Revue musicale - 31 janvier 1892

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Revue musicale - 31 janvier 1892
Revue des Deux Mondes3e période, tome 109 (p. 685-688).
REVUE MUSICALE

Théâtre de l’Opéra-Comique : Cavalleria rusticana, opéra en 1 acte, de MM. Targioni Tozzetti et G. Menasci (version française de M. Paul Milliet), musique de M. Pierre Mascagni.

Voici un petit opéra en un acte. Il a été composé en deux mois, au fond de l’Italie, par un tout jeune homme, ignoré, presque un enfant, le fils d’un boulanger de Toscane. Il a été primé dans un concours, de préférence à cinquante ou soixante autres partitions. On le représente pour la première fois à Rome pendant l’année 1890, qui ne vit pas éclore chez nos voisins moins de cinquante-quatre opéras. Le succès en est prodigieux, même pour un succès italien, et le petit fornarino, qui s’était réveillé inconnu, s’endort illustre. A Florence, l’enthousiasme tourne au délire : avant le milieu de l’ouverture, le maestro fut, dit-on, rappelé trois fois. Alors la traînée de poudre s’allume. Ni les Alpes ne l’arrêtent, ni l’Océan ne l’éteint. L’Allemagne s’enflamme, puis l’Autriche, l’Amérique et jusqu’à l’insensible Angleterre. En dix-huit mois, près de trois cents théâtres acclament le glorieux opuscule. Il arrive enfin à Paris et il y échoue. Car on ne peut se le dissimuler : l’œuvre de M. Mascagni a été reçue froidement par le public et très durement par la critique. Fort au-dessous de sa renommée, elle est pourtant au-dessus de notre dédain. J’essaierai de le faire voir et de montrer aussi comment, par quelques belles pages, cette partition touche à des questions générales, aux dissidences profondes qui nous séparent aujourd’hui et qui nous font prédire et souhaiter à la musique de théâtre les directions les plus contraires et les plus diverses destinées.

Cavalleria rusticana, en français, Chevalerie rustique ( ? ) ne veut point dire, comme on pourrait le croire, mérite agricole, mais honneur de paysans. Turiddu, un gars de village sicilien, avant de partir soldat, avait aimé la belle Lola. De retour, la trouvant mariée au charretier Alfio, il cherche une autre conquête et séduit Santuzza. Mais bientôt repris par la coquetterie de Lola, il délaisse la pauvre fille. Santuzza, folle de douleur et de honte, supplie Turiddu de revenir à elle. Il la repousse. Celle-ci alors, égarée par la jalousie, s’en va tout conter au charretier. Les deux hommes se provoquent, à la sicilienne, en se mordant l’oreille ; ils se battent au couteau et Turiddu est tué. Ce drame violent et bref, de couleur populaire, se passe en une heure et demie au plus, entre l’auberge et l’église du village, un dimanche de Pâques, pendant la durée de la grand’messe.

La musique de M. Mascagni est très souvent banale, vulgaire souvent et je dirai même grossière d’idée et de style ; au moins n’est-elle jamais laide (cela est quelque chose aujourd’hui) ; parfois elle émeut et frappe au cœur ; elle a presque toujours le mouvement, la passion et la vie. A la science, au métier, qui lui manquent, M. Mascagni supplée par l’instinct dramatique ; à l’élégance de l’écriture, par la justesse d’un accent, d’un cri. Je reconnais qu’il a moins d’invention mélodique que de mémoire ; son œuvre, ainsi qu’il arrive à presque tous les jeunes et à quelques vieux, est hantée de revenans ; sous des motifs que je nommerais au besoin, on pourrait inscrire : donné par Gounod, par Bizet, par Massenet, par Verdi surtout ; comme dans un musée, et, vous le voyez, un musée de souverains. L’harmonie et le rythme pèchent trop souvent : l’une par indigence, l’autre par des allures dansantes ; l’instrumentation, par l’abus des effets connus et faciles, des sonorités d’opérette ou même de foire. De ces gros défauts, les exemples abondent ; c’est la très vulgaire chanson du charretier, que ne sauve pas, au dernier refrain, une rentrée pourtant heureuse et vive des chœurs ; c’est l’oiseuse et banale prière où se rencontrent le Massenet du Roi de Lahore et l’Adam du trop fameux Noël. Qu’est-ce encore ? Le dernier motif du duo entre Santuzza et Turiddu, l’intermezzo d’orchestre, plat unisson de violons accompagné de harpes, enfin la chanson à boire, où des oreilles françaises ne pouvaient pas ne pas reconnaître : J’ai du bon tabac.

Et pourtant, il y a quelque chose là ! Il y a, comme nous le disions plus haut, le sens du théâtre, la justesse et la force de certains mouvemens ; il y a parfois l’effet dramatique obtenu à l’italienne par les plus sobres moyens : par une mélodie à peine accompagnée, une simple phrase chantante, par le moindre récitatif avec deux ou trois accords au-dessous. J’aime, et beaucoup, la sicilienne du prélude, chantée, à rideau baissé, par le ténor. Je l’aime, cette sérénade tragique, pour son parfum populaire, pour sa tristesse passionnée qui va jusqu’au désespoir, pour la tache de sang qu’elle fait au seuil du drame. Refrain de guitare, soit ; mais ils ont parfois du génie là-bas, sur une guitare, et vous ne comprenez rien à l’Italie, si jamais, un beau matin de dimanche, au soleil de Naples ou de Sicile, vous n’avez pleuré d’une semblable chanson. Qu’elles sont touchantes encore, les premières paroles de Santuzza à la vieille Lucie, la mère de Turiddu : « Dites, maman Lucie, où est Turiddu ? » et tout ce qui suit. Autant de questions, autant de phrases expressives, d’une humilité, d’une détresse qui attendrit. « Maman Lucie, je vous supplie en pleurant, faites comme le Seigneur a fait pour Madeleine et dites-moi où est Turiddu. » Cette période est de l’harmonie la plus pure, d’un contour mélodique adorable et d’une tristesse à faire pitié. Nous partageons absolument l’avis d’un de nos confrères allemands, et non des plus petits, M. Hanslick, qui écrivait à propos de la Cavalleria : « Dans tout cet opéra on pourrait déclarer excellentes les parties de conversation musicale, de dialogue animé, plutôt que les chants ou le chant proprement dit. » Excellente, la romance de la pauvre Santuzza, contant à Lucie la trahison de Turiddu et sa torture à elle. Ce n’est pas une romance à l’ancienne mode, mais plutôt un libre récit, très mélodique cependant, très rythmé, très pathétique aussi et qui s’achève dans un sanglot. Le duo entre Santuzza et Turiddu, qui unit mal, commence à merveille, avec aisance et naturel. Le stornello de Lola, qui l’interrompt à propos, est encore d’une gentille allure toscane. Mais que voulez-vous ? Devant un refrain de pifferaro, tous nos savans se sont bouché les oreilles. M. Bourget a raison dans son Paradoxe sur la musique : « Allez donc jouer ces airs-là dans le Nord, autant vaudrait y planter des orangers. »

En sommes-nous donc tellement, du Nord ? N’aurons-nous plus jamais, dans notre France, quelques chaudes journées d’Italie ? Prenons-y garde : on fait chez nous à dessein, à plaisir, l’ombre, le froid, la nuit. De cette œuvre méridionale, on n’a pas voulu sentir les trois ou quatre rayons. Nul n’a loué, comme elle le mérite, la puissance dramatique du dénoûment, les quelques paroles tremblantes, épouvantées, des femmes emmenant Lola, les adieux éperdus de Turiddu, le dernier éclat de l’orchestre et le baisser du rideau sur la rentrée et les cris de la foule.

Au lieu de noter ces détails, qui ne sont point à mépriser ; au lieu, je ne dis pas de capituler devant l’opinion du public européen, mais au moins, décompter un peu avec elle, ne fût-ce que par modestie, on a condamné en bloc la première œuvre d’un écolier, et remontant de là jusqu’aux chefs-d’œuvre des maîtres, c’est l’école italienne tout entière qu’une fois de plus on a paru méconnaître et calomnier. Voilà ce qu’il ne faut pas faire. Il ne faut pas prendre pour d’éternelles ténèbres les éclipses momentanées de la musique italienne, ni conclure de la caducité de certaines œuvres à l’abolition de l’idéal qu’elles représentent imparfaitement. Une forme d’art ne meurt pas. La forme italienne, qui fut admirable, peut le redevenir demain. Que dis-je ? elle l’est redevenue hier, et le Verdi d’Otello semble avoir rendu au génie de l’Italie son ancienne pureté. Otello nous paraît le chef-d’œuvre, peut-être fécond, d’un art plus formel, plus concret, répondant mieux à nos traditions et à notre nature latine, que l’art wagnérien. Je sais bien qu’on nous détourne aujourd’hui de notre instinct ; on nous entraîne, mais j’espère encore qu’on ne nous égarera pas. L’auteur d’Otello, je le sais également, sera bientôt octogénaire, et rien ne donne à penser que M. Mascagni prenne de ses mains le flambeau. Mais de ce flambeau, j’ai cru, dans une œuvre plus qu’imparfaite sans doute, surprendre quelques étincelles, et plutôt que de les étouffer, j’ai tâché de les recueillir.

Ce n’est point à Mlle Calvé qu’on reprochera de ne pas comprendre l’Italie. Elle est Italienne en tout, Italienne du sud et du peuple ; elle l’est par l’air du visage, la mobilité de la physionomie, le naturel des attitudes, tantôt par la naïveté presque enfantine, tantôt par la tragique violence de la passion et de la douleur. Elle a chanté très bien, encore mieux joué, dans un adorable décor, lumineux et vivant.


CAMILLE BELLAIGUE.