Revue musicale - 31 mai 1914

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Revue musicale - 31 mai 1914
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 21 (p. 697-708).
REVUE MUSICALE


Théatre des Champs-Élysées (Saison anglo-américaine) : L’Amore dei tre re, poème de M. Sem Benelli, musique de M. Italo Montemezzi. — L’Otello de Verdi. — Concerts Monteux : Le Sacre du Printemps, de M. Igor Stravinsky. — Théatre de l'Opéra : Scemo, poème de M. Charles Méré, musique de M. Alfred Bachelet. — Théatre de l'Opéra-Comique : Marouf, savetier du Caire, d’après les Mille et une Nuits (traduction du Dr Mardrus); poème de M. Lucien Népoty, musique de M. Henri Rabaud.


La diversité des œuvres, celle aussi des interprètes ou des compagnies qui nous les présentèrent pendant les semaines qui viennent de s’écouler, imposent à cette chronique le caractère d’un pot-pourri. Vous y trouverez un peu de tout : du russe, de l’italien, de l’allemand, de l’anglais, de l’américain et jusqu’à du français. Chaque année, en cette saison, Paris, un Paris de moins en moins nôtre, nous offre ce spectacle et ce concert hétérogène. Et quand nous disons : « du français, » il ne s’agit que des paroles, rien ne nous paraissant plus éloigné qu’une partition comme le Scemo de M. Bachelet, par exemple, de ce qu’on appelle ou de ce qu’on appelait communément autrefois la musique française.

Donc, la troupe internationale de l’Opéra de Boston et du Covent-Garden de Londres est venue donner des représentations excellentes et diverses dans ce « théâtre des Champs-Élysées, » dont on avait avec raison déploré la clôture. L’endroit est favorable aux plaisirs des yeux et des oreilles autant que la salle Garnier leur est contraire. Quelqu’un n’a-t-il pas dit : « Là où il n’y a pas de sympathie, il n’y a pas d’art. » Or on ne saurait trouver un lieu plus antipathique à l’art musical que notre somptueux et triste Opéra. Tout y est distant, et tout y est morose. Toute œuvre, et tout d’une œuvre, l’action, les paroles et la musique, le chant et le geste, s’y enveloppe d’un voile, si ce n’est d’un suaire. Ce qui se passe là-bas, sur la scène, semble s’accomplir dans une région non seulement éloignée, mais étrangère. Entre les artistes et le public, aucune communication et nul échange. Nous éprouvons l’impression de ne pas être, les personnages et nous, sur le même plan, dans le même ordre de la pensée et du sentiment, en un mot, de la vie. Ici au contraire, et tout de suite, nous sentons s’établir le rapport, le rapprochement et l’union s’opérer. Félicitons-nous qu’un tel théâtre ait rouvert ses portes et faisons des vœux pour qu’il ne les referme plus.

Le programme, ou le cartellone, de la troupe anglo-américaine portait exclusivement des œuvres allemandes et des œuvres italiennes. Parmi les premières, nous n’avons entendu jusqu’ici que le seul Tristan. Les honneurs de la soirée furent pour une Isolde vraiment admirable. La voix et le talent de Mme van Ostade ont d’éminentes qualités : la puissance et l’éclat, la tendresse et le charme. Grâce à ces derniers dons, l’intelligente artiste nous ménagea dans le courant, — ou dans le torrent, — d’un rôle presque incessamment frénétique des repos tout à fait délicieux.

Un drame lyrique italien nous était inconnu : l’Amore dei tre re, de M. Sem Benelli pour les paroles et, pour la musique, du maestro Italo Montemezzi. La pièce est un drame de famille, une tragédie bourgeoise. Les trois rois, qui sans doute ne sont guère que des seigneurs, le sont de vagues seigneuries ou royaumes, quelque part dans l’Italie du Moyen âge. L’un, Archibaldo, est un vieillard aveugle ; Manfredo, son fils, est le deuxième ; le troisième s’appelle Avito. Tous les trois aiment Fiora, belle-fille du premier, épouse du second et maîtresse du dernier. On dirait une charade, mais terrible, où se mêlent et se heurtent furieusement les trois amours : conjugal, adultère et même incestueux. Le mari, comme il sied, ne se doute de rien. C’est le beau-père, dont l’âme, à défaut des yeux, clairvoyante et jalouse, découvre la trahison. Tandis que son fils s’en va-t-en guerre, il surprend Fiora près d’Avito. Le bruit des pas d’un fugitif, puis les aveux, bien plus, les défis injurieux de la jeune femme elle-même, achèvent de le convaincre et de l’égarer. Fou de colère, il se jette sur sa belle-fille et l’étrangle. Alors survient ou revient son fils, auquel il explique la chose à peu près en ces termes, bien qu’avec plus de lyrisme : « Elle te trompait, je l’ai assassinée. » Il lui cache d’ailleurs l’autre motif du meurtre, et fait bien. Mais, pour assouvir sa vengeance, le sinistre vieillard s’avise d’un abominable stratagème. Sûr que l’amant viendra dans la chapelle funéraire donner un dernier baiser à l’amante, il verse un poison mortel sur les lèvres de la morte. L’amant vient en effet. Mais après lui vient le mari, le fils. Tous les deux succombent, et cela ne fait pas moins de trois homicides, dont un involontaire, à la charge de ce vieux gredin d’Archibaldo. Avouons qu’il est malaisé pour un dramaturge d’aller plus loin dans l’horreur, et dans l’horreur macabre. Il a même paru que ce dénouement accumulait un peu trop de baisers, et trop divers, sur des lèvres consacrées par la mort.

Il s’en faut que la musique (et nous ne le lui reprocherons pas, au contraire) égale ce drame en violence. Elle se garde heureusement de la brutalité, voire de la grossièreté, où s’abandonnent et semblent parfois se complaire les maîtres ou les représentans de ce qu’on appelle le « vérisme » italien. Mais, sans aller aussi loin, surtout sans descendre aussi bas, que dis-je, en s’élevant, et par l’élévation même, on eût aimé que cette musique atteignit au lyrisme. Il est trop rare qu’elle en approche. Il n’arrive guère qu’elle nous émeuve ou seulement qu’elle nous touche. La partition de M. Montemezzi manque de ce don ou de cette vertu pour ainsi dire nationale, et qui, lors même qu’elle n’impose pas certaine musique italienne à notre admiration, peut la recommander à notre indulgence : nous voulons parler de la sensibilité. Pathétique modérément, l’œuvre n’est pas davantage originale. Telle ou telle influence y est reconnaissable : entre autres, ou plus que toute autre, celle de Wagner.

Mais que voulez-vous ? Qui saurait aujourd’hui, sans nous rappeler le signal d’Isolde, représenter, accompagner au moins en musique, ou par la musique, une femme agitant son écharpe dans la nuit ! Ici (nous pensons à la grande scène d’amour du second acte entre Avito et Fiora), il n’y a pas de wagnérien que les gestes, et durant la période du duo qu’on peut qualifier d’assise, vu l’attitude des deux partenaires, c’est la musique même qui se développe, et, pour ainsi dire, évolue dans l’orbite sonore du fameux duo de Tristan. Ailleurs, elle paraît s’être proposé d’autres modèles, ou plutôt n’avoir pu se soustraire à d’autres souvenirs. Il n’en est pas moins vrai que, dans l’ensemble, par la tenue générale et par le style, une telle œuvre se distingue de certaines autres, venues du même pays et reçues dans le nôtre avec trop de faveur. S’il fallait marquer d’un seul mot le caractère dominant et le genre propre de la musique de M. Montemezzi, comment l’appellerait-on ? Symphonique ? Assurément non. Mélodique ou vocale ? A peine davantage. Ses qualités sont plutôt de l’ordre verbal, ou, si l’on veut, oratoire. Elle chante moins volontiers, moins bien aussi, qu’elle ne parle. Son principal élément, son mérite le plus sensible, le meilleur enfin d’elle-même, il faut peut-être le chercher dans la déclamation et le discours.

L’interprétation fut supérieure à l’œuvre. La compagnie Boston-Londres nous aura donné de beaux exemples et de nobles plaisirs. Dans la représentation de l’Amore dei tre re, dans cette représentation individuelle et collective, pittoresque et plastique autant que sonore, rien en vérité ne fut à reprendre. La voix et le chant de Mme Edwina (Fiora), ses mouvemens et ses attitudes, enfin toute sa personne physique et musicale a quelque chose de souple, de vif et de brillant, quelque chose aussi de distingué, voire d’un peu étrange, le signe enfin de ce qu’on pourrait, même en parlant d’art, appeler le sang ou la race. On sait que M. Vanni Marcoux (l’aveugle) ne possède pas ce qu’on appelle une bonne voix. On le sait, mais on l’oublie, car de cette voix médiocre, il est impossible de se mieux servir. En outre, le comédien ou le tragédien, chez ce remarquable artiste, égale ou surpasse le chanteur. C’est une magnifique voix de ténor, égale et pure, toujours agréable, souvent émouvante, que la voix de M. Ferrari-Fontana (Avito). Et puis, — heureuse rencontre ! — une intelligence musicale et dramatique anime, gouverne et modère cette voix. Rendons entière justice à nos visiteurs étrangers et remercions-les. En leur équipe véritablement exemplaire, les groupes sont dignes des personnalités. Nous avons ouï des chœurs aux voix fraîches, qui chantent juste, en mesure, et nuancent leur chant. J’ai beaucoup aimé la direction juvénile, ardente et vivante, souple, mais exacte aussi, du chef d’orchestre, M. Moranzoni. Grâce à lui sans doute, rien ne flotte ou ne traîne, tout est en place et d’aplomb, et l’on admire que tant d’élémens divers : premiers sujets cosmopolites, chœurs américains, orchestre français conduit par un chef italien, puissent former un ensemble harmonieux.


Peut-être vous rappelez-vous cette phrase de Renan : « L’intention de l’univers est généralement bienveillante. » On ne saurait douter qu’aujourd’hui l’univers, au moins l’univers sonore, soit animé d’intentions contraires. La musique de notre temps affecte un caractère agressif et méchant. Rien ne lui manque autant que l’agrément et la grâce, la volonté d’être aimable et le désir de charmer. Si vous souhaitez savoir où veulent en venir ces considérations générales et préalables, apprenez que plutôt elles nous viennent de deux œuvres, selon nous inégalement déplaisantes, mais déplaisantes l’une et l’autre : Scemo, l’opéra de M. Alfred Bachelet, et le ballet récent encore, déjà fameux et fameusement discuté de M. Igor Stravinsky, le Sacre du Printemps.

Il paraît que, l’an dernier, le spectacle de ce ballet avait mis en joie une grande partie du public : joie ironique, expansive, dont les éclats empêchèrent, dit-on, la musique d’être entendue. On a pu l’entendre cette année, deux ou trois fois, privée ou débarrassée de la fâcheuse mise en scène, et jouée par l’orchestre nouveau que réunit et dirigea, dans la salle du Casino de Paris, M. Pierre Monteux. L’audition toute seule a ravi bon nombre d’auditeurs. Il en est d’autres, — dont le nombre également n’est pas médiocre, — qu’elle a plutôt effarés. Pourquoi ? D’abord, avant que la chose commençât, un auditeur au courant et désireux de préparer son voisin, lui disait : « Vous allez voir. C’est très curieux, très puissant. Tenez, c’est un peu comme si l’on recevait des coups de poing. » Il y a du vrai, et cette analogie compte parmi les raisons qui déterminèrent chez quelques-uns, dont le voisin de notre connaisseur, une impression très forte, sinon très agréable.

Quand Borodine écrivait : « Nous autres Russes, ours blancs, mangeurs de chandelles, » assurément il se calomniait lui-même, ainsi que ses contemporains ; mais il ne faisait que médire, à l’avance, de certains de ses successeurs. Le Sacre du Printemps nous paraît quelque chose de barbare, un effort à l’encontre, ou plutôt une chute au-dessous de la civilisation musicale. Nous saluons ici l’avènement de l’incohérence dans l’ordre intellectuel et, dans l’ordre purement sonore, de la laideur. Il nous semble assister au bouleversement de la musique entière, à la ruine de chacun de ses élémens, à la perversion de sa nature même. Tout est en butte ici, tout est en proie. En cette œuvre, ou de cette œuvre, il n’y a rien qui nous soit, ne disons pas sympathique, mais seulement saisissable : ni la pensée, ou la mélodie, ni le rythme, ni la mesure, l’harmonie pas plus que l’instrumentation. Nous croyons nous trouver devant un livre, un poème, si l’on veut, écrit dans une langue étrangère, dont le texte nous échappe et dont les caractères mêmes nous paraissent affreux. Entre cet art et nous, rien de commun. Ce genre, cette « catégorie » musicale est en dehors, ou plutôt (soyons humble) au-dessus de notre façon de concevoir la musique et de notre faculté de la percevoir.

Ainsi notre esprit ne sait où s’arrêter, où se prendre. Il s’en irrite, il en souffre. Et son tourment n’est rien auprès du supplice que notre oreille endure. L’épreuve est pire encore pour nos sens que pour notre raison. L’harmonie et l’orchestration, le groupement des notes et celui des timbres, tels sont les deux élémens ou les deux formes de notre martyre. Un journal imprima dernièrement, au lieu du « Sacre, » le « Sabre » du Printemps. Il n’eut pas tort. Dans cette « coquille » il y avait une perle, tant il est vrai qu’une telle musique est rigide, blessante, et qu’elle fait mal. Tout extérieure, assure-t-on (et déjà ce ne serait point à sa louange), elle ne se propose que d’imiter ou de décrire les dehors ; elle ne veut être musique ni par les idées, ni par les sentimens. Mais par les sensations mêmes elle nous paraît le contraire de la musique : l’anarchie des bruits, au bleu de la hiérarchie des sons. Un matin qu’on répétait l’œuvre de M. Stravinsky, la salle était à peu près vide et de rares auditeurs écoutaient en silence. Au dehors vint à passer un tramway, puis un autre encore, sonnant à pleine trompe. Mais quoi ! Leurs appels entrèrent tout naturellement dans l’universelle dissonance et n’y parurent point déplacés, ou seulement imprévus.

La musique est décidément le plus libre de tous les arts. Que ne nous parle-t-on de son obéissance à la loi des nombres ! Rien de plus facile, pour un musicien, que de l’y soustraire et, sinon de modifier les rapports mathématiques entre les sons, de se comporter au moins comme si les dits rapports n’existaient pas. Tandis que l’architecture de pierre est préservée par le fil à plomb et la perpendiculaire de certaines excentricités, qui sauvera du porte-à-faux l’architecture sonore ? Il y a quelque trente ans, un de nos confrères en critique musicale, un de nos doyens, un de nos « maîtres, » nous demandait avec ingénuité : « En quel ton l’école moderne écrit-elle pour le quatuor ? » Il n’est pas impossible qu’un jour ou l’autre une école de plus en plus moderne écrive, non seulement pour le quatuor, mais pour l’orchestre entier, en plusieurs tons, en tous les tons à la fois. Et cela fera dans la polyphonie instrumentale une révolution près de laquelle les audaces d’un Stravinsky paraîtront jeux de petits enfans. Enfin, et pour dire toute notre pensée, puisque l’avenir n’est à personne, il se peut aussi que le Sacre du Printemps soit dès à présent un chef-d’œuvre, et qu’avant dix années il nous paraisse tel à nous-même. Alors ? Alors le plus sage serait peut-être, non pas de réserver notre jugement, mais d’y contredire, tout de suite, et de prendre, cette fois comme bien d’autres, nos répugnances actuelles pour la preuve anticipée et la garantie la meilleure de nos futures admirations.


Une des « charges » portées au « cahier » qui régit notre Opéra national, consiste dans la représentation, périodique autant qu’obligatoire, d’une œuvre composée par un « prix de Rome. » L’avancement, pour cette sorte d’ouvrages, se règle peut-être au choix, ou à l’ancienneté, à moins que ce ne soit au hasard. Dans la dernière hypothèse, il se pourrait, comme dit la chanson, que « le sort tombât sur le plus jeune. » Tel ne fut pas le cas cette année. Le compositeur de Scemo doit être revenu de Rome depuis quelque vingt ans.

Scemo, c’est encore une histoire d’aveugle, et d’aveugle amoureux, mais d’un jeune aveugle, d’un aveugle corse, et qui perd la vue au second acte du drame seulement. Lazzaro, surnommé Scemo, est un brave et pauvre garçon, un peu singulier, un peu contrefait aussi, qui vit retiré dans la montagne, au-dessus du village. Pour seul plaisir, il a sa flûte et ses chansons ; pour toute beauté, ses yeux, des yeux étranges, que les gens d’en bas accusent de jeter des sorts. Ils ont charmé, ces yeux et ces chants, le cœur de la jolie Francesca. Charme innocent, pur amour, que l’époux et le père de Francesca n’en ont pas moins résolu de punir. Ils montent ensemble à la cabane de Lazzaro. Ils l’accablent d’injures et de coups. Ils le tueraient même, s’ils ne craignaient, après sa mort, et contre ses meurtriers, l’influence fatale du jettatore.

Aussi bien, le vieux père en sera bientôt, ou s’en croira victime. La nuit venue, il est saisi par un vague et superstitieux effroi, qui se change très vite en convulsions, délire, apoplexie, dont il meurt. Aussitôt la voix publique accuse Scemo, non seulement de maléfice, mais-de meurtre. Le village entier se lève contre lui. On le prend, on l’attache au tronc d’un arbre, on va le brûler vif, et le feu sera mis au bûcher par la main de l’épouse elle-même, que contraint et conduit la main vengeresse de l’époux. Mais à ce moment, par un effort désespéré, Scemo rompt ses liens. Puis, d’un mouvement encore plus tragique et moins prévu, plus inutile surtout, il se crève les yeux, ces yeux funestes, d’où tant de maux sont venus.

Pour la femme et pour le mari, sinon pour l’autre, il semble d’abord que cette atroce péripétie ait arrangé les choses. Malade longtemps, d’émotion et d’horreur, Francesca revient à la santé. C’est la veille de Pâques, et, dans la maison, sur la place, parens et amis célèbrent la fête de demain et la guérison de la jeune femme. Mais son corps seul est guéri, non son âme. Ses lèvres ne se rouvrent que pour répéter le nom et les refrains de Scemo. Du coup, toute la rage du mari s’est réveillée. Il s’élance, résolu cette fois au meurtre, sur le chemin de la montagne. Là-haut, dans une grotte, nourri par un brigand du maquis, l’aveugle a repris sa vie plus que jamais solitaire et douloureuse. Il pleure, il gémit, il atteste aux échos la pureté de ses tristes amours. Au moment de le frapper, sans défense, l’ennemi qu’il n’a pas vu venir s’arrête, et brusquement s’attendrit. Alors commence, — et se prolonge, — entre les deux hommes, un combat de générosité, chacun voulant céder, ou laisser à l’autre la femme qu’ils aiment tous deux. Le mari disparaîtra pour jamais. Il s’éloigne et déjà, par ses soins avertie, voici que revient Francesca. Libre désormais, elle veut partager le sort de Lazzaro. Mais Lazzaro, se sacrifiant à son tour, lui jure, d’une voix brisée, qu’il ne l’aime pas, qu’il ne l’aime plus, et, le croyant, ou feignant de le croire, héroïque elle aussi, la jeune femme redescend vers le village, vers le foyer, vers l’époux.

Musique sérieuse, et solide, et savante par-dessus le marché ; musique sincère, cela ne fait aucun doute ; musique d’un musicien qui sonnait, comme on dit, — en deux mots horribles, — son métier, ou son affaire ; honorable besogne, résultat malaisé (du moins en apparence), d’un labeur qui dut être rude, on ne saurait assez prodiguer à l’œuvre de M. Bachelet et au consciencieux ouvrier de cette œuvre toutes les formules par où se traduisent l’estime et le respect. Mais l’admiration, et surtout l’émotion, fût-ce la sympathie, c’est autre chose.

« Vois-tu, » nous disait volontiers Gounod, « la musique est en train de devenir irrespirable. » Il disait bien, et la suite des temps n’a que trop justifié son dire. Nous étouffons de plus en plus. Un Scemo n’est certes pas fait pour nous donner de l’air. Nous avons rarement entendu quelque chose d’aussi compact et d’aussi lourd, quelque chose qui nous inflige avec un tel parti pris la sensation de l’encombrement, de l’entassement et de la surcharge. Il semble que, dans un seul opéra, craignant de manquer une occasion peut-être unique, le compositeur ait accumulé tout ce qu’il sait, tout ce qu’on sait aujourd’hui, tout ce qu’on peut, tout ce qu’on ose, et même davantage. A celui-là nulle combinaison, nulle complication ne fait peur. La sobriété, la simplicité, voilà ses moindres défauts. La brièveté n’est pas non plus son fait. Montre en main, Scemo dure moins que tel ou tel autre ouvrage. Pour l’esprit et pour l’oreille, cela n’en finit pas. Interminable est la scène du dernier acte, où les deux hommes se passent, et se repassent, et se prennent, et se rendent l’objet commun de leur amour et de leur sacrifice mutuel. Les plaintes et complaintes de Scemo n’ont pas de bornes. Et puis, faute de proportions, il arrive que tout en cette œuvre passe au premier plan, ou s’y pousse. Pour faire danser et chanter une poignée de villageois, quel besoin de cet universel branle-bas ? Ah ! la polyphonie, la polyphonie, qui viendra la réduire ! Qui rétablira l’ordre et la mesure, la sagesse, et par momens le silence, dans la cohue indocile et tumultueuse en vain des instrumens déchaînés ! Comme dit Œnone à Phèdre éperdue : « Quel fruit espérez-vous de cette violence ! » Quel besoin de tout exagérer, de tout exaspérer ! La scène des yeux crevés parut à cet égard le comble de la frénésie. Elle remémora plaisamment à quelques auditeurs une vieille « charge » d’Henry Monnier, où l’un des personnages rapporte l’effet produit un jour par le célèbre chanteur Dérivis dans l’Œdipe à Colone, de Sacchini : « Quand il en vint à ce passage : Mes yeux souillaient In lumière céleste, Ma main les arracha, l’émotion fut telle, que trois dames s’évanouirent, dont un oculiste. » La scène de Scemo ne sembla pas indigne d’une aussi flatteuse consécration.

Tout de bon, sur cette musique, ou contre elle, il y aurait trop à dire. Massive, indigeste pour l’esprit, qu’elle accable, elle n’est pas moins cruelle à l’oreille, qu’incessamment elle offense, elle irrite. L’ouïe autant que l’entendement, tout en nous souffre d’elle ou par elle. On ne cesse de nous répéter : « Estimez, admirez l’effort du musicien ! » Mais notre effort, à nous-même, il serait temps aussi de le considérer, et de le plaindre. Nous commençons d’en ressentir à la longue la fatigue, et la fatigue vaine. Au dedans, au fond d’une telle œuvre et de vingt autres qui lui ressemblent, sous l’appareil, et l’étalage, et l’embarras du dehors, nous craignons fort qu’il n’y ait rien. Nous avons lu quelque part cette remarque de Verdi : « Dans la musique, il y a la mélodie, il y a l’harmonie, il y a le contrepoint, il y a l’orchestration. Et puis, et surtout, il y a la musique. » Ce qui veut dire, entre beaucoup d’autres choses : « Il y a le sentiment, l’émotion, qui, de l’âme de l’artiste, passe directement en des formes sonores et les anime. Il y a, sur cette âme d’abord, et par elle ensuite, sur la nôtre, l’impression de l’humanité, de la vérité, de la vie. » La plupart de nos musiciens aujourd’hui ne sont malheureusement pas musiciens de cette manière. Et voilà pourquoi, dirait Shakspeare, ils n’ont pas de musique en eux.


Il en avait, le grand Italien que nous venons de nommer, et dont la troupe anglo-américaine des Champs-Elysées a brillamment représenté l’avant-dernier chef-d’œuvre : cet Otello, que Verdi lui-même nous reprochait naguère, en souriant, d’avoir « vu trop couleur d’or, » et qui, depuis trente ans bientôt, n’a rien perdu de son éclat. Deux pages seules y ont vieilli, qui d’ailleurs ne furent jamais très jeunes : le serment des deux hommes à la fin du second acte, et le finale du troisième acte, un peu suranné comme ensemble, malgré la valeur et la nouveauté de certaines parties.

Avec un Otello, voyez-vous, après un Scemo, tout change. On quitte les régions de l’artifice laborieux et contraint pour le royaume de l’art libre et pur. On passe des ténèbres au jour. Par l’intelligence et par l’âme, on entre véritablement dans l’ordre des choses tout à fait hautes. Auprès d’Otello, Falstaff excepté, qui le surpasse encore, quelle œuvre nommerez-vous, depuis vingt-cinq ou trente ans, qui soutienne ce voisinage ? En quel opéra, de quel pays, trouverez-vous au même degré ces trois élémens dont nous parlions, et sans lesquels, au théâtre surtout, il n’y a pas de musique : l’humanité, la vérité et la vie ! Ah ! celui-là, — c’est Verdi, que nous voulons dire, — devant un drame, devant une situation, devant une phrase ou seulement un mot, ne s’est pas travaillé, torturé, pour y plier, pour y rompre la musique indocile et rebelle. Mais en lui, hors de lui, la musique a jailli d’elle-même, forme sensible, signe éloquent et fidèle du sentiment ou de la passion qui l’avait provoquée.

Nombreux et variés sont les points de vue d’où l’on peut regarder la partition d’Otello. Autant que l’évolution et le progrès du génie, à l’âge accoutumé de son déclin, elle en atteste la constance et l’identité. Boito, sous une forme pittoresque, a dit vrai : « Verdi n’a cessé de monter, sur ses propres épaules. » Son renouveau n’a rien eu d’un renoncement, encore moins d’une contradiction. Plus d’un caractère de l’œuvre serait à rappeler encore. Entre autres, peut-être avant tous les autres, l’entière indépendance à l’égard de l’idéal et du style wagnérien. Ce n’est pas la moindre joie qu’Otello nous donne, d’entendre un opéra tout entier absolument libre, absolument pur du leitmotif. Il nous semble aussi, et même il fait plus que nous sembler, que l’éternel problème du rapport entre l’orchestre, ou la symphonie, et la parole, ou la voix, reçoit une solution plus juste et plus harmonieuse dans Otello que dans le drame wagnérien, et cela sans que la psychologie musicale y perde rien de sa force et de sa profondeur, de sa délicatesse et de sa variété.

On a beau dire, — et cet « on »-là n’est pas le premier venu, — que l’expression, ou la sensibilité, n’est pas l’affaire de la musique, ce sera toujours à leur vertu de nous émouvoir que, même en musique, nous reconnaîtrons les chefs-d’œuvre, les vrais, les grands. C’est à ce titre aussi que nous avons salué naguère et que nous saluons encore un chef-d’œuvre dans l’Otello de Verdi. La musique y a tout exprimé, le dehors et le dedans, l’action extérieure, que d’aucuns aujourd’hui lui prétendent interdire, et l’autre, son domaine éternel, infini, celle-là, cette action purement intérieure, qui tantôt se ralentit et tantôt se précipite, mais ne s’arrête jamais sur le théâtre changeant qu’est l’âme de chacun de nous.

Verdi les a manifestées l’une et l’autre, ces deux actions, tantôt dans la plénitude de leur puissance, tantôt jusque dans leurs moindres, leurs plus secrets et leurs plus subtils mouvemens. L’orage du premier acte, la scène de l’ivresse, la rixe entre Roderigo et Cassio et le tumulte général qui s’ensuit, autant d’épisodes qu’une vie intense anime, où, sans retarder la marche du drame, ou sa course, la musique se développe et se déploie.

Mais surtout la musique de Verdi n’avait jamais encore, avant Otello, si bien compris et pratiqué la fameuse maxime qu’on donnerait volontiers pour devise à la musique entière : « Tôt ou tard, on ne jouit que des âmes. » Jouissance ou joie purement spirituelle, la plus haute et la plus profonde que puisse nous procurer l’art véritable, c’est de cette joie que la musique d’Otello, par la révélation des âmes dont elle se fait l’interprète, remplit et ravit nos propres âmes. Otello, Iago, Desdemona, Verdi nous les découvre et nous les livre tout entiers, aussi vivans par les sons, qu’ils vivent, dans Shakspeare, par les mots. Présente, sensible partout, leur vie musicale a cependant des degrés inégaux et des modes divers. Tantôt elle s’emporte et se donne carrière ; alors ce sont de longues périodes et des effusions magnifiques. Tantôt elle se renferme, elle se cache en quelques mesures, en quelques notes, mais où l’infini de la pensée et du sentiment semble tenir. Que d’exemples ne pourrions-nous pas citer de cette expressive discrétion, de cette sobriété toute-puissante ! Ce serait certaine réponse du More à Iago, qui vient de lui décrire le mouchoir soi-disant donné par Desdémone à Cassio : « È il fazzoletlo ch’io le diedi, pegno primo d’amore ! Le mouchoir que je lui donnai, premier gage d’amour ! » À des accès de fureur, et déjà presque de folie, succède ici une faible plainte. Et si douce, et si lasse ! Sur une harmonie qui s’ouvre et tarde à se refermer, sur une dernière note qui monte et reste suspendue, on dirait que la voix et l’âme s’arrêtent ensemble devant tout ce passé, tout cet amour et tout ce bonheur, dont le tissu léger était le symbole, et qui s’est envolé, pour jamais, avec lui. Faut-il un autre exemple du prolongement extraordinaire et comme de la portée immense qu’un accord, une modulation, et la plus simple, peut donner à la moindre parole ? « E tu, » dit tout bas Otello mourant à Desdemona morte, « E tu, corne sei pallida ! E mutai E stanca !… E bella ! Et toi, comme tu es pâle ! et muette ! et fatiguée !… et belle ! » Ici encore, après le redoublement précipité des premiers mots, la voix, deux secondes à peine, hésite. Puis, sur le dernier, longuement, douloureusement, elle se pose et se repose. Et c’en est assez pour que devant nous se découvre, avec l’infini de la beauté, celui de la douleur.

Verdi, quand Otello parut, avait soixante-quatorze ans. Il en avait quatre-vingts lorsqu’il donna Falstaff. Sur la tombe du maître on aurait pu graver la belle parole du Psalmiste : « Ascensiones in corde suo disposuit. Pour s’élever, il a disposé des degrés dans son cœur. »

L’exécution d’Otello fut insigne. La voix de Mme Melba garde encore beaucoup de fraîcheur et de limpidité. Son chant, ou son style, en maint passage, n’eut pas moins de charme que sa voix. M. Ferrari-Fontana jouait Otello, et M. Vanni Marcoux Iago. Voir, en ce qui les concerne, ce que nous écrivions d’eux à propos de l’Amore dei Ire te : avec cette réserve, ou plutôt cette addition, que la supériorité de l’œuvre lit encore mieux paraître celle des interprètes. Pour les chœurs, pour l’orchestre et son chef, même observation.


L’Opéra-Comique vient de représenter un opéra-comique, un vrai : Marouf, savetier du Caire. Enfin on respire ! La musique de M. Henri Habaud est délicieuse de grâce et de légèreté, d’esprit et de poésie. Nous en parlerons le mois prochain.

Nous ne pouvons rien dire des ballets russes, ou russo-allemands, qui se donnent actuellement sur la scène de l’Opéra : pas plus de la Légende de Joseph, de M. Richard Strauss, que de l’Oiseau de feu, de Petrouchka et du Rossignol, trois ouvrages de M. Igor Stravinsky, tout autres, paraît-il, que le Sacre du Printemps. Chaque année, faute d’y être convié, nous devons renoncer à ces fêtes, à ces pompes et à ces œuvres.


CAMILLE BELLAIGUE.