, et que la première héroïne d’un genre renouvelé soit la blonde laveuse agenouillée dans l’herbe et battant son linge au courant du ruisseau.

Je viens maintenant à la musique, si j’ose m’exprimer ainsi ; et vraiment je l’ose à peine, tellement la partition de M. Bruneau, dans son ensemble au moins, par le fond et la forme, par les idées et surtout par l’écriture, me paraît antimusicale. Avez-vous aimé, l’année dernière, au Champ de Mars, le pauvre M. Levis Brown et sa famille, peints par M. Boldini ? Et que pensez-vous, cette année, des vers suivans :

Et je fus fou comme les Tritons et les Satyres

ou bien :

Avec les filles des vieux seigneurs en robes blanches

ou encore :

Dans une vallée de l’âme à jamais immobile

ou enfin :

Vers la terre là-bas efflorescente et merveilleuse.

Eh bien, le Rêve est de la musique un peu comme les portraits de M. Boldini sont de la peinture, et comme sont de la poésie les vers de MM. de Régnier, Mœterlinck et autres décadens. Tout cela se tient et répond à un goût assez général aujourd’hui : le goût du laid. Il n’y a pas d’autre mot pour qualifier en certains endroits, les plus nombreux, la musique du Rêve : elle est laide ; non pas ennuyeuse, car elle atteste partout un effort, une peine, et, j’ai hâte de le dire, une conviction qui forcent l’intérêt et l’estime. Mais quand Littré définit la musique : « la science ou l’emploi des sons qu’on nomme rationnels, » ce n’est évidemment pas la musique de M. Bruneau. Le jeune compositeur a choisi avec soin les sons les plus irrationnels et surtout les moins faits pour aller ensemble. Ah ! les notes qui s’aiment, comme disait un enfant de génie, ce n’est plus celles-là qu’on marie, mais celles qui se haïssent et s’écorchent les unes les autres, au lieu de se caresser. Jamais un orchestre n’avait encore été contraint à des dissonances aussi déchirantes ; il y a dans la partition du Rêve des choses à faire grincer les dents et dresser les cheveux. L’horreur du naturel (avec ou sans jeu de mots) est le système, la manie, la rage de M. Bruneau. Le naturel, il le proscrit d’abord de ses harmonies. Aux oreilles blasées et curieuses de sensations nouvelles, je recommande spécialement le récit par l’évêque du miracle de son ancêtre Jean V, effroyable série d’accords sur lesquels se posent les notes chantées comme se poseraient vos pieds nus sur des tessons de bouteilles. Ainsi marche d’ordinaire la musique de M. Bruneau ; vingt autres exemples, plus ou moins horribles, en feraient foi. « Vous le voyez et vous l’entendez, excellente Pluche ; je m’attendais à la plus suave harmonie, et il me semble assister à un concert où le violon joue : Mon cœur soupire, pendant que la flûte joue : Vive Henri IV. Songez à la discordance affreuse qu’une pareille combinaison produirait. » Ainsi parle le baron dans On ne badine pas avec l’amour, et cette discordance affreuse n’approche pas des cacophonies où se complaît M. Bruneau.

Ce n’est pas tout : les mots ne vont pas mieux avec les notes, que les notes ne vont ensemble ; et la déclamation, c’est-à-dire la relation des sons aux paroles (encore une face de la musique théâtrale que les jeunes se vantent de renouveler), la déclamation pèche à tout moment contre le naturel et la vérité. Au premier acte, la mère raconte à sa fille l’histoire de Monseigneur avec des intonations aussi fausses pour l’esprit que pour l’oreille. Non-seulement on ne chante pas, mais on ne parle pas ainsi. Il est vrai que chacun de nous entend à sa manière chanter en lui la parole humaine ; M. Bruneau l’entend d’une affreuse manière, voilà tout. Les phrases les plus simples, les plus ordinaires, il les embarrasse, il les entortille dans la notation la plus baroque : La voilà, je suppose, dit l’évêque, au premier acte encore, la fée aux doigts légers, qui pose des traits si délicats sur la soie et sur l’or. Un rien, n’est-ce pas, ce petit compliment à une ouvrière ; avec un Saint-Saëns, le Saint-Saëns d’Ascanio, ce serait charmant ; avec M. Bruneau, c’est horrible : une grimace au lieu d’un sourire.

Dureté des harmonies, fausseté de la déclamation, voilà quelques-uns des principes appliqués dans le Rêve. Il y en a d’autres : instabilité tonale, proscription systématique des cadences parfaites et des phrases en équilibre ; mépris de toute symétrie et de toute conclusion ; haine de tout ce qui repose, de tout ce qui rassure et de tout ce qui charme. Attendons quelques années et ce ne sera plus la peine d’étudier ni les lois des accords, ni celles des tons, les unes et les autres n’étant faites que pour être violées. On n’inscrira plus à la clé dièzes ni bémols, inutiles gardiens de la tonalité. Le rythme, à son tour, prendra les mêmes licences que l’harmonie. Un morceau ne sera pas plus à 3/4 ou à 12/8 qu’en ut naturel ou en mineur. Le caprice deviendra la règle et l’accident fera loi ; et le discours musical, désarticulé, : sans grammaire ni syntaxe, sans logique, sans orthographe, sans ponctuation même, ira, divaguant au hasard, se perdre dans le chaos de la mélopée infinie et des modulations errantes.

Le chaos, dira-t-on ! Mais l’ordre règne au contraire, et le plus rigoureux, dans l’œuvre de M. Bruneau, conforme jusqu’à l’obéissance, jusqu’à l’esclavage, aux lois du système wagnérien, surtout à la loi suprême : le leitmotiv. Vous n’avez pas écouté ou pas compris. Ainsi raisonne en général l’école avancée. Ne pas l’admirer, c’est ne la pas comprendre. Mais si ; nous avons compris et ne fût-ce que pour notre justification, nous voudrions démonter quelques rouages du mécanisme. Vous plaît-il de cataloguer les leitmotive du Rêve ? Cela se fait beaucoup aujourd’hui. L’occasion est bonne, car M. Bruneau a usé du leitmotiv avec une opiniâtreté et une outrance sans précédens, je crois, dans l’école française. Pas la moindre fissure, le plus petit trou dans son œuvre, par où l’air puisse passer ; tout est bouché hermétiquement avec des tronçons de mélodies typiques, avec des rognures de phrases ou de mesures conductrices. Angélique est caractérisée tout d’abord par quatre motifs de dévotion ou d’extase qui se succèdent dans la première page de la partition, avant même que la jeune fille ait ouvert la bouche. Trois d’entre eux se rapportent à Angélique rêvant ; le quatrième, à Angélique lisant la Vie des saints. Autres motifs d’Angélique, non plus religieux, mais ouvriers : motifs de la chasuble brodée et de la lessive. Dès qu’il est question de l’ornement sacerdotal, la première formule reparaît. La broderie à peine terminée, Hubertine la ploie et l’enveloppe. Le motif de la chasuble devient alors le motif du paquet et je m’étonne que le musicien n’ait pas, d’un léger stringendo, marqué le nœud de la ficelle. Du motif de la lessive, exposé au premier tableau par Angélique : Ah ! dans L’eau fraîche et vive, c’est si bon de plonger ses bras, on surprendrait au second tableau, soit dans le chant, soit à l’orchestre, des retours secrets, et ces petites chinoiseries finissent par divertir. L’évêque a naturellement ses leitmotive : celui du miracle, toute une phrase, charmante par extraordinaire, harmonieuse et mélodieuse à la fois, d’autant plus qu’elle succède à un affreux gâchis d’accords ; un autre motif, le principal, d’un chromatisme pénible et rabâché sans merci ; un troisième enfin, rien que deux accords répétés très vite pour symboliser, par un effet de dénégation assez expressif, l’opposition du prélat au mariage des jeunes gens. Quand nous aurons signalé le motif de la Fête-Dieu, celui ou ceux de l’amour, celui de la chanson française, joli thème populaire, développé avec autant d’habileté que de franchise, lorsque nous aurons ainsi fouillé tous les recoins de l’orchestre, signalé des alliances de motifs comme celle des huit dernières mesures du second tableau (déclaration d’amour et chanson populaire), alors, si nos lecteurs nous reprochent un peu de sécheresse et de pédantisme, M. Bruneau du moins ne pourra nous accuser de le mal écouter ou de ne pas l’entendre. Pas même de ne jamais le louer ; car il y a dans son œuvre quelques bons momens entre beaucoup de mauvais quarts d’heure. Le rôle d’Angélique est coloré, teinté plutôt d’un mysticisme pâle. Au premier tableau, la musique a su rendre avec une certaine étrangeté, par des murmures ou des soupirs, par des chuchotemens de chœurs invisibles, l’hallucination de la petite voyante. Certaine phrase : Je les vois dans le blanc cortège, sans les odieuses sautes de voix qui la disloquent, rappellerait peut-être la poétique rêverie d’Haroun au début de Djamileh. Le babil d’Angélique, parlant lessive et broderie, a de l’animation, de la fraîcheur et je sais un trémolo de flûtes où l’on entend presque l’eau courir. Au second tableau, elle court vraiment, l’eau de la rivière, dans un adorable décor de printemps, le long de l’église, à travers le verger en fleurs. Là se trouve la ronde française dont nous parlions plus haut et c’est plaisir de l’entendre, naturelle et chantante, s’échapper de la partition épineuse, comme une fauvette d’un buisson. Un peu plus loin, béni soit l’Ave verum qui, de la cathédrale voisine, corrige le désagréable dialogue (je ne veux pas dire duo) des amoureux. Plus d’une fois ainsi les refrains du peuple ou les hymnes de l’église viennent adoucir les angles, émousser les pointes de cette musique hérissée, qu’on ne sait véritablement par où prendre, ni avec la voix lorsqu’on la chante, ni, lorsqu’on la joue, avec les mains. Quels exemples de mélodie et de rythme, d’aisance et de clarté nos vieux airs donnent encore à nos jeunes compositeurs ! Quelle leçon pour une œuvre soi-disant de l’avenir, si les rares sourires qui l’éclairent sont les sourires du passé !

Nous nous sommes attardé aux critiques, et pour la louange, la place va nous manquer. Hélas ! il n’en faut pas beaucoup. Un peu cependant, ne fût-ce que pour reconnaître chez M. Bruneau un sentiment dramatique supérieur au sentiment musical. Deux ou trois mouvemens de passion ont été par lui très bien rendus. Dans un genre diffèrent, au troisième acte, pendant la scène d’amour, pour nous montrer Angélique retenue et sauvée par sa petite chambre blanche qui la défend et ne la laisse pas partir, il a trouvé des notes, des phrases entières d’une singulière pureté. Il a pour ainsi dire assorti la tonalité à la situation, au décor même. Il a pris, et par extraordinaire il a gardé quelque temps, le ton d’ut majeur, un ton calme, un ton blanc, comme diraient les partisans de l’audition colorée.

Enfin, il y a dans le Rêve une phrase d’abord, une scène ensuite où l’on peut heureusement prendre le musicien en contradiction avec lui-même et pour ainsi dire en flagrant délit de mélodie, de rythme et de tonalité. La phrase est celle d’Angélique implorant l’évêque : Ah ! monseigneur, vous m’avez reconnue ! Elle a une forme, celle-là. Elle commence, continue, s’achève ; aussi juste de sentiment que d’intonation, aussi naturelle qu’expressive, elle tombe d’aplomb en même temps que tombe la pauvre enfant à genoux. Sans compter que deux pages suivent ce beau récitatif, deux pages excellentes encore, où sont respectées et les valeurs des tonalités et la progression du mouvement. Les mêmes qualités de franchise, de netteté, font de la scène de l’Extrême-Onction la plus belle de l’ouvrage et une belle scène vraiment. L’émotion triomphe là du parti-pris et du système, qu’on voudrait ailleurs nous faire prendre pour les lois de la vérité. De telles pages démontrent que le musicien du Rêve peut faire autrement qu’il ne fait d’ordinaire. Il ne pèche donc point par ignorance, mais par goût et par volonté. Il applique avec préméditation des théories qu’il croit salutaires et qui nous paraissent fatales. Que voulez-vous ! Les sorcières de Macbeth sont en train de gagner leur gageure ; le laid devient le beau. M. Bruneau nous demandera sans doute : Qu’est-ce que le beau ? Qu’est-ce que le laid ? et nous ne saurons trop que lui répondre. Mais si nous le lui demandions à notre tour, il ne nous répondrait pas davantage, et cela nous console. De la laideur et de la beauté, nous donnerions chacun, sinon la définition, au moins des exemples, qui ne seraient pas les mêmes. On a désigné quelque part M. Bruneau pour tenir le drapeau de la jeune école française. Peut-être ; mais le drapeau rouge, qui ne restera jamais celui de notre pays.

Une interprétation et une mise en scène de premier ordre ont servi l’audace de M. Bruneau. M. Carvalho ne pouvait revenir plus fêté, et plus justement, d’un plus injuste exil. Quant aux artistes, ils ont tous été à l’honneur. Mais d’abord à quelle peine ! M. Engel a sauvé le Rêve comme il avait déjà sauvé Lucie. Singulière modestie d’un chanteur, et d’un ténor, qui jamais ne s’offre, mais qu’on trouve toujours et qui toujours s’impose. Doublure, diront ceux qu’il remplace ; oui, mais qui vaut mieux que l’étoffe. Mlle Simonnet a réussi dans le rôle d’Angélique aussi complètement que dans celui de Bozenn, du Roi d’Ys. Elle y apporte même charme, même pureté, même immobilité d’image, avec autant de grâce naïve et malheureusement deux ou trois notes un peu stridentes ; mais ce n’est pas sa faute. M. Bouvet, évêque pour la seconde fois, à l’Opéra-Comique, honneur de tous les diocèses, est plein d’onction sacerdotale et, quand il le faut, de colère. Si Dieu veut, je veux. Il donne à cette phrase, qui revient souvent, des nuances aussi justes que variées. Quant à Mme Deschamps, « avec la bonhomie de son âme, son grand air fort et doux, sa raison droite, d’un parfait équilibre… » quand M. Zola décrit ainsi Hubertine, on croirait qu’il définit le talent et la voix de l’excellente artiste. L’orchestre enfin s’est admirablement tiré de l’infernale partition : il a joué aussi faux que M. Bruneau l’a voulu.


CAMILLE BELLAIGUE.