Revue musicale - 30 novembre 1906

La bibliothèque libre.
Revue musicale - 30 novembre 1906
Revue des Deux Mondes5e période, tome 36 (p. 698-708).
REVUE MUSICALE


THEATRE DE L’OPERA : Ariane, opéra en cinq actes ; paroles du M. Catulle Mondes, musique de M. Massenet. — THEATRE DE L’OPERA-COMIQUE : Les Armaillis, légende lyrique en deux actes ; paroles de MM. Henri Cain et Band-Bovy, musique de M. Gustave Doret. — La Princesse Jaune, opéra-comique en un acte ; paroles de Louis Gallet, musique de M. Saint-Saëns. — Le Bonhomme Jadis, opéra-comique en un acte ; paroles de M. Franc-Nohain, d’après Henri Murger, musique de M. E. Jacques-Dalcroze.


Nous sommes heureux de le déclarer d’abord, voici tout autre chose que ce que depuis trop longtemps on avait, à l’Opéra, l’habitude et l’ennui d’entendre. Sur le théâtre où parurent les Messidor, les Montagne noire, les Astarté et les Fils de l’Étoile, que cette Ariane, malgré ses défauts et ses faiblesses, avec sa poésie, son charme, et même, çà et là, sa grandeur, que cette Ariane soit la bienvenue.

Avec sa poésie, disons-nous, et nous parlons de la poésie de la musique. Celle du poème est bien différente. Nul n’ignore jusqu’où se porte et s’égare, dans les drames de M. Catulle Mendès, l’ardeur d’une rhétorique en délire et la fièvre d’un pathos éperdu.

Le sujet de l’opéra consiste dans l’amoureuse rivalité d’Ariane et de Phèdre, brûlant toutes les deux pour Thésée, l’une, d’une légitime et conjugale, l’autre, d’une incestueuse ardeur. Le premier acte nous fait voir, ou plutôt entendre seulement, derrière la porte du Labyrinthe, le combat du héros contre le Minotaure et sa victoire. Nous assistons ensuite à son embarquement triomphal, avec les jeunes couples par lui sauvés du monstre, avec Ariane, qu’il a prise pour femme, et Phèdre déjà troublée et jalouse.

Le second acte, inutile au drame, fort mal mis en scène et mis à peine en musique, hors-d’œuvre à tous égards, représente la traversée, paisible d’abord, puis agitée par le plus banal orage. Au cours de ce voyage cinématographique, les Cyclades sont appelées par le pilote et doublées par le navire avec une invraisemblable rapidité. Délos, Lemnos, Paros, Andros et les autres se succèdent de minute en minute. Si voisines qu’elles soient en réalité, le poète n’a tout de même pas assez gardé les distances. Détournée de la route d’Athènes, la galère nuptiale aborde heureusement à Naxos, sous le ciel et sur les flots apaisés.

Le troisième acte noue le drame, et d’un nœud qui ne manque pas de force. Le revirement du héros quittant Ariane pour Phèdre, les confidences et le recours de l’une, qui soupçonne et s’alarme, à l’autre, qui refuse d’abord et puis promet son secours ; l’éclat, plus brusque chez Thésée, et, chez Phèdre, plus longtemps retenu, de la passion enfin victorieuse, tout cela est bien traité, bien conduit, tantôt avec vigueur et tantôt avec délicatesse, comme action du moins et comme mouvement, car nous ne parlons toujours pas des paroles et pas encore de la musique.

Ariane a surpris les amans et tombe, inanimée. Ils s’éloignent et la lyre, le chant des vierges ses compagnes, la rappelle doucement à la vie et à la douleur. Douleur indulgente, imprudente même, et dont la suite fera trop voir la généreuse illusion. Voici que Phèdre est morte, écrasée par la chute d’une statue d’Adonis, qu’elle avait maudite et frappée en sa fureur. Ariane aussitôt (c’est le quatrième acte, superflu comme le second), Ariane, tendre sœur plus qu’épouse outragée, ira, par la faveur de Vénus, avec les Grâces pour guides, chercher la chère coupable jusqu’au pied même du trône de la sombre Perséphone.

Cinquième acte : elle la ramène à la lumière, mais, hélas ! à l’amour, à la faute, et Phèdre ne revit que pour retomber dans les bras que lui rouvre un héros aussi faible qu’elle-même. Convaincue enfin par cette seconde épreuve et lasse de lutter, sinon de pardonner encore, Ariane, que les Sirènes appellent, va les rejoindre sous les flots, et la même galère emporte le même amant, avec une autre amante, vers Athènes où les attendent de nouveaux et non moins tragiques destins.

Voilà pour les faits. Quant aux personnages, dans une œuvre, ne fût-ce que dans un livret d’opéra, de M. Catulle Mendès, ils ne sont pas « ce qu’un vain peuple pense. » Ils sont et surtout ils signifient davantage. Ils s’élèvent plus haut qu’eux-mêmes ; ils s’enfoncent aussi plus bas. Représentatifs et symboliques, ils ont à la fois des dessous et des dessus mystérieux, que le poète lui-même prend volontiers le soin de nous éclaircir.

« Ariane, c’est l’amour instinctif, absolu… c’est la tendre femelle… Et l’instinct, par le dévouement, par le sacrifice, deviendra sublime. » Abandonnée et trahie, « Ariane consentira vite à toutes les abnégations, aux pires désespoirs, et y trouvera un délicieux accomplissement de sa personnalité.

« Phèdre… ne connaîtra que des joies terribles dans le remords de ne pas être soi-même. « Thésée… est le mâle séduisant… Il y aura de l’étonnement dans son amour pour Phèdre, non pas femelle, mais femme très complexe, extra-humaine. Il faut aussi, pour le personnage de Thésée, songer au mythe solaire. »

Plus encore, beaucoup plus que les indications de caractères, le style, dans Ariane, a quelque chose de rare et de précieux. La préciosité surtout y passe toutes les bornes et s’y mêle ou s’y amalgame avec l’emphase, une emphase qui n’exclut pas l’obscurité, si même elle ne la favorise. Il n’y a pas jusqu’aux détails de la mise en scène qui ne soient réglés sur ce ton. Le régisseur et le poète s’expriment ici dans le même langage : il n’est fait que de faiblesse mourante et de violence effrénée, de pâmoisons et de fureurs. M. Catulle Mendès n’a pas craint de donner pour épigraphe à son livret les deux alexandrins de Racine :


Ariane, ma sœur, de quel amour blessée.
Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée !


et son livret semble moins la paraphrase que la contradiction ou le démenti de ces deux vers si purs, si simples et si grands.

Parmi les musiciens d’aujourd’hui, voire d’hier, il n’en est pas de plus intelligent que M. Massenet. Il sait tout de son art, même les artifices. Le fond lui manque-t-il, il y supplée par toutes les finesses, toutes les ruses de la forme, ou de la formule même. Citharède charmant et subtil, le musicien d’Ariane a toutes les cordes et, si j’osais, je dirais quelques ficelles à sa lyre. Faible par momens dans les grandes choses, il sait, dans les petites, se ménager de délicieuses revanches. Et puis, son talent, son métier n’est qu’un jeu, d’une aisance aujourd’hui souveraine. O musique de M. Massenet, ton nom, l’un de tes noms, est facilité !

Liberté pourrait en être un autre. Malgré les lois en vigueur, et en rigueur, du drame lyrique moderne, on ne trouve rien dans le nouvel opéra de M. Massenet, ou presque rien du leitmotiv. Et, pourtant le fil d’Ariane était digne, entre tous les objets ou les sujets musicaux, d’avoir, ou d’être même, un motif conducteur.

Quant à la dextérité, l’ingéniosité, l’intelligence (il n’y a décidément pas d’autre expression), mille riens, qui sont quelque chose à la fin, la trahissent. Les actes les plus vides ne le sont pas tout à fait. Le prélude au moins de la traversée a quelque senteur marine. Sans être pavé, ou seulement semé de bonnes intentions, l’Enfer d’Ariane en montre cependant quelques-unes. La morne et traînante mélopée de Perséphonè (sur des paroles extraordinaires) respire je ne sais quel ennui funèbre et qui convient. En un tableau de ce genre, ou de ces lieux, la note, ou la couleur, a paru juste autant que nouvelle. Quelle vieillerie, au contraire, et quelle erreur, que ce ballet de trop aimables Furies, faisant claquer en mesure des fouets d’opérette ! Et surtout dans l’épisode, — redemandé chaque soir, — « des roses, » dans cette molle, et veule, et faussement sentimentale cantilène, qui tombe de chute en chute et finit par s’écraser, quelle fâcheuse indulgence d’un grand artiste pour de trop chères faiblesses, pour ce qu’il y a dans son art, ou dans sa manière, ou dans son procédé, de plus factice et de moins pur !

Oui, M. Massenet témoigne à certains momens pour lui-même d’une trop lâche complaisance. On l’a dit, il ne veut point assez fermement, assez profondément tout ce qu’il fait. C’est dommage, car il fait tout ce qu’il veut. Rien qu’avec une fanfare de cors, brève mais expressive, il évoque mieux que le poète (j’entends son poète à lui) une Phèdre chasseresse et sœur de Diane. Il a senti que le combat au héros et du monstre était peut-être au-dessus de ses forces. Pourtant il ne le refuse, il ne l’esquive pas ; il l’esquisse en traits justes : dessins opiniâtres et rudes des instrumens à cordes, qu’un rauque meuglement des instrumens de cuivre entrecoupe. Et sans doute la musique ici demeure au-dessous de la poésie (je veux dire cette fois de la poésie de Racine). Un seul vers :


Et la Crète fumant du sang du Minotaure,


a plus de grandeur et de puissance que tout l’orchestre, de M. Massenet ; M. Massenet n’en a pas moins traité l’épisode en virtuose de l’orchestre.

Enfin il y a dans certaines pages d’Ariane, les unes charmantes et d’autres belles, mieux que de l’intelligence et de la virtuosité. Le sentiment de la musique de M. Massenet, quand il ne tombe ni dans la sensualité ni dans la sensiblerie ; peut être quelque chose de délicieux. Il est cela plus d’une fois ici. Tantôt il l’est et le demeure durant une scène entière ; tantôt il n’a besoin, pour l’être, que de quelques mesures ; de moins encore : d’une modulation ou d’une harmonie, du timbre d’un instrument ou d’une inflexion de la voix. Poétique et tendre, au premier acte, est l’invocation d’Ariane à Cypris ; elle flotte au-dessus de longs accords parfaits, dont la succession ne manque guère de donner aux chants de ce genre une couleur vaguement et suffisamment antique. Mais surtout, puisque nous recherchons les détails, — les détails précieux, — écoutez, et lisez, après l’avoir entendu, le premier discours de Phèdre encore innocente à sa sœur amoureuse déjà. Admirez comme, inquiète d’abord et presque dramatique, la phrase bientôt, à ces mots singuliers : O ma sœur de berceau, plus proche et préférée ! se détend, se dénoue par une modulation vraiment exquise, et se fond en féminine et fraternelle tendresse. Dans le genre opposé, le cri d’Ariane, affirmant et célébrant d’avance le triomphe de Thésée sur la bête farouche : Il la vaincra dans l’aurore, (et ce qui suit), éclate en effet du double éclat de l’aurore et de la victoire. On pourrait noter ici que la descente ou la chute rythmique, et non pas du tout, comme il arrive communément, la montée ou l’essor de la période musicale, en accroît l’ampleur et l’énergie. Tant il est vrai que la vérité, que la beauté résulte ou jaillit librement de formes ou de formules contraires.

De pareils traits, et bien d’autres encore, de force ou de douceur, sont comme des rayons, dont le troisième acte de l’ouvrage formerait le centre ou le foyer. Lumineux et chaud, ce troisième acte est une chose belle. Il se compose d’une suite de scènes largement développées et que soutient un style à peu près sans défaillance. Ce n’est presque rien, çà et là, qu’une tache légère. Si, pourtant ! c’est trop, chez un grand artiste, que ces petites faiblesses. C’est trop, dans la première plainte d’Ariane, que deux mesures tortillées et minaudières, entre des soupirs touchans et un admirable cri. Ailleurs, avant la trahison, voici Phèdre empressée à rassurer sa sœur, pour la première fois inquiète : Vous pleurez, mes chers yeux ! Vous soupirez, ma chère bouche ! A demi récitative et mélodique à demi, la phrase est délicieuse de ligne, de tonalité, de mode, et promet de l’être ainsi tout entière. Mais voici que le mode justement, à la fin et sur l’avant-dernière note, s’altère. Soutenu jusqu’ici, le mineur se résout en majeur par la plus fâcheuse et la plus banale cadence. C’est ainsi qu’autrefois déjà l’auteur de Werther avait gâté, par une seule note, et la même, la conclusion de la pure cantilène « des larmes. » Le public, naturellement, applaudit. Il a tort. Mais qui donc, avant lui, fut coupable ? Oh ! si nous parlions à M. Massenet, au lieu d’écrire de lui, comme nous lui dirions : « Maître, ayez davantage le respect et l’amour de votre pensée exquise ! Suivez-la, gardez-la jusqu’à la fin. Ne l’abandonnez pas au moment de sa chute, ou de sa mort, et n’achetez pas, ne fût-ce que d’un trait de plume, d’un « bécarre, » pour employer le langage technique, la flatterie ou la caresse d’un murmure indigne de vous. »

Dans l’ensemble néanmoins et dans la plupart des détails, ce troisième acte est excellent. Il vaut par la continuité d’abord et puis par la variété d’une inspiration qui se renouvelle avec les sentimens et les situations. Il est, ce troisième acte, humain, passionné, vivant, d’un sentiment lyrique et d’une action dramatique tour à tour. Il a tantôt de la grâce et tantôt de la force. L’une, — et cette fois sans affectation ni mièvrerie, — une grâce pure et vraiment grecque est répandue sur les strophes que chante à la sombre reine une des vierges de Naxos. Entre les deux épisodes qui se suivent et composent le duo fraternel d’Ariane et de Phèdre, on se demande lequel a le plus d’élégance et de tendresse, le dessin le plus délicat et les nuances les plus fines. Sans doute, quand elle aura découvert la trahison, « Ariane aux rochers contant ses injustices » ne les contera pas, dans l’opéra de M. Massenet, sur le mode héroïque. Sa plainte, et surtout celle de l’orchestre, plaintif à son tour, charmera les cœurs et ne les fendra pas. Nous ne sommes point ici devant la statue, taillée en plein marbre et par un ciseau tragique, d’une immortelle douleur : plutôt devant un bas-relief, caressé d’une main légère et tendre, empreint ou seulement voilé de mélancolie. Assurément le répertoire même de M. Massenet offre, en assez grand nombre, des lamentations ou des « déplorations » plus pathétiques. Le musicien de Chimène et de Charlotte, celui d’Electre et surtout d’Oreste, a jeté d’autres cris, poussé d’autres sanglots. Mais tout de même ici, dans l’ordre de l’élégie amoureuse, il garde sa place, et près de « la Troyenne regrettant sa patrie, » — un peu plus bas seulement, — Ariane en pleurs a le droit de s’asseoir.

Enfin nous ne devons pas oublier la façon dont s’achève ce tableau d’opéra. Pour ne rien avoir d’antique, pour n’être pas de l’époque, — de l’époque de Thésée et du Minotaure, — le petit menuet qui guide vers le Tartare Ariane et les trois jeunes déesses n’en est pas moins délicieux. On ne l’attendait pas. Il survient, il surprend, et tout de suite il ravit, unissant au souvenir de Gluck un parfum de Mozart.

La grandeur même et la puissance ne manquent pas, disions-nous, au troisième acte d’Ariane. C’est en y marquant les « endroits forts, » qu’il nous plaît, fût-ce en doux mots, de finir. La beauté des strophes que chante à la reine, pour charmer son ennui, sa jeune consolatrice, ne leur vient pas toute d’elles-mêmes : elle s’accroît et s’avive de la réponse, de plus en plus douloureuse, que fait à chacune Ariane, de plus en plus éplorée. A la fin du duo des deux sœurs, Ariane encore ayant prié Phèdre de porter à Thésée et ses plaintes et ses humbles vœux, sa prière par degrés s’anime, s’échauffe et devient une pathétique adjuration d’amour : Mais dis-lui bien surtout qu’il est mon souffle même ! Le mouvement, l’élan, est d’une justesse parfaite et d’une superbe éloquence. Préparé de loin, il se propage au loin, il gagne, il ébranle l’orchestre et couronne un dialogue féminin, tout de charme et d’intimité, par une péroraison éclatante.

Même éclat, également soutenu, mais encore plus de vigueur, dans la progression qui précipite, vers une conclusion wagnérienne et tristanesque, le grand duo de Thésée et de Phèdre. Je parle d’abord du couplet de bravoure, bien qu’il soit peut-être un peu trop « s’en va-t-en guerre, » entonné par le ténor sur un mode haendelien. Mais je songe surtout à l’espèce de récitatif, à la fois très musical et très déclamé, où s’élève au paroxysme le double sentiment qui possède l’âme, — et non pas l’âme seulement, — de Thésée : son amour, allant jusqu’à la frénésie, et son ingratitude, jusqu’au mépris et jusqu’à l’outrage. L’orchestre, le chant, la déclamation, le rythme, — le rythme particulièrement qui secoue l’orchestre et le disloque, — tout est ici dans le caractère de la situation et du personnage, de ce Thésée héros et butor à la fois. Tout est beau, comme il arrive rarement chez M. Massenet, de rudesse, de brutalité et de barbarie. On citerait peu de rencontres où le compositeur ait déployé cette force, également éloignée de la nervosité maladive et de la spasmodique violence. Et de telles pages sans doute ne feront pas que l’avenir appelle M. Massenet le musicien d’Ariane. Mais elles suffiront à témoigner que l’auteur du troisième acte de cet ouvrage n’était pas un médiocre musicien.

Ariane, c’est Mlle Bréval, toujours un peu trop uniformément sombre. On lui souhaiterait, avec autant de noblesse dans les attitudes, plus de lumière, de vie et de mouvement dans le jeu, dans la diction et dans la voix.

Phèdre, c’est Mlle Grandjean. Mais Mlle Grandjean n’est pas Phèdre. Il s’en faut d’un rien, qui se définit mal, qui ne s’acquiert ni ne se donne, et qui manque. Il ne manque d’ailleurs pas autre chose : ni la voix, ni l’application, ni le zèle, à cette artiste laborieuse, consciencieuse, honorable entre toutes. Mais pour jouer le rôle de Phèdre, ou d’Iseult, rien que pour en porter le nom, l’honorabilité n’est peut-être pas la condition principale.

Dans le personnage de Thésée, M. Muratore a montré des muscles, de la voix et de l’intelligence. Le dernier venu des ténors de l’Académie de musique, il est loin d’en être le dernier.

Quant à la mise en scène, décors, « machines, » éclairage, figuration, costumes, chaussures même, surtout les brodequins de Phèdre, elle a paru manquer également de style et d’intelligence, de poésie et de vérité.


Nous avons cru longtemps qu’un artiste encore jeune, Suisse de naissance et Français de carrière, le musicien des Sept Paroles et de la Fête des Vignerons, l’ancien chef d’orchestre des concerts d’Harcourt, M. Gustave Doret, avait un talent solide et sérieux. Aujourd’hui nous en sommes sûr. Le compositeur des Armaillis est certainement un musicien dramatique, « doublé » d’un musicien tout court. Et vous savez que dans ce cas, ou dans cette rencontre, la doublure vaut l’étoffe, si même elle n’a plus de prix encore.

Un de nos confrères du Ménestrel[1] a récemment relevé dans l’Obermann de Sénancour cette définition : « Küher, en allemand, Armailli en roman, homme qui conduit les vaches aux montagnes, qui passe la saison entière dans les pâturages élevés et y fait des fromages. En général, les Armaillis restent ainsi quatre ou cinq mois dans les hautes alpes, entièrement séparés des femmes, souvent même des autres hommes. »

Pas « entièrement séparés » cependant, puisque sur les sommets où le méchant Kœbi et le doux Hansli gardent leurs troupeaux, la blonde Mœdeli monte parfois du fond de la vallée. Ils l’aiment tous les deux et chacun à sa manière : l’un, du plus brutal et du plus sauvage, l’autre du plus discret et du plus tendre amour. C’est l’autre, bien entendu, qu’a choisi la jeune fille. Pour trois fleurs, qu’avant de partir elle lui laissa comme gage de fiançailles, les deux armaillis se prennent de querelle et se battent. Le rude gars, d’une seule étreinte, étrangle son frêle camarade et, l’ayant jeté dans le torrent, descend au village, où ce soir on doit danser. Des cris bientôt interrompent la fête. Le torrent a rendu le cadavre. On le reconnaît, et tous, y compris l’assassin, l’escortent jusqu’à la maison. Kœbi, que Moedeli seule a soupçonné, revient et s’étourdit en buvant. Ivre de vin et de remords, il cherche le chemin de la montagne. Mais le fantôme de sa victime lui barre la route, le saisit, le terrasse, et le dernier cri du meurtrier, mourant à son tour, se perd dans la nuit et le vent.

Mendelssohn écrivait un jour à son ami Edouard Devrient, qui projetait d’écrire un livret d’opéra sur un sujet helvétique : « Fais-moi, je t’en prie, une Suisse puissante et fraîche au-delà de toute expression. Que si tu songes à me faire une Suisse mignarde, avec des roulades tyroliennes et des tirades langoureuses… si les montagnes et les cornets des Alpes tournent au sentimental, je t’avertis que je ne le digérerai pas et que je te critiquerai vertement… » M. Doret a compris la Suisse, ainsi que le drame qui s’y passe, de la façon que souhaitait Mendelssohn. La mignardise, ou seulement la sentimentalité, sont les moindres défauts de sa musique. On pourrait la définir ou la qualifier ainsi : le sentiment en est sain autant que sincère et profond ; elle est brève, sans être écourtée ou sommaire ; elle est simple : entendez par là d’abord qu’elle a moins d’ornemens que de fond et de substance ! , ensuite, que, sans rechercher l’effet, elle arrive par les moindres moyens à le produire ; enfin elle a la force, une force qui ne se durcit jamais en sécheresse et ne se grossit pas non plus jusqu’à la vulgarité.

Cela, tout cela, serait facile à vérifier, par des exemples empruntés à chaque élément de cet art. Ici la brièveté ne consiste pas seulement dans le peu de durée de l’ouvrage : elle est dans les formes elles-mêmes. Certes, j’en sais plus d’une qui, sans jamais s’étaler, se développe librement. La musique, au cours du drame rapide, a dû se ménager quelques haltes lyriques. Le ranz des vaches y déroule deux ou trois fois, tout entier, son thème, ou son choral, à demi pittoresque et religieux à demi. Le duo d’amour du premier acte, qui d’abord, est une chose charmante, en devient par degrés une fort belle. Il s’élève, — et très haut, — d’un essor que rien n’entrave ni n’abrège. Mélodique avec autant d’originalité que d’abondance, il ne s’enferme pourtant pas dans une carrure d’une mélodie. Mais tout de même il a son principe, son plan et sa loi. Les diverses parties dont la suite le compose font mieux que se suivre : elles se tiennent et soutiennent ensemble des rapports qui les unissent et les unifient. Avant de se mêler à la traîne symphonique et d’entrer dans l’action, la rieuse chanson de Mœdeli et de ses compagnes forme un épisode, — fort aimable, — de musique pure. C’en est un autre que les danses avec chœur ; un autre encore, autour du cadavre de Hansli, que le chœur mélancolique, où passe, à travers de fines harmonies, un parfum de Schumann. M. Doret n’a même pas craint de traduire en trois strophes pareilles, à la fois attendries et farouches, le sombre désespoir du meurtrier.

Mais le plus souvent, — et c’est l’une des marques personnelles de cette musique, — elle procède par des traits ou des touches brèves. Tel motif de fureur ou d’amour ne consiste que dans un sursaut, un mouvement, un geste sonore. Trois ou quatre notes, peut-être deux, le composent ; mais, parce qu’elles ont un sens dramatique, avec un intérêt, une valeur musicale, elles suffisent. Il ne faut pas davantage à l’orchestre. C’est également tout ce qu’il faut à la voix. Quatre mots déclamés sur un frisson des violons ou sur un grondement des basses, disent beaucoup et suggèrent plus encore, tant ils sont notés avec justesse. Ainsi, dans cette musique en raccourci, rien ne fait longueur et rien pourtant ne fait défaut.

Dans cette musique simple, rien ne fait d’embarras non plus. Vous n’y trouverez pas la recherche, le raffinement et le faux luxe qui voile à peine ailleurs la décadence et la dissolution. Tout l’effet, — effet rare aujourd’hui, — de l’harmonie et de l’instrumentation, vient ici de leur sobriété. Mais celle-ci n’est pas indigence. Deux notes seulement savent, dans les Armaillis, former un accord tragique, une poignante diaphonie. Sur les lèvres exsangues du spectre, la phrase douloureuse de Kœbi reparait, avec des harmonies défigurées, comme un affreux ricanement. Le travail thématique même n’a rien ici que de fibre et d’aisé. Les motifs principaux y reviennent sans doute et s’y modifient, légèrement, suivant les exigences des situations et des caractères, mais sans que jamais leur retour, et surtout leur transformation, dégénère en rébus ou en logogriphes sonores.

Enfin, autant que par le dedans, je veux dire par la pensée ou l’âme, cette œuvre vaut par le dehors même, ou le décor musical. Le sens pittoresque y égale le sens intérieur. Pour une fois, à l’Opéra-Comique, la beauté visible des paysages d’un Jusseaume s’accorde, au lieu d’y suppléer, avec celle des paysages sonores. Au début du premier acte, quand le rideau se lève sur des sommets purs, c’est assez du ranz des vaches, se mêlant à des sonnailles lointaines, pour que la musique égale, surpasse peut-être en sérénité grandiose, l’hémistiche latin : Pacem summa tenent, et le vers allemand : Über allen Gipfeln ist Ruhe, et toutes les formules enfin que donna jamais la poésie, de la paix trônant sur les cimes.

Le drame finit sur un effet pittoresque, sur une impression de nature, tragique celle-ci, et plus profonde encore. Après la courte violence de la dernière scène, au cri de Kœbi qui tombe, le maître de l’auberge et deux servantes paraissent au balcon. Elles interrogent ; il regarde, écoute et répond : « Ce n’est rien, c’est le vent qui pleure dans la forêt. » En effet, ce n’est rien : quelques notes de récitatif sur un trémolo bien ordinaire ; mais il y a dans leur inflexion, dans leur accent, tant d’inconsciente et mystérieuse tristesse ; la dernière surtout fait avec la basse de l’orchestre, en s’y appuyant, une dissonance si expressive ; la modulation qui suit, le ranz des vaches repris une dernière fois, ramène un tel silence, un tel calme, que rarement il nous fut donné d’entendre, de voir même ainsi, par la musique, se refermer sur la mort le voile ou le manteau de la nuit.

Maintenant, s’il fallait classer ou « situer » la partition de M. Doret, où la placerions-nous ? Dans la région et le voisinage des œuvres claires et franches, brèves et fortes. Ce serait. — en gardant les distances, — du côté (nous ne disons pas à côté) d’une Artésienne et d’un Roi d’Ys. Et nous ne voyons pas d’indication ou de conclusion, qui puisse mieux définir cette musique et l’honorer davantage.

Les Armaillis ont eu d’excellens interprètes : Mme Lamare (Mœdeli), qui débutait, et fort heureusement, M. Devriès (Hansli), surtout M. Dufranne (Kœbi), et M. Ruhlmann (le chef d’orchestre). Mais, de tous les artistes, en tout genre que dirige M. Carré, M. Carré peut-être est le plus artiste encore


La Princesse Jaune, qui date de 1872, rappelle et justifie un mot que nous disait Gounod : « Saint-Saëns était tout jeune, que déjà il n’avait pas d’inexpérience. »

Le Bonhomme Jadis, pièce vieillotte et plus que simple, partition ultra-moderne et compliquée à l’excès, nous a paru l’effet d’une erreur, peut-être de deux. Ce qu’il fallait à cette petite histoire, c’était d’abord une tout autre musique ; et puis, ou plutôt, il n’y fallait pas de musique du tout.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. M. Raymond Bouyer.