Revue musicale - 30 juin 1914

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REVUE MUSICALE


THEATRE DE L’OPERA-COMIQUE : Marouf, savetier du Caire, opéra-comique en cinq actes, d’après les Mille et une Nuits (traduction de M. le docteur Mardrus) ; poème de M. Lucien Népoty, musique de M. Henri Rabaud. — Il Barbiere di Siviglia, au THEATRE DES CHAMPS-ELYSEES. — L’Orfeò Català.


Le mois dernier, après deux auditions, il nous sembla que Marouf, savetier du Caire, était une chose délicieuse. Après une étude attentive et charmée, nous croyons en être sûr aujourd’hui. Et cette chose est d’un genre, qui, dans la musique française, pouvait paraître à jamais perdu : celui que Molière appelle quelque part « le caractère enjoué. » Marouf est de bonne humeur. Marouf est spirituel. Marouf « a le sourire. » Venant après tant d’œuvres obscures et maussades, que cette œuvre aimable et claire soit la bienvenue ! Sachons-lui gré de nous rappeler que la musique, la nôtre, est capable d’être encore, au lieu d’un « effort considérable,  » un facile et libre jeu, un plaisir, délicat sans doute et distingué, mais enfin, pour l’esprit et même pour l’oreille, un plaisir. Il était grand temps que cette leçon fût donnée à quelques-uns, et, à quelques autres, cette joie.

On aurait dû, jusqu’à Marouf, appeler M. Henri Rabaud l’auteur de la Fille de Roland. On ne l’a pas fait. C’est un tort. Cette tragédie lyrique ne reçut point, voilà juste dix ans, l’accueil dont elle était digne. Personnellement, nous fûmes alors empêché de l’entendre. Mais nous l’avons lue, relue, et nous attendions, pour en parler, une occasion qu’on ne pouvait espérer plus heureuse. La Fille de Roland est de ces œuvres qui fondent sur de solides bases la réputation d’un véritable musicien. Apprenez avant tout, ou rappelez-vous, si vous la connaissez, que la partition de la Fille de Roland « commence. » Par où nous entendons ceci, qui n’est pas ordinaire aujourd’hui, que tout de suite, sans embarras ni recherche vaine, le musicien nous met en présence de figures sonores arrêtées et saisissables, d’un plan qui se dessine, d’un ordre qui s’annonce et s’organise. Encore une fois, rien n’est aussi rare, en un temps où les occasions ne manqueraient point de définir la musique : quelque chose qui ne commencé pas, qui ne finit pas, mais qui dure. La Fille de Roland, au contraire, débute avec décision, avec franchise, sinon par une fugue, au moins par un fugato bien construit, bien conduit, qui remplit toute l’introduction et forme, au seuil du drame, un noble péristyle de musique pure. « Ce que je sais le mieux,  » dit l’autre, « c’est mon commencement. » Il n’est rien que la plupart de nos musiciens modernes sachent aussi mal. Une fois « partis,  » ils s’en tirent encore, à peu près. Mais quelle peine ils ont à « partir ! » Eh bien ! ouvrez seulement la Fille de Roland, et vous comprendrez ce qui s’appelle, en musique, un « départ. » À ce début très ferme, très fier, plus d’un vigoureux « ensemble » s’ajuste solidement. Les parties chorales de l’œuvre sont presque toutes excellentes. La musique s’y développe à l’aise, avec une ampleur où jamais cependant l’action ne se perd ou ne se noie. La première entrée de Gérald est belle d’éclat héroïque. Aussi bien, les fanfares ou sonneries, commandées çà et là par la nature du sujet, échappent en général à la vulgarité comme à l’insignifiance, ordinaire et double écueil du genre. Telle scène avec chœur (les remords d’Amaury-Ganelon) trahit un musicien qui se souvient de Méhul, du Méhul de Joseph, et de Siméon, en proie lui-même au repentir. L’œuvre entière abonde en passages que le président de Brosses » n’eût pas manqué d’appeler des « endroits forts. » Oui, la force, une force qui se soutient et largement se donne carrière, voilà la marque éminente de cette musique. La grâce, la tendresse y est plus rare, bien que le charme et l’élégance mélodique ne fasse pas défaut à certains passages du rôle de Berthe.

Mais ce que nous aimons surtout à relire, et ce qu’il nous plairait encore davantage qu’une reprise de l’ouvrage nous permît d’entendre et devoir, c’est le troisième acte. Il forme une suite de scènes vraiment belles, d’une robuste, noble, et par momens émouvante beauté. Le lieu de l’action est le palais de Charlemagne à Aix-la-Chapelle. L’action consiste dans le combat et la victoire de Gérald, reprenant au Sarrasin, qui depuis Roncevaux la gardait captive, l’épée de Roland, Durandal ; puis, dans la découverte, par l’empereur Charles, de Ganelon, le traître, en la personne du faux comte Amaury, père du jeune vainqueur. Ce troisième acte, comme les autres, peut-être encore davantage, accorde une large place aux chœurs, mais à des chœurs dramatiques, j’entends qui participent au drame et, loin de le ralentir, le suivent ou le précipitent. Et puis, et surtout, ils confèrent à la partition de M. Rabaud une valeur, trop rare aujourd’hui, de pure musique. Ils soutiennent l’ouvrage, ils en enrichissent le fond et comme la substance même. Plus d’une fois, quand on lit et, j’imagine aussi, quand on écoute la Fille de Roland ; on se félicite qu’un bon musicien, .disposant d’un orchestre et de voix, en profite pour se donner le temps et le plaisir de faire vraiment de la musique.

Parmi les personnages, ou les caractères, de la Fille de Roland, il semble que le plus considérable, celui de Charlemagne, soit aussi le mieux tracé. Dans le troisième acte, il ne se montre pas inégal à des chœurs, à des ensembles sous lesquels il risquait d’être écrasé. Majestueuse, austère même le plus souvent, la figure musicale s’élève un moment jusqu’au plus haut degré du lyrisme. Pour exprimer, au début de l’acte, l’accablement du vieil Empereur courbé sous le poids des ans, de la douleur, de la honte aussi que renouvelle chaque jour l’insolent défi du païen, M. Rabaud a trouvé de beaux rythmes, tristes et lents, de mornes cantilènes d’orchestre, où la voix de basse ajoute çà et là des notes et comme des touches non moins sombres. C’est la partie du rôle qu’on peut appeler contemplative. Elle ne traîne pas, mais elle se développe avec ampleur. L’idée musicale y suit un large et libre cours. De même, à la fin de l’acte, après la reconnaissance de Ganelon, Charlemagne tombera dans une seconde méditation, plus grave et plus intense encore. Ici comme toujours la musique prendra son temps, elle se déploiera sans hâte, elle descendra pour ainsi dire par degrés jusqu’au fond de l’âme, qu’elle explore, qu’elle fouille, afin de l’exprimer tout entière. Elle sera lente, sans être longue. Elle cheminera comme pas à pas, avec cette allure, cette dignité pensive, que Sébastien Bach a donnée à quelques-uns, qui sont parmi les plus sévères et non les moins beaux, de ses chants.

Musique, avons-nous dit, contemplative, ou, comme diraient les pédans, statique. Ils ne manqueraient pas d’appeler dynamique, en ce même rôle de Charlemagne, un autre passage, ou plutôt un émouvant et magnifique éclat. Gérald a tué le Sarrasin. « Ah ! Gérald est vainqueur ! » Vous rappelez-vous, sur ces mots, au Théâtre-Français naguère, l’admirable cri de Mme Sarah Bernhardt ! Gérald est vainqueur, et Berthe, qui de sa fenêtre a suivi le combat, annonce la victoire au vieil Empereur. C’est bien ici l’un de ces « endroits forts » dont parle de Brosses. Il y fallait frapper un grand coup. La musique en a frappé deux, qui se suivent, et dont le second surpasse le premier, ou le redouble. Avec cela, grâce à la variété des moyens dont la musique dispose, l’un et l’autre effet ne se ressemblent pas. Ce sont deux explosions de joie, et d’une joie triomphante, mais qui s’épanche en deux courans et comme sur deux modes divers. D’abord, une sorte d’invocation ou d’hommage à la France immortelle, se déroule, à demi déclamé, chanté à demi, sur un de ces frémissemens de l’orchestre qu’on appelle communément un trémolo. La chose, autant que le nom, peut être vulgaire. Bien amenée, elle peut aussi ne l’être point. Wagner, en plus d’un passage célèbre, n’a pas dédaigné cet effet. Ne soyons pas plus difficiles que Wagner. Ici notamment, le mouvement, si juste, si vrai, qu’il en paraît presque nécessaire, l’ampleur de la récitation, la chaleur aussi qui l’anime, tout cela sauve de la banalité l’élément instrumental autant que l’élément oratoire du pathétique vocero. Gérald survient alors. Il porte les deux épées, dont l’une a vengé l’autre et l’a reconquise. « Sire, voici Joyeuse et voici Durandal ! » Brusquement, tout change dans la musique, et, comme l’ordre sonore, l’ordre du sentiment est renouvelé. C’est une chose tout à fait belle que le salut et le baiser de Charlemagne au fer glorieux enfin remis entre ses tremblantes mains. Le style récitatif cède au style, au grand style, mélodique et symphonique en même temps. Une phrase chantée, et chantante, s’élève et s’étend au loin. Mieux qu’une phrase : une longue, une ample période, constante par le caractère et le sens général, variée par des incidentes qui toutes dérivent de l’idée principale et s’y rapportent toutes. Ainsi, dans l’âme émue, exaltée, de Charlemagne, se suivent ou se mêlent des états, ou des mouvemens similaires, qui pourtant ne se confondent pas : joie, orgueil, enthousiasme, ferveur pieuse, tendresse et douleur paternelle. Et la beauté supérieure d’une telle musique tient justement à ceci, qu’elle n’a rien méconnu, rien négligé de cette âme innombrable, qu’elle nous en donne l’expression totale et diverse à la fois. Dans l’éloquence de cette strophe, l’orchestre aussi, nous le disions plus haut, a sa part. Un trémolo ne lui suffit plus. Non content d’accompagner la phrase vocale, ou de la soutenir, chantant lui-même, et tout entier, il l’accroît et la multiplie. Il bouillonne, il ruisselle à l’entour ; il l’entraine, la soulève, et dans ces quelques pages le musicien nous offre un insigne exemple de ce que peuvent les forces rassemblées de la symphonie, quand elles veulent bien servir, et non point asservir la force unique de la voix.

Si nous avons parlé de l’œuvre ancienne de M. Rabaud, ce n’est pas que sa nouvelle œuvre s’y rapporte, autrement que pour s’y opposer. Mais le contraste même atteste la variété d’une imagination musicale qu’on aurait pu croire plus uniforme. Au sérieux, à la noblesse de la Fille de Roland, se mêlait, dans une forme ultra-classique, une certaine raideur. Au contact et comme sous l’influence d’un sujet moins grave, sans pour cela s’amollir et surtout s’abaisser, l’art de M. Rabaud s’est détendu. En même temps qu’il devenait plus souple, il s’est fait aussi plus vif et plus brillant.

Au lieu de procéder, comme le comportait la tragédie lyrique, par vastes plans et larges surfaces, le musicien de Marouf a multiplié les traits fins, les touches ouïes taches légères ; pour se créer un style plus rapide et plus chatoyant, il a remplacé par le menu détail la généralisation et le grand parti pris. N’allez pas en conclure au moins que la musique de Marouf manque d’unité, de fond et de dessous. Elle a beau n’être pas lourde, elle a cependant sa base et son aplomb. Elle a de même sa consistance et sa cohésion. Jamais elle ne s’émiette, et constamment elle rassemble dans un faisceau, dans une coulée sonore, les élémens ou les atomes subtils qui pourraient tendre à se disperser.

L’histoire de Marouf est un fort amiable conte. Il le serait davantage encore si l’on avait pris soin d’en abréger le cours et, çà et là, d’en châtier un peu le style. Pour une fois que la musique, — et l’on ne saurait trop l’en féliciter, — laisse entendre les paroles, celles-ci ne méritent pas toujours assez d’être entendues.

Or donc il y avait dans la ville du Caire un pauvre petit savetier. Marouf était son nom. Marouf, comme son confrère de chez nous, « chantait du matin jusqu’au soir. » Mais ses chansons étaient tristes, parce que Marouf avait une femme méchante. Elle le querellait sans trêve. Un jour même, elle alla se plaindre, — faussement, — au Cadi que son mari l’eût battue, et le Cadi fit appliquer, — vraiment, — cent coups de matraque à Marouf. Alors Marouf résolut de fuir sa « calamiteuse. » Des matelots passaient ; il les suivit. Mais le vaisseau fit naufrage sur des côtes lointaines, et tout le monde périt, Marouf excepté. Ayant gagné la terre à la nage, il fut recueilli, puis reconnu par un certain Ali, son ami d’enfance, devenu l’un des plus riches marchands d’une ville de légende, au pays des Mille et une Nuits.

Pour tenter la fortune, sur le conseil et grâce à la connivence de son ingénieux et généreux sauveur, revêtu par lui de magnifiques vêtemens, les poches par lui garnies d’or, Marouf use d’un stratagème. Il se donne comme un étranger opulent, cent fois, mille fois plus opulent qu’Ali lui-même. La feinte réussit. La ville entière, et jusqu’au Sultan, s’y laisse prendre. Aussi bien, à toutes les demandes, à tous les soupçons, Marouf répond invariablement par la description et l’annonce d’une soi-disant caravane, chargée de richesses inouïes, qu’il a devancée et qu’il attend. « La caravane ! » « Ma caravane ! » Rien que ce mot, répété sans cesse, opère des miracles : entre autres, et plus étonnant que tous les autres, le mariage de Marouf avec la fille du Sultan. Se fiant au crédit de son gendre, le Sultan ruine l’État en fêtes et largesses nuptiales. Mais le grand vizir a des doutes. Chaque jour plus inquiet, il décide la princesse à questionner son époux. Alors, — et ceci est charmant, — l’amoureux, l’heureux, l’insouciant Marouf ne répond à sa femme que par la confession ingénue, sans honte et sans regret, de son passé, de sa condition et de sa parfaite indigence. La petite s’en émeut d’abord, oh ! pas beaucoup, puis s’en console, très vite, et déjà, follement, s’en amuse. Après tout, prince ou savetier, c’est Marouf seul qu’elle aime, elle ne tient qu’à son Marouf et, puisqu’il est forcé de fuir, en un tour de main elle revêt des habits d’homme et se sauve, joyeuse et libre, avec lui.

Tous deux bientôt, se croyant hors d’atteinte, font halte dans une oasis. Un vieux fellah qui laboure son champ les accueille et leur offre de partager son repas. Tandis qu’il est allé le préparer, Marouf met la main à la charrue. Le soc heurte un anneau scellé dans une pierre et qui se brise. Marouf à peine l’a ramassé, que le fellah se change en un génie brillant de lumière. « Je suis, dit-il à Marouf, le gardien d’un merveilleux trésor que cette dalle recouvre. Je te le donne. Et maintenant, tu n’as qu’à former un souhait, je l’exaucerai. Voyons, que penserais-tu d’une caravane ? » Rien qu’à ce mot, du caveau qui s’est ouvert, surgit une équipe de lutins. Les bras, les épaules chargées de sacs d’or et d’argent, de pierreries, de vases et d’étoffes précieuses, ils ont l’air de déménager tout l’intérieur de la terre. Ils vont, ils viennent, s’en vont, reviennent et s’éloignent enfin. Mais alors une autre troupe accourt : c’est le Sultan, détrompé, furibond, avec sa suite, y compris Ali prisonnier. Déjà, sur Marouf et sur son complice, le bourreau lève son glaive, lorsqu’on entend et bientôt on voit approcher, en longue file, des chameaux et des chameliers. « Une caravane ! » dit quelqu’un. Et Marouf de reprendre, souriant sans trop s’étonner, car il a fini par y croire : « Ma caravane. » C’est bien la sienne en effet, plus nombreuse et plus riche qu’il ne l’avait jamais imaginée. Allégresse, embrassemens, apothéose. Ainsi finit cette comédie, peut-être un peu plus indulgente qu’il ne faut à l’imposture, voire à l’escroquerie, mais qui célèbre et récompense, ainsi qu’il convient, le mépris des biens de ce monde et l’amour désintéressé.

Nous en voulons un peu, beaucoup même, à M. Rabaud d’une chose, d’une seule : la « réduction » de son œuvre, — si cela peut s’appeler réduire, — pour piano et chant. Comment a-t-il pu rendre, non pas sans doute impossible, mais plus que malaisée à lire, une œuvre si facile, si agréable à entendre ! Sous prétexte (on l’assure du moins et il en convient) qu’il n’est pas du tout pianiste, il a traité sans ménagemens ceux de ses pauvres lecteurs qui se flattent de l’être un peu. Et puis et surtout, nous réclamons pour la musique elle-même, qu’une transcription de ce genre est de nature à compromettre, si ce n’est à calomnier.

Cela dit, il a bien de l’esprit, M. Rabaud, et du plus fin, et du plus français. Il en a comme un Saint-Saëns, comme un Pierné, pour ne citer que deux de nos musiciens spirituels, et peut-être faute d’en trouver plus de deux. Il en a dès le début, dès la querelle de Marouf avec sa « calamiteuse. » Par la vie et la verve, le premier thème de cette dispute conjugale ressemble au thème, initial aussi, du merveilleux Falstaff. Il est fait de notes sèches et revêches, piquées sur des harmonies aigres à dessein, jetées en cascade à travers de sautillans accords, des modulations fuyantes et fantasques, mais dont une pensée maîtresse autant qu’une main sûre ont réglé la suite et la fantaisie. Qu’importe les hardiesses de l’écriture ou du style harmonique, ou plutôt vive ces hardiesses mêmes, lorsque la raison, la logique en rend compte et les justifie.

Mais l’esprit n’est pas seulement la force comique et le don du rire : il est encore le tact et le goût, le sens affiné de la mesure et des proportions. Même ainsi, la musique de Marouf est spirituelle. De l’entrée ou de la sortie du moindre personnage, d’un mouvement de scène, d’une réplique (de la voix ou de l’orchestre) elle sait faire une chose charmante. Le rôle entier de Marouf est parsemé des plus justes, des plus agréables accens. Il n’y a. pas une situation, pas un type, que cet art discret exagère. M. .Rabaud n’est pas homme à déranger, à déchaîner tout un orchestre pour amener chez Marouf un groupe de voisins et d’amis. Il donne un ton familier sans bassesse à l’entretien du savetier avec un brave pâtissier, son compère. En toute rencontre il garde le ton de la comédie musicale, et comme jamais il ne descend à la trivialité de l’opérette, il ne vise nulle part à la grandeur de l’opera buffa. Il use avec mesure du leitmotiv même, dont il fait de place en place, au lieu d’une armature étouffante ou d’un couvercle de plomb, un voile, une écharpe légère. Même aisance dans l’emploi des modes ou des thèmes orientaux. Nul excès d’exotisme, et surtout pas la moindre impression de pastiche et de pacotille. C’est une chose délicieuse en ce genre que la première description, faite par Marouf au Sultan, de la caravane imaginaire. Elle forme le motif central de l’ouvrage, étant la représentation musicale de ce mensonge joyeux, ou, comme disait Renan, d’ « eutrapélie,  » nœud brillant et fictif où la pièce est suspendue. Oui sans doute, fiction et mirage, mais qui, dans l’esprit de Marouf lui-même, est presque devenu réalité. Marouf, et là n’est pas le moins plaisant de l’histoire, Marouf, pour un rien, finirait par être dupe de sa propre imposture, à force de s’en divertir et de s’en enchanter. La musique ici nous donne avec bien de la finesse la double impression de sa joie et de l’objet de sa joie ; elle traduit le sentiment et décrit le spectacle. Elle sonne, résonne et tinte, cette musique, elle chemine, marquant, par le rythme, l’allure, et, par les timbres, l’éclat et la variété du cortège qu’elle évoque. À ses accens, d’autres caravanes traversent notre mémoire : celle du Désert, l’une des premières et des plus simples de toutes ; celle des rois mages, dans le Christus de Liszt, admirable de magnificence ; plus près de nous, celle que M. Pierné, dans son oratorio : Les Enfans à Bethléem, fait défiler devant des gamins qu’elle n’étonne pas. Comme, eux, la musique ici ne s’en laisse pas imposer. Doucement, tout bas, elle se moque, à moins au contraire que ce ne soit tout haut et que, s’animant, s’exaltant elle-même, elle ne s’enhardisse et ne paie d’audace. La première fois seulement, au second acte, le thème de la caravane se développe tout entier. Plus tard, par fragmens, ou par bribes, il fait çà et là de spirituels retours, où le mot de caravane suffit pour éveiller chez les divers personnages une espérance, une crainte, un sourire. Arrive la dernière scène. Alors, heureuse et follement fière d’escorter enfin, pour de bon, une vraie caravane, la musique s’en donne à cœur joie. Elle s’amusait de l’illusion et de l’apparence ; elle se glorifie et s’enivre de la réalité.

L’œuvre de M. Rabaud n’est pas seulement spirituelle. Le sentiment s’y mêle à l’esprit et le sauve de la sécheresse. Et le sentiment, toujours juste, ne se guinde pas plus jusqu’au lyrisme de grand opéra, qu’il ne dégénère en sensiblerie de romance. On respire dans toute cette musique un air de bonhomie, de sympathie et de cordialité. Le musicien a beau rire, ou sourire, de ses personnages, il les aime, au moins certains d’entre eux, et nous les fait aimer. Son héros a toute sa tendresse. Dès le début, il le plaint autant que Marouf se plaint lui-même, et c’est pourquoi la plainte, ou la complainte conjugale du pauvre savetier s’enveloppe d’harmonies mélancoliques, de caressantes et compatissantes modulations. Un échange de saints, un dialogue matinal avec un voisin, l’arrivée de quelques amis, la rencontre inattendue de Marouf et d’Ali, il n’est pas un seul de ces menus épisodes, qui ne prenne en musique, ou par la musique, une grâce affectueuse, un charme de douceur et de bonté. Mais surtout l’unique scène d’amour, entre Marouf et la princesse (fin du troisième acte), est, dans cet ordre-là, quelque chose d’exquis. Les époux sont demeurés en tête à tête. Après deux heures environ d’une musique toujours alerte et vive, aux rythmes pimpans, aux notes piquées et pointées, on attend, on souhaite une sorte d’effusion et de détente sonore. Et voici justement qu’elle se produit. Voici que les formes s’allongent et que s’estompent les contours. La mélodie s’épanche, tombe et retombe en nappes étalées. Des harmonies se dénouent et se dégradent mollement. Partout flotte une vague tendresse. L’épouse a levé son voile et devant sa beauté, pour la première fois ébloui, le rusé coureur d’aventures perd contenance, et même connaissance. Les darnes du harem s’empressent à son secours. Une drôle de petite musique d’Orient les accompagne. Mais la princesse les congédie. Quelques mois échappés à Marouf défaillant : « pauvre… savetier… le Caire,  » l’ont tout à l’heure inquiétée. Elle doute, elle rêve un moment, tandis qu’on entend là-bas, et tout bas, le gloussement des sultanes captives. Alors elle se penche et, comme elle curieuse, un peu, troublée comme elle, la musique s’incline sur le dormeur inconnu. « Que m’importe ! Il est jeune et je suis satisfaite. » Ce que disent ici, tout uniment, de médiocres paroles, la musique trouve mille moyens, et les- plus délicats, les plus subtils, de le dire. Elle le dit par le chant, par la symphonie, par des modulations, des sonorités savoureuses et fondantes, par je ne sais quel tendre épanchement de tout son être. De plus en plus elle cède, elle descend, elle s’approche, et c’est elle vraiment, c’est la musique même, encore plus que l’épouse, qui dépose enfin sur les lèvres de l’époux mystérieux le premier baiser d’amour.

Avec ce poétique épisode, mainte page concourt à la tenue, au soutien d’une œuvre qui risquerait sans cela de paraître éparse et papillotante. L’esprit classique inspire, et surtout ordonne tel ou tel passage ; il en fait, sans nuire à l’action, à la situation, à l’expression des caractères, un véritable fragment (allegro, andante, scherzo) de sonate ou de symphonie. A cet égard, la scène de la bastonnade (premier acte) est exemplaire. Bien construite, ou plutôt bien menée, car elle se meut, car elle court, elle forme un ensemble harmonieux, où les divers élémens de la musique se balancent et se répondent. Les membres de phrase, les notes et les voix, les groupes de notes et de voix, tombent et retombent en cadence, comme les coups. A l’orchestre, par momens, un thème gémissant et lié traverse la symphonie rebondissante, mêlant au geste rythmé des fouetteurs la plainte moins régulière du fouetté. Voilà de l’excellente musique de théâtre, ou, comme on peut dire encore, surtout ici, de la musique appliquée, et de la très bonne musique tout court.

La raison règle de même, sans le contraindre ni le refroidir, certain dialogue (au quatrième acte) entre le vizir et la princesse : celui-ci décriant, au moins par des insinuations, et celle-là défendant son époux. Le vieux ministre ne parle qu’argent, la jeune femme ne répond qu’amour. Avec esprit, avec éclat, par la mélodie, le mouvement et le rythme, la musique oppose ici les sentimens et les caractères. Comme toujours, elle enferme en des formes tout près d’être classiques la vérité et la vie. Mais elle les y enferme et ne les y étouffe pas.

Classique enfin est l’épilogue. La comédie achevée, le musicien se donne, pour la dernière fois, le plaisir de faire de la musique, rien que de la musique. D’autres que lui, jadis, et non des moindres, conclurent de la même manière : le Mozart de Don Juan (version originale), le Beethoven de Fidelio, et, plus près de nous, le Verdi de Falstaff. M. Rabaud a suivi leur exemple. Il a couronné son œuvre par une sorte d’acclamation générale (s’il ne s’agissait d’une turquerie, nous dirions un alleluia), par un robuste chœur fugué, tout débordant de verve et de joie. Auditeurs de Marouf, ne vous levez pas trop tôt. Modérez votre hâte accoutumée de sortir, de reprendre votre « vestiaire » et de trouver une voiture. Ces dernières pages méritent ce sacrifice. Vous en emporterez, après tant d’impressions vives et légères, une assurance de grandeur, de force et de solidité.

« Vives et légères. » Depuis combien de temps nos musiciens nous avaient-ils déshabitués de ces impressions-là ! On pourrait adresser à la France musicale d’aujourd’hui le vers de Musset : « Ils sucent un sein dur, mère, tes nourrissons. » Oui, notre musique est dure, elle est épaisse. Elle a fini par encombrer, obstruer notre oreille et notre intelligence à la fois. Une œuvre comme celle de M. Rabaud vient dégager un moment l’une et l’autre. En l’écoutant, comprendre cesse d’être une peine, entendre redevient un plaisir. Et de cette œuvre-là, nous le disions plus haut, tout s’entend, jusqu’aux paroles. Or, vous le savez, dans l’état actuel de la musique de théâtre et sous le régime du tout à l’orchestre, il n’est rien d’aussi rare que ce phénomène, ou ce miracle, de l’audition intégrale. Jamais, dit-on, la musique n’eut comme aujourd’hui le respect, l’amour même du verbe. En réalité, jamais elle ne l’outragea davantage, en le rendant plus inintelligible. Elle l’entoure, elle l’enveloppe, à la manière de Néron : « J’embrasse mon rival, mais c’est pour l’étouffer. » A l’Opéra, pour nous du moins, passe encore. Là, grâce à la place de choix qui nous est assignée, sans doute aussi par quelque heureux effet d’acoustique, nous ne perdons pas un seul mot, non de ce que les chanteurs chantent, mais de ce que souffle le souffleur. Aussi bien, dans l’art de la diction, ce fidèle serviteur est un maître. Il prononce à merveille. Nous lui devons de connaître avant tout le monde, un peu avant, le texte des drames lyriques représentés pour la première fois. Avec la musique de M. Rabaud, pas besoin de souffleur. Au lieu d’obscurcir et d’écraser les paroles, l’orchestre les porte et les éclaire. Et cela même est une surprise, une joie. La joie, c’est décidément par ce mot qu’il convient de finir. L’œuvre de M. Rabaud respire la gaieté et l’inspire. Elle nous arrache à cette espèce de délectation morose dont la musique est aujourd’hui l’un des modes les plus répandus et les plus hautement considérés. Marouf, savetier du Caire, s’achève par un cantique d’allégresse. Ajoutons-y nos actions de grâces. M. Rabaud les a bien méritées. Encore une fois, nous suffoquions : il n’a pas cassé les vitres, mais il a ouvert la fenêtre.

Nous ne médirons pas non plus des interprètes. Sous les traits de la belle princesse, Mme Davelli ne se contenta point d’être belle. Quant à M. Jean Périer (Marouf), on ne saurait montrer plus de naturel et de vie, plus de finesse et de malice, tantôt plus de modestie, d’humilité même, et tantôt plus de bonhomie et de cordialité. M. Delvoye remplit d’un comique généreux le petit rôle du grand vizir. Enfin, sous la direction très intelligente de M. Ruhlmann, une œuvre qui n’est facile qu’en apparence, parut l’être en effet.


Nous tenons à réparer deux erreurs qui se sont glissées dans notre dernière chronique. Premièrement nous avons mis sur les lèvres d’Œnone un vers de Phèdre. Ensuite, faisant l’éloge d’une excellente Isolde, entendue au théâtre des Champs-Elysées, nous l’avons nommée, au lieu de Mme van der Osten, Mme van Ostade. L’analogie des deux « radicaux » a peut-être produit cette confusion. En tout cas, et comme on dit, « il n’y a pas d’offensé. » Appelons cette fois-ci de leur nom véritable Mme Matzenauer et M. Sembach. Au même théâtre, dans les rôles de Parsifal et de Kundry, les deux artistes furent, avec le chef d’orchestre, M. Weingartner, les plus insignes interprètes de ce qu’on appelle le Bühnenweihfestspiel wagnérien. Le reste de la représentation, musicale et plastique, témoigna souvent d’un goût contestable et d’une insuffisante préparation.

Le Barbier de Séville, ou mieux, beaucoup mieux, Il Barbiere di Siviglia, enchanta les oreilles et les esprits. N’ajoutons pas : et les cœurs, le sentiment et la tendresse n’ayant, on le sait, presque aucune part dans le chef-d’œuvre étincelant. Les mesures initiales et mineures de l’allegro de l’ouverture, quelques accens épars au cours de l’ouvrage, voilà toutes les traces, légères et furtives, d’une sensibilité qu’il appartint au seul Mozart de mêler, de fondre même avec la joie. Mais, pour la verve et l’abondance, pour le mouvement, l’éclat et la vie, il semble bien que nul autant que le Rossini du Barbiere, avant le Verdi de Falstaff, n’ait approché de Mozart. Opéra de chanteurs, ou pour chanteurs, nous disent aujourd’hui nos tâcherons de l’orchestre. J’attends que leur orchestre chante comme celui du Barbiere, qui chante toujours.

En fait de chant, de chant vocal, humain, choral, nous avons ouï des merveilles. Une compagnie glorieuse, et digne de sa gloire, l’Orfeò Català, a donné deux concerts, l’un au théâtre des Champs-Elysées, l’autre au Trocadéro. Si vous n’y assistiez point, vous ignorez ce que peut être, non pas un chœur, mais plutôt un admirable, un prodigieux orchestre de voix.


CAMILLE BELLAIGUE.