Revue musicale - 31 janvier 1920

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Revue musicale - 31 janvier 1920
Revue des Deux Mondes6e période, tome 55 (p. 699-710).
REVUE MUSICALE


Théâtre Lyrique : Tarass-Boulba, drame lyrique en cinq tableaux ; paroles de Louis de Gramont, musique de M. Marcel Samuel-Rousseau. — L’Enfant prodigue, La damoiselle élue et la Boîte à joujoux, de Claude Debussy. — Méphistophélès, opéra d’Arrigo Boito, version française de M. Paul Milliet. — Théâtre de l’Opéra : Goyescas, scènes lyriques ; paroles de M, Periquet « traduction de M. Louis Laloy), musique de Granados. Reprise de Sylvia. — Théâtre de l’Opéra-Comique : reprise de la Basoche, de MM. Albert Carré et André Messager.— Louis Diémer.


Le défunt Théâtre-Lyrique a bien fait de jouer Tarass-Boulba. La partition de M. Marcel Samuel-Rousseau mérite qu’on l’assure de sentiments plus que distingués, sympathiques. Il y a vingt et un ans, bientôt vingt-deux, à l’Opéra, la Cloche du Rhin, de Samuel Rousseau, ne passa point non plus inaperçue, ni même indifférente. Et pour la piété du fils un rappel favorable de l’œuvre paternelle aura quelque douceur.

Vous n’êtes pas sans ignorer que Tarass-Boulba fait partie des Récits de Mirgorod, publiés par Gogol en 1834. C’est l’épopée « en prose) de la vie cosaque. Le librettiste en a tiré drame de batailles, de pillage et de carnage, d’amour aussi, dont voici l’argument. Tarass Boulba, le terrible chef cosaque, a deux fils : Yégor, farouche comme son père, et le doux et pieux Andry. Ce dernier, étudiant au séminaire de Kiew, s’est épris de la belle Xénia. Mais voici que les Cosaques s’en vont en guerre contre les Polonais, leurs éternels ennemis. Boulba rappelle Andry et l’emmène. Or il arrive que « les écumeurs de la steppe » viennent mettre le siège devant la ville de Doubno, laquelle a justement pour gouverneur le père de Xénia. A peine Andry l’a-t-il appris, qu’avec une soudaineté qui ne laisse pas de nous surprendre, il passe, non seulement à l’ennemie, à sa chère ennemie, commençant par la ravitailler, elle et son père, mais aux ennemis. Il les rejoint et, se mettant à la tête des assiégés, il délivre la ville et remporte sur les siens, les assiégeants, une victoire impie. Son hymen avec Xénia, comme bien vous pensez, en est la récompense. Mais, le soir des noces, et sur le seuil de la chambre nuptiale, sa mort, de la main de son père, en est le châtiment. L’histoire, dans Gogol, ne finit pas tout à fait de cette manière. Mais il n’importe.

Ainsi douceur et violence se partagent le sujet. Des deux aspects, ou des deux éléments, le premier nous paraît avoir inspiré le mieux le musicien. Non pas qu’en certains « endroits forts, » d’une force allant parfois jusqu’à la brutalité, ses moyens le trahissent. Ni l’énergie ne lui manque, ni l’instinct du théâtre. Plus capable peut-être de sentiment que d’action, sa musique sait pourtant, quand il le faut, agir, animer et passionner une foule, ou du moins un groupe nombreux. La preuve en est dans les chants bachiques et guerriers des Cosaques attablés et près de partir en campagne ; auparavant, dans le tableau plus que vivant, grouillant et hurlant, des marchands hébreux houspillés, puis assommés par les dits Cosaques. Le conflit ou le désordre, — apparent, — des chœurs ; à l’orchestre, (je ne sais plus très bien où ni quand, mais c’est dans les régions ou les registres graves), l’insistance opiniâtre d’un thème rude, voilà des marques certaines de ce qu’on a le tort de nommer le « tempérament, » quand on veut plutôt désigner le caractère.

Vogüé disait du récit de Gogol : « La partie amoureuse est franchement mauvaise ; c’est du placage littéraire, sans l’ombre d’un sentiment personnel, le dernier mot du genre troubadour. La belle Polonaise pour qui le jeune Boulba trahit ses frères, est copiée sur une estampe de 1830. Les scènes de passion ont été vues sur les tapisseries de l’époque, où Roméo fait pendant à Juliette. »

Cela peut être vrai du poème ; de la musique, non pas. Si banal ici que soit l’amour, il a, plus heureusement encore que la haine ou la colère, servi le musicien. A la vérité, le premier acte, tout en propos galants, est peu de chose. Facile et rapide, le dialogue se tient ou se meut au-dessus d’un orchestre léger. Éparpillée, hachée menu, la musique, ainsi qu’il arrive trop souvent aujourd’hui, nous est débitée au détail et, pour ainsi parler, en miettes. On souhaiterait de temps à autre une tranche, un morceau. Mais au quatrième acte, entre « nos gens rejoints, » dirait La Fontaine, un duo d’amour, non plus d’« amour-goût » celui-là, mais d’« amour-passion, » eût dit Stendhal, est d’un autre sentiment et d’un style plus soutenu. La musique y prend son temps et ses aises. Elle n’écourte et ne brusque rien. Elle se développe et s’épanche. Aussi bien, ce qui nous touche le plus, en ce duo, ce n’est pas le lyrisme final, quand viennent les derniers transports ; ce serait plutôt la première déclaration, par la sincère, profonde et chaude tendresse qu’elle respire. À côté de ces pages, peut-être un peu plus bas, une autre encore témoigne d’une sensibilité qui, chez les musiciens d’aujourd’hui, n’est pas très commune. Il y a dans Gogol une scène admirable, celle où les fils de Boulba, près de suivre leur père au camp, reçoivent les adieux et la bénédiction de leur mère. Si la musique ici n’atteint pas à la grandeur de la poésie, l’arioso maternel n’est pourtant pas une chose insignifiante. Également éloigné de la sensiblerie et de l’emphase, la forme en est pure, le style sobre et l’émotion contenue. Pas de cris et pas de sanglots ; pas de ces vulgaires effets, que la voix de contralto, (celle qui chante ici), va trop souvent chercher sur ses notes basses. Tout en se développant, la mélodie s’enferme dans un espace restreint et comme dans un cercle intérieur. Logique autant qu’expressif est le discours ; simple, sans être banal, le plan ou l’ordre de l’harmonie et de la tonalité. Ces pages-là témoignent d’un art discret et distingué. D’autres encore leur ressemblent. La nuit, dans le camp des Cosaques endormis, la camériste de Xénia s’est glissée. Pour sa maîtresse, qui meurt de faim et de misère, elle vient faire appel à l’amour d’Andry. Le premier mouvement du jeune homme est de dérober un sac rempli de pains que son frère a pris pour oreiller, le second est de suivre la messagère, un peu bien vite écoutée. C’est l’affaire d’un instant, de quelques gestes et d’un jeu de scène. Esquivant, elle aussi, la péripétie morale que les paroles n’ont pas même indiquée, la musique en a du moins, avec la distinction et la discrétion que nous venons de signaler, traduit les dehors visibles. Pour y arriver et pour y réussir, elle s’est faite en quelque sorte prudente, furtive, sonore avec précaution et, par moments, toute proche du silence. Musique de demi-teinte et de clair-obscur, elle ne procède que par touches légères, par des accents, des lueurs d’orchestre étouffées aussitôt qu’apparues. Trop peu de musique, diront ici les difficiles. Il en fallait tout de même un peu, qui s’y trouve, et qui suffit à donner l’impression du péril, de l’inquiétude et du mystère. Je connais, dans certaines œuvres de l’école française, des passages de ce genre et de ce goût. C’est dans Manon, (à l’acte du Cours-la-Reine), le délicieux a-parte de Manon et du comte des Grieux ; c’est, à l’avant-dernier acte de Werther, le trouble de Charlotte remettant la boite de pistolets à l’envoyé de Werther ; enfin, dans un opéra vieux de vingt ans, de M. Pierné, la Fille de Tabarin, c’est la rencontre et la reconnaissance de Tabarin et de Mondor, amis et compagnons d’autrefois. Par des qualités du même ordre, la scène de Tarass-Boulba, moins touchante que ses devancières, nous y a pourtant fait songer.

Un de nos confrères, et qui s’y connaît, a parlé tout autrement que nous de la partition de M. Marcel Samuel-Rousseau. M. André Messager y a trouvé surtout de la vigueur ; nous, plutôt de la sensibilité. Alors ? Alors, ayons seulement raison l’un et l’autre et rien ne manquera plus au mérite de l’ouvrage.

Ni la pureté, ni la puissance ne manquent à la voix de Mme Kouznezoff (Xénia), pas même aux notes les plus hautes, toujours éclatantes, perçantes jamais, de cette magnifique voix. M. Priant chanta fort convenablement le rôle du Cosaque fils et ténor. Quant au père Cosaque (baryton), M. Bourbon lui donna toute la sauvagerie nécessaire. Il en aurait plutôt remis. Et pour la clarté, la pondération et l’équilibre, l’orchestre ne fut point inégal à l’orchestration.

Au feu Théâtre-Lyrique encore, nous avons eu, de Claude Debussy, ce qu’on pourrait appeler, à la Schubert, trois « moments musicaux, » étant bien entendu qu’il n’y a là, de Schubert, qu’un titre et que le nom. Aussi bien, même entre eux, les trois petits ouvrages debussystes n’ont rien non plus de commun, sinon de n’avoir pas été faits pour le théâtre et de n’y point convenir.

L’Enfant prodigue, d’abord. C’est la cantate composée pour le prix de Rome, et qui l’obtint. N’en déplaise à celui de nos confrères qui reprochait un jour aux évangélistes de n’être pas artistes, j’aime mieux l’Évangile. Dans l’Évangile, c’est plus simple et plus court. Ici, le frère du prodigue, celui qui demeure toujours avec le père de famille, est remplacé par la mère. Une voix de femme, en toute cantate, est de rigueur. Au Théâtre-Lyrique, la voix maternelle fut plutôt de mollesse, et d’une mollesse chevrotante. Quant à la cantate même, elle ne diffère presque pas de toutes les cantates du temps où les cantates subissaient l’influence de Massenet. Un peu de Gounod y est encore sensible, voire, à la fin, un soupçon de Meyerbeer. A l’orchestre, mieux traité que les voix, il « s’avère, » comme écrivent quelques-uns d’entre nous, une délicatesse, une ingéniosité qui n’annonce pas encore la future et prochaine déliquescence, (un an ou deux ans après), de la Damoiselle élue. L’Enfant avait obtenu les suffrages de l’Institut. La Damoiselle excita son courroux. Elle jouit maintenant de la faveur publique. Poésie et musique, je confesse que je n’avais jamais compris grand’chose à l’élection de cette jeune personne. Les chandelles, au théâtre, ne me l’ont point éclaircie. D’après M. Robert de la Sizeranne, le poème de Dante-Gabriel Rossetto serait « un chef-d’œuvre de grâce et de subtilité. » Je trouve un peu de ce mérite, et beaucoup plus de ce défaut à la musique, oui, décidément à presque toute la musique de Debussy. On s’en va répétant que dans la Damoiselle, autour de la Damoiselle, il y a « l’atmosphère. » Peut-être, mais une atmosphère qui le plus souvent n’enveloppe aucune forme, ne baigne aucun objet. Si nous disions : aucune « idée, » on ne manquerait pas de nous ramener à la question, à la fameuse question d’Henri Heine : « Qu’est-ce qu’une idée ? Avez-vous l’idée d’une idée ? » Et le cocher Petersen avait beau répondre : « Une idée, c’est une bêtise qu’on se fourre dans la tête, » une idée, même en musique, est pourtant autre chose que cela. Une idée, et pas un musicien ne s’y trompe, c’est le sujet, proposé dès le commencement, puis suivi, développé, d’un prélude ou d’une fugue, ou seulement d’une « invention » de Bach, d’une sonate ou d’une symphonie de Haydn, de Mozart ou de Beethoven, ou d’une mélodie de Schubert. Voilà, pour ne parler que des classiques, ce qu’est une idée musicale. Et voilà ce qui manque le plus dans l’œuvre de Debussy, dans la Damoiselle élue, dans le Prélude à l’après-midi d’un Faune, dans Pelléas même, et dans six au moins de douze préludes pour le piano, que nous avons entendu jouer un soir, — et très bien, — par M. Marcel Ciampi. Mieux vaut, beaucoup mieux, l’autre demi-douzaine. La pièce intitulée Minstrels est spirituelle et brillante. Là, par extraordinaire, des thèmes, de vrais thèmes, chantent et dansent derrière la buée ou la gaze harmonique. Mais pendant ce temps là, certaines notes en frôlent d’autres, pour les émousser, les ouater en quelque sorte et leur ôter un peu d’une précision à quoi cette musique, ici même vague et flottante, ne saurait jamais se résigner. Dans une autre pièce, les Pas sur la neige, il y a pareillement une « idée. » Elle ne consiste qu’en deux notes, mais significatives, et qui toujours accolées, appuyées l’une à l’autre, semblent marcher, lentes et prudentes, sur un sol moelleux. C’est de la musique descriptive ; mais c’est aussi, tout simplement, de la musique. Des accords enfin, surtout des accords, évoquent la vision de la Cathédrale engloutie. Série de plans harmoniques, de vastes nappes sonores, étendues, étagées au-dessus de bruissements profonds et mystérieux, cette page est d’une beauté puissante et par conséquent, chez Debussy, d’une rare, très rare beauté.

La Boite à joujoux, (troisième et dernier « moment musical »), ne consiste que dans la transcription, pour le théâtre et pour l’orchestre, d’une petite suite de danses primitivement destinée au piano. Elle n’a rien gagné, tout au contraire, à ce double grossissement.

Que Mlle Croiza chante Debussy, Fauré, Gounod, ou d’autres encore, on ne saurait trop louer la pureté de sa voix et de son style. Mais en écoutant la Damoiselle élue, le charme de l’interprète, seul, opérait en nous. Comme toujours, et même plus que jamais, l’œuvre nous laissait une impression de malaise et d’inquiétude. En les jours où nous sommes et pour les lendemains qui vont suivre, nous avons surtout besoin, fût-ce en musique, de raison, d’assurance et de force. Défions-nous d’un art qui s’évanouit et se dissout dans l’incertitude de ses pensées.

Au Théâtre-Lyrique toujours, nous n’avons pas entendu sans émotion, pour la première fois, l’œuvre d’un ami qui pendant plus de trente ans nous fut cher entre tous. Poète, musicien, et plus artiste encore, au sens universel du mot, tout cela, nul ne le fut jamais avec autant de modestie qu’Arrigo Boito. Il nous écrivait naguère : « Je vous envoie un petit livre qui contient des vers d’adolescent. Ne le lisez pas ; cela n’en vaut pas la peine, mais gardez-le en souvenir de moi. » Plus tard, après une audition, au concert, du prologue de Méphistophélès, nous en avions dit quelque bien. D’où cet autre billet : « Je suis très heureux de ne pas vous avoir trop déplu avec ma vieille guitare. Mais la psalmodie des femmes mérite toute votre réprobation. C’est sec, creux, grimaçant et banal. Je voudrais pouvoir redresser ce fragment, mais l’ensemble de la composition n’est plus d’âge à supporter une opération orthopédique. » Aussi ne l’essaya-t-il jamais. La plupart du temps et de parti pris, il se taisait avec nous de l’œuvre de sa jeunesse, — de ses vingt-six ans ! — que désavouait son esprit, sinon peut être son cœur. Il allait plus loin, si loin, qu’il avait fini par nous interdire d’en parler, surtout d’en écrire, et même, lui vivant, d’aller jamais l’écouter. Hélas ! la mort a levé la défense. Aujourd’hui, pieusement, et sans flatterie d’outre-tombe, il nous est permis d’y trouver un excès de rigueur.

C’est en 1868, — voilà donc plus d’un demi-siècle, — que l’opéra de Boito fut représenté pour la première fois en Italie, avec un insuccès éclatant. L’ouvrage alors était bien fait pour n’être pas compris, et de nos jours même il a de quoi surprendre encore. Le « poème « d’abord, — ce mot, par hasard, est juste, — se compose d’une suite de scènes non seulement tirées, mais traduites, par un poète véritable, du premier Faust et du second. D’où l’impression de la variété plutôt que de l’unité dramatique. L’effet d’étonnement, pour certains, ne dut pas être moindre, jadis, et n’a pas tout à fait cessé. L’autre soir, au théâtre, une dame nous demanda si « vraiment, » dans Goethe, il était question d’une Hélène, et de l’Hélène du siège de Troie. Nous prîmes sur nous d’en répondre. Elle nous remercia, rassurée.

« Mazzini, » disait Veuillot, « Mazzini, homme intelligent, a entrevu quelque chose. » Très intelligent, le Boito de Méphistophélès nous apparaît aussi comme un précurseur. En son œuvre inégale, tantôt plus que médiocre et tantôt supérieure, il entrevit quelque chose d’une certaine musique, musique future, que sa patrie pas plus que la nôtre alors ne soupçonnait. Ici déjà, parmi trop de vieilles formules, des formes nouvelles surgissent, imparfaites sans doute, mais déjà plus qu’ébauchées. Formes générales, non pas tant de la mélodie, ou de l’harmonie, ou de l’instrumentation, que de la composition et de l’ensemble ; liaison resserrée entre les morceaux et les phrases ; discours musical plus continu ; importance accrue du récitatif ; déclamation plus large, plus aisée, plus soucieuse de l’expression ; partout plus de liberté, de fantaisie. Voilà l’ordre, étendu, comme on voit, et divers, où se révèle, par des lueurs ou des éclairs, l’intelligence intuitive et quasi divinatrice du musicien d’Italie.

Le personnage de Méphistophélès mieux que tout autre en rendrait témoignage. Ce n’est pas sans raison que l’ouvrage porte son nom. L’un des premiers traits de sa figure, « Prologue dans le ciel), est un scherzo, scherzo véritable, en deux « mouvements. » Et si par l’idée ou la substance musicale, il est de mince valeur, il vaut davantage en tant que signe d’une tendance, alors nouvelle, vers l’introduction de la symphonie dans l’opéra. « Vieille guitare, » disait Boito de son prologue. Encore une fois il se calomniait. Nous ne trouvons ici rien de « sec » et de « grimaçant, » hormis ce qui doit l’être : la figure du Malin. Le reste au contraire, et par contraste, consiste dans une longue, et large, et tendre, et religieuse effusion. « Ascensiones in corde sua disposuit. » En son Paradis, également d’après Goethe, un Schumann sans doute a disposé de plus magnifiques « élévations. » Mais celles-ci ne sont, tout de même pas d’un médiocre architecte sonore.

Il est difficile, à propos d’une œuvre italienne, de ne point parler de mélodie. En cet ordre-là, Méphistophélès renferme du meilleur et du pire. Les délicats, et les autres, (voir La Bruyère), y peuvent prendre un vif plaisir. L’orchestre est sommaire. En revanche, — il faut y revenir, — partout se soutient l’intérêt de la déclamation, de ce langage lyrique intermédiaire entre le chant mélodique et le récitatif à peine accompagné. Le rôle de Méphistophélès est des plus remarquables à cet égard. On y trouverait même, en certains monologues, la coupe et le tour que donnera Verdi, vingt et vingt-cinq ans après, à d’autres soliloques, ceux de son Iago et de son Falstaff. Mais à peine osons-nous hasarder une remarque, un .hommage, dont la modestie de Boito n’eût pas manqué de s’alarmer.

Enfin, et surtout, plus que jamais devant les disparates et les contradictions de l’œuvre, nous sentons, nous autres critiques, la vanité de nos essais, de nos efforts, et qu’à parler musique nous risquons souvent de ne rien dire. Mélodie, harmonie, déclamation, orchestration. Verdi justement écrivait un jour, à peu près : « Il y a de tout cela dans la musique. » A quoi, pensif, il ajoutait : « Mais il y a aussi la musique. » Et Faust lui-même, le Faust de Gœthe et de Boito, ne dit-il, ne chante-t-il pas à Marguerite : « Le sentiment, nomme-le comme tu voudras : bonheur, cœur, amour. Dieu ! Je n’ai point de nom pour cela. Le sentiment est tout ; le nom n’est que bruit et fumée, obscurcissant la céleste flamme. » Ainsi parfois, dans la musique de Méphistophélès, — et c’est alors qu’elle est la plus belle, — le sentiment est tout. Elle l’exprime et nous le communique, tantôt avec force, tantôt avec douceur ; mais quant à définir les formes, ou les signes, ou les moyens qu’elle emploie, n’est-ce point vanité d’y prétendre ? A notre tour, nous n’avons point de nom pour cela.

Le sentiment, et le plus profond, le plus mystérieux même, le musicien de Méphistophélès en a quelquefois surpris le secret et nous l’a révélé par tessons. Mélodie, mélodie italienne, c’en est une, et fort émouvante, que celle des deux strophes où Marguerite prisonnière mêle son désespoir et son égarement. Dans l’âme de Faust, et du Faust de Gœthe, Boito, même après Berlioz, aurait pu se flatter, — mais de quoi s’est-il flatté jamais ! — d’avoir « entrevu, » mieux qu’entrevu, l’infini du désir, du doute et de la mélancolie. Telle parole, telle réplique de Faust à Wagner, tandis que le maître et le disciple se promènent hors de la ville, au soleil couchant, est belle de lassitude et de songeuse tristesse. Il n’y a là pourtant que des intonations, des accents. Plus apaisé, plus serein, mais non moins émouvant nous paraît le monologue de Faust rentré dans son cabinet de travail. On sait que Berlioz aussi l’a traité. Et d’un tout autre style. Boito lui donne la forme d’un chant, d’un « air, » avec un simple, un pauvre accompagnement « à la tierce. » Qu’importe, si la justesse et l’intensité de l’expression morale ne s’en trouvent nullement amoindries. Le dernier épisode, la mort de Faust, est encore, et pour les mêmes raisons, raisons du cœur, un des bons, un des beaux moments de l’opéra. N’allez pas au moins conclure de là que les autres raisons manquent à la musique de Boito. Chez cet artiste complet, l’intelligence n’était point inégale à la sensibilité. Il ne séparait pas les deux modes de la connaissance. Je ne sais rien de noble, rien de haut et de profond, qu’il ne comprît et qu’il n’aimât. Poète, musicien, il n’était ni l’un ni l’autre seulement, il était plus que l’un et l’autre ensemble. Quelle que soit la valeur d’une de ses œuvres et de son œuvre entière, il valait infiniment davantage. Curieux, épris de toutes les idées et de toutes les formes, universel « dilettante, » pourvu qu’on ajoute à ce mot un degré de chaleur et d’amour, l’homme que fut Boito restera dans notre mémoire comme un exemplaire éminent de l’humanisme et de l’humanité.

« Lontano ! Lontano ! Lontano !» Ainsi commence, d’une façon délicieuse, le dernier duo de Faust et de Marguerite. Combien de fois, depuis la mort de notre ami, n’avons-nous pas cru les entendre, ces notes, mourantes elles-mêmes, flotter autour de nous ! Qu’ils sont lointains, les premiers jours d’une amitié qui dura trente ans ! « Lontano ! Lontano ! » Ou bien la molle barcarolle d’Hélène : « Canta, o sirena, la serenata. » Mélodies populaires là-bas, et que, dans les nuits d’été, par les fenêtres ouvertes, des voix jeunes et pures jetaient naguère aux échos d’Italie, muets pour nous depuis si longtemps !

Sa voix à lui, voix d’outre-tombe, nous chantera peut-être un jour de nouveaux chants, et plus beaux. On sait combien d’années, oublieux d’une moitié de lui-même, il ne voulut que servir un maître plus grand que lui, n’estimant rien au-dessus d’un si glorieux service. Sans le poète d’Otello et de Falstaff, nous n’en aurions jamais eu le musicien. Par deux fois, il nous l’a dit, et les lecteurs de la Revue, au lendemain de sa mort, l’ont appris de nous, par deux fois Boito fit « résonner le colosse de bronze » et les sons qu’il en tira, les derniers, furent les plus profonds et les plus purs. « Il faut qu’il croisse et que je diminue. » A l’égard de Verdi, Boito n’eut pas d’autre désir et ne suivit pas d’autre loi. « La servitude volontaire que j’ai consacrée à cet homme juste, noble entre tous et vraiment grand, est l’acte de ma vie dont je me félicite le plus. »

Mais un jour il redevint tout lui-même. Ce ne fut point sans crainte et sans tremblement. Néron, dont le masque d’or brillait sur le fond gris de sa chambre d’étude, était devenu l’hôte terrible de son logis, l’implacable tyran de son imagination. Le poème de Nerone parut en 1901. Après l’avoir lu, mêlant à notre admiration quelque inquiétude, nous écrivions au poète : « Quelle musique ne faudra-t-il pas ! » Et lui, moins sensible à nos louanges qu’à nos alarmes, nous répondait : » « Quelle musique ne faudra-t-il pas ! Oui, j’ai forgé de mes propres mains l’instrument de ma torture. Je suis encore là, à souffrir. Mon cher ami, quel travail ! Et qu’elles sont aujourd’hui peu nombreuses, les notes dignes d’être mises sur la portée ! En aurai-je ? »

Il en eut, et plus d’une. A Milan, pendant l’été de 1912, Boito nous joua quelques fragments de ce Nerone, attendu si longtemps, si jalousement caché, qu’il en devenait légendaire. L’œuvre était alors à peu près, à très peu près achevée. Œuvre insigne, si tout s’y rapporte à ce que nous en avons entendu, si le musicien, mûri par un demi-siècle de méditation et d’expérience, égala cette fois son art à son esprit, l’un des plus étendus, à son âme, l’une des plus nobles qu’il nous fut jamais donné d’admirer et de chérir.

L’interprétation générale de Méphistophélès au Théâtre-Lyrique fut loin d’être mauvaise. M. Vanni Marcoux est un artiste supérieur. Avec la même puissance il chante, il joue le personnage de Méphistophélès, et j’ajouterais, si le mot n’était affreux, il l’« incarne, « le rôle, depuis Chaliapine, comportant une part, exagérée peut-être, sinon d’athlétisme, au moins d’effet plastique. Il est juste de féliciter en M. Polacco, d’abord le chef d’orchestre italien, puis le mari d’une cantatrice américaine, Mme Mason, « Marguerite), dont la voix est admirable de force et de pureté. Les chœurs ont droit à des compliments et le ténor (Faust) au silence.

Si Granados n’était digne de notre hommage funèbre, et ses assassins de notre haine, à peine parlerions-nous des Goyescas, représentées à l’Opéra, entre deux grèves. En ces trois tableaux, qui ne sont vivants que pour les yeux, il y a peu de musique, même de musique espagnole. Les amateurs de l’une et de l’autre, ou de l’une dans l’autre, en trouveront davantage ailleurs. En Espagne d’abord, chez Granados le premier, dont les danses pour piano sont d’un musicien plus national et d’un meilleur musicien. L’œuvre d’un Albeniz n’est pas encore assez connue. M. Albert Carré ne doit pas ignorer l’agrément des Zarzuelas de Tomas Breton : Dolorès, la Verbena de la Paloma. Nous savons qu’il sait tout ce que vaut, et vaudrait, par lui représentée à l’Opéra-Comique, l’admirable tragi-comédie du maître Pedrell, la Celestina. La vie brève, de M. de Falla, qui ne fit que passer, à l’Opéra-Comique aussi, mériterait d’y revenir et d’y rester. Du même Falla, nous demandons à M. Pierné de jouer une délicieuse symphonie pour piano et orchestre, exécutée à l’Opéra, un soir de festival ibérique et qui s’appelle Nuits dans les jardins d’Espagne. Sans compter que les Français eux-mêmes ont prouvé, depuis Carmen, depuis l’España de Chabrier et la Symphonie espagnole de Lalo, qu’ils ne s’entendent pas si mal, en musique, aux « cosas de España. » Les choses d’Espagne, ou du pays hispano-français, admirable deux fois, qu’est le pays basque, sont également chères à M. Raoul Laparra. L’esprit et l’âme de ces choses animent des œuvres telles que la Habanera, les Rythmes espagnols, (pour piano seul), et certain Dimanche basque, entendu récemment à l’un des concerts Pierné. Musique pittoresque, cette dernière « suite. » Mais il faut ajouter : musique musicale et deux fois vivante, de la vie extérieure toujours, et, par moments, d’une vie profonde.

Musique française, purement française, elle vit toujours aussi, après trente ans et même davantage, la musique d’un Léo Delibes et d’un André Messager. « Qu’est-ce qu’une idée ? Avez-vous l’idée d’une idée ? » Il y en a plus d’une, et plus d’un sentiment aussi, dans la Basoche et dans Sylvia. La reprise de l’un et de l’autre ouvrages nous a donné quelques heures d’un trop rare plaisir. Sylvia, ou la nymphe de Diane. Le sous-titre est vieillot et le sujet insipide. Mais à peine a retenti l’éclatante sonnerie de cors annonçant les chasseresses, dès les premiers bonds de Mlle Zambelli, alors, sur la scène, à l’orchestre, partout, avec le nom, le souvenir et la vision même de la jeune déesse, la joie, et la joie antique, a rayonné. C’est peut-être ici le plus bel endroit de la partition. Mais ailleurs, que d’élégance, de charme, et, par moments, de mélancolie ! Quelle délicatesse ont les demi-teintes, les ombres quelle transparence, entre les grands coups de lumière ! Quant à Mlle Zambelli, c’est plus qu’une « étoile ; » un « soleil tournant, » aurait dit Beaumarchais. Tous ses mouvements, ses gestes, et ses poses, tout son talent, tout son style, unit à la précision parfaite la perfection de la grâce et de la poésie. Danseuse italienne et musique française, on ne saurait rêver plus aimable symbole de l’union des deux sœurs latines.

Mais pourquoi cette lumineuse musique se joue et se danse-t-elle aujourd’hui dans une demi-obscurité ? Il fait clair partout dans Sylvia, sauf sur la scène. Cependant c’est une histoire grecque. Aussi bien. à l’Opéra comme au feu Théâtre-Lyrique on a commencé de voir sévir le décor « stylisé. » La dite « stylisation d ne consiste que dans une alliance, russo-boche, de formes affreuses avec d’horribles couleurs. J’en atteste le ciel et l’enfer, ceux de Méphistophélès et dans Sylvia, la caverne d’Orion, le farouche ra\isseur.

Nous avons autrefois beaucoup aimé la Basoche ; un peu moins que nous ne l’aimons aujourd’hui. La pièce de M. Albert Carré nous a fait ou refait le même plaisir. Divertissante en est l’imagination, et la conduite ingénieuse. Quant à la partition de M. Messager, si le premier acte continue de nous paraître le plus charmant, les deux autres nous semblent davantage en approcher.

Mlle Edmée Favart est plus à son aise, y étant mieux à sa place, en Colette qu’en Chérubin. Dans le rôle de Marot débutait, ou presque, un jeune artiste, M. Baugé. Heureux débuts : jolie, très jolie voix, avec une façon de chanter qui ressemble à la voix. Enfin la réapparition, après quelque huit ou dix ans, de M. Fugère, a déchaîné l’enthousiasme. Comme il joue et comme il chante encore, le grand et cordial comédien lyrique ! Jamais il n’a déployé plus de verve, une gaîté plus savoureuse, au besoin plus puissante, avec plus de mesure, de goût et de bonhomie. Un personnage de Cherbuliez disait que le bonheur est rond. La rondeur de M. Fugère a fait notre félicité.

Un musicien, de race française encore, et de la plus pure, fient de mourir. Il est juste de le saluer une dernière fois. Un maître, au double sens du mot, maître en son art, maître aussi d’une glorieuse école de piano, tel fut Diémer au jeu limpide, aux doigts ailés.


CAMILLE BELLAIGUE.


Nous remettons à notre prochaine chronique l’analyse de la Rôtisserie de la Reine Pédauque (Opéra-Comique). Il y a dans la partition de M. Levadé, « premier et troisième actes), des choses extrêmement agréables ; peut-être même la promesse, pour une autre fois et sur un meilleur sujet, d’une comédie musicale tout entière charmante.