Revue musicale - 31 mai 1892

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Revue musicale - 31 mai 1892
Revue des Deux Mondes3e période, tome 111 (p. 695-703).
REVUE MUSICALE

Théâtre de l’Opéra-Comique : Enguerrande, drame lyrique en quatre actes et cinq tableaux, paroles de MM. E. Bergerat et V. Wilder ; musique de M. Chapuis. — Théâtre de l’Opéra : Salammbô, opéra en cinq actes et huit tableaux, paroles de M. du Locle, d’après G. Flaubert ; musique de M. Ernest Reyer.

Si, comme il est possible, car ils ont parfois de la malice, MM. Bergerat et Wilder ont voulu se moquer du public, le public, qui, lui non plus, n’est pas toujours une bête, le leur a bien rendu. Il a pris les choses en riant. Et quelles choses ! Voici.

Aux rivages de Sicile, le roi Jean III est mort. Vive Gaétan XII ! Mais Gaétan, neveu du défunt, n’entend pas lui succéder. Poète, sculpteur, épris d’idéal et de chimère, la royauté n’a rien qui le tente. Sans compter que jadis à Florence, tenant sa mère par la main, il vit un enfant royal que le peuple insultait. Sa mère alors lui fit jurer de n’être jamais roi. Par honneur et par caprice, Gaétan ne veut donc pas régner. Rebelle à l’hyménée, il ne veut pas davantage épouser sa cousine Enguerrande, reine de Corse, qui lui fait, par un ambassadeur du nom de Mélibée, offrir sa main et son île. Mais il arrive que dans une forêt voisine de Palerme, Enguerrande elle-même, qui s’y trouve par hasard, reçoit une averse épouvantable. Elle entre, pour se sécher, dans la hutte d’un bûcheron. Gaétan, qui survient, ayant mis l’œil au volet disjoint de la fenêtre, aperçoit la princesse et demeure en extase. Il contemple, il admire, il aime et quand la dame, rhabillée, sort de la cabane, il tombe à ses genoux. Il se nomme ; elle se nomme ; pour le punir de ses refus d’hier et aussi parce qu’il l’a vue trop en négligé, elle va le frapper d’un poignard ; mais soudain radoucie : — « Je me suis mis en tête, dit-elle, de n’épouser qu’un homme ayant titre de roi. » — Désespoir de Gaétan devant cette inacceptable condition. Arrivée de la municipalité de Palerme, qui, sur l’avis du diplomate entremetteur, vient prêter serment à ses nouveaux souverains. Mais décidément Gaétan refuse le trône ; Enguerrande, à son défaut, est proclamée reine et fait arrêter Gaétan. Voilà pour les deux premiers actes. Au troisième, Gaétan est captif dans son atelier de sculpteur. Le souvenir l’obsède de la beauté contemplée sans voile, et l’argile sous ses doigts prend d’elle-même la forme divine de la bien-aimée. Pour vaincre les scrupules du prince récalcitrant, afin qu’il se parjure et qu’il règne malgré lui, Mélibée et Enguerrande usent d’un étrange stratagème. Une petite bouquetière, Noëma, dont le père est proscrit, vient présenter à Gaétan un décret d’amnistie. Sans réfléchir et n’écoutant que son bon naturel, le jeune homme signe. Il a fait acte de roi ; il est donc roi. Mais à peine Pest-il, qu’Enguerrande n’est plus reine. Ils abdiquent et s’enfuient tous deux sur une plage déserte, où la chanson des vagues bercera leurs amours.

Par malheur, Naples a déclaré la guerre à Palerme ; et tandis que Gaétan s’oublie dans les bras d’Enguerrande, ses concitoyens marchent au combat. Va-t-il les suivre ? Oui, car Enguerrande, avec le geste familier aux amantes héroïques, lui tend une épée : « Va te battre ! » Il va et quelques minutes après, percé de coups, il revient mourir près de la bien-aimée, qui meurt elle-même avec lui.

L’histoire est assez saugrenue, mais le fond n’approche pas de la forme. L’esprit de cette œuvre est étrange ; la lettre, plus étrange encore. En tout drame lyrique aujourd’hui, les paroles important beaucoup, parfois plus que la musique, il convient de citer ici quelques vers de M. Bergerat, pieusement transcrits pour le chant par M. Wilder. On sait que notre érudit et hardi confrère appelle de tous ses vœux la révolution dans la poésie non moins que dans la musique de théâtre. Las de l’appeler et la trouvant trop lente, il a voulu lui-même l’accomplir ; d’apôtre, il s’est fait ouvrier. Sous son puissant patronage il a pris un poète et un musicien de son choix. Nous parlerons tout à l’heure de la musique ; mais donnons d’abord quelques échantillons de la poésie. Nous sommes loin, avec M Wilder, des rimes de romance et des vers de mirliton. Pauvres librettistes d’antan ! Misérable Scribe ! piètre auteur des Huguenots et du Prophète ! Eût-il jamais trouvé les rimes funambulesques de ce distique :


Il appert du cachet que cette cire accuse,
Que ce vin, compagnon, serait du Syracuse.


Ainsi jadis, pour mieux graver dans notre mémoire les départemens et les chefs-lieux de la France, on nous disait poétiquement :


Ille et Vilaine au roi d’abandonner la Rennes. Cela ne se chantait pas encore ; mais, patience, cela se chantera. En attendant, voici ce que murmurent, entre deux baisers, Enguerrande et Gaétan.


ELLE.
Pareils à ces pistils que nous éparpillons
Du souffle, dans l’air rose, avec les papillons,
D’innombrables points blancs, dorés par la distance,
Piquent la mer lointaine.
LUI.
Enfant, c’est la laitance
Des étoiles…

Et tandis qu’ils sont aux bras l’un de l’autre, passent les conscrits s’en allant en guerre et chantant ce couplet :

Puisque, semblables aux chapons
Qui n’aiment pas les poules,
Ils ont peur d’être, les capons,
Au derrière des foules,
Républicains et monarchiens,
Troupeau sans chiens,
Faisons leur tâche,
Et qu’on châtre le Gaétan,
Ce gars étant
Un lâche.


Pauvre M. Chapuis ! Pauvre jeune musicien ! On le dit sympathique, savant, comme ils sont tous, et modeste, comme ils ne sont pas. Pourquoi s’est-il fourvoyé dans ce livret extravagant ? Ce n’est pas que sa musique extravague. Oh ! non, pas extravagante ; insaisissable plutôt, et souvent, pour ainsi dire, inexistante. Je me sens moi-même bien sévère, mais que voulez-vous ? Beaucoup de notes les unes avec les autres, ou les unes après les autres, peuvent n’être pas plus de la musique que des mots à la file, sans ordre ni construction, ne seraient de la poésie, ou seulement de la prose. Mais tandis que, pour assembler les mots, il faut toujours au moins un fantôme d’idée, un soupçon d’intention, pour les notes, ce n’est pas nécessaire. Elles sont trop bonnes, les sept infortunées, et se laissent faire. Légères, et par leur nature même impuissantes à se défendre ou à se venger, jamais elles ne s’écroulent, comme font les pierres et les marbres, sur l’imprudent qui méconnaît les lois de leur ordonnance et de leur équilibre. En architecture, une pyramide ne tiendrait pas sur la pointe ; en musique, elle peut tenir quelque temps.

Pour faire tenir sa pyramide, M. Chapuis a procédé comme tous ceux (ils sont légion) qui lui ressemblent aujourd’hui. Il a rompu non-seulement avec la formule, mais avec la forme, avec toute forme un peu arrêtée et précise, avec toute espèce de plan, soit dans les morceaux, soit dans les phrases. Plus rien ne se tient, plus rien ne se suit et la musique incertaine, se heurtant aux paroles comme l’aveugle aux cailloux du chemin, s’en va sans but, sans direction, à l’aventure. J’admets que la mélodie imite les détours, les caprices de la pensée et du discours ; j’aime qu’on l’assouplisse et qu’on la ploie, mais non pas qu’on la désarticule et qu’on lui brise les os. Et puis, voyez-vous, avec les théories, et hélas ! la pratique du jour, on voudrait nous donner le change. Gardons-nous de le prendre. Au fond, il n’y a rien dans ce genre de musique. Elle prétend passer pour étrangement intéressante, belle d’une beauté compliquée et mystérieuse ; elle n’est qu’ennuyeuse et le plus simplement du monde, par défaut d’idée et d’inspiration. Décidément l’absolu n’existe pas en art : ni l’absolu du laid, ni l’absolu du beau. Nous avions cru surprendre le premier, l’année dernière, dans une œuvre un peu parente de celle-ci. Nous nous étions trompé. Le tenons-nous cette fois ? Hélas ! on n’atteint jamais l’idéal, mais on peut l’approcher de plus en plus. Nous voilà tout près.

Et pourtant, au moment de finir, des scrupules, presque des remords, nous viennent ; dans ce désert il y a deux ou trois fleurs, dont une exquise ; il est juste de ne les point écraser. Le grand duo d’amour entre Enguerrande et Gaétan, au quatrième acte, commence avec assez de charme et de tendresse, par une phrase inspirée à demi de Gounod, à demi de Massenet. On trouve là de la grâce, de l’élégance, de la passion même et de la chaleur, d’heureux effets d’orchestre, un souffle tour à tour doux et puissant. Une chanson de bûcheron ne manque ni de carrure ni de caractère : carrure sans vulgarité, caractère énergique et sauvage. Mais je sais, entre les pages de la partition, où personne peut-être ne les ira chercher, deux perles véritables, d’un orient mélancolique et pur : d’abord, au premier acte, la complainte de la petite bouquetière Noëma, un lied exquis, de facture originale, d’un sentiment poétique et douloureux.

J’aime particulièrement, dans la seconde strophe, le plaintif accompagnement du violoncelle à l’unisson avec la voix, l’inquiétude des syncopes, plus encore la tristesse de certaines harmonies, tristesse jeune et presque enfantine.

Pauvre Noëma ! le prince Gaëtan, un jour d’orage, dans les bois, l’abrita sous son manteau. Le prince Gaëtan alors semblait l’aimer ; il approcha de ses lèvres le front de la jeune fille, qui se détourna. Aujourd’hui le prince ne se souvient plus, mais l’enfant n’a rien oublié :

Les amandiers entr’ouvraient leurs amandes,
Dans les sentiers mouillés fleurissaient les jasmins…


Ici encore, pour neuf mesures de musique nous donnerions tout le reste de la partition. Et, faut-il l’avouer, cette partition de malheur, déjà nous l’avons mainte fois ouverte et souvent nous la rouvrirons à ces deux pages charmantes. Elles semblent demander grâce pour les autres. Qu’elles l’obtiennent donc, mais que les autres n’y reviennent plus.

Des interprètes d’Enguerrande, Mlle Horwitz, la moins mal partagée, nous a paru la plus agréable. Elle chante d’une voix un peu mince, mais flexible ; elle a dans la physionomie et dans la diction de la poésie et de la tristesse. M. Fugère ne pouvait sauver un rôle ridicule. Je trouve que M. Gibert fait des progrès, et j’espère qu’une débutante, Mlle Boucart, en fera.

Salammbô, qui revient d’exil comme en revint Sigurd, et qu’il y a deux ans nous avons déjà appréciée[1], est une œuvre, sinon de même valeur que Sigurd, au moins de même nature. Trop longue, trop lourde, terriblement sonore et souvent brutale, quelquefois écrite de main d’ouvrier plus que de main de maître, elle offre pourtant, en certaines parties, des beautés supérieures. On se méprend généralement sur le compte de M. Reyer, et je sais nombre de ses admirateurs qui l’admirent à contresens, pour les mérites qui lui manquent le plus. Des qualités exigées par les sujets qu’il préfère : énergie, puissance, éclat, magnificence décorative, le musicien de Sigurd et de Salammbô ne possède guère que l’ambition, avec l’illusion peut-être. Inégal à ces barbares épopées, en vain il s’enfle et se travaille ; il cherche la force et ne trouve que le bruit, un bruit trop fréquemment vulgaire, qui fatigue et assourdit.

Aussi fuirons-nous ce tapage. Nous ne pénétrerons ni dans les jardins d’Hamilcar livrés à l’orgie des mercenaires, ni dans le temple de Moloch où les anciens tiennent conseil ; nous éviterons également le camp des révoltés et le forum de Carthage. Mais où donc irons-nous, alors ? En de plus tranquilles enceintes, « où la lune éclaire, » comme chantait si doucement la Valkyrie de Sigurd : d’abord dans le sanctuaire de la pâle déesse, puis sur la terrasse du palais. Voilà où il faut écouter M. Reyer et l’admirer presque sans réserves. Là nous trouverons la poésie, la gravité religieuse, la sérénité, la grâce héroïque avec cette noblesse étrange « et même un peu farouche, » si particulière à l’inspiration du musicien, quand il est inspiré, qui fait de Salammbô la sœur très ressemblante de Brunehild. Le second acte de Salammbô est presque irréprochable. Il se passe dans le temple de Tanit et représente les cérémonies du culte rendu à la lune, qui tient en cette histoire une place considérable. Le tableau correspond exactement au tableau religieux de Sigurd. Mais dans Sigurd les rites étaient plus sévères ; ils sont ici plus doux et baignent dans une lueur d’opale. M. Reyer a marqué finement la différence en usant de timbres atténués, de tonalités gris perle, où flottent les litanies murmurées à mi-voix, où les harpes égrènent des gammes limpides, où plane très haute et très blanche, la voix d’un grand’prêtre ténor. Si longue qu’elle soit, en dépit aussi d’un ou deux cantiques un peu plats, la scène garde jusqu’au bout la plus belle allure, une couleur mystique et une ordonnance harmonieuse. Les motifs des hymnes et des évolutions sacrées s’enchaînent bien ; la marche sur laquelle Spendius et Mathô font leur entrée furtive souligne et met en valeur le dialogue des deux hommes et les cérémonies sacrées. Mais la suite vaut mieux encore. Salammbô, que tourmente le désir du zaïmph, Salammbô vient confesser au pontife les étranges ardeurs qui la possèdent. C’est un singulier état psychologique, et même, d’après les sous-entendus de Flaubert, physiologique, que celui de la vierge carthaginoise. Elle aime la lune, et le romancier a donné de cette tendresse sidérale des motifs qui justifieraient dans une certaine mesure une comparaison entre la fille d’Hamilcar Barca et la femme de Charles Bovary. Trouble de l’âme, et du corps, inquiétude à demi mystique, à demi sensuelle, tout cela, le musicien nous le fait sentir aussi profondément que l’écrivain. « Elle avait, dit Flaubert, grandi dans les abstinences, les jeûnes et les purifications, toujours entourée de choses exquises et graves, le corps saturé de parfums, l’âme pleine de prières. » Telle nous apparaît la Salammbô de l’Opéra dans son dialogue avec le grand-prêtre. Des choses exquises et graves, des prières, des parfums, c’est par les termes de cette prose qu’on donnerait le mieux l’idée de ces mélodies. Nous disons les mélodies ; mais il faut dire également les harmonies, l’orchestre et la déclamation. Celle-ci, par la justesse et la force, rappelle parfois, le style de Gluck. Chaque mot, chaque syllabe porte juste, sur la seule note qui lui convienne et qui puisse en fortifier l’expression ; toutes les inflexions de la voix suivent les inflexions de la pensée. Et dans l’instrumentation même, que d’heureux détails ! par exemple, avant les premières paroles du prêtre, deux ou trois envolées de harpes, une ritournelle qui répond avec calme, avec une paix auguste, aux instances de la vierge troublée. Pas un aveu, pas une question de Salammbô, qui ne trahisse la langueur, la curiosité, le désir et l’angoisse. Très pathétique, la période commençant par ce vers : Je ne sais ! Tout m accable et le repos me fuit ! pour s’achever et mourir sur un soupir délicieux de lassitude : J’ai dormi, pâle et solitaire, sous l’olivier d’or de Melkarth ! Plus charmante encore, la cantilène de Salammbô laissée par le pontife sur le seuil du temple, qu’elle hésite à franchir. L’analogie est frappante entre cette page et la page restée célèbre de Sigurd : Des présens de Gunther je ne suis plus parée ! Même rythme, même tonalité, même sentiment de mélancolie rêveuse et très noble, mais plus intime union de l’orchestre et de la voix, qui se partagent véritablement et pour ainsi dire se passent l’un à l’autre la mélodie. L’orchestre toutefois garde la meilleure part. Il accompagnait Brunehild, tandis qu’il chante avec Salammbô ; il chante même avant elle et encore après qu’elle s’est tue. Une clarinette d’abord indique le motif, un motif descendant en molle spirale, que les commentateurs futurs ne manqueront pas d’appeler le motif du désir du zaïmph, et que dans l’œuvre entière aucun autre ne me semble égaler. Bientôt, à l’arabesque instrumentale la voix s’unit, de biais et comme à la dérobée. Alors des lèvres de la jeune fille un vague désir s’exhale :


Que ne puis-je, au sein de la nuit
Et dans les flots purs des fontaines…


La ligne, le mouvement, la sonorité, rien ici qui ne soit doux, fluide et pur. Sur la dernière syllabe, atteinte d’un facile essor, la voix reste en suspens ; mais l’orchestre continue, achève la période, et la pâle rêveuse entend mourir au dehors l’écho mystérieux de sa propre pensée.

Soudain, les voix qui lui parlent du voile, les voix qui la ravissent et l’épouvantent retentissent encore ; elle court vers le sanctuaire : il s’ouvre, et sur les marches se dresse Mathô, le gigantesque Lybien, drapé dans le pallium éblouissant. Voici le sommet, de l’œuvre ; là brille un éclair de génie véritable. D’une explosion foudroyante, le motif du zaïmph jaillit en sillon de feu ; au-dessus, la voix du ravisseur lance une clameur triomphale. Le voilà, rugit-il :


Le voilà, ce voile adoré,
Que l’on vénère dans la poudre.


L’éclat est sublime de fierté, d’enthousiasme et de l’orchestre comme du manteau divin, il semble qu’une clarté ruisselle épandue. Devant le héros radieux Salammbô tombe à genoux ; interdite, ravie, elle le salue, le contemple et l’adore. Exquise encore cette phrase, où passe un double frisson de pudeur et de désir. Il se peut que la suite du duo n’égale pas le début, que le finale offre peu d’intérêt ; mais ce sont là des ombres sans importance, et la beauté générale de ce second acte ne s’en trouve pas obscurcie. Nulle ombre non plus au délicieux tableau de la terrasse. « C’était l’époque, dit Flaubert, où les colombes de Carthage émigraient en Sicile…

Salammbô, qui les regardait s’éloigner, baissa la tête, et Taanach, croyant deviner son chagrin, lui dit alors doucement :

— Mais elles reviendront, maîtresse !

— Oui ! je le sais.

— Et tu les reverras.

— Peut-être ! fit-elle en soupirant. »

Oh ! l’adorable intonation de ce : Je le sais ! de ce : Peut-être ! Rien ne fait mieux sentir tout ce que la musique sait ajouter à la parole, tout ce que trois ou quatre notes des plus simples, des plus modestes, peuvent mettre en trois ou quatre mots, de pressentimens et de mélancolie. Si l’avenir ne devait épargner de Salammbô qu’une page, il pourrait choisir celle-là, et celle-là tout entière. D’abord, une charmante symphonie accompagne la toilette de la jeune fille. On y surprend encore, mais pâli, décoloré, le motif du voile bien-aimé, ravi par le barbare. Puis, ce sont des retours d’espérance, des lueurs de joie. Lueurs fugitives ! Les colombes s’éloignent. Dans le frémissement de l’orchestre on entend le vent de leurs ailes. La jeune fille les suit du regard et de la voix, d’une voix qui passe par les inflexions les plus douces et les modulations les plus tendres, jusqu’à ce pensif : Peut-être, soupiré sur un accord irrésolu.

A son tour, et comme tout à l’heure le motif du zaïmph, voici que se ralentit et s’attriste le motif qui fêtait Salammbô rayonnante et parée. Au moment de partir, la triste messagère envie l’essor insouciant des oiseaux envolés. Ah ! murmure-t-elle,


Qui m’emportera, libre de tourmens,
D’angoisses mortelles,
Vers des dieux plus doux, des cieux plus clémens ?
Qui me donnera, colombes, vos ailes ?


Nous citions plus haut la page la plus éclatante de l’ouvrage, en voici la plus suave. Des dieux plus doux ! Tels sont les dieux véritables de M. Reyer. Sous l’apparence, l’affectation même de la force et de la rudesse, il cache une sensibilité de femme. J’en atteste ses héroïnes : Margyane, Brunehild, Salammbô, songeuses toutes trois, et toutes trois délicieusement plaintives. C’est une exquise élégie que cette mélopée des colombes. Et je lui sais gré, non-seulement de nous émouvoir mais de nous éclairer, de nous enseigner un chemin. Purement vocale, peu ou point accompagnée, belle seulement par les courbes de sa ligne solitaire et par l’étroite union de la note et de la parole, cette petite phrase nous donne plus d’une leçon. Elle nous avertit qu’un jour viendra, qui n’est pas loin peut-être, où, pour nous plaire au théâtre, il faudra de nouveau compter sur la voix ou du moins compter avec elle. Elle nous avertit encore, l’adorable complainte, que le drame lyrique ne doit pas s’aller perdre dans la symphonie et que, si la polyphonie instrumentale est une admirable chose, c’est un miracle aussi que la puissance ou la douceur d’un cri ou d’un soupir humain.

D’une partition aussi touffue, il faut louer quelques détails encore : au premier acte, le chœur des prêtres de Tanit et surtout l’apparition de Salammbô ; au quatrième acte, dans le duo de la tente, une phrase de Mâtho, vraiment enchanteresse. Mais ce qu’il y a peut-être de plus beau dans la nouvelle œuvre de M. Reyer, c’est la principale interprète. Mme Caron n’eut jamais autant de noblesse, d’étrangeté, de mélancolie profonde, de dignité sacerdotale et royale. Tout s’accorde en elle merveilleusement : les gestes, la démarche, le visage, le regard, le sourire et la voix ; c’est une harmonie vivante, un accord parfait, que cette rare créature. M. Saléza (Mâtho) manque un peu de puissance vocale, mais non d’intelligence, ni de charme, ni de tendresse. Il se garde des cris et de la brutalité ; c’est un ténor chantant et non hurlant. M. Vergnet a dans la voix quelque chose d’aussi pur, d’aussi mélancolique que le clair de lune dont il est le grand-prêtre. En deux rôles sévères, M. Renaud est bon et M. Delmas meilleur encore. L’orchestre a joué comme il joue quand il le veut et qu’on le veut. Les décors sont fastueux, et l’escalier du dernier acte a fait sensation.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Voyez la Revue du 1er mars 1890.