Revue musicale - 31 octobre 1861

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Revue musicale - 31 octobre 1861
Revue des Deux Mondes2e période, tome 36 (p. 250-254).


REVUE MUSICALE


La saison musicale commence à s’annoncer. Les théâtres lyriques de Paris, ceux de la province et des principales villes de l’Europe ont rouvert leurs portes et promettent aux amateurs, non pas des chefs-d’œuvre nouveaux, chose rare dans tous les temps, mais une bonne exécution des œuvres connues, de la variété dans le répertoire et de la bonne volonté. Ce serait déjà beaucoup si les administrations desquelles dépendent les plaisirs du public étaient seulement animées d’un zèle sérieux pour l’art dont elles administrent les intérêts. Le choix d’un directeur de théâtre devrait être le plus grand souci de l’autorité chargée de veiller sur cette partie intéressante de l’administration publique ; mais il est plus facile de célébrer en termes pompeux l’époque incomparable où l’on a le bonheur de vivre que de bien diriger les arts qui font la gloire d’une nation. On parle d’or, et on couronne des bouffons. Il est vrai néanmoins qu’on a fait beaucoup de musique en Europe pendant l’été qui vient de finir. On a chanté sur tous les tons et dans tous les coins la gloire de Dieu et celle de l’homme, sa meilleure créature, dit-on, et la Providence a été bénie à la fois par ceux qui sont contens de leur sort et par le très grand nombre de ceux qui espèrent un meilleur avenir, en sorte que la Providence, que chacun fait parler comme il l’entend, a toujours raison, et tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes connus.

Les fêtes musicales qui se multiplient incessamment prouvent au moins que le goût de cet art bienfaisant se répand de plus en plus et devient un besoin esthétique des nouvelles générations. Parmi ces fêtes de l’art qui ont été remarquées et qui méritent qu’on en conserve le souvenir, nous citerons celle qui a eu lieu à Aix-la-Chapelle dans le mois de mai dernier. Elle a duré trois jours, et, sous la direction de M. Lachner, maître de chapelle du roi de Bavière, un orchestre de cent cinquante musiciens et des chœurs composés de quatre cents voix au moins ont exécuté une série de chefs-d’œuvre qui ont vivement frappé le public nombreux et distingué venu pour les entendre de toutes les parties de l’Allemagne et de la Belgique. On a surtout remarqué la belle exécution de Josué, oratorio de Handel, qu’un très bon juge, M. Fétis, proclame une des meilleures productions du grand maître saxon. Hélas ! voilà ce qu’on ne peut jamais entendre à Paris, où l’on fait de si belles théories sur l’art ! Voilà plus de trente ans que la Société des Concerts existe, et elle en est encore à nous donner le même psaume de Marcello, les mêmes bribes de l’œuvre grandiose de Sébastien Bach et de Handel ! Dans ce Conservatoire où l’on fabrique tant de mauvais pianistes et de détestables chanteurs, on ne connaît pas même de nom ces monumens de l’art qu’on exécute publiquement en Allemagne ! Oui, avec des théâtres qui se meurent d’inanition faute de chanteurs et de compositeurs, en voyant le triomphe éclatant d’histrions, d’artistes et d’écrivains médiocres ou ridicules, on est bien venu de se croire à une époque d’émerveillement et de se proclamer les promoteurs d’une vie nouvelle dans les arts de l’esprit !

La ville d’Anvers a eu aussi sa fête municipale, une exposition des arts et de l’industrie où la musique a joué un très grand rôle. Nous y étions convié, et il nous en a coûté de ne pouvoir répondre à la gracieuse hospitalité qui nous était offerte par un amateur distingué de cette ville, où les arts sont cultivés avec tant de passion et de succès. À Riga, à Nuremberg, à Bruxelles, à Strasbourg, dans l’ouest de la France, on a donné des fêtes musicales très brillantes qu’on ne doit pas passer sous silence. Je ne parle ni des deux grandes séances de l’Orphéon de la ville de Paris, ni des vaudevilles et des opérettes qu’on représente à Bade, ce rendez-vous de tous les virtuoses en disponibilité et des compositeurs qui cherchent un public. Ce qui est certain, c’est que la musique court le monde, et qu’on ne peut plus faire un pas sans se heurter contre un pianiste de premier ordre ou un compositeur éminent, comme disent plaisamment les petits et grands journaux. Aussi est-ce parce que nous sommes si riches que notre fille est muette !

L’Opéra, où les projets d’embellissement et de grandeur future ne manquent pas, a passé tout l’été, non pas à chanter comme la cigale, mais à danser aux sons de la musette de M. Offenbach. Deux ballets, accompagnés d’un acte du Comte Ory ou de Lucie, n’ont cessé d’y attirer cette foule ahurie qu’amènent à Paris chaque jour les chemins de fer. Pourquoi les théâtres se donneraient-ils la peine d’inventer des pièces nouvelles et intéressantes, des plaisirs délicats, et pourquoi l’Opéra s’inquiéterait-il de changer un répertoire usé jusqu’à la corde ? Le public, cet être multiple et divers, n’existe plus ; il n’y a dans les théâtres que des spectateurs réunis par la main du hasard, et qui n’ont ni le temps, ni la patience, ni le goût de désapprouver quoi que ce soit. Ils entendent M. Gueymard, Mme Tedesco, chanter ou crier la musique du Prophète, de Robert et des Huguenots, et ils s’en retournent sans oser s’avouer à eux-mêmes que l’Opéra de Paris n’est pas le premier théâtre du monde. Je vous le dis en vérité, il faut être sourd et aveugle pour ne pas convenir que nous vivons en un temps fertile en merveilles d’art. Mme Viardot cependant a fini par convaincre l’administration de l’Opéra que son beau talent pouvait encore rendre quelques services. Elle a donc fait sa rentrée, comme on dit, dans le rôle de Fidès du Prophète, qu’elle avait vraiment créé dans l’origine avec une supériorité incontestable. Mme Viardot est peut-être la seule cantatrice de ce temps-ci à qui on puisse beaucoup pardonner, parce qu’elle a beaucoup aimé et qu’elle aime toujours l’art élevé qui vise aux nobles émotions.

Tout récemment on a repris à ce grand théâtre l’ouvrage de M. le prince Poniatowski, Pierre de Médicis, pour, les débuts de M. Faure, qui a quitté une chaumière, où il était heureux et considéré, pour un palais où il n’est pas certain qu’il puisse rester longtemps. L’opéra de M. Poniatowski et de ses collaborateurs n’a pas gagné en saveur depuis l’année dernière. C’est une bien faible musique, inspirée par un bien triste scenario. Ce que c’est que de nous et des œuvres de ce temps de progrès au bout de quelques mois de réflexion ! Le public lui-même paraissait étonné, l’autre soir, de la complexion maladive de cette partition de Pierre de Médicis, composée de ressouvenir, de Verdi ed altri maestri ! Ce sont des imprécations, des exclamations, des stanci et des points d’orgue continus qui ne vous laissent pas un moment de repos. Excepté M. Faure, qui chantait pour la première fois la partie de Julien de Médicis, remplie dans l’origine par M. Bonnehée, les autres rôles sont encore remplis par les artistes qui les ont créés il y a six mois. Mme Gueymard, qui a été beaucoup applaudie dans le rôle de Laura Salviati, est toujours cette jolie Flamande bien portante et bien joufflue qui chante de tout son cœur et de toute sa belle voix, sans que cela paraisse suffisant. Elle manque de distinction comme comédienne, et ne paraît pas se douter que l’art de chanter se compose de nuances. Sa voix, qui était d’une si bonne trempe, devient courte et s’essouffle promptement. Mme Gueymard, qui se croit, bien à tort, une cantatrice di cartello, comme on dit en Italie, n’a pas fait un pas en avant depuis qu’elle est à l’Opéra. Elle y a seulement contracté un défaut qui tend à devenir bien désagréable : elle remue le menton à chaque mot qu’elle prononce, et ne peut lier deux sons sans déranger la symétrie de sa jolie figure. Le véritable intérêt de cette reprise d’un ouvrage médiocre était l’apparition de M. Faure. Il est jeune, d’un physique agréable, intelligent, et doué d’une voix de baryton qu’il dirige habilement, mais qui pourrait être d’une meilleure qualité. En effet, la voix de M. Faure, qui a du mordant et de l’étendue, semble venir du fond de l’épigastre, et produit un effet singulier de ventriloquie. Enfant de Paris et élève du Conservatoire, M. Faure a débuté à l’Opéra-Comique il y a quelques années, et s’est fait particulièrement remarquer dans le Pardon de Ploërmel, où il a créé le rôle d’Hoël avec beaucoup de succès. Pourquoi M. Faure a-t-il quitté le genre mixte de l’opéra-comique, auquel la nature semble l’avoir destiné, pour courir les aventures d’un virtuose italien dans une langue qu’il ne connaît pas ? Il a dû s’apercevoir à Londres et à Berlin qu’on ne donne pas facilement le change à sa vocation. M. Faure a mieux fait de se risquer sur la grande scène de l’Opéra, où il a été accueilli avec faveur et justice. Il a chanté avec beaucoup de goût l’air du troisième acte, et a prêté à tout le rôle de Julien de Médicis une dignité que M. Bonnehée ne connaissait pas. L’administration de l’Opéra, en attirant M. Faure dans ses filets, a fait un acte d’habileté. Il reste à savoir si l’artiste n’a pas commis une grosse maladresse en jouant ainsi le tout pour le tout. Que la destinée de M. Roger serve d’exemple modérateur à M. Faure !

Le théâtre de l’Opéra-Comique, qui est aussi subventionné par l’état, ne s’inquiète pas plus que l’Opéra du qu’en dira-t-on de l’opinion publique, et il poursuit sa modeste carrière avec de vieux chanteurs et des opérettes d’un jour, qu’il se fait écrire par des financiers en belle humeur. M. Battaille, docteur-médecin, qui a publié un mémoire très curieux sur la phonation, mémoire avec lequel on est bien sûr d’apprendre l’anatomie, mais non pas l’art de chanter, M. Battaille en un mot, qui a longtemps parcouru le monde et le Théâtre-Lyrique, est revenu à l’Opéra-Comique, où il a vu le jour en qualité de chanteur dramatique. Il y est revenu avec un talent fatigué et la voix sourde qu’il a toujours possédée. Il a été suivi immédiatement par M. Roger, hélas ! qui a débuté dans les Mousquetaires de la Reine, comme si rien n’était survenu dans la destinée de cet artiste distingué ! Nous n’insisterons pas davantage sur cette réapparition tardive de M. Roger sur un théâtre où il a obtenu, il y a vingt ans, de si beaux succès. Non content d’avoir repris les Mousquetaires de la Reine, dont la musique entortillée est de M. Halévy, l’Opéra-Comique a donné récemment le Postillon de Longjumeau, qui remonte à l’an de grâce 1836. Adolphe Adam en est le coupable, mais on peut pardonner quelques fautes à la mémoire du facile et spirituel compositeur qui a fait le Chalet. Ce qu’il faut dire néanmoins, c’est que la musique du Postillon de Longjumeau est triviale et platement écrite, et qu’on y désire à chaque instant une bonne modulation, qui relève un peu ce verbiage de lieux-communs. M. Montaubry chante avec talent le rôle de Chapelou, qui fut créé par M. Chollet : il dit surtout avec goût la romance Assis au pied d’un hêtre ; mais je préfère Mme Faure-Lefebvre, qui dans le rôle de Madeleine est piquante. Je ne sais ce que l’Opéra-Comique prépare pour nos plaisirs de cet hiver ; mais il est à désirer qu’on y représente autre chose que Marianne, opéra en un acte de M. Théodore. Ritter, qui joue si bien du piano.

Le Théâtre-Lyrique, qui vit toujours modestement, a rouvert ses portes le 1er septembre, sans faire beaucoup de bruit. On y a repris la Statue, cette œuvre ingénieuse de M. Reyer, et le Bijou perdu, d’Adolphe Adam, avec la grâce facile de Mme Cabel, qui est revenue à ses premières amours. Ils sont loin les jours heureux où Mme Cabel, en chantant l’air des Fraises, avait surpris la bonne foi du public parisien, qui crut un moment avoir trouvé une cantatrice selon son cœur. Nous fûmes alors seul de notre avis, en disant que Mme Cabel ne serait jamais qu’une jolie et agréable bouquetière dont il ne fallait pas compromettre l’avenir par des éloges extravagans. Il n’y a pas dix ans de cela, et aujourd’hui tout le monde est plus que de notre avis. On attend monts et merveilles de l’administration du Théâtre-Lyrique, quand elle pourra prendre possession de la nouvelle salle qu’on lui a construite sur la rive droite de la Seine. Il paraît qu’on n’avait oublié qu’une chose dans ce beau monument, qui témoignera devant les races futures de notre goût et de notre prévoyance : on avait oublié la place nécessaire aux décors et aux loges intérieures des artistes !

Devons-nous tenir compte au Théâtre-Lyrique de l’opéra fantastique en trois actes qu’il vient de donner sous le titre du Neveu de Gulliver ? L’histoire se passe dans la lune et n’en est pas plus amusante pour cela. La musique de cet opéra-ballet est de M. Lajarte, dont ce n’est pas le premier péché. Auteur déjà de Mam’zelle Pénélope, M. Lajarte procède d’Adolphe Adam ; sa musique est facile, mais plate et sans la moindre prétention au style et au sentiment. Il y a cependant du talent dans les trois actes du Neveu de Gulliver, et si l’ouvrage avait été mieux monté, peut-être pourrions-nous signaler un morceau d’ensemble au second acte, un quintette avec chœur assez habilement conduit. Tout l’intérêt de la pièce consiste dans les évolutions d’un corps de ballet féminin et dans les débuts d’une ballerina, Mlle Clavelle, qui ne manque pas d’audace. M. Jules Lefort, un chanteur agréable de salon qui possède une voix de baryton aspirant au ténor par quelques notes flûtées avec lesquelles il a tant soupiré la plaintive romance, s’est produit aussi pour la première fois dans le Neveu de Gulliver, où il représente le héros de la légende. M. Lefort a du goût, un physique convenable et une certaine habitude de la scène qui lui ont mérité un accueil favorable. Tout donne lieu d’espérer que M. Jules Lefort se fera remarquer avec avantage dans une carrière aussi difficile que celle de chanteur dramatique.

Parlons un peu du Théâtre-Italien, qui a inauguré la saison, le 1er octobre, par le chef-d’œuvre de Cimarosa : il Matrimonio segreto. Il a été chanté par le même personnel que l’année dernière, si ce n’est que M. Bélart a remplacé avantageusement M. Gardoni dans le rôle de Paolino. Après il Matrimonio, on a donné la Sonnanbula de Bellini et puis la Semiramide de Rossini avec un nouvel Assur qui se nomme M. Beneventano. M. Beneventano est grand, vigoureusement constitué, mais sa voix de baryton manque de timbre, de flexibilité et de jeunesse. On voit de reste que M. Beneventano a été élevé avec la musique de M. Verdi, et que cela ne lui a pas profité. Aussi a-t-il été fort empêtré dans le rôle de Figaro d’il Barbiere di Siviglia, qu’on a repris pour les beaux yeux de M. Mario. Il ne paraît pas que M. Beneventano puisse faire un long séjour sur le Théâtre-Italien de Paris. Un Ballo in maschera, de M. Verdi, qu’on a donné le 17 octobre, a été l’occasion d’un heureux événement. Un chanteur, un comédien, un véritable artiste nous est apparu dans la personne de M. delle Sedie, chargé du rôle de Renato. D’où vient M. delle Sedie ? De Berlin, et puis de Londres, où M. le directeur du Théâtre-Italien l’a entendu et engagé. M. delle Sedie, qui parait encore jeune, possède une voix de baryton médiocre, sourde, et parcourant à peine une octave. Malgré des moyens aussi faibles, M. delle Sedie chante avec un goût parfait ; il a de l’accent, de la sensibilité et de la tenue dans le style, ce qui est devenu extrêmement rare. Il a dit l’air du quatrième acte, o dolcezze perdute, avec un charme égal à celui qui ressortait de la magnifique voix de M. Graziani, qui ne serait qu’un écolier à côté de M. delle Sedie. Si M. delle Sedie tient dans les autres rôles de son répertoire tout ce qu’il semble promettre dans un Ballo in maschera, nous pourrons nous vanter de posséder à Paris un véritable chanteur, rara avis !

Nous terminerons ce court récit des faits accomplis par une bonne nouvelle l’Alceste de Gluck a été donnée à l’Opéra le 21 octobre, après un abandon de plus de trente ans. Cette œuvre célèbre, qui a presque un siècle d’existence (elle date de l’année 1776), a été accueillie par le public de nos jours avec un grand respect. Quelle est la valeur de cet opéra fameux, qui a été l’objet, au XVIIIe siècle, d’une si bruyante polémique ? Gluck a-t-il triomphé du temps par la puissance créatrice de son génie ou par la vertu des principes exclusifs dont il étaya la révolution qu’il a voulu opérer dans le drame lyrique ? Est-il bien vrai que l’auteur d’Alceste ait été un aussi grand novateur qu’on le dit, et que faut-il penser des changemens considérables qui sont survenus dans la musique dramatique depuis la mort de Gluck ? Nous essaierons prochainement de répondre à ces questions.


P. SCUDO.