Revue musicale - 31 mars 1908

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Revue musicale - 31 mars 1908
Revue des Deux Mondes5e période, tome 44 (p. 696-708).
REVUE MUSICALE


THEATRE DE L’OPERA-COMIQUE : La Habanera, drame lyrique en trois actes, paroles et musique de M. Raoul Laparra. — THEATRE DE L’ODEON : Ramuntcho, pièce en cinq actes, de Pierre Loti, musique de M. Gabriel Pierné. — CONCERTS COLONNE : Oméa, de M. Arthur Coquard. — CONCERTS CHEVILLARD : Prométhée triomphant, poème de M. Paul Reboux, musique de M. Reynaldo Hahn. — Mme Mysz-Gmeiner.



Dans une villa romaine est le titre de deux mélodies, ou lieder, de M. Raoul Laparra. L’une est dans le style d’un menuet ancien. L’autre, plus moderne, d’un charme subtil et pénétrant, chante, un peu comme en rêve, et sur des accords eux-mêmes chantans,


Quelque endroit où toujours
Soient les nuits très sereines
Et lumineux les jours,
…………
Un jardin, de l’espace
Calme, la douce odeur des pins sur la terrasse…


Sur la page de couverture, une main fraternelle a crayonné l’angle d’une pelouse, une allée bleuissant au clair de lune et, contre une charmille de buis, un hermès de marbre. Dessin, poésie et musique, c’est un coin des beaux lieux, — il n’en est pas de plus beaux au monde, — dont les deux frères, l’un peintre et l’autre musicien, furent les hôtes tour à tour. C’est la villa Médicis, « la Villa, » comme on dit là-bas entre Français de Rome ou Romains de France. C’est là qu’il y a trois ou quatre ans j’ai connu, et tout de suite reconnu pour un musicien dramatique, le jeune musicien de la Habanera.

Je le rencontrai d’abord chez un de ses camarades. On dînait gaiement dans l’atelier aux murs blancs de chaux, tendus çà et là de ces tapis de laine rugueuse que tissent les paysans de la Sabine. Des bougies, des lanternes de papier éclairaient le repas. On parla de tout, même de musique, et d’un opéra d’Amphitryon, d’après Molière. L’auteur avait commencé de l’écrire, l’été, dans une des îles de l’Archipel. Était-ce Naxos, ou Délos, je ne sais. Mais j’entends encore de poétiques récits : le premier abord de ces rives fameuses et l’accueil d’un vieillard saluant le jeune étranger par ces mots homériques : « Que font les rois et y a-t-il encore des guerres ? » Puis c’était le travail parmi les ruines éclatantes, et l’écritoire, le papier à musique posé sur le tambour écroulé d’une colonne de marbre. Je me souviens aussi d’une partie de chasse, en mer, et d’une mouette blessée à mort et sanglante, que ses compagnes escortaient de leur vol, pour la pousser, la sauver peut-être, avec le vent de leurs ailes.

De l’Italie autant que de la Grèce, je trouvais, dans les propos de l’artiste, et l’intelligence et l’amour. Il était de ceux, très rares, qui savent non seulement regarder, mais écouter Rome : car elle a comme son visage, sa voix. Ainsi j’espérais beaucoup du jeune musicien et, sans rien connaître encore de son œuvre, il me plaisait d’imaginer ce que pourrait donner une sensibilité aussi vive, lorsque, au lieu de se traduire en paroles, elle s’exprimerait par les sons.

Je ne tardai guère à l’apprendre. Le jeune homme bientôt me pria de venir écouter un drame lyrique dont il avait écrit, sur un sujet espagnol, le poème et la partition. C’était au fond des jardins de l’Académie, en un pavillon retiré qu’on nomme San Gaetano. Nous avons passé là bien des heures, lisant et relisant ensemble cette Habanera qui tout de suite m’avait frappé. Heures brillantes du jour, surtout de certaines après-midi de dimanche, où les rumeurs d’une foule italienne, allant et venant sous la fenêtre, se mêlaient à la vie populaire de l’Espagne évoquée par les sons ; heures étrangement silencieuses des minuits romains, où le sombre éclat de cette musique paraissait plus sombre encore. L’œuvre peu à peu me devenait familière. J’en goûtais chaque fois davantage la force et le relief, la couleur et la vie. Aussi, réalisée au théâtre, ne m’a-t-elle point surpris. Elle m’a déçu moins encore, et je n’ai fait que sentir mieux, éprouvées par le temps et plus sûres, les raisons que j’ai de l’aimer.

Rien n’est moins que ce drame, sommaire et vigoureux, une pièce bien agencée et selon les règles. L’action et la passion concentrée y tiennent lieu de métier. Même il y règne un ton général, un parti pris de tristesse, d’horreur, — sans parler de la violence, — qui ne saurait plaire aux amateurs d’un art seulement agréable, du théâtre où tout s’arrange et des histoires qui finissent bien.

Celle-ci commence très mal, et tout de suite. A Burgos, ou aux environs, dans un vieux palais en masure changé, vivent des paysans : le père, aveugle, et ses deux fils, Ramon et Pedro. Pedro, le plus jeune, aime Pilar, qui l’aime. Ils se marient ce soir. Mais, pour la fiancée de son frère, Ramon est possédé lui aussi d’un secret et furieux amour. Tandis que, pour fêter les épousailles, on chante, on danse au dehors, il reste à se dévorer le cœur, fixant un œil farouche sur le couteau dont il a résolu de se tuer. Bientôt survient Pilar, joyeuse, avec son novio. Leurs propos, leurs baisers, ont vite achevé d’exaspérer Ramon et changé son dessein. Demeuré seul avec Pedro, il s’emporte, s’affole, et c’est entre les épaules de son frère qu’il plante le couteau. Déjà, toujours au dehors, s’entendent les premières mesures d’une habanera. Elles accompagnent l’agonie et la malédiction du mourant. « Si dans un an, » râle-t-il, « tu n’as pas avoué ton crime, alors, aux sons de cette même habanera, tu me verras revenir et je prendrai Pilar avec moi dans ma tombe. » Il expire, et Ramon se cache. Soudain rentre la jeune fille, étonnée que Pedro ne l’ait point suivie. A ses cris, on accourt, on appelle Ramon et, devant le cadavre, l’aveugle arrache au meurtrier, que nul ne soupçonne, le serment de Venger le mort. Voilà le premier acte. C’est le plus gai.

Le second est le plus original, et saisissant. Un an moins un jour a passé depuis le crime. Le soir, dans le patio que bleuit la lune d’automne, on se souvient, on pleure. Auprès d’un brasero, l’aveugle est assis entre Pilar et Ramon, fiancés à présent, et qui, demain, porteront les fleurs d’anniversaire à la tombe de Pedro. Un peu plus loin, des voisins, des amis, forment des groupes sombres et parlent tout bas du mort. Le moindre bruit, un souffle, trouble Ramon et l’épouvante. Voici que des plaintes, puis des coups à la porte redoublent sa terreur. On ouvre, malgré lui. Ce sont trois vieux mendians, aveugles aussi et joueurs de guitare. On les accueille, on leur donne à manger et, quand ils ont vidé leurs écuelles, pour prix de l’aumône, peut-être aussi pour rompre le funèbre sortilège de la nuit, filles et garçons demandent à grands cris une danse. « Une jota ! Une aragonaise ! M — « Non, répond l’un des pauvres, une habanera. » A peine l’attaquent-ils, que le fantôme de Pedro parait. Doucement entraîné par Pilar, qui veut le calmer, le guérir, Ramon a beau se débattre, il danse, il danse éperdument sous le regard du spectre à lui seul visible, sous son mauvais rire, sous sa menace atroce et son ordre renouvelé de tout dire avant le soir de demain.

Troisième acte : ce soir-là, dans le cimetière et sur la tombe où Pilar a voulu venir demander au mort indulgence et bénédiction pour son nouvel amour. Mais tandis que la douceur des lieux la pénètre, Ramon, lui, n’en ressent que l’effroi. Les prières, les chants qui la charment, le torturent. Jusque dans le psaume des trépassés il retrouve le rythme vengeur et la mélodie implacable. La nuit vient. Il veut, il va crier son crime et son remords. L’aveu s’étrangle dans sa gorge. Cependant Pilar s’incline, gagnée par une étrange langueur, et sur la dalle funèbre elle s’endort à jamais, tandis que, pour jamais aussi, la raison perdue et les yeux fous, Ramon s’éloigne en balbutiant des lambeaux de la habanera.

Musicien dramatique, avons-nous dit, voilà ce qu’est avant tout le musicien de ce drame. Il est cela d’instinct et de nature. Il l’est sans effort, sans recherche comme sans relâche, et le premier acte de son œuvre en donne tout de suite un témoignage éclatant. Une vie intense, — excusez l’apparente contradiction des termes, — anime toute cette histoire de mort. Et cette vie n’a jamais rien de factice, je dirais, si je n’osais, de « plaqué. » La musique ne la surajoute point, après coup, au drame. Celui-ci plutôt semblerait, tellement la musique s’y adapte, y adhère, avoir été conçu, être né sous la forme ou sous les espèces musicales. Il n’est pas une rencontre, même insignifiante, où les deux élémens se trahissent l’un l’autre, ou seulement se contrarient. Pas une fois il n’arrive que la musique altère, esquive la vérité. Mais ne pouvant, ne devant pas interrompre l’action, qui l’entraîne elle-même à sa suite, ce qu’elle perd en étendue, elle le regagne en profondeur. Elle court, sans doute, mais ce n’est point à la surface. Et puis, véridique, rapide, elle est variée aussi. D’un bout à l’autre du premier acte, tout se précipite ; mais par les mouvemens, par les rythmes, tout se renouvelle. Tout se meut dans l’espace et tout change dans la durée. Une chose surtout, une chose de, théâtre, était malaisée à faire, et le compositeur y a brillamment réussi. Sans monotonie et sans disparate, il a su, pendant un acte presque entier, projeter en quelque sorte le drame visible sur un fond de musique extérieure qui s’y rapporte et s’y soumet. Je sais même un endroit où le brusque passage de l’un de ces deux élémens, ou de l’une de ces deux valeurs, à l’autre, produit un grand effet. Enragé d’entendre les bruits joyeux du dehors, et pour ne les entendre plus, Ramon a fermé rudement la fenêtre. Alors et tout d’un coup, à ces bruits qui de loin ne nous paraissaient guère en effet que des bruits, l’orchestre, c’est-à-dire la musique véritable, riposte par une rauque attaque, et bientôt la voix de Ramon, qui se taisait, commence de chanter. Le contraste est saisissant. Il nous jette, encore une fois, d’un ordre sonore dans un autre, un tout autre, et de ce que la vie a de plus extérieur en ce qu’elle a de plus profond. Mais presque partout ailleurs, avec une mesure parfaite et suivant un juste rapport, les deux forces se combinent et la musique se partage entre le décor et l’action. C’est le cas dans la dernière scène du premier acte. Là se mêlent, en un puissant raccourci, les traits et les touches rapides : les plaintes, les sanglots, la psalmodie funéraire des femmes et même le cri d’un petit enfant. Impossible de mieux conclure, plus vite et plus fort, un acte comme celui-là, vivant exemple de ce que souvent on nomme, d’un vilain nom d’ailleurs, le dynamisme des sons.

Leur beauté statique, c’est-à-dire immobile, apparaît en certaines haltes de ce drame, qui parfois s’arrête et se repose : pendant une bonne partie du second acte et au commencement du dernier. Mais ailleurs même, partout ailleurs qu’en ces relâches heureuses, il ne me semble pas, comme à d’autres, que par le musicien de la Habanera, — je ne parle plus du musicien dramatique, mais du musicien tout court, — la musique jamais ait été sacrifiée. Seulement elle consiste en des élémens peu nombreux, simples, choisis, et le plus grand mal que depuis trop longtemps nous fasse une autre, oh ! tout autre musique, c’est de nous rendre insensibles, que dis-je ! réfractaires à cette musique-là. Pour qu’il y ait musique, on ne devrait jamais l’oublier, il suffit parfois de peu de sons. Mais on traite aujourd’hui cette vérité de mensonge. La recherche, la complication, l’embarras, nous ont ôté le goût et jusqu’au sentiment de la sobriété et de la concision éclatante. Or, c’est peut-être par ces deux derniers mots que se définirait le mieux la musique de la Habanera.

Musicale toujours, elle l’est de toutes les manières, excepté la manière obscure, alambiquée et prétentieuse ; hormis aussi la manière triviale, et même pire, que dans un tel sujet on pouvait redouter. Et puis, encore une fois, tout n’est point en abrégé dans cette musique-là. Il arrive qu’elle se développe et se déploie : d’abord au premier acte, dans un monologue de Ramon commençant par ces mots : « Et c’est à moi que l’on dit : Chante ! » Il est fait, ce morceau, d’un thème bref et très caractérisé par le rythme, par l’appui, la pesée d’une note sur une autre note, celle-ci tantôt plus basse et tantôt plus haute d’un ou deux degrés. Ce n’est qu’un accent, qu’un ictus. Mais bientôt il se fortifie et s’étend. Par son propre mouvement ou par un mouvement contraire, il s’imite lui-même, il se multiplie, et gagnant de proche en proche, il arrive à soulever comme avec un levier de fer, non seulement la voix et l’âme de l’infortuné Ramon, mais l’orchestre même et toute la masse sonore.

Quant au second acte, la musique le remplit, du commencement à la fin, de sa libre effusion. Rien ne s’y attarde, mais rien non plus ne s’y presse ou ne s’y bouscule. C’est une chose tout à fait belle et d’une beauté qui dure, que la triste veillée où se répondent les regrets de Pilar et les remords de Ramon. Traînante et partagée entre les deux voix et l’orchestre, la mélodie a l’air de se blesser, de se brisera chaque note, à des syncopes, à des retards, à des dissonances chromatiques, enfin aux mille obstacles de son nocturne et funèbre chemin. Elle gémit et tout gémit avec elle : les rythmes, les intervalles et les sonorités, le cor anglais éperdu, la harpe aux sons perlés comme des larmes et le violoncelle en sanglots.

Très musical encore, tout ce qui suit : le scherzo lugubre qui sert d’annonce et d’escorte aux trois étranges passans. Toujours la voix dolente du spectre, une voix d’agonie, se mêle à leurs voix. Puis c’est une petite marche, trottinante et sinistre, tout cela faible, grêle, tremblant, et là-haut, par-dessus le concert plus que mélancolique, dominant les complaintes de ténèbres, de misère et de mort, je ne sais quelles notes obstinées, pour sauvegarder la tonalité bizarre, inquiétante, et pour entretenir la sensation du mystère, du malaise et de la peur.

Cette sensation, il semble que la habanera dansée à la fin de l’acte ne dure si longtemps, monotone à dessein et comme éternelle, qu’afin de la prolonger elle-même à l’infini. Je dis : monotone, mais j’ai tort. Il s’en faut que la habanera le soit ici. Lente, balancée avec je ne sais quelle morne élégance, elle se déroule, il est vrai, sur un rythme toujours le même. Mais elle est traversée à chaque instant par un tragique dialogue, tantôt entre le meurtrier et le mort, tantôt entre Pilar apaisante, amoureuse, et Ramon terrifié. Des modulations majeures et mineures, éclatantes et sombres, passent tour à tour, avec des répliques, de tendresse ou d’épouvante, sur le fond de la tonalité, du thème et des harmonies. Ainsi la danse ondule, capricieuse, et mêle en sa beauté chatoyante un peu de lumière avec beaucoup de nuit.

Enfin, au dernier acte même, la musique est fort loin de se laisser étrangler par le drame. J’en atteste la rêverie élégiaque de Pilar sur la tombe de Pedro, la mélancolie et la paix, le souvenir et l’espérance qui s’unissent dans ce chant encore triste, mais déjà consolé. Annoncée par un court prélude avant le lever du rideau, l’expression de cette cantilène est si juste, qu’elle se vérifie en quelque sorte aussitôt le rideau levé, et que ce que nous voyons encore à peine confirme et couronne tout de suite ce que nous venons d’entendre. Très calme et tout unie, de tonalité pure et blanche, la mélodie se développe, à la fois lente et restreinte en son cours. Sans accidens comme sans écarts, ne se composant que de notes graves d’abord et toujours prochaines, elle s’enferme et se recueille entre des accords à demi religieux. Un seul instant, elle s’égaie et rit, sur un rythme à cinq temps, avec des sonorités légères et qui tintent. Mais déjà nous retombons dans l’angoisse et l’horreur. Voici le retour suprême de la habanera. Imprécise et prochaine, plutôt que réellement présente, elle flotte partout, elle devient l’âme et la voix des choses, de la terre et du soir, des pierres et des croix. Elle rôde autour de Ramon avant de l’assaillir et de le posséder pour jamais. Elle se cache, mais se reconnaît pourtant, agrandie et dilatée, jusque dans les chants liturgiques sur lesquels Pilar essaie encore de poser quelques notes d’une exquise, hélas ! et vaine douceur. Mélodies, harmonies, même un semblant de leitmotiv, en vérité si tout cela n’est pas de la musique, de la plus simple, mais de la plus émouvante, je ne sais vraiment pas où nous trouverons de la musique aujourd’hui.

Nous avons analysé des pages. On pourrait citer même des lignes, des mesures, parfois moins encore, et regarder passer, sur cette œuvre changeante, les ombres et les rayons. Le premier acte abonde en savoureux détails. C’est l’adjuration amoureuse de Pedro à Pilar, très brève, très chaude, et qui monte par élans ou par bonds jusqu’au paroxysme sonore. C’est, au courant du dialogue, mainte allusion vive et pittoresque de l’orchestre à ce que disent ou nomment les voix. Entre autres indications de l’auteur, la partition porte celle-ci : « Dans un moment de douceur, une note dont on n’enflera pas le sens, une parole justement dite protégera le caractère concentré de l’œuvre. » De pareils momens, de douceur ou de violence, ne sont pas rares. Un son, rien qu’un, mis à sa place, comme un mot, avec ce mot surtout, n’aura pas moins que lui de pouvoir. Une note unique et très haute, de flûte peut-être, donne la dernière touche au funèbre tableau sur lequel s’achève le premier acte. Au second, les effets du même genre ne manquent pas. « Un an déjà, Pilar ! » et le pâle rayon sonore tombe tout entier sur ce nom. « Oh ! comme le temps passe ! » L’accent rythmique, appuyant sur le dernier mot, le souligne et le prolonge. Une inflexion de la voix, et de la voix nue, à peine ou point accompagnée, prend ainsi des résonances profondes. « Je ne vois que la nuit ! » Cette simple réplique de Pilar à Ramon, et qui voudrait l’apaiser, le trouble davantage au contraire, portant en soi tout le mystère et l’effroi du dehors. Enfin je songe à l’entrée des mendians aveugles. « Trois vieux, » murmure le serviteur qui les guide, et ces deux mots, quand ils tombaient, tremblans, dans le silence de nos veillées romaines, je me rappelle toujours quelle inquiétude, quelle détresse était en eux.

Détails, dira-t-on peut-être, mais détails précieux et qui menaient d’être recueillis. C’est par eux que le drame, très accusé, très concret, s’enveloppe et s’estompe. Ils créent une atmosphère autour de lui et, derrière lui, des lointains. Aussi bien la musique de M. Laparra, sous des dehors éclatans, est quelquefois profonde. Sans jamais cesser d’être celle de la situation, du sentiment ou des personnages, il arrive qu’elle dépasse tout cela. Elle est avec intensité, mais à certains momens elle représente, elle signifie, elle suggère. Taine alors y aurait reconnu la généralité du caractère, un des traits principaux de la véritable beauté. Musique d’Espagne assurément, d’une âpre, sombre et rude Espagne, aussi authentique et plus nouvelle que l’autre, la brillante et la voluptueuse, cette musique est plus que d’un pays et d’une race : elle est de partout, de tous, et sous la couleur locale, elle montre des traits d’humanité. Le chant de Pilar, au début du troisième acte, respire la paix de la tombe et l’éternel repos. La musique du second tableau tout entier nous emmène, bien au-delà du drame particulier, dans le vague et le lointain du mystère, de la mélancolie sans objet et de l’angoisse sans cause. Au lever du rideau surtout, il semble que la plainte funèbre ne commence pas, mais qu’elle est déjà commencée, que depuis longtemps, depuis toujours elle dure et que jamais elle ne cessera. On dirait qu’elle arrive de très loin, non seulement du fond des âges, mais de l’extrémité de la terre, et qu’elle est infinie dans l’espace comme dans la durée. Ici la musique atteint à l’expression du sentiment anonyme, universel, supérieur à tout ce qui le détermine et le personnifie. Elle est la musique par excellence, la musique en soi, qui saisit l’essence même des choses et nous la révèle, dans sa profondeur et dans sa pureté.

Des trois interprètes de la Habanera, le principal n’est peut-être pas le meilleur. M. Séveilhac, un baryton qui débutait par le rôle de Ramon, a de l’intelligence et de l’action dramatique. Mais sa voix est sourde, en dedans, et sa diction manque de relief et de vigueur. Au contraire, il y a de la franchise et de la lumière dans la voix de Mlle Demellier (Pilar) et, comme toujours, en celle de M. Salignac, un accent douloureux et qui mord.

Quant à l’orchestre, la partition nous avertit que « toute mollesse devra s’en écarter. Dans la force, les accens y seront observés avec l’énergie de la danse, qui semble contenir tout le tempérament espagnol. En ce sens, l’exagération ne sera point un défaut et contribuera même à la vérité du caractère.

« Éviter de traîner, même aux mouvemens lents, afin de conserver à l’ensemble une sève toujours en marche, car l’Espagne possède, jusque dans le calme et au plus ardent degré, la vie. »

Voilà ce que le compositeur demandait à l’orchestre. Dirigé par M. Ruhlmann, l’orchestre le lui adonné.

Et M. Albert Carré lui donna sans doute encore plus qu’il ne pouvait attendre, en fait de représentation colorée et plastique. Le patio nocturne du second acte est un chef-d’œuvre de réalisme et de rêve, d’imagination et de vérité.


« Chez les Basques heureux, » dit Pilar à Ramon, rêvant d’aller avec lui, très loin, cacher leurs tristes amours. Les Basques ne sont pas toujours si heureux que cela. Passant du livre au théâtre, le Ramuntcho de Pierre Loti vient d’en faire l’expérience. Mais, de tout ce qu’a perdu le délicieux chef-d’œuvre à ce difficile passage : poésie et couleur, sentimens et sensations, la musique du moins a sauvé quelque chose. Il s’en faut réjouir.

Vous n’êtes pas sans ignorer que le mélodrame moderne (le drame où la musique intervient) a son origine dans ce que les Grecs appelaient la paracatalogé, c’est-à-dire la récitation parlée sur un accompagnement instrumental et mêlée à des morceaux de chant. Aristote s’est demandé pourquoi ce genre a quelque chose de tragique. « Est-ce à cause de l’anomalie ? En effet, le pathétique est irrégulier de sa nature, tant dans l’excès du bonheur que dans le malheur extrême. » Et M. Gevaert, commentant Aristote, ajoute fort bien : « La transition périodique du chant à la parole et de la parole au chant a le pouvoir de remuer la fibre tragique à cause de l’inégalité des perceptions sensorielles, inégalité résultant du mélange des divers moyens d’expression : d’une part succession alternative des intonations indéterminées de la voix parlée et des intonations réglées de la voix chantée ; d’autre part, emploi simultané du langage artificiel des instrumens et du langage naturel de l’être humain[1]. »

Voilà de judicieuses raisons, tirées apparemment de la nature, et par où d’ailleurs un autre genre que le mélodrame, et qui passe aujourd’hui pour le moins naturel de tous, l’opéra-comique, se pourrait aussi justifier. Quoi qu’il en soit, le mélodrame est un genre difficile, au moins pour l’auditeur, contraint, à de certains momens, de se partager entre deux élémens qui le sollicitent ensemble, et chacun à sa façon. Mais c’est un embarras d’où le public se tire d’ordinaire en n’écoutant pas la musique. Tel fut le cas et le malheur, à l’origine, de l’admirable Artésienne, aujourd’hui glorieuse et même populaire. J’entends encore Alphonse Daudet rappelant cette morne indifférence d’autrefois. « Bizet et moi, disait-il, nous avions le sentiment de nous noyer, avec des colliers de pierreries autour du cou. » Le soir au moins de la répétition générale de Ramuntcho, le public a fait à la musique de M. Pierné l’honneur de l’écouter aussi peu que celle de Bizet. Et cela n’est pas de trop mauvais augure.

Il n’y a pas une contrée en France plus digne d’inspirer un musicien que la mélodieuse « Euskarie. » Aucune de nos provinces n’est plus riche de chants plus originaux et plus colorés. Les Basques font une place à la musique, à leur musique, dans leurs fêtes et leurs jeux, dans les cérémonies et jusque dans les moindres démarches de leur vie de chaque jour. Leurs cantiques d’église ont une étrange et souvent amère saveur. Autour du foyer, l’hiver, l’été sur la place du village, des rapsodes populaires improvisent en se répondant. Ramuntcho, revenant au pays, chantait « une de ces plaintives chansons des vieux temps qui se transmettent au fond des campagnes perdues, et sa naïve voix s’en allait dans la brume ou la pluie, parmi les branches mouillées des chênes. » Pendant la partie de pelote, debout contre le fronton de pierre, le marqueur ne se contente pas d’appeler et d’inscrire les coups : il les chante et les module longuement, d’une traînante voix. Le soir enfin, si vous suivez le cours de la rivière ou la pente du vallon, vous entendrez peut-être monter des eaux ou descendre de la montagne l’étrange mélopée nationale, le cri plaintif et sauvage de l’irrintzina.

Ces élémens nombreux, et précieux, M. Charles Bordes, qui les connaît mieux que personne, les employa naguère dans sa Rapsodie basque et dans un opéra malheureusement inédit, Les trois vogues. Au contraire, en ses Pêcheurs de Saint-Jean, bien que ce Saint-Jean fût de Luz, M. Widor s’en est abstenu. M. Pierné, mieux inspiré, n’a presque pas cherché pour sa musique d’autre fond ou d’autre trame.

Nous disons : presque pas. Çà et là nous sentons en effet poindre et fleurir une mélodie où se reconnaît l’invention personnelle et délicate du musicien. Par exemple, ce sont les cantilènes, pleines de tendresse et de pureté, qui flottent la nuit sur le jardin de Gracieuse. C’est le premier thème, expressif et si fort dans sa concision, qui marque d’un signe douloureux la chambre où la mère de Ramuntcho va mourir. C’est la musique aussi, passionnée encore, mais d’une passion désormais contenue et soumise, qui remplit, au lever du rideau, le blanc parloir, encore vide, du couvent d’Amezqueta. Mais ces mélodies, qui sont bien siennes, le compositeur a su les ajuster et les assortir aux mélodies empruntées et transcrites. Il leur a donné comme un air de famille, un goût de terroir, en sorte que, mêlées avec les autres, elles n’étonnent et ne détonnent jamais.

Les autres, et celles-ci mêmes, toutes enfin, qu’elles soient les bienvenues. Premièrement, parce qu’elles sont mélodies, parce qu’elles consistent dans cet élément initial et trop rare aujourd’hui : la succession des notes et non leur combinaison, une seule ligne au lieu de lignes associées. Leur valeur ou leur beauté, de forme ou de sentiment, n’en est pas moindre. Parmi ces thèmes populaires, très peu sont indifférens, presque tous ont du caractère. Il y en a de sombres comme ce peuple basque vêtu de noir, toujours grave, un peu triste et souvent silencieux, qui même à sa gaieté mêle quelque rudesse avec beaucoup de mélancolie. Il y en a de naïfs et dont le charme est fait, à certains momens, de je ne sais quel enfantillage innocent. Et puis quelle fraîcheur, quel repos nous vient de cette musique naturelle, après tant de musique fabriquée et factice ! de cet art primitif, après tant d’œuvres que produit en notre temps un art de civilisation raffinée et presque décadente !

Avec cela, ces élémens primordiaux et très simples, le musicien a su les faire entrer dans l’ordre et comme dans le cercle supérieur de la véritable musique. Ouvrier ingénieux, il a disposé, travaillé, paré, sans la dénaturer jamais, la matière sonore qui s’offrait à lui. Il en a tiré tout ce qu’elle contenait en germe et comme en puissance, harmonisant les thèmes, les colorant par les timbres, les développant quelquefois, habile à dégager, ne fût-ce que du rythme à cinq temps, fort commun dans la musique basque, des propriétés nouvelles et des effets, des élans inconnus.

« Il y en a » disait Racine, à propos de sa Bérénice, et pour la défendre, « il y en a qui pensent que cette simplicité est une marque de peu d’invention. Ils ne songent pas qu’au contraire toute l’invention consiste à faire « quelque chose de rien. » M. Pierné compte parmi les trois ou quatre musiciens de France capables de faire ainsi. Fidèle au précepte de la sagesse antique, loin de verser à plein sac, il sème d’une main non point avare, mais légère. En cette partition de Ramuntcho, que l’art consiste dans l’invention ou dans l’arrangement, l’art est toujours sobre, et cela est délicieux. Nous voilà loin, avec cette œuvre limpide et brillante, de tant d’œuvres épaisses, pâteuses, de celles où Gounod disait que la cuiller tient debout. Elle vit de peu, cette musique. Et pourtant, elle est vivante. A tout, avec des riens, elle donne la vie. En quelques mesures chantantes, elle décrit ou résume une scène d’amour. Qu’un moustique ait mordu la lèvre de Gracieuse et que la lèvre de Ramuntcho la guérisse, pour exprimer la grâce, et le trouble aussi, de ce muet épisode, il suffira qu’un violon bourdonne comme l’insecte, et que deux ou trois accords, très graves, presque solennels, se posent comme le baiser. On citerait bien des exemples encore. Sans même parler de l’ouverture, des préludes et des entr’actes, il n’est pas jusqu’à la « musique de scène » où l’on ne trouve à tout moment une indication, un rappel mélodique, une suite d’harmonies, un de ces détails enfin qui sont à peine quelque chose, mais quelque chose pourtant qui vous touche, vous pénètre et demeure en vous.

Mais puisque au théâtre on n’écoute pas cette musique, nous l’emporterons, quand ce sera l’été, au pays d’où elle vient, d’où elle est, et qu’elle chante. Là, dans la maison blanche, aux volets bruns, que précède, à la mode basque, un atrium de platanes, le soir, quand l’ombre de la Rhune descendra sur les champs de maïs, nous relirons le roman et la partition tour à tour, et de la vérité, de la beauté de l’un et de l’autre, les choses prochaines témoigneront.


Le sujet de Prométhée est dans l’air. Sous le nom d’Oméa (celui de l’héroïne, de la consolatrice), M. Arthur Coquard a traité — par à peu près et la transportant en Perse — la légende du Titan généreux et puni. M. Colonne a fait entendre dernièrement, par la voix de Mlle Grandjean et de M. Muratore, le dernier acte de ce drame lyrique inédit. Nous devons croire que c’est le plus beau, puisque l’auteur l’a choisi, comptant qu’il nous donnerait l’idée et le désir du reste.

Un second Prométhée, un Prométhée triomphant, et ressemblant davantage au véritable, fut chanté par M. Delmas et quelques autres artistes de moindre importance, tous accompagnés de l’orchestre Chevillard, qui, cette année, à cause d’une regrettable indisposition de son chef ordinaire, a passé de mains en mains. Nous avons vu celles de M. Rabaud conduire avec noblesse, avec fermeté, la symphonie en ut mineur d’abord, puis la cantate, ou le poème lyrique, de MM. Paul Reboux et Reynaldo Hahn. Le sujet de Prométhée est de beaucoup le cadre le plus vaste que le musicien délicat des Chansons grises et des Études latines, le compositeur dramatique, moins heureux, de la Carmélite, ait encore essayé de remplir. Il ne l’a pas, tant s’en faut, laissé vide. L’œuvre se joue d’une seule-traite, un peu longue, et tout d’une haleine, un peu courte. Quelques parties faiblissent, ou se dérobent, et la fin est lente à finir. Mais plusieurs pages ont une élégance très noble ; d’autres, une héroïque mélancolie ; d’autres enfin ne sont pas éloignées d’atteindre à la véritable grandeur. Et dans les rythmes et dans les timbres, dans la disposition aussi des voix, on signalerait plus d’une trouvaille pittoresque et d’un effet heureux.

L’exécution chorale de Prométhée triomphant a été quelque chose de tout simplement horrible. M. Delmas a chanté Jupiter d’une voix et dans un style olympien. J’ai moins aimé les autres dieux et les déesses. Aussi bien, depuis trop longtemps, — et les séances du Conservatoire surtout ne manquent jamais d’en fournir la preuve, — il n’y a plus de chanteurs de concert, et de chanteuses pas davantage. Dès que la scène, l’action, le geste manquent à la plupart des artistes, dès qu’il ne leur reste que la musique, il ne leur reste plus rien.

Je me trompe : une cantatrice de concert existe encore. Mme Mysz-Gmeiner a passé de nouveau parmi nous. Oh ! le mélodieux, presque lumineux passage ! « Höre ich das Licht ? » s’écrie Tristan. En écoutant cette voix et ce chant, on croit entendre la lumière. Il n’y a rien de pareil aujourd’hui dans le royaume où demeurent, comme disait Hoffmann, les enchantemens célestes des sons.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. F. A Gevaert et J. C. Vollgraff, Les Problèmes musicaux d’Aristote.